Mercredi 23 juin 2010

- Présidence de M. Joël Bourdin, président -

Pacte social dans l'entreprise - Audition de M. Claude Bébéar, président de l'institut Montaigne

M. Joël Bourdin, président, rapporteur. - Je remercie M. Claude Bébéar d'avoir accepté d'être auditionné dans le cadre de l'étude sur l'avenir du pacte social, dont la délégation sénatoriale à la prospective a été saisie à l'initiative de M. Gérard Larcher, président du Sénat.

M. Claude Bébéar, président de l'institut Montaigne. - Je me propose de répondre successivement, au travers de mon intervention, aux questions que vous m'avez adressées. Il est possible d'identifier en France certains signes d'une perte de valeur du travail dans l'entreprise, avec un intérêt marqué pour la réduction du temps de travail (RTT) et les retraites. Cependant, les rares études permettant d'appréhender l'approche du travail des Français conduisent à des conclusions contradictoires, et il est exact que ces derniers figurent, par ailleurs, parmi les salariés les plus productifs. Néanmoins, la situation pourrait être améliorée si l'on pouvait se faire racheter ses jours de vacances et de RTT, si l'éducation enseignait la valeur du travail, si l'Etat était exemplaire et si, enfin, était disqualifiée l'idée fausse selon laquelle il faut « laisser la place aux jeunes » : en réalité, l'activité engendre l'activité.

J'estime que l'entreprise, où la bonne entente est primordiale, peut et doit être le cadre privilégié de définition du pacte social. En matière de dialogue social, les situations étrangères apparaissent très diverses et contrastées, que l'on songe aux pays de l'Europe du nord, relativement exemplaires, à la Russie ou à la Chine, où le « dialogue » est organisé par l'Etat, ou aux Etats-Unis, où tout relève de l'entreprise. De même, le syndicalisme est très divers, avec un rôle pouvant aller, comme en Allemagne, jusqu'à la cogestion, et une organisation qui se trouve plus ou moins éclatée, la France se signalant ici par un nombre de syndicats relativement important et, en outre, souvent divisés, ce qui complique singulièrement le dialogue social national, lequel s'effectue d'ailleurs sans esprit de coopération, à l'inverse des pays du nord de l'Europe. Cependant, des progrès sont perceptibles. La CFDT et la CFTC sont favorables au dialogue, la CGT s'oriente sur cette voie, FO souffrant en revanche du « carcan » que représentent ses positionnements nationaux, conséquence de la forte implantation de ce syndicat dans la fonction publique. Mais il n'existe pas vraiment de modèles directement transposables à la France, même si les pays du nord de l'Europe peuvent prétendre à une certaine exemplarité.

La mondialisation a entraîné certaines délocalisations, dont l'impact sur l'emploi est souvent surévalué, car ils n'expliquent que 4 % des licenciements. Mais la crise ne facilite pas les rapports sociaux, entraînant une défiance maximale. Sous l'influence du monde anglo-saxon, avec des cadres dirigeants de plus en plus « mercenaires », et à cause de licenciements collectifs mal gérés, l'attachement traditionnel à l'entreprise régresse. Les fonds de pension prennent une importance considérable dans la gouvernance des entreprises. Les comptes trimestriels des entreprises sont une absurdité qui participe à l'ancrage de la tyrannie du court terme. La cotation continue, autre absurdité, favorise la spéculation. Ces mesures reposent sur la croyance erronée en l'efficience et au discernement des marchés. Leur régulation est, au contraire, nécessaire car elle prévient les crises les plus graves ; il manque cependant un régulateur au niveau européen.

Le droit français est plus protecteur qu'ailleurs, avec des coûts réels de licenciement, en raison de leur judiciarisation, relativement élevés. Mais le contrat à durée déterminée (CDD) est parallèlement dévoyé, érigé en système de gestion des variations de la production. Il faudrait simultanément assouplir le contrat à durée indéterminée (CDI) et supprimer le CDD.

On relèvera que la notion de « cadre » fait partie du « folklore » national, qui se caractérise par un attachement immodéré aux « statuts », avec pour conséquence une rigidification des structures, qui atteint son paroxysme dans la fonction publique.

Chaque année, 150 000 des 700 000 jeunes arrivant sur le marché du travail sont sans diplôme et rencontrent des difficultés pour maîtriser les savoirs élémentaires. Ces jeunes s'avèrent inemployables, notamment par les petites et moyennes entreprises (PME) qui n'ont pas les ressources pour les former. Par ailleurs, la formation professionnelle des adultes est globalement indigente.

Pour lutter contre le faible taux d'emploi des « seniors », les employeurs doivent se résoudre à faire travailler les plus de 55 ans, tout en leur permettant, à mesure qu'ils approchent de la retraite, d'adapter leurs horaires. Le départ anticipé des anciens est souvent dommageable, car il occasionne de grandes pertes de savoir dans l'entreprise.

Mme Bernadette Bourzai, sénatrice. - Que pensez-vous du tutorat ?

M. Claude Bébéar, président de l'institut Montaigne. - Il s'agit d'une excellente chose, particulièrement utile, en outre, pour les jeunes les moins structurés. Il est navrant qu'un volant de 500 000 emplois demeure non pourvu.

Il me semble, par ailleurs, nécessaire de refonder l'équilibre entre les actionnaires « court-termistes » et les actionnaires à long terme des entreprises. En particulier, les normes internationales d'information financière qui entrainent une valorisation en temps réel des actifs figurant au bilan (méthode « mark-to-market »), devraient être supprimées, et le développement de fonds d'investissement spéculatifs, remis en question. Il conviendrait de donner aux actionnaires de long terme des avantages en termes de droit de vote et de dividendes. En tout état de cause, aucun droit de vote ne devrait être attribué moins de deux ans après l'acquisition d'actions.

M. Joël Bourdin, président, rapporteur. - En France, le développement de l'assurance-vie et des plans d'épargne en action n'a-t-il pas contribué à la constitution d'un solide actionnariat à long terme ?

M. Claude Bébéar, président de l'institut Montaigne. - Avec la valorisation « mark-to-market », les actifs de l'assurance-vie se sont massivement désinvestis en actions, qui n'en représentent plus que 4 %, contre 23 % auparavant. Un changement de règlementation procurerait donc environ 300 milliards d'euros d'actionnariat stable...

Les chefs d'entreprise sont, hélas, trop facilement influencés par les analystes financiers. Pour ma part, je n'aurai jamais pu monter AXA si j'avais écouté ces personnes et craint la réaction des marchés, hésitant ainsi à investir car cela détériore provisoirement les résultats. J'observe cependant qu'aujourd'hui, certaines multinationales ont arrêté de publier des comptes trimestriels. AXA, pour sa part, n'en a jamais fourni.

La cogestion allemande est un modèle discutable : d'une part, les chefs du personnel sont parfois d'anciens syndicalistes, ce qui crée des conflits d'intérêts ; d'autre part, l'existence de deux conseils d'administration distincts alourdit en pratique les procédures ; enfin, le système n'est pas adapté aux grandes multinationales, car les syndicats des différents pays européens ont des positions parfois divergentes.

A contrario, notre système, s'il fonctionnait mieux, serait préférable. Le droit français distingue nettement les fonctions du conseil d'administration, qui réunit dirigeants et actionnaires, et du comité d'entreprise, qui met face à face dirigeants et salariés. Seuls les salariés actionnaires ont véritablement vocation à siéger dans les conseils. Le système français n'est toutefois pas satisfaisant en raison de l'inculture économique des comités d'entreprise. Deux mesures sont susceptibles d'améliorer l'efficacité du schéma français : le chèque syndical et l'enseignement de l'économie aux représentants des salariés.

La cogestion, périodiquement remise en débat, évoquée par exemple dans le passé par MM. François Bloch-Lainé et Michel Rocard, ne fonctionne pas. En Allemagne, beaucoup d'entreprises internationales y renoncent.

La question de la déshumanisation des relations sociales est propre aux grandes entreprises. Dans les très petites entreprises (TPE), ces relations fonctionnent de façon beaucoup plus satisfaisante en raison de leur caractère direct. Concernant, plus généralement, la réflexion des organisations patronales sur les moyens de développer l'implication des salariés, il est nécessaire que les entreprises mesurent périodiquement le niveau de motivation de leur personnel, par des enquêtes anonymes, et analysent des résultats qui seraient, le cas échéant, défavorables. Le développement du sentiment d'appartenance du personnel et de sa motivation est en effet essentiel.

S'agissant des obligations d'information des entreprises dans les domaines de la responsabilité sociale, sociétale et environnementale, elles sont trop souvent inadaptées. Quel est l'intérêt, par exemple, de demander à une entreprise d'assurance de mesurer l'évolution de son empreinte carbone ? Dans la pratique, les rapports de développement durable tendent à se transformer en outils publicitaires.

Sur la question des méthodes de management, il est indéniable qu'il existe des organisations du travail néfastes pour la santé physique et mentale des salariés. Le taux de suicide parmi les salariés de France Telecom a toutefois fait l'objet d'interprétations erronées : il est inférieur à celui que l'on observe à la SNCF et inférieur au taux moyen français. Le management de France Telecom, consistant à appliquer des méthodes administratives dans un secteur devenu commercial, était néanmoins indéniablement inadapté. Dans des secteurs très évolutifs comme celui de la téléphonie, la rapidité des mutations technologiques génère un stress important.

L'impact des 35 heures sur les conditions de travail est conséquent. Beaucoup d'entreprises ont préféré augmenter leur productivité plutôt que leur effectif, ce qui a créé de multiples tensions. Aujourd'hui, les 35 heures n'ont pas été abrogées et le dispositif d'heures supplémentaires mis en place n'est pas de nature à améliorer la cohésion dans l'entreprise.

Venons-en aux questions relatives au partage de la valeur ajoutée et des profits : la proposition du président de la République de répartir le profit en trois tiers semble aujourd'hui à l'abandon. Elle était inadaptée car ce partage doit dépendre des conditions économiques propres à chaque entreprise, notamment sa densité de personnel.

Si la restauration de la part des profits dans la valeur ajoutée ne semble pas s'être accompagnée d'une hausse du taux d'investissement au niveau macroéconomique, il me semble toutefois que les entreprises qui avaient besoin d'investir ont pu le faire, d'un point de vue microéconomique. L'utilisation des effets de levier engendrés par l'endettement y a fortement contribué.

Comme le suggère l'une de vos questions, je pense moi aussi que le taux de profit est actuellement supérieur au taux de profit optimal. En effet, historiquement, les placements risqués étaient rémunérés d'environ cinq points supplémentaires, par rapport à l'argent sans risque. Un rendement de 15 % ne serait donc logique que dans un contexte de taux d'intérêt à 10 %, ce qui est loin d'être atteint. C'est plutôt un rendement de l'ordre de la moitié de la « norme » actuelle de « Return on Equity » (retour sur capitaux propres) qui serait acceptable.

En Allemagne, la situation est différente car leur compromis social, lié à la peur de l'inflation pour des raisons historiques, conduit les salariés allemands à accepter un renforcement des fonds propres de l'entreprise, à leur détriment.

Le développement de la participation et de l'intéressement est souhaitable mais de façon différenciée, c'est-à-dire en incluant une part variable jouant un rôle de récompense ou, inversement, de sanction, ce qui rendrait ces dispositifs plus efficaces.

En ce qui concerne, enfin, les inégalités salariales, accrues par la mondialisation et impulsées par le modèle américain, elles pourraient à l'avenir resurgir sous l'effet de l'expansion de l'économie chinoise.

Mme Bernadette Bourzai, sénatrice. - Je n'ai pas le sentiment que la France soit dominée par le farniente, comme vous l'avez suggéré au début de votre intervention. Les Français me paraissent au contraire être des travailleurs parmi les plus compétitifs au niveau européen.

M. Claude Bébéar, président de l'Institut Montaigne. - Je partage votre point de vue. La productivité française est parmi les plus élevées du monde.

M. Joël Bourdin. - Je vous remercie pour vos analyses riches d'enseignements.

Prospective des « années collège » dans les territoires urbains sensibles - Présentation de l'étude de faisabilité

M. Joël Bourdin, président. - Après l'examen de l'étude de faisabilité de notre collègue Jean-Pierre Sueur sur le thème des villes du futur, il y a quelques semaines, c'est maintenant au tour de notre collègue Fabienne Keller de nous présenter le travail préalable qu'elle a effectué sur le thème des « années collège » dans les territoires urbains sensibles. Cette étude comporte une proposition d'extension du sujet par rapport à son champ initial qui portait sur « les évolutions envisageables du collège ».

Mme Fabienne Keller, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. Le travail effectué en vue de cette étude de faisabilité nous a permis de commencer à analyser la situation, afin de tenter de comprendre les facteurs des difficultés scolaires et sociales des jeunes, ainsi que les conséquences à long terme de ces difficultés, si elles devaient persister. A titre personnel, j'ai constaté, dans les quartiers de rénovation urbaine, qui sont les quartiers les plus défavorisés, que l'on parvenait à travailler avec les enfants à l'école primaire, alors qu'ensuite, à partir de leur entrée au collège, il devient très difficile de contrôler leurs parcours en raison de la plus grande liberté qui leur est accordée et de la carence de suivi personnalisé.

Les principaux enjeux de l'étude de prospective sur les années collège peuvent être résumés à partir d'un aperçu général de la situation, s'agissant, d'une part, des inégalités sociales et territoriales existantes, et d'autre part, du rôle des « années collège » dans les parcours des jeunes.

En premier lieu, quelques données sont symptomatiques de l'inégalité des chances qui règne dans notre pays :

- Concernant les inégalités territoriales : le taux de chômage des 15-59 ans est proche de 17 % dans les zones urbaines sensibles (ZUS), contre environ 8 % en moyenne nationale en 2008, le taux de chômage des jeunes étant particulièrement inquiétant puisqu'il s'élève à près de 42 % pour les hommes de 15 à 24 ans dans les ZUS ;

- S'agissant des inégalités sociales : on observe, par exemple, que la proportion d'élèves en retard à l'entrée en sixième est beaucoup plus forte lorsque leurs parents sont inactifs ou ouvriers que lorsqu'ils sont cadres. Les catégories sociales surreprésentées dans les quartiers sensibles sont donc victimes d'un fort déterminisme social. Il faut également garder à l'esprit que les élèves les plus en difficulté ne redoublent pas forcément, lorsque leur inadaptation au système scolaire est trop grande.

- On observe par ailleurs que le système éducatif n'a pas d'effet correcteur, puisqu'à niveau scolaire égal en 6ème, les enfants des catégories socioprofessionnelles favorisées parviennent plus nombreux en terminale que les enfants des catégories socioprofessionnelles défavorisées.

- Par ailleurs, les difficultés rencontrées par les enfants d'immigrés dépendent largement de leur environnement social : en effet, à caractéristiques sociales et familiales comparables et à l'exception des jeunes d'origine turque, ils ont des chances d'être lycéens au moins égales à celles des jeunes dont la famille n'est pas d'origine immigrée.

En second lieu, le cadre général des « années collège » est le suivant :

- Les collégiens sont un peu plus de trois millions et leur nombre est, à l'heure actuelle, en augmentation. Cette augmentation se poursuivra jusqu'en 2015. Il serait intéressant de savoir quelle proportion de la jeunesse française grandit dans les quartiers sensibles.

- Les politiques d'éducation prioritaire sont actuellement structurées autour des réseaux « ambition réussite », qui représentent 5 % des élèves des collèges publics, étant entendu que politique de la ville développe par ailleurs ses outils propres. A propos des sections d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), se pose la question de savoir s'il faut créer ou non des filières particulières pour les enfants fragilisés. Mélanger des publics « très fragiles » à des publics « fragiles » peut créer des difficultés supplémentaires pour tous. Ces questions nécessitent des réponses pragmatiques, au cas par cas, et non des réponses dogmatiques.

L'étude sur les « années collège » dans les territoires urbains sensibles a déjà fait l'objet d'une douzaine d'auditions. Ces auditions se poursuivront pour tenter d'appréhender les facteurs déterminants de l'échec ou de la réussite scolaire et sociale, à partir de plusieurs types de variables :

- des variables relatives à l'environnement et aux conditions de vie ;

- des variables relatives à l'identité des adolescents et leurs relations aux autres ;

- des variables concernant les structures de socialisation.

D'un point de vue pratique, les travaux pourront se dérouler de la façon suivante :

- des déplacements dans plusieurs quartiers de rénovation urbaine ;

- des questionnaires aux ambassades de France de plusieurs pays significatifs suivis éventuellement d'un déplacement en Europe ;

- des séminaires au Sénat, qui seront pilotés par l'organisme Futuribles ;

- un « atelier de prospective » à l'issue de l'ensemble des travaux, au premier trimestre 2011.

En conclusion, l'entrée au collège constitue pour les jeunes une rupture majeure marquée simultanément par le passage à l'adolescence et par de nouveaux rythmes scolaires requérant davantage d'autonomie. L'étude de prospective suggérée ici se donne pour objectif de contribuer à une meilleure compréhension des enjeux et des facteurs de cette situation.

M. Joël Bourdin, président. - Merci pour cette présentation de ce qui s'annonce comme un travail original et pluridisciplinaire de prospective, marqué par sa transversalité.

Mme Bernadette Bourzai, sénatrice. - Ce projet d'étude me paraît très intéressant et devoir conduire à un travail essentiel. En tant qu'élue d'un département essentiellement rural, je constate que les questions ici abordées se posent un peu différemment dans les collèges ruraux. S'agissant de l'échec scolaire, il faut rappeler que le récent rapport de la Cour des comptes sur le système éducatif est très explicite et qu'il fait remonter les causes de cet échec à l'école primaire. L'Institut Montaigne a également publié des travaux en ce sens. S'agissant des familles issues de l'immigration, il serait intéressant de savoir pourquoi les jeunes d'origine turque réussissent moins bien que les autres jeunes d'origine immigrée.

Mme Fabienne Keller, rapporteur. - Les facteurs des difficultés rencontrées par les Turcs sont mal connus. On constate néanmoins que l'immigration turque est plus récente que les autres et que cette communauté est souvent repliée sur elle-même, ce qui pourrait être l'une des causes de ces difficultés.

La délégation a alors adopté l'étude de faisabilité présentée par Mme Fabienne Keller, rapporteur, sur les « années collège » dans les territoires urbains sensibles.