Mardi 6 mars 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de MM. Thierry Lamorlette, auteur du « Guide critique et sélectif des paradis fiscaux à l'usage des particuliers », et Thibault Camelli, auteur de « Stratégies fiscales internationales »

M. Philippe Dominati, président. - Mes chers collègues, nous allons démarrer le cycle des auditions de la Commission d'enquête. Nous accueillons pour commencer Thierry Lamorlette, auteur du Guide critique et sélectif des paradis fiscaux à l'usage des particuliers, ainsi que Monsieur Thibault Camelli, auteur de Stratégies fiscales internationales. Conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition, messieurs, doit se tenir sous serment ; tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du Code pénal. Je vous demanderai donc de prêter serment à tour de rôle, en levant la main droite et en disant « Je le jure. »

M. Thibault Camelli. - Je le jure.

M. Philippe Dominati, président. - Je propose que vous démarriez par un exposé préliminaire d'une quinzaine de minutes. Le rapporteur vous adressera ensuite des questions spécifiques, puis les autres membres de la commission vous interrogeront.

M. Thibault Camelli. - Merci Monsieur le président. Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en m'invitant à participer aux travaux de votre commission. Monsieur Lamorlette se concentrera sur la fiscalité internationale des personnes physiques, tandis que je traiterai celle des personnes morales.

L'objet de votre commission d'enquête est « l'évasion des capitaux et des actifs hors de France, et ses incidences fiscales. » Il s'agit d'un sujet vaste et difficile, que l'on a plus souvent l'habitude de voir entre les mains des membres de l'Assemblée nationale. Toutefois, lors de mes travaux préparatoires, j'ai trouvé dans les archives du Sénat une proposition de résolution datant de 1972 ; une commission d'enquête s'était alors penchée sur « les procédés frauduleux auxquels recourent les sociétés pour échapper à l'imposition, et sur la législation permettant l'évasion fiscale ». Certains passages de cette résolution restent d'une actualité troublante. L'exposé des motifs justifiant la création de la commission d'enquête se divise en trois temps : une description du champ d'étude, une typologie des formes d'évasion fiscale internationale, et une analyse des politiques publiques qui existaient à l'époque. Dans le premier temps, il est noté que « c'est au niveau des grandes entreprises que se situe la fraude. Elle est pratiquée par une minorité, par de puissants affairistes, par des parasites qui polluent le régime capitaliste, par des entreprises et des catégories de contribuables qui disposent de moyens de dissimuler une partie de leurs ressources et d'utiliser au maximum l'inextricable maquis de la fiscalité bourgeoise ».

Au-delà d'un vocabulaire connoté politiquement, on peut noter la remarque portant sur la complexité du régime fiscal français : quarante ans plus tard, le même constat peut-être fait, et il est à la base de l'évasion fiscale. Par ailleurs, la typologie des formes d'évasion fiscale internationale notait que « les bénéfices réalisés à l'intérieur d'un groupe de dimension internationale peuvent aisément être localisés dans les pays où la pression fiscale est la plus faible. » Cette logique est désormais encadrée par la problématique des prix de transfert, sur laquelle nous pourrons revenir ultérieurement. S'agissant enfin des politiques publiques, la résolution de 1972 posait la question suivante : « Devant une telle situation, que fait le gouvernement ? Il parle beaucoup et régulièrement de la lutte contre la fraude » - à l'époque venait d'être mis en place le Conseil des impôts, qui est devenu le Conseil des Prélèvements Obligatoires (CPO) - « mais dans le même temps il réduit toujours davantage la base de l'impôt sur les sociétés, et organise lui-même l'évasion fiscale au moyen de faveurs et de mesures discriminatoires prises au bénéfice des sociétés et de leurs actionnaires. »

Le « mitage » de l'impôt sur les sociétés a fait l'objet de nombreuses discussions ces derniers temps, et le président de cette commission a rédigé un rapport sur le sujet. Toutefois, cette problématique ne doit pas être confondue avec celle de l'évasion fiscale, et il convient de distinguer ce qui relève de la complexité du régime fiscal français et ce qui relève des tentatives d'évasion et de fraude fiscale. J'aurais souhaité ordonner mon propos selon la même structure que l'exposé des motifs de la résolution de 1972, mais je limiterai mon exposé à des questions de définition. Il est fondamental, à ce stade de vos travaux, que les termes soient bien compris de tous. Cela permettra de poser un diagnostic complet et sans parti pris sur ces enjeux très complexes.

Le premier rapport du CPO, qui date de 2007, s'était penché sur la question de la fraude aux prélèvements obligatoires. A cette occasion, le CPO avait tenté de définir les termes du débat. Paradoxalement, les notions de fraude, d'optimisation ou d'évasion fiscale, qui sont fréquemment employées dans le débat public - parfois à tort et à travers par la presse -, font rarement l'objet de définitions consensuelles, tant au niveau national qu'international. Je vous propose les définitions suivantes.

La fraude fiscale est un acte intentionnel de la part des contribuables qui cherchent à contourner la loi pour éviter le paiement d'un prélèvement obligatoire. Il s'agit d'un comportement délictuel délibéré qui présente donc un caractère pénal. Ce phénomène, très circonscrit juridiquement, est difficile à évaluer. L'Union européenne estime que la fraude, à l'échelle des 27 Etats membres, représente de 2 à 5 % du PIB, soit environ 40 milliards d'euros pour la France ; cette évaluation est en ligne avec celle dressée par le CPO dans son rapport de 2007. Le Syndicat National Unifié des Impôts (SNUI) estime quant à lui que la fraude fiscale se situerait entre 42 et 51 milliards d'euros. Cette somme peut être mise en parallèle avec le montant de l'impôt sur le revenu ou le montant des intérêts de la dette, ce qui ne manque pas d'interpeller.

L'optimisation fiscale comprend également un élément intentionnel, mais est parfaitement légale. Il s'agit pour le contribuable de minorer le montant de son impôt sans contrevenir à la loi et sans se soustraire à ses obligations. L'optimisation fiscale tire parti des possibilités offertes par notre régime fiscal, ce qui n'a rien d'illégal, comme le reconnaît le juge de l'impôt au nom du principe de non-immixtion. La différence fondamentale entre l'optimisation et la fraude est donc l'effet correcteur que le législateur peut avoir. En effet, le législateur peut décider de mettre fin à tout moment aux systèmes d'optimisation fiscale en changeant la loi, alors qu'il ne peut éliminer la fraude par ce seul moyen. Il faut donc se garder de toute confusion entre fraude et optimisation fiscale, qui serait préjudiciable à la sécurité juridique, à laquelle le Sénat est très attaché. La question de l'optimisation fiscale trouve une traduction actuelle dans les dépenses fiscales et les niches sociales : bien que ces dispositifs puissent être perçus comme discriminatoires ou inégalitaires, l'utilisation de tels régimes n'est pas constitutive de fraude.

L'évasion fiscale est la notion la plus employée, mais la plus impropre d'un point de vue juridique. Cette notion recouvre à la fois l'optimisation et la fraude fiscale, ce qui contribue à la confusion entre les deux termes. Certaines personnes estiment que l'évasion renvoie à la fois à l'optimisation dans la mesure où les procédés sont légaux, et à la fraude dans la mesure où elle procède d'une intention. Cependant, cette définition ne me semble pas satisfaisante, et je crois que vos travaux devront s'attacher à préciser finement la définition que votre Commission retiendra de cette notion, sous peine de rendre moins effectives vos recommandations.

Je souhaite insister sur la nécessité de distinguer l'optimisation et la fraude fiscale. J'aurais volontiers abordé les prix de transferts et les mécanismes de répression de l'évasion et de la fraude fiscale internationale, mais je garde ces sujets pour les questions.

M. Philippe Dominati, président. - Merci beaucoup. Monsieur Lamorlette, voulez-vous prêter serment ?

M. Thierry Lamorlette. - Je le jure. Monsieur le président, Messieurs, je vais démarrer mon exposé en rappelant que le système français de l'impôt sur le revenu des personnes physiques est un système de mondialisation. Une personne résidant en France doit déclarer l'ensemble de ses revenus, qu'ils soient de source française ou étrangère. D'autres pays appliquent un système de territorialité restreinte : seuls les revenus acquis sur le territoire national sont déclarés, les revenus acquis à l'extérieur n'étant pas pris en compte. Les Anglais appliquent ce système aux résidents qui ne sont pas citoyens britanniques et promettent de rentrer dans leur pays d'origine au bout d'un certain temps ; ces personnes ont un statut de « résident domicilié », et ne sont imposés que sur les revenus acquis au Royaume-Uni et sur les capitaux rapatriés de l'étranger. Ainsi, un de mes élèves vend des pulls en cashmere : ses ventes en Grande-Bretagne sont imposées en Grande-Bretagne, et il utilise pour les ventes réalisées dans le reste de l'Europe (il est représentant exclusif dans quatre pays) une société basée à Chypre qui ne paye que 4,25 % d'impôt sur les sociétés. Enfin, certains pays, surnommés zero-havens (paradis zéro-impôt), sont des paradis fiscaux sans impôts ; on trouve également, dans certaines nomenclatures américaines, la notion de tax-holiday (vacance d'impôt), qui décrit des territoires où n'existe aucun impôt sur le revenu. La notion de territorialité constitue donc un premier problème.

L'application de nos principes de territorialité concerne uniquement les individus ayant des revenus de source française et résidant en France. Un Français quittant le territoire français pour devenir non-résident et ayant des revenus à l'étranger n'est plus concerné par l'impôt en France, sans pour autant pouvoir être qualifié de fraudeur - il peut être décrit comme habile, ou l'on peut considérer qu'il a choisi de s'expatrier pour divers motifs. Monsieur Mélenchon, candidat à l'élection présidentielle, a récemment proposé d'appliquer le système américain du droit de suite. Cependant, les Américains ont les moyens d'appliquer une telle politique. En application de ce système, les citoyens américains doivent déclarer leurs revenus au fisc américain où qu'ils résident dans le monde ; si l'impôt étranger est supérieur ou égal à l'impôt américain, le citoyen américain est tranquille ; si ce citoyen s'est enrichi sur le dos du Trésor américain, il doit payer la différence. De la même manière, les Néerlandais ont mis en place un droit de suite de dix ans afin de lutter contre l'évasion fiscale concernant les droits de succession.

Les résidents français qui ne déclarent que certains revenus rentrent dans la catégorie des fraudeurs fiscaux. Cependant, il convient de s'entendre sur les notions utilisées. Je pense que nous parlerons du secret bancaire, qui est un problème capital. Or, presque tous les pays se sont mis d'accord pour lever le secret bancaire dans trois cas : terrorisme, détournement de fonds publics et crime organisé. La fraude fiscale n'est donc pas concernée par la levée du secret bancaire : certains Etats considèrent que l'argent n'a pas d'odeur, tandis que d'autres invoquent le fait que la définition de la fraude varie selon pays. Ainsi, la Suisse distingue trois niveaux :

- l'évasion fiscale - bien que ce terme ne soit pas souhaitable -, qui pour les Suisses relève de l'habileté, et ne donne pas lieu à sanction ;

- la soustraction à l'impôt, qui ne constitue pas un délit, et dont la sanction est purement financière (elle peut aller jusqu'à trois fois le montant de l'impôt éludé) ;

- la fraude fiscale, qui suppose des manoeuvres frauduleuses, l'utilisation de faux, ou un délit d'escroquerie.

Ce schéma ne correspond pas à la définition française de la fraude. Dès lors, un banquier suisse n'acceptera la levée du secret bancaire qu'à condition que la situation corresponde à la définition suisse de la fraude. Cette pratique est partagée par un certain nombre de pays.

Par ailleurs, il existe des problèmes de rapports de force. Les Américains ont obtenu la levée du secret bancaire dans tous les paradis fiscaux qui les entourent, afin de lutter contre le trafic de stupéfiants. Les dirigeants de ces Etats souverains ont été invités à coopérer en levant le secret bancaire à la demande des différentes agences américaines (FBI, DEA, CIA), et ont été menacés de mesures de rétorsion en cas de refus. Les Bahamas, les Bermudes et les Caïmans ont tout de suite accepté de coopérer, mais cela ne signifie pas qu'ils acceptent de coopérer avec un juge d'instruction français présentant une demande d'éclaircissement en vertu d'une commission rogatoire internationale.

L'évocation de ces problèmes donne lieu à une forme d'hypocrisie de la part de certains Etats, qui ne se sont pas impliqués dans les récents G20 qui se sont intéressés aux paradis fiscaux. Cela s'explique par le fait que ces Etats ont des paradis fiscaux, et que leur définition de ces paradis fiscaux diffère de celle de l'OCDE. Ainsi, les Chinois (qui ne sont pas membres de l'OCDE) se moquent des discours qui leur sont tenus à ce sujet. Les Américains ont également un certain nombre de paradis fiscaux utilisés pour des activités plus ou moins officielles. Les Russes sont également en train d'en mettre en place, et les Anglais sont parvenus à conserver les leurs. Enfin, d'autres Etats, sans être des paradis fiscaux, proposent parfois certaines exonérations spéciales avec l'aval de l'Union Européenne. Il en va ainsi des Portugais avec l'île de Madère, qui s'est considérablement développée : de 1987 à 2011, les bénéfices des sociétés implantées à Madère étaient exonérés d'impôt. Cette décision ayant été prise par l'Union européenne, elle avait la force d'une convention internationale supérieure à la loi française, et les deux tentatives du fisc français de redresser des sociétés ayant utilisé ce « paradis fiscal » n'ont pas abouti. De même, la zone des docks de Dublin s'est vue accorder un statut de zone franche sur demande du gouvernement irlandais, et toutes les grandes sociétés financières et bancaires y sont représentées ; ces sociétés s'étaient vues proposer un impôt beaucoup plus faible (10 %) et l'amortissement à 100 % de leurs immeubles la première année. Ainsi, un certain nombre de pays attirent en toute légalité des personnes, et il est très difficile de lutter contre ce phénomène. L'exemple d'un banquier genevois de très haut de gamme a été récemment cité : en association avec des assureurs luxembourgeois, des contrats d'assurance-vie insaisissables en France étaient proposés en toute légalité ; un chef d'entreprise disposant d'au moins 3 millions d'euros d'actifs pouvait même rentrer dans le fonds d'assurance-vie.

La fiscalité est très disparate, et la notion de fraude varie selon les pays. Les volontés de coopérer et les capacités de pression diffèrent également. Au G20, l'Allemagne et la France ont formulé des propositions, mais la Russie n'a rien voulu entendre, la Chine a fait semblant de n'être pas concernée, et les Etats-Unis et l'Angleterre ont refusé de s'en mêler. L'histoire de la liste noire, à ce titre, est frappante : 37 pays étaient concernés mais il ne restait plus, à la fin des négociations, que des paradis fiscaux d'opérette (Andorre, Monaco et un pays du Pacifique). Nous avons désormais une liste grise, une liste gris clair, une liste gris foncée... La liste noire ne compte plus que deux Etats. Dans ce domaine, la mondialisation n'a pas arrangé les choses.

M. Philippe Dominati, président. - Merci beaucoup. Le débat est désormais ouvert.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - J'aimerais poser quelques questions pour engager la discussion. D'abord, comme Monsieur Camelli l'a montré en faisant référence au rapport établi par le Sénat en 1972, le sujet qui nous intéresse n'est pas nouveau. Toutefois, j'imagine qu'il a considérablement évolué en 40 ans, et je pense que nous pouvons nous accorder sur le fait que s'est installée dans le monde, à partir des années 80, une dérégulation complète des flux financiers. Est-il possible, à votre avis, d'établir un parallèle entre cette dérégulation (qui est le fruit de choix affichés au cours des années Reagan et Thatcher, et à laquelle nous n'avons pas échappé) et l'accroissement du nombre de paradis fiscaux, ou l'augmentation du volume des transactions concernées ?

Ma deuxième question est relative à l'histoire plus récente. A l'issue du G20 de Pittsburgh, en septembre 2009, nous avons entendu des annonces spectaculaires sur la fin des paradis fiscaux. A-t-on constaté dans notre pays une plus grande régulation des flux et des paradis fiscaux ?

M. Thierry Lamorlette. - S'agissant de l'évolution des paradis fiscaux, nous annoncions dans notre ouvrage la mort des paradis fiscaux pour les sociétés ; il en va tout autrement des personnes physiques. Délocaliser une entreprise n'est pas une mince affaire : il s'agit de déplacer des hommes, du matériel, du savoir-faire, etc. En revanche, un individu peut régler ses comptes, faire sa valise et partir à l'étranger pour devenir non-résident. Certains paradis fiscaux ont été sanctionnés et ne constituent plus des paradis pour les personnes morales. Toutefois, l'on observe depuis plusieurs années un glissement des paradis fiscaux de l'Europe vers les Antilles, qui répond à la sensation que les secrets seront mieux conservés là-bas.

J'ai demandé à une cinquantaine d'anciens étudiants travaillant dans des banques implantées dans les paradis fiscaux quel était le pourcentage de nationaux qui étaient clients de ces banques. Par exemple, j'ai demandé à un ancien élève travaillant pour Dresdner aux îles Caïmans combien de clients étaient allemands. Evidemment, cette étude se déroulait dans le plus strict anonymat. Il est apparu que le pourcentage de nationaux dans les banques implantées dans les paradis fiscaux se situait entre 1,5 % et 4 %. Les banques françaises ne comptaient quasiment aucun client français, et la situation était équivalente pour les banques allemandes ou américaines. Pour des raisons de secret, les clients ne choisissent pas les banques de leur pays.

M. Thibault Camelli. - Je ne crois pas que la dérégulation ait eu d'effet direct sur les paradis fiscaux. Toutefois, il est indéniable que la mondialisation des échanges a placé les Etats en situation de concurrence fiscale. Les effets dommageables de cette concurrence ne sont apparus qu'à la fin des années 90. Jusqu'à la publication en 1998 d'un rapport de l'OCDE qui a fait date, « La concurrence fiscale dommageable, un problème mondial », les Etats entraient dans cette forme de concurrence en mettant en avant leur attractivité. On peut s'interroger sur la pérennité des politiques publiques mises en oeuvre lorsque cette attractivité ne repose que sur la politique fiscale, au travers de mesures incitatives.

Si vous le permettez, je souhaiterais revenir sur le passage du taux d'impôt sur les sociétés de l'Irlande à 12,5 % qui constitue une bonne illustration de ce phénomène. Cet exemple doit être replacé dans son contexte historique : l'imposition réduite dans la zone des docks de Dublin avait été identifiée comme dommageable par l'Union européenne et l'Irlande devait aligner ce régime sur son impôt de droit commun. Mais, en 2003, nous étions à la veille de l'intégration dans l'Union européenne de dix nouveaux États membres dont le taux de prélèvements obligatoires était de dix points inférieur à celui de l'UE-15. Aussi l'Irlande a-t-elle fait le choix de réduire substantiellement son impôt de droit commun pour conserver son attractivité fiscale. Dès lors que ce régime n'était plus dérogatoire, il ne constituait plus une forme de dumping fiscal de la part de l'Irlande a finalement été avalisé par l'Union européenne. Le débat va donc bien au-delà de la dérégulation et porte sur la mondialisation.

Je veux citer un autre exemple pour replacer ces questions dans un cadre historique plus complet. La lutte contre la concurrence fiscale dommageable a été initiée par les États-Unis au milieu des années 90, quand des multinationales américaines ont commencé à s'expatrier fiscalement dans des paradis fiscaux pour ne plus être imposées. La dernière multinationale ayant envisagé un tel mouvement avant de revenir sur sa décision à la dernière minute était McDonald : c'eut été tout un symbole si même McDonalds n'avait plus été américain. Les États-Unis ont alors été amenés à s'interroger sur l'existence des paradis fiscaux et sur leurs effets dommageables sur la mondialisation et les échanges. Du point de vue des États-Unis, l'idée n'était pas de mettre fin à la dérégulation ou de lutter contre la mondialisation, mais d'en neutraliser certains effets.

L'étude de l'OCDE a été la première à définir de manière scientifique les paradis fiscaux. Les critères retenus étaient les suivants :

- un niveau de prélèvement insignifiant ou inexistant ;

- l'absence d'activité économique réelle (ce qui était le signe que le régime fiscal n'avait vocation qu'à attirer les profits, et non les activités) ;

- l'absence de transparence ou de coopération internationale dans l'échange de renseignements.

Une task force avait été mise en place au sein de l'OCDE pour identifier les pays remplissant ces critères. En l'espace de cinq ou six ans, les 35 pays identifiés avaient pris l'engagement de respecter les critères de transparence reconnus internationalement. La sincérité des engagements pris peut être source d'interrogation ; il n'en reste pas moins qu'à la veille de la crise financière de 2008, plus aucun État n'était inscrit sur la liste noire. L'OCDE avait même décidé d'abandonner le critère du niveau d'imposition insignifiant ou nul pour caractériser un paradis fiscal et un glissement s'était opéré depuis les années 2000, depuis l'identification des paradis fiscaux vers l'encadrement des territoires et Etats jugés non coopératifs. En d'autres termes, l'OCDE s'attachait davantage à l'échange de renseignement à des fins fiscales qu'au niveau d'imposition. Peut-on dire que les paradis fiscaux n'existent plus ? De fait, ils n'existent plus, puisque l'on a changé de paradigme et que l'on parle désormais d'Etats ou de territoires non-coopératifs. Pourtant, ils n'ont pas disparu.

Le coeur du problème n'est pas tant que certains Etats aient des niveaux d'imposition particulièrement bas : de petits territoires très décentralisés et n'ayant aucun avantage comparatif peuvent chercher à accueillir des activités par ce bais. Par contre, il est inacceptable que des Etats ne jouent sur la politique fiscale que pour attirer des bases imposables, et non des activités. Dès lors qu'il existe une décorrélation entre les activités productives et les bases fiscales, il y a - à mon sens - paradis fiscal, et c'est ce à quoi il est je crois nécessaire de s'attaquer.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - A-t-on constaté une évolution dans notre pays après 2009, quand des mesures ont été annoncées ? Disposez-vous d'informations objectives et tangibles prouvant que des mesures ont été prises pour améliorer les choses ?

M. Thierry Lamorlette. - Certains pays se sont engagés à procéder à des échanges de renseignement en cas de demande. Toutefois, s'ils acceptent de fournir des renseignements sur des fraudeurs, la notion de fraudeur reste sujette à interprétation, et les Etats peuvent refuser de répondre s'ils estiment que la définition du pays demandeur est trop large ou trop floue. Tant que les Etats ne se seront pas accordés sur les définitions, nous ne sortirons pas de ce problème, qui est extrêmement complexe. Il faut garder en tête que les Etats concernés, qui sont souvent désignés comme de petits Etats, sont souverains. Les îles Caïmans sont le troisième créancier des Etats-Unis, après le Japon et la Chine, et les Américains n'ont aucun intérêt à leur chercher querelle - d'autant plus qu'elles coopèrent : une convention a notamment été signée avec la France. Si vous avez l'occasion d'interroger des magistrats, il serait intéressant que vous les interrogiez au sujet des commissions rogatoires qui partent vers ces Etats, afin de savoir s'ils obtiennent un retour.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Vous nous avez dit que la fraude fiscale représentait environ 2,5 % du PIB de l'Union européenne. Existe-t-il une telle estimation concernant l'optimisation fiscale ? Il s'agit d'un champ sur lequel nous pourrions agir, et je souhaiterais donc savoir ce que cela pourrait représenter.

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que vous estimiez que le droit de suite américain était peu applicable en France, au motif que les Etats-Unis, en tant qu'Etat fort et puissant, ont les moyens de leur politique. Je crois qu'il serait intéressant de savoir quels moyens se donne réellement ce pays. Il me semble que l'administration est puissamment organisée, mais il existe évidemment un rapport de force politique. Le droit français peut-il être amélioré afin que le droit de suite soit plus opérationnel, à défaut d'être totalement efficace ?

Enfin, vous avez évoqué la situation de Madère entre 1987 et 2011. Le dispositif que vous avez décrit a-t-il pris fin, ou n'avez-vous pas d'éléments depuis cette date ?

M. Thierry Lamorlette. - Les textes prévoyaient que ce système prenne fin en 2011. Il existe toujours, dans ces cas, une date butoir. C'est pourquoi l'on ne parle pas de paradis fiscaux, mais de refuges fiscaux. Ces dispositifs sont temporaires, tandis que les paradis fiscaux sont « éternels ».

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Pour ce qui est de Madère, sait-on qui est allé s'y réfugier ? S'agissait-il de Portugais souhaitant être exonérés d'impôts, ou le dispositif a-t-il massivement attiré des citoyens d'autre pays sans avoir beaucoup d'impact sur la question fiscale au Portugal ? Nous n'arrivons manifestement pas à mettre en oeuvre une morale mondiale, compte tenu des intérêts qui s'affrontent. Par conséquent, hors toute vision morale, il me semble que nous pouvons nous interroger sur les intérêts de la France. Quel a été l'intérêt objectif du Portugal à la mise en place de cette zone franche à Madère ?

A ma connaissance, tous les pays de l'Union européenne ne sont pas liés par le principe qui veut que toutes les lois européennes soient supérieures aux lois nationales. En effet, il me semble que la Cour constitutionnelle allemande conserve une prérogative en dernier ressort pour les lois nationales, et que l'inscription de ce principe au moment du changement constitutionnel de Maastricht n'était pas une obligation liée au traité. Existe-t-il d'autres Etats de l'Union qui, ne considérant pas que toutes les lois européennes s'imposent à eux par nature, ont développé des stratégies visant à contrôler ce qui se passe dans les pseudo-refuges acceptés par l'Union européenne ?

M. Thierry Lamorlette. - Je vais répondre immédiatement sur ce point. Tout découle du traité de Rome, qui est le texte fondateur. Lorsque j'ai eu l'occasion de défendre certaines entreprises, c'est sur ce traité que je me suis basé, et l'administration française a toujours perdu. Dès lors qu'un Etat rentre dans l'Union européenne, il accepte les règles issues du traité, et les Allemands sont soumis au même régime.

S'agissant du Portugal, il me semble que tout le monde a profité du dispositif mis en place à Madère.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Le fait que des Portugais aillent à Madère a bien entraîné une baisse de ressources fiscales pour le Portugal ?

M. Thierry Lamorlette. - Cela a surtout permis de créer beaucoup d'emplois. Ainsi, une société du Nord de la France a délocalisé ses activités à Madère et fait perdre à la France 123 emplois créés sur place. Les ouvriers français n'ont pas suivi l'entreprise. Il me semble d'ailleurs que cette entreprise a quitté Madère en 2011, puisque l'avantage fiscal n'existait plus ; il s'agit de nomades fiscaux, voyageant en fonction des taxations.

S'agissant du droit de suite, vous avez demandé si la France avait les moyens de faire ce que font les Américains. Il faut d'abord savoir que, lors de l'ouverture d'un compte dans une banque située à l'étranger - même au Burkina Faso ou au Sri Lanka -, il est toujours demandé : « Etes-vous citoyen américain ? ». Les banques ont une obligation de déclaration. Certaines banques suisses ont cru pouvoir passer outre, et ont été lourdement sanctionnées - ce processus n'est d'ailleurs pas terminé, puisque les Etats-Unis travaillent à une loi sur le secret bancaire. Je ne crois pas que nous ayons les moyens de mettre en oeuvre un tel dispositif.

Je veux donner un simple exemple. J'ai accompagné une de mes amies ayant épousé un homme ayant la double nationalité franco-américaine. Pour des raisons diverses, ce couple a fait le choix de s'implanter en Belgique, et l'époux a souhaité ouvrir un compte dans une banque américaine à Bruxelles. Le directeur de la banque n'a pu ouvrir le compte, l'homme étant fiché aux Etats-Unis pour n'avoir pas fait sa déclaration de revenus. S'il rentre aux Etats-Unis, il aura directement affaire au fisc américain, qui dispose de moyens énormes.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Cela ne justifie pas que nous ne tentions rien.

M. Thierry Lamorlette. - Tout à fait. Cependant, je veux livrer une autre anecdote. La première fois que je me suis rendu aux Etats-Unis, l'université qui m'accueillait m'avait payé un hôtel de luxe à New-York. Dans le hall étaient affichées des photos qui n'étaient pas celles de fugitifs mais de fraudeurs ; les affiches indiquaient la somme qu'ils avaient à payer, ainsi que le nombre d'années de prison dont ils avaient écopé - et il ne s'agissait pas de peines de six ou douze mois.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Nous pourrions aller chercher quelques fraudeurs pour faire peur aux autres.

M. Thierry Lamorlette. - Il est effectivement possible de changer le droit pénal français en matière de délinquance financière.

M. Thibault Camelli. - S'agissant de la criminalité financière, je rappelle qu'Al Capone a été emprisonné pour fraude fiscale. Les Etats-Unis ne plaisantent pas avec ce sujet.

Pour revenir à la question de la supériorité des traités européens, je rappelle que, si un traité est contraire à notre Constitution, il est nécessaire de modifier la Constitution afin de pouvoir l'appliquer.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Ce n'est pas la Constitution qui est en cause, mais la compétence du Parlement. En Allemagne, le parlement dispose de capacités de blocage supérieures à celles du parlement français, comme l'a montré le vote du Mécanisme Européen de Stabilité. Nous ne sommes pas là pour débattre des institutions, mais je souhaite savoir si certains Etats se sont rebellés contre le principe du refuge fiscal.

M. Thibault Camelli. - Non. Depuis 1997, l'Union européenne a conduit une action en interne afin de réprimer la concurrence fiscale dommageable, en établissant un « Code de bonne conduite en matière d'impôt sur les sociétés ». Tous les régimes fiscaux des Etats membres ont été passés en revue, et les Etats ont dû mettre fin aux régimes qui n'avaient vocation qu'à attirer la base fiscale sans attirer les activités, ou qui proposaient des taux relevant du « braconnage fiscal ». Le dernier système à avoir été supprimé est celui des « holdings 1929 » au Luxembourg. En France, le régime du bénéfice consolidé avait été identifié comme potentiellement dommageable, et bien que l'Union européenne ait finalement jugé qu'il n'était pas dommageable, la France a finalement décidé de le supprimer l'année dernière. Même si quelques Etats essaient de jouer sur le paramètre fiscal pour attirer certaines activités, il existe donc une vigilance au sein de l'Union Européenne pour encadrer la concurrence fiscale et assurer le bon fonctionnement du marché intérieur.

Vous sembliez émue que l'exonération fiscale sur l'île de Madère puisse être préjudiciable au reste du territoire portugais. Il s'agit pourtant, en définitive, de la logique qui est retenue lorsque l'on accorde des exonérations de cotisations patronales dans certaines zones d'activités en France. La fiscalité peut être utilisée comme un paramètre pour inciter des investissements ou créer des emplois ; elle constitue une arme de politique publique et est dotée d'une certaine efficacité. Toutefois, elle doit être utilisée à bon escient.

Mme Nathalie Goulet. - Pardonnez-moi de m'être absentée, j'ai dû me rendre en séance. J'ai été associée de très près aux malheurs de citoyens américains ayant des comptes en Suisse, dont la situation a brièvement été évoquée : pénalités, blocages des fonds, pressions et sanctions contre les banques. Cet arsenal pourrait être examiné en détail afin de savoir ce que pourrait mettre en place le législateur français, bien que la France ne dispose pas de la même puissance que les Etats-Unis.

Je souhaiterai votre avis sur la position du gouvernement français qui, disposant d'une liste de gens possédant des comptes bancaires à l'étranger, a procédé de manière très différente. Préconisez-vous un renforcement de la législation et des moyens mis en oeuvre (la question des moyens est très importante, et je crois que la RGPP ne devrait pas s'appliquer à Bercy comme ailleurs, en tous cas en ce qui concerne les contrôles), ou préconisez-vous plutôt la négociation ? Quels sont les moyens à mettre en oeuvre pour améliorer le dispositif existant ?

Comme vous l'avez rappelé, l'optimisation n'est pas la fraude - certaines entreprises ne payant pas d'impôts en France optimisent mais ne fraudent pas. Cette distinction, bien que subtile, est très importante, tant pour le journaliste qui traite ces questions que pour le citoyen qui reçoit l'information.

M. Thierry Lamorlette. - Il est possible de mettre en oeuvre un système similaire au système américain, mais cela suppose que l'on se dote des moyens adéquats. Lorsque le fisc américain a contrôlé Nissan, 70 agents se sont rendus dans les locaux de l'entreprise, équipés de fusils à pompes et de menottes. Les Japonais ont répliqué en taxant Coca-Cola à hauteur de 7,5 milliards de yens, envoyant 50 vérificateurs. De telles situations n'existent pas en France : l'administration n'envoie que trois inspecteurs des impôts, qui ne sont pas armés et ne sont pas officiers de police judiciaire.

Enfin, je pense qu'il est possible de faire quelque chose, mais qu'il faut s'en donner les moyens. Patrick Rassat et moi-même avons eu l'occasion de conseiller un ministre d'Etat, qui nous a demandé ce que nous pensions de la manière dont les Américains traitaient les délinquants (notamment en matière de vente de stupéfiants). Nous lui avons répondu qu'en France, la prescription était trop courte : elle est de trois ans, voire de cinq ans en cas de fraude fiscale. Cette prescription a été étendue à dix ans. A mon avis, une prescription de quinze ans serait parfaite.

Si nous mettions en oeuvre des dispositions obligeant les banques à déclarer à l'administration fiscale les citoyens français ouvrant un compte dans leur structure, aurions-nous des moyens de sanction ? Les Etats-Unis ne se gênent pas pour sanctionner les banques suisses ne respectant pas leurs obligations. Un tel dispositif ne sera efficace qu'à condition que le gouvernement mène une politique volontariste dans ce domaine. Il s'agirait, à mon sens, d'une très bonne chose.

M. Thibault Camelli. - Je voudrais revenir sur la question de l'estimation des éventuelles pertes d'imposition liées à l'optimisation fiscale. En tant que telle, l'optimisation n'entraîne pas de pertes puisqu'il s'agit de l'application stricte de la loi. Elle entraîne tout au plus de moindre recettes et les contribuables auraient acquitté un impôt plus élevé s'ils avaient du appliquer des régimes fiscaux moins attractifs. En pratique, il est impossible d'évaluer un tel phénomène. Cependant, il est possible d'approcher la question en se référant aux travaux d'évaluation des niches fiscales et sociales, en sachant que certaines modalités d'optimisation fiscale pour les entreprises ne sont pas considérées comme des dépenses fiscales mais comme des modalités de paiement de l'impôt - je pense notamment au régime de l'intégration fiscale. Une étude est régulièrement menée sur ce sujet par la Cour des comptes ou l'Inspection Générale des Finances.

Nous gagnerions indéniablement à copier les Etats-Unis. D'ailleurs, le régime français de lutte contre l'évasion fiscale s'inspire largement du modèle américain, et j'invite la commission à interroger des avocats spécialisés sur cette question. Ces mécanismes ont été fortement renforcés depuis le début de la crise financière. Ainsi, l'utilisation de territoires ayant une fiscalité notoirement inférieure à la fiscalité française et n'ayant pas signé suffisamment de convention d'échanges de renseignements et de coopération administrative est désormais très pénalisante pour les entreprises, et l'effet désincitatif est certain. A mon sens, nous avons, en matière d'impôt sur les sociétés, un système parmi les plus performants au monde, qui n'a rien à envier aux Etats-Unis.

S'agissant des moyens dédiés au contrôle fiscal, je crois que l'élément fondamental est la question des prix de transfert. Beaucoup pensent que la notion de « prix de transfert » renvoie aux manipulations auxquelles se livrent les groupes internationaux pour placer leurs profits dans des paradis fiscaux. Le terme n'a pas cette connotation et désigne simplement les prix pratiqués entre sociétés liées, c'est-à-dire appartenant à un même groupe. Près des deux tiers du commerce international se font entre sociétés liées. Si ces pratiques n'étaient pas encadrées, elles conduiraient les multinationales à tenter de placer leurs revenus là où l'imposition est la plus faible, au travers de facturation de prestations de services par exemple. L'encadrement des prix de transfert, réalisé sur la base de recommandations de l'OCDE appliquées par la France, oblige les sociétés liées à retenir les mêmes pratiques que les sociétés indépendantes, ce que l'on appelle le « principe de pleine concurrence ». Elles doivent également produire une documentation justifiant la détermination des prix utilisés entre elles. Il me semble que cette documentation et plus généralement les pratiques en matière de prix de transfert, constituent un axe du contrôle fiscal qui mériterait d'être développé. En effet, bien que les enjeux soient considérables, et que la France dispose d'un arsenal législatif très puissant dans de domaine, l'administration fiscale reste timide en matière de contrôle des prix de transfert. Deux raisons peuvent expliquer cette timidité : d'une part, ces contrôles très techniques demandent énormément de temps, et d'autre part ils nécessitent que les agents soient formés spécifiquement, cette problématique va en effet au delà de la traditionnelle revue fiscalo-comptable et repose essentiellement sur des considérations économiques qui exigent de comprendre l'entreprise vérifiée, ses marchés, son processus de production... Une solution pourrait consister à créer une brigade spécialisée en matière de prix de transfert, intervenant sur le même modèle que les Brigades de Vérification des Comptabilités Informatisées (BVCI). Le système du contrôle fiscal serait alors comparable au système distinguant le médecin généraliste du médecin spécialiste : le contrôleur de droit commun dresserait un tableau global de la société, et ferait intervenir au besoin une brigade spécialisée chargée d'étudier en détail la politique de l'entreprise en matière de prix de transferts. Au fur et à mesure de ces interventions, les vérificateurs de droit commun deviendraient aguerris.

M. François Pillet. - La fraude fait l'objet d'évaluations chaque année. Existe-t-il des techniques scientifiques permettant d'accorder un crédit relatif aux évaluations que distillent certains individus sur l'étendue de la fraude, en particulier en France ?

M. Thierry Lamorlette. - Par définition, il est impossible d'évaluer la fraude, puisqu'il s'agit de pratiques occultes. Toutefois, les évaluations doivent être appréciées en fonction de leur émetteur. Si l'information provient de journalistes, il convient d'être méfiant.

M. François Pillet. - J'ai donc la réponse à ma question : les affirmations en la matière sont parfois fantasmagoriques. Comment l'Union européenne est-elle parvenue à une estimation chiffrée ? Etre en mesure de chiffrer la fraude signifierait que l'on sait où elle est. Dans ce cas, pourquoi ne la combat-on pas ?

La France a depuis quelques temps fait évoluer sa législation fiscale en ce qui concerne l'accès aux paradis fiscaux. Peut-elle aller plus loin sans se prémunir d'une réglementation européenne, sachant qu'il est extrêmement difficile de parvenir à une harmonisation fiscale européenne ? En tant qu'enseignant à l'école d'avocats, je participe à beaucoup de jurys d'attribution en matière fiscale, et j'ai droit chaque année à une avalanche de mémoires sur l'optimisation fiscale au sein de l'Union Européenne.

M. Thierry Lamorlette. - Tous les prospectus distribués par les banques étrangères contiennent des incitations à la fraude fiscale. Ils conseillent ainsi, pour échapper aux successions, de créer un trust pour que le fisc français n'y voie que du feu.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Ces pratiques devraient relever du pénal.

M. Jacques Chiron. - Les nouveaux systèmes de commerce par internet ne favorisent-ils pas l'évasion fiscale ? J'ai été étonné de constater, à l'occasion d'un achat réalisé en France, que le prélèvement était réalisé par une banque luxembourgeoise. Cette question est-elle étudiée ? La publicité du site n'indiquait pas qu'il s'agissait d'une société luxembourgeoise.

M. Thibault Camelli. - Tant que le commerce demeure au sein de l'Union européenne, la taxe qui s'applique est la TVA, qui est un impôt quasiment harmonisé. Par conséquent, la situation ne pose pas de problème d'optimisation fiscale, et je peux vous assurer que vous ne vous êtes pas rendu coupable d'évasion fiscale.

J'aimerais apporter un complément au sujet de l'évaluation de la fraude. Si le sujet vous intéresse, je vous renvoie au premier rapport du CPO sur la fraude aux prélèvements obligatoires, dont le troisième chapitre 3 s'intitule « Les travaux d'estimation de la fraude sont balbutiants, en tout état de cause imprécis ». Ce constat a donc été fait dès 2007. Certains développements sont très intéressants. Dans ce domaine, l'estimation a un caractère statistique basé sur les cas de fraudes mis à jour. Le CPO relève toutefois que certaines administrations fiscales sont plus avancées que la France dans ce domaine.

S'agissant de la possibilité pour la France de renforcer isolément son action contre les paradis fiscaux extérieurs à l'Union européenne, il convient de noter que la France est dotée de l'un des arsenaux législatifs les plus efficaces pour éviter que les entreprises françaises utilisent des « Etats ou territoires non coopératifs », soit en déplaçant leurs profits, soit en établissant des filiales sur ces territoires.

M. Joël Guerriau. - Il me semble que notre attention devrait porter essentiellement sur l'optimisation fiscale, qui est conseillée par les banques qui se dotent d'experts pour accompagner leurs clients, par exemple dans le cas de la transmission d'entreprise. Quelles sont les préconisations que vous pourriez formuler dans ce domaine ?

M. Thierry Lamorlette. - Concernant les personnes physiques, la situation est complexe, car chaque Etat est souverain. Si un Etat ne taxe pas les plus-values, le commun des chefs d'entreprises sera tenté de venir y prendre sa retraite et d'y vendre ses actions. La seule solution pour lutter contre cette pratique est l'harmonisation fiscale. Il semblerait que la Belgique envisage de taxer les plus-values sur titres.

M. Thibault Camelli. - Avant tout, il faut se demander s'il est nécessaire de « lutter » contre l'optimisation fiscale. Le taux de prélèvement en France représente environ 42,5 % du PIB, dont les entreprises assument plus de la moitié. En outre, plus de 70 % des impôts payés par les entreprises pèsent sur le travail, contre 15 % sur les bénéfices et 10 % sur le capital. La charge fiscale des entreprises est donc lourde, et il conviendra de mesurer son évolution s'il était décidé de mettre fin à certains schémas d'optimisation fiscale.

Cette réserve formulée, deux enseignements peuvent être tirés de la possibilité pour les entreprises d'optimiser leurs impôts : d'un part, certaines entreprises sont mieux dotées que d'autres en moyens humains ou financiers pour bénéficier de conseils en matière d'optimisation ; d'autre part, c'est dans la complexité de la loi fiscale, la multiplication et la juxtaposition des régimes fiscaux prévus dans notre Code général des impôts que résident les possibilités d'optimisation. Si le législateur estime que l'optimisation est insupportable, il lui revient de procéder à une simplification de la législation fiscale. Tel est, du reste, le sens des recommandations de l'OCDE, qui appellent la France à simplifier son impôt sur les sociétés, en prenant la base la plus large possible et en fixant un taux raisonnable.

M. Louis Duvernois. - Dans l'arsenal législatif et réglementaire qui a été évoqué, que pensez-vous de la mise en place de la nouvelle exit tax (que je qualifierais « d'exit tax à la française ») ? Il me semble que l'exit tax américaine est beaucoup plus musclée.

M. Thierry Lamorlette. - La taxe américaine est effectivement beaucoup plus répressive que la taxe française. Je voudrais donner un exemple pour illustrer la nécessité d'un système fiscal simple. Nous avons fait travailler un certain nombre d'énarques pour savoir comment réformer l'impôt sur la fortune en contentant tout le monde - gauche, droite, centre. Une solution très simple est apparue, qui consistait à exonérer la résidence principale. Pourtant, cette solution n'a pas été appliquée. Notre fiscalité est horriblement compliquée. Nous devons disposer de textes simples afin de pouvoir avancer. En comparaison, les textes américains sont très simples. Il faut garder à l'esprit que 80 % des Français sont ignorants en matière économique. Les Américains sont également ignorants, mais ils ont la main sur le coeur lorsqu'il s'agit de payer.

M. Philippe Dominati, président. - Je propose que le rapporteur pose une dernière question.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avant de poser une nouvelle question, je voudrais faire une réflexion personnelle. Je comprends bien la distinction entre fraude fiscale et optimisation. Pourtant, l'optimisation est-elle acceptable moralement ? Je pose la question sans y répondre, mais je note que ce sont les entreprises qui gagnent le plus d'argent qui ont accès aux meilleurs outils d'optimisation, et qu'elles payent donc moins d'impôts que les PME - et a fortiori que les artisans.

Par ailleurs, tout le monde sait que les banques françaises (BNP, Société Générale et autres) ont un nombre conséquent d'entités dans les paradis fiscaux. Comment utilisent-elles cette situation ? Pouvez-vous illustrer les montages auxquels cela donne lieu ? Enfin, Monsieur Lamorlette peut-il nous parler de l'application de l'abus de droit en la matière, et donner son avis sur cette question ?

M. Thierry Lamorlette. - S'agissant de l'abus de droit, je dis toujours qu'il s'agit d'actes fictifs ayant pour seul objet le non-paiement ou la minoration de l'impôt. Ces actes sont plus souvent commis par des personnes physiques que par des personnes morales. Ces actes étaient notamment fréquents en matière de donations entre non-parents (couples homosexuels par exemple). Certaines pratiques consistaient à déguiser la donation en vente (sans l'aval des notaires). La vente étant taxée à 8,50 %, contre 60 % pour la donation, l'économie d'impôt était énorme. A l'époque, la pénalité en cas d'abus de droit était de 150 %, ce qui avait le mérite de faire peur aux gens. Le fait de la descendre à 80 % a été un mauvais choix, bien que l'on arrive facilement à 100 % en intégrant les pénalités et les intérêts de retard.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Le droit a été beaucoup durci pour les petits délits, et assoupli pour les faits de cette nature.

M. François Pillet. - Une pénalité de 150 % est tout à fait justifiable dès lors que le contribuable peut auparavant recourir à la procédure de rescrit.

M. Thierry Lamorlette. - Tout à fait. La loi s'est d'ailleurs inspirée du ruling de droit américain.

M. Thibault Camelli. - Il convient de rendre hommage au Conseil d'Etat, qui a fortement développé la notion d'abus de droit en créant il y a quelques années la notion de fraude à la loi. La notion d'abus de droit était d'interprétation assez stricte : il s'agissait d'actes soit purement fictifs, soit poursuivant un objectif à caractère principalement fiscal. La fraude à la loi concerne l'utilisation des dispositifs légaux dans un sens qui n'est pas conforme à l'intention du législateur, et la jurisprudence du Conseil d'Etat applique de plus en plus largement cette notion. Cela devra inciter le législateur à rédiger des exposés des motifs explicitant clairement ses intentions.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Quelle est la sanction de la fraude à la loi ?

M. Thierry Lamorlette. - Elle est identique à celle de l'abus de droit (80 %). Une pénalité de 150 % serait également souhaitable.

S'agissant des exemples de montages demandés par Monsieur le rapporteur, je dis toujours à mes étudiants qu'il existe deux catégories de conseils : les voyous, et les individus dotés d'une certaine éthique - nous essayons de former des individus dotés d'une certaine éthique. Un ancien élève, expert-comptable à Boulogne, m'a contacté pour me faire part d'inquiétudes liées aux conseils prodigués à l'un de ses clients. Son client souhaitait vendre son entreprise mais ne voulait pas quitter le Boulonnais. Le montage qui lui avait été proposé était une folie, et il s'est avéré qu'il avait été prodigué par un autre de mes anciens élèves. J'ai suggéré que le conseil - qui constituait une fraude caractérisée - soit mis par écrit, ce qui n'a naturellement jamais été fait. Il est fort possible que des banques, des organismes ou des avocats s'amusent à de tels montages. Certains en font leur fonds de commerce, ce qui mérite sanction. Il me semble qu'en cas d'abus de droit, la pénalité est de 40 % pour les individus en ayant profité indirectement. Il est donc possible d'imaginer que les individus ayant réalisé un montage frauduleux encourent les mêmes sanctions.

Différentes actions sont envisageables. Comme l'a souligné Monsieur Duvernois, les Américains sont efficaces. Leur politique est très répressive, mais il ne peut en être autrement lorsque l'on s'attaque à ces problèmes. Les lois doivent être simples et sans ambiguïté, afin que tous les contribuables soient logés à la même enseigne. Il faut également faire passer le message en direction du grand public. J'ai l'exemple d'un professeur de médecine m'ayant consulté car sa fille lui avait signalé qu'il était en situation de fraude ; il avait hérité d'un compte en Suisse (non déclaré dans la succession) contenant plusieurs millions de francs suisses, et était convaincu d'être de bonne foi car il ne retirait rien de ce compte. Une telle situation laisse rêveur. Je ne sais pas quoi répondre à de telles personnes, car je ne peux imaginer ce que cela entraînerait d'un point de vue fiscal si elles rapatriaient leur argent en France. Ce professeur pourrait négocier avec Bercy, mais il ne peut savoir dans quelles conditions il sera traité.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Il est certain qu'il perdrait de l'argent en route.

M. Joël Guerriau. - J'ignore si notre bibliothèque en dispose, mais je suggère que les ouvrages de Messieurs Lamorlette et Camelli soient partagés entre les membres de la commission.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie pour vos présentations. Nous allons poursuivre les auditions.

Audition de M. Xavier Harel, auteur de « La grande évasion, le vrai scandale des paradis fiscaux »

M. Philippe Dominati, président. - Nous recevons maintenant Xavier Harel, auteur de La grande évasion, le vrai scandale des paradis fiscaux. Monsieur Harel, conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment ; tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du Code pénal. Je vous demanderai donc de prêter serment en levant la main droite et en disant « Je le jure. »

M. Xavier Harel. - Je le jure.

M. Philippe Dominati, président. - Merci. Je vous propose de nous faire un exposé préliminaire d'une quinzaine de minutes, suite à quoi le rapporteur puis les autres membres de la Commission vous poseront des questions.

M. Xavier Harel. - Je suis un ancien journaliste de La Tribune, où j'ai travaillé pendant une quinzaine d'années avant de partir il y a un an. Je suis désormais documentariste, et je réalise actuellement un documentaire pour Arte sur la question de l'évasion fiscale qui cherche à répondre à la question : « Pourquoi le CAC40 ne paye pas d'impôts ? » Je suis très heureux que cette commission d'enquête existe, car je me suis longtemps senti très seul dans l'étude de ce sujet qui, bien que technique, touche directement nos recettes fiscales et affecte nos sociétés dans des proportions importantes. Comme vous avez pu le voir, le livre a été préfacé par Madame Eva Joly. A l'époque, il s'agissait d'une des rares personnalités à s'intéresser à ce sujet de longue date. Elle est depuis devenue députée européenne et candidate à l'élection présidentielle. Toutefois, je tiens à préciser que je ne suis pas membre d'Europe-Ecologie.

Les possibilités d'optimisation fiscale ont atteint un niveau sans précédent. Toutefois, la collecte de données dans le cadre de mes recherches a été très difficile. Alors qu'au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis un certain nombre d'institutions fournissent des informations relatives à cette problématique, très peu d'informations sont disponibles en France. Au bout de deux ans d'efforts, j'ai découvert presque par hasard le rapport du CPO de 2009, qui est passé presque inaperçu, et qui consacre un passage au taux d'imposition effectif des entreprises en fonction de leur taille. Le rapport montrait que les entreprises du CAC40 avaient un taux d'imposition implicite de 8 %, alors que les entreprises de moins de dix salariés avaient un taux d'imposition de 30 %. Plus une entreprise était grosse, moins elle payait d'impôts en proportion de ses bénéfices.

A l'époque, La Tribune a consacré une manchette à cette découverte, qui a eu un certain retentissement. Par la suite, des travaux engagés notamment par l'Assemblée Nationale ou la Direction du Trésor ont conforté les conclusions du CPO et ont amené cette question dans le débat public. Des travaux intéressants ont également été menés dans le cadre du rapport Carrez. Ce rapport indique qu'au cours des années 2007, 2008 et 2009, le CAC40 a versé un total cumulé de 13,5 milliards d'euros d'impôt sur les sociétés, et 10 milliards d'euros seulement si l'on tient compte des crédits d'impôts reçus, soit 3,5 milliards d'euros par an. Au cours de la même période, ces quarante entreprises ont distribué 112 milliards d'euros de dividendes, soit 37 milliards d'euros par an. Cette situation révèle un problème de contribution au bon fonctionnement de l'Etat : les dividendes ont continué d'être versés, alors que l'on aurait pu penser que ces entreprises n'étaient plus bénéficiaires.

Cette situation n'est pas propre à la France. Le National Audit Office, qui peut être décrit comme la Cour des comptes britannique, a montré qu'un tiers des 700 premières entreprises britanniques n'avaient pas payé d'impôt sur les sociétés au cours des années 2005 et 2006 - qui étaient des années de très forte croissance -, et que deux tiers des entreprises ont payé moins de 10 millions de livres sterling d'impôt sur les sociétés. Aux Etats-Unis, le Governement Accountability Office a révélé que deux tiers des entreprises américains n'avaient pas payé d'impôt sur les sociétés au cours des années 1998 à 2005, qui ont été de très belles années de croissance pour l'économie américaine ; ce résultat comprend un grand nombre de petites entreprises, mais également un quart des entreprises réalisant plus de 50 millions de dollars de chiffre d'affaires.

En France, les causes de cette situation ont été identifiées par le CPO. S'agissant des niches fiscales, qui font l'objet d'un débat récurrent, le CPO indiquait que « la France a privilégié une stratégie de mitage de son assiette sur l'impôt sur les sociétés. » Ce système n'a que des désavantages : le taux d'imposition facial des bénéfices est extrêmement élevé, tandis que le taux d'imposition effectif est très faible et frappe essentiellement les PME. Parmi les niches fiscales, le CPO cite le crédit d'impôt-recherche, les régimes d'intégration fiscale, le bénéfice mondial consolidé ou la déductibilité des intérêts, qui permet de réduit de 14 points le taux d'imposition effectif des grandes entreprises.

Le CPO pointe également du doigt les paradis fiscaux et l'utilisation qui en est faite par les grandes entreprises dans le cadre de la manipulation des prix de transfert. En effet, la moitié du commerce mondial correspond à des échanges au sein de mêmes groupes, dont la facturation interne est difficile à contrôler, et pour lesquels les possibilités de manipulation sont nombreuses. Le mécanisme consiste toujours à faire apparaître les bénéfices dans des territoires à la fiscalité faible, et à faire apparaître des coûts dans les pays où la fiscalité est la plus élevée. Ainsi, la plupart des entreprises de négoce de matières premières sont domiciliées en Suisse, qui ne respecte pas la convention de l'OCDE sur les prix de transfert, et où la fiscalité est extrêmement faible. Le principe, extrêmement simple, a été mis à jour à de nombreuses reprises. On peut imaginer l'exemple d'une entreprise d'exploitation basée en Suisse et possédant en République Démocratique du Congo (RDC) une filiale coupant du bois destiné aux marchés européens : la filiale facture le bois au siège à prix coûtant, ce qui signifie que l'entreprise ne réalise aucun bénéfice en RDC ; le siège - ou la filiale chargée de la commercialisation - revend ce bois au prix du marché, et les bénéfices apparaissent en Suisse, où ils sont peu fiscalisés. Par conséquent, l'exploitation des ressources naturelles de la RDC se fait sans aucun bénéfice pour les recettes de l'Etat.

Pour les multinationales, les possibilités de manipulation des prix de transfert pour faire apparaître les bénéfices où elles le souhaitent sont donc gigantesques. Le CPO range cette question parmi les principaux enjeux, et écrit à ce sujet : « La gestion des prix de transfert constitue l'élément déterminant des politiques d'optimisation fiscale actuelles pour les groupes de sociétés. » Les différents contrôles fiscaux effectués abondent dans ce sens, puisque les prix de transfert ont entraîné 2 milliards d'euros de redressements en 2008 - le secret fiscal étant très bien respecté en France, on ignore de quelles sociétés il s'agit. Que les prix de transferts constituent les principaux redressements s'explique par le fait que les entreprises françaises ont énormément de filiales dans les paradis fiscaux : Alternatives économiques a épluché il y a quelques années les rapports annuels de toutes les entreprises du CAC40, et a découvert que ces entreprises disposaient de 1 500 filiales dans les paradis fiscaux. BNP Paribas en compte 189, France Telecom en compte 69, Danone en compte 47, Carrefour en compte 32, etc.

L'autre méthode permettant de réduire significativement l'impôt sur les sociétés dans les pays à forte fiscalité consiste à loger la propriété intellectuelle dans les paradis fiscaux. Bloomberg a récemment mené une longue enquête sur Google, dont le taux d'imposition sur les bénéfices réalisés à l'étranger est de 2,4 %. Le montage est très complexe, et fait actuellement l'objet d'une enquête du fisc américain. Il démarre en Irlande, où Google a logé l'essentiel de ses brevets et encaisse l'essentiel de ses revenus réalisés en Europe. Ces revenus sortent ensuite par les Pays-Bas dans le cadre du Double Irish, qui permet aux revenus générés par la propriété intellectuelle de transiter au sein de l'Union européenne sans être taxés. Enfin, un accord entre les Pays-Bas et les Bermudes, baptisé le Dutch Sandwich, permet de sortir les revenus réalisés sans qu'ils soient imposés (ou en étant imposés très faiblement). Ainsi, les milliards d'euros de revenus générés par Google en Europe ne sont quasiment pas taxés et finissent aux Bermudes. Aujourd'hui, Google fait partie des grandes entreprises américaines demandant à bénéficier d'une amnistie pour rapatrier leurs capitaux aux Etats-Unis sans être imposées au taux de 35 %.

L'industrie pharmaceutique fait évidemment partie des grands utilisateurs de cette méthode consistant à localiser les brevets dans les paradis fiscaux. Les plus grands redressements concernent d'ailleurs cette industrie : Merck a été redressé à hauteur de 2,3 milliards de dollars en 2007, les royalties versés à une filiale des Bermudes pour deux médicaments ayant été jugés disproportionnés ; GlaxoSmithKline a été redressé à hauteur de 3,4 milliards de dollars pour les mêmes raisons. De façon plus anecdotique, les marges arrières des grands groupes de distribution en Suisse constituent un grand classique, et les grands groupes français se débrouillent aussi bien que les groupes anglo-saxons dans ce domaine.

La délocalisation de sièges sociaux en Suisse, aux Pays-Bas ou dans d'autres pays à faible fiscalité entraîne également des pertes de recettes fiscales qui se chiffrent probablement en milliards d'euros. Ce mécanisme permet à une entreprise de réduire ses impôts de manière à la fois légale et astucieuse, et est à l'oeuvre depuis une quinzaine d'années en Europe. A ce titre, le cas de Colgate-Palmolive, auquel j'ai consacré un chapitre de mon livre, mériterait d'être examiné attentivement. En juillet 2004, lorsque l'entreprise a présenté le projet Optima, visant à délocaliser le siège européen de l'entreprise à Genève, les syndicats ont décidé de faire intervenir des experts (juristes, experts comptables, etc.) pour comprendre ce qui allait se passer. Un état des lieux complet de la situation avant et après cette délocalisation fiscale est donc disponible, ce qui est unique.

La méthode employée par Colgate-Palmolive a consisté à remettre à jour le système des commissionnaires dans lequel le commettant fournit la matière première au commissionnaire qui la travaille en échange d'une petite marge. Dans le cas de Colgate-Palmolive, les usines sont restées en place, les systèmes de distribution et de marketing sont restés en état, mais toutes les entités dépendent désormais directement des décisions qui sont prises à Genève. Le siège social achète les matières premières et les fournit à l'usine (ce qui donne lieu à une facturation en interne), puis lui laisse entre 5 et 10 % de marge pour le travail réalisé. Le résultat est significatif : l'usine de Compiègne a payé 40 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en moins la première année, et la perte d'assiette pour la Belgique et l'Allemagne se situait entre 150 et 200 millions d'euros par an. Cela a également eu un impact significatif pour les salariés, qui bénéficiaient d'un intéressement important, et ont perdu le bénéfice de leur 13ème et de leur 14ème mois - les rapports d'expertise permettent de savoir précisément les pertes qu'a entraînées cette délocalisation. Ce cas n'est pas isolé : Gillette, Ralph Lauren, Constellium, Hewlett Packard, Procter & Gamble, UPS, Pronuptia, Oracle... Des centaines d'entreprises ont délocalisé leur siège en Suisse en suivant la même démarche. Ce scandale silencieux dure depuis une dizaine d'années. Les membres du syndicat CFDT « Cosmétiques et détergents », qui ont mis à jour ce système, ont tenté en vain tirer la sonnette d'alarme.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je souhaitais que nous les auditionnions.

M. Xavier Harel. - A deux reprises, des parlementaires ont demandé la création d'une commission d'enquête ou la rédaction d'un rapport sur le sujet, mais ces demandes ont été repoussées pour des raisons qui paraissent étonnantes au regard des enjeux pour les finances publiques. Tout cela se déroule dans le plus grand silence : l'usine est toujours présente mais l'assiette fiscale disparaît.

Nous assistons aujourd'hui à une démocratisation de ce phénomène. De plus en plus de PME peuvent bénéficier de montages astucieux leur permettant de réduire significativement leur impôt sur les sociétés. La société France Offshore, qui m'a contacté il y a un an et demi, en a fait sa spécialité, et s'est appliquée à elle-même ce mécanisme : son siège est au Royaume-Uni mais son marché est en France. Cette société se faisait fort de faire payer 10 à ses clients pour leur faire gagner 100. De plus en plus de PME se sont adressées à cette entreprise. D'un point de vue comptable, tout est facturé au Royaume-Uni, et le siège paye les charges et les salaires pour les équipes situées en France, sans y laisser les bénéfices.

S'agissant des particuliers, une bonne nouvelle est tombée aujourd'hui, puisqu'il semblerait que les Suisses se soient lassés du statut dont bénéficient les riches étrangers qui négocient un forfait dans ce pays. Ce dispositif avait fait du bruit lorsque Johnny Halliday s'était « délocalisé » en Suisse, et la présidente de la confédération suisse Micheline Calmy-Rey avait fait observer à cette occasion qu'il était anormal que le tennisman Roger Federer paye ses impôts comme tout le monde alors que des grands sportifs étrangers négociaient des forfaits avec des cantons pour payer très peu d'impôts. Les Suisses connaissant eux-aussi des problèmes de recettes fiscales, il a été décidé au niveau fédéral de créer un impôt minimum pour les riches étrangers venant s'installer en Suisse. Sous le poids des déficits, la pression fiscale remonte donc même en Suisse.

Avec la crise financière, les déficits ont explosé, et le G20 s'est mobilisé sur ces questions à l'issue des scandales d'UBS et de LGT au Lichtenstein. Ainsi, des procédures « technocratiques » visant à forcer les Etats à échanger des informations et à respecter un certain nombre d'obligations ont été mises en oeuvre. Toutefois, la pression est retombée : les paradis fiscaux ont fait le dos rond pendant trois ou quatre années, et Valérie Pécresse a admis il y a quelques mois que le dispositif mis en place ne fonctionnait pas. Un test grandeur nature a été mené, et les demandes d'informations adressées à une douzaine de pays ne sont pas revenues ; au cours des huit premiers mois de l'année, 30 % seulement des 230 demandes de renseignement adressées par la France ont été traitées. La ministre signalait que « leurs réponses confirment ce que l'on sait déjà mais n'apportent pas d'informations supplémentaires, sur l'identité réelle des personnes qui détiennent des comptes par exemple. La Suisse ne collabore pas plus que les autres. Sur les 80 demandes de renseignements qui lui ont été adressées cette année, seules 20 % ont donné lieu à une réponse. » Les paradis fiscaux ne sont pas pour la première fois dans la ligne de mire d'Etats développés en difficulté. Comme d'habitude, ils jouent la montre, et comptent sur la lassitude des Etats avant de reprendre la main. Ainsi, alors que les créations de sociétés dans les Iles Vierges britanniques s'étaient effondrées en 2010 et 2011 en raison de l'inquiétude liée à l'obligation de communiquer des informations, les créations sont reparties au même rythme qu'avant la crise depuis qu'il est établi que les sociétés BVI ne coopéreront pas plus qu'auparavant. De la même manière, les 12 500 milliards de dollars de capitaux situés dans les paradis fiscaux avant la crise ne sont pas revenus vers les pays développés. Cela témoigne du fait qu'il n'existe pas de motivation à quitter ces paradis fiscaux, et que la question n'est pas réglée.

Les banques françaises sont de très grosses consommatrices de paradis fiscaux : BNP y compte 189 antennes, le Crédit Agricole en compte 115, la Banque Populaire en compte 90, la Société Générale en compte 57. Que font ces banques dans les paradis fiscaux ? Que font BNP Private Banking ou Société Général Private Banking à Jersey, qui ne compte que 80 000 habitants ? Il s'agit de structurer de l'évasion fiscale pour le compte de riches clients. Ces banques ont été recapitalisées grâce à l'argent public tandis qu'elles continuaient à aider leurs clients à structurer leurs patrimoines pour échapper à l'impôt. Il y a quelques mois, un article du Canard Enchaîné révélait comment BNP Paribas profitait des inquiétudes liées à la possibilité de lever partiellement le secret bancaire pour se positionner sur le marché extrêmement lucratif des trusts, qui offrent les mêmes garanties d'opacité que le secret bancaire suisse. Des documents internes révélaient que la banque souhaitait profiter des difficultés de ses concurrents pour proposer à ses riches clients de recourir à des trusts, notamment à Singapour et à Hong-Kong, qui sont des places importantes pour ces structures légales. Un banquier expliquait alors : «S'il est possible pour un juge d'instruction ou le fisc de saisir ou de geler les actifs d'une panaméenne ou d'une société offshore dans les Iles Vierges britanniques, il est en revanche impossible de saisir ou de requalifier un trust, qui est une personne juridique indépendante. » Le principe du trust consiste en effet à abandonner la priorité du bien pour le confier à un administrateur qui le gère pour un certain nombre de bénéficiaires. L'affaire Wildenstein, qui a fait récemment couler beaucoup d'encre, est un exemple d'utilisation de ces trusts : des tableaux dont la valeur totale s'élevait à plusieurs milliards d'euros avaient été dissimulés dans des trusts et n'avaient pas été rapportés au moment de la succession. Grâce à l'entêtement d'une avocate dont la cliente est désormais décédée, le parquet a ouvert une enquête, et l'on évoque aujourd'hui un redressement de 600 millions d'euros. Au moment de la succession, la famille n'avait rapportée au fisc français que 46 millions d'euros de tableaux. Cela témoigne de l'efficacité des trusts pour dissimuler un patrimoine important.

Il est extrêmement lucratif pour les banques d'être présentes dans les paradis fiscaux. A ce sujet, je vous invite à interroger la Commission bancaire, qui a rédigé un rapport montrant qu'en 2008, les banques françaises ont réalisé 3 milliards d'euros de bénéfices dans les paradis fiscaux. Même pendant la crise, les activités dans les paradis fiscaux génèrent des revenus réguliers et importants, mais il s'agit bien souvent d'évasion fiscale.

M. Philippe Dominati, président. - Merci beaucoup. Si le rapporteur le permet, je propose que Madame Lienemann pose la première question.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Votre description est à la fois juste et angoissante. S'agissant des supply chains - c'est-à-dire du système où l'entreprise est basée en Suisse et fonctionne au moyen de contrats -, il me semble qu'il doit exister un contrat de façonnage avec l'exploitant. Au moment de la conclusion de ce contrat, n'est-il pas possible de faire intervenir la Direction Générale des Impôts afin de déterminer si le contrat n'est pas abusif ? Il existe déjà une obligation de transmettre les contrats à la DGI, mais les éléments transmis sont généralement insuffisants. Je pense que nous pourrions également jouer sur la nature de ces contrats. Compte tenu de la difficulté à empêcher ce type de montages, il convient à mon avis de déterminer comment l'Etat peut intervenir et prélever des ressources. Comment sortir de la situation qui nous est décrite ? Nous ne pouvons nationaliser toute l'économie, ou recourir systématiquement aux coopératives... D'ailleurs, Leclerc, qui est une coopérative, a une plateforme de matières premières en Suisse similaire à celle de Danone ou de Carrefour.

M. Xavier Harel. - L'inspecteur des finances avec lequel j'ai discuté - qui refusait d'être cité dans mon livre, et dont je ne peux donner le nom - souhaitait ardemment qu'une enquête soit menée sur les montages que j'évoquais. L'entreprise Oracle, qui avait délocalisé son siège social européen en Suisse, a fait l'objet d'un redressement fiscal très important, mais c'est l'ensemble du système qui devrait être encadré.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre ouvrage, qui se lit comme un roman malgré la technicité du sujet. J'ai relevé une phrase qui m'a surpris, et que je souhaiterais que vous commentiez : « Les paradis fiscaux contribuent à aggraver les dysfonctionnements de l'économie ». Pourriez-vous expliquer dans quelle mesure ? Vous évoquez notamment l'évasion, qui génère une pression fiscale sur la collectivité.

J'aimerais ensuite que vous évoquiez les difficultés que vous avez rencontrées à Jersey pour recueillir des informations. Si notre commission s'y rendait dans le cadre de son enquête, pensez-vous que nous serions traités de la même manière ?

Enfin, je souhaiterais que vous nous parliez du cas de la banane, qui vient du Costa Rica et est vendue à Londres en passant par Jersey. La situation est tout à fait édifiante.

M. Xavier Harel. - En matière de transactions financières et commerciale, les paradis fiscaux sont souvent présentés comme des « fluidifiants ». La moitié du commerce mondial transite par les paradis fiscaux, qui représentent 3 % de l'économie mondiale. Ces paradis fiscaux fonctionnent comme un jeu de miroir : l'objectif est de présenter les choses différemment de ce qu'elles sont. C'est le cas lorsque l'on parle de la délocalisation fiscale de Colgate-Palmolive : la valeur est produite en France ou en Allemagne, où se trouvent les usines et les marchés, mais les bénéfices apparaissent en Suisse. C'est également le cas lorsque l'exploitation pétrolière ou l'exploitation forestière ne génèrent que des pertes dans les pays où a lieu l'exploitation, tandis que les bénéfices apparaissent en Suisse ou dans un autre paradis fiscal. La déconnexion entre le lieu où la richesse est produite et le lieu où les bénéfices apparaissent est de plus en plus importante. Or, la production de biens ou de services nécessite un environnement favorable : main d'oeuvre qualifiée, infrastructures, système de santé, etc. En asséchant l'assiette fiscale des pays, les paradis fiscaux créent des distorsions extrêmement dommageables pour des raisons illégitimes.

Dans le cadre de mon livre, j'ai interrogé plusieurs acteurs sur l'utilité des paradis fiscaux, et aucun n'a pu me trouver une quelconque utilité aux paradis fiscaux. Pour dire la chose de manière très simple, les paradis fiscaux ne servent qu'à voler nos impôts en les attirant grâce à divers mécanismes, sans contribuer à la production de richesses. Il s'agit, de mon point de vue, d'un dysfonctionnement majeur de l'économie mondiale. Or, les paradis fiscaux sont devenus un rouage essentiel du fonctionnement de l'économie. Le rôle des paradis fiscaux en matière de blanchiment ou de corruption est anecdotique, malgré la gravité de ces sujets : l'évasion fiscale des particuliers ou des entreprises représente l'essentiel de leurs activités.

Je souhaitais profiter de mon séjour à Jersey, qui s'est déroulé au moment où le G20 était mobilisé contre les paradis fiscaux, pour savoir comment les fonds d'investissements, les banques ou les trustees réagissaient à « l'agression » qu'ils subissaient. J'ai passé une journée entière au téléphone, et je me suis toujours vu répondre - de manière très aimable - que les personnes que je souhaitais interroger n'étaient pas disponibles. Au bout d'une quinzaine de tentatives infructueuses, j'ai décidé de me présenter comme un journaliste souhaitant présenter les produits financiers proposés à Jersey, et l'intérêt de ces produits. J'ai alors obtenu trois réponses positives. Certes, ma démarche était discutable d'un point de vue déontologique, mais il est parfois nécessaire de recourir à ce type de procédé. J'ai rencontré le gérant d'un des principaux fonds d'investissement locaux, et la conversation s'est très bien passée aussi longtemps que nous avons discuté de ses produits financiers et de sa clientèle. Lorsque j'ai évoqué l'offensive du G20, j'ai vu mon interlocuteur se raidir, avant qu'il mette fin à l'interview. C'est la première fois que je me suis retrouvé dans une telle situation, alors qu'il m'est déjà arrivé de mener des interviews « musclées » avec des élus ou des chefs d'entreprises. On m'a bien expliqué qu'il n'était pas possible de discuter des sujets que je souhaitais évoquer. Les anglo-saxons ont d'ailleurs une relation beaucoup plus hypocrite avec l'évasion fiscale que les Suisses. Si vous vous rendez à Jersey, vous rencontrerez probablement Jersey Finance, qui est l'organisation représentative de l'industrie financière locale, qui vous dira que tout se passe pour le mieux, et mettra en avant le fait que l'île est sortie de la liste noire de l'OCDE pointant du doigt les territoires non-coopératifs. Pourtant, comme l'a montré le travail réalisé sous la houlette de Valérie Pécresse, les demandes d'informations ne reviennent pas, malgré les engagements pris et les menaces du G20. En fait, dans un certain nombre de cas, l'information n'existe pas : il n'y a pas, à Jersey, de registre public des trusts et de leurs bénéficiaires.

Jersey exporte des bananes, bien qu'il s'agisse d'une île anglo-normande qui ne compte aucun bananier. L'enquête menée à ce sujet n'est pas de mon fait, mais a été réalisée par le Guardian avec l'aide d'un certain nombre de spécialistes de la question. Je vous suggère notamment d'auditionner John Christensen, originaire de Jersey, qui y a travaillé comme conseiller économique pour le gouvernement, et a pu étudier en profondeur le fonctionnement de l'île. Après sa démission, il a fondé l'association Tax Justice Network, qui fédère des associations du monde entier et constitue une très riche source d'informations dans un domaine où il est difficile d'en obtenir. Il s'agit d'un excellent spécialiste du sujet, qui a enquêté pour savoir pourquoi les grandes sociétés de négoce de bananes (Chiquita, Del Monte et Dole), qui ont toutes leurs sièges aux Etats-Unis, avaient un taux d'imposition largement inférieur au taux d'imposition américain. La raison est très simple : ces entreprises disposent d'un grand nombre de filiales dans les paradis fiscaux. Toutefois, l'enquête illustrait également la manière dont se décomposait le prix final de la banane. Le coût de la main d'oeuvre au Costa Rica est d'environ 1,5 centime par banane, celle-ci étant ensuite revendue 50 centimes au commerçant anglais - qui lui-même la revend au prix de 1 euro. Le reste passe par les paradis fiscaux. Les entreprises sont structurées de manière à ce que le transport soit assuré par une filiale aux Bermudes, l'assurance par une filiale aux Caïmans, l'affrètement dans un troisième paradis fiscal, etc. A chaque étape, une partie de la plus-value réalisée entre l'exportation initiale et la vente au commerçant est partagée par des filiales domiciliées dans les paradis fiscaux. Cet exemple est très parlant, car la banane est le fruit le plus consommé au monde. Or, ni le Royaume-Uni, destination finale de la banane, ni le Costa Rica, ne gagnent grand-chose à l'exploitation de ce fruit.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous propose maintenant de passer aux questions.

Mme Nathalie Goulet. - J'ai deux observations à formuler. D'abord, s'agissant de l'absence de moyens juridiques à la disposition des syndicats et des salariés pour intervenir, je pense que nous devrons étudier la question des droits et de l'information des comités d'entreprise.

Par ailleurs, vous avez cité France Telecom et ses filiales dans les paradis fiscaux. Disposez-vous de données relatives aux entreprises dans lesquelles l'Etat à une participation et aux entreprises bénéficiant par exemple du soutien du Fond stratégique d'investissement qui se livrent à la fraude ou à l'évasion fiscale ? Le fait que des entreprises à participation étatique recourent à l'évasion fiscale relève de la schizophrénie.

M. Xavier Harel. - Je vais répondre à votre question par la voix de Baudouin Prot, que je cite dans mon livre. Il avait été auditionné par la commission des finances de l'Assemblée nationale le 3 février 2009 à propos du plan de sauvetage dont ont bénéficié les banques françaises. A l'époque, Eric Woerth, ministre du budget, avait expliqué que seules les banques n'ayant pas de liens avec les paradis fiscaux bénéficieraient de l'aide de l'Etat. Or, d'après Baudouin Prot : « Aucune contrepartie n'a été exigée ». Il y a donc effectivement un comportement schizophrène de l'Etat, qui disposait pourtant d'un levier fort pour faire évoluer la situation. Le mensuel Alternatives économiques a dressé une liste des filiales des entreprises du CAC40 dans les paradis fiscaux, que vous pourrez trouver facilement. Elle est cependant incomplète : s'agissant de la BNP, la liste ne mentionne pas les filiales situées à Dubaï et à Monaco, qui sont de mon point de vue de véritables paradis fiscaux. En outre, certaines informations ne figurent pas dans les rapports annuels des entreprises.

M. Jacques Chiron. - Quelles seraient vos préconisations ? Nous avons entendu que le Conseil d'Etat avait défini les notions de fraude et d'évasion. Le législateur pourrait-il également formuler des propositions de définition de la fraude et de l'évasion fiscale, en tenant compte de situations comme celle de Colgate-Palmolive ? Face à la situation qui nous a été décrite, il me semble qu'il nous appartient de proposer des textes.

M. Xavier Harel. - La plupart des montages que j'ai décrits ne relèvent ni de la fraude, ni de l'évasion fiscale, mais de l'optimisation. Bien souvent, les entreprises ne font qu'utiliser les outils légaux à leur disposition. Bien sûr, le législateur peut considérer que ces montages sont abusifs, et interdire que les entreprises y recourent. Toutefois, si les grandes entreprises sont très bien positionnées pour bénéficier de ces montages, c'est parce qu'elles ont les moyens de se payer les meilleurs conseillers. J'ai réalisé, quelques temps avant de quitter La Tribune, une interview de Christine Lagarde sur l'évasion fiscale et sur l'écart entre le taux d'imposition effectif des petites et des grandes entreprises. Je lui ai demandé si elle trouvait normal que les très grandes entreprises soient deux à trois fois moins imposées que les petites entreprises, ce à quoi elle a répondu : « Elles sont très bien conseillées ». Christine Lagarde était présidente monde de Baker & McKenzie, qui est l'un des principaux cabinets d'optimisation fiscale dans le monde. Parfois, la ligne entre la fraude et l'optimisation est l'épaisseur du mur de prison.

M. Philippe Dominati, président. - Vous avez indiqué que la situation était comparable en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Or, ce qui distingue souvent une grande entreprise d'une entreprise petite ou moyenne, c'est son caractère international, et lorsqu'il y a internationalisation, les taux d'imposition sont généralement plus faibles.

Mme Corinne Bouchoux. - Je veux remercier Monsieur Harel pour la clarté de son propos, qui montre bien le caractère systémique du sujet que nous traitons. Nous sommes face à un système composé d'acteurs en interaction qui compte des gagnants et des perdants. Si nous n'assistons pas à une prise de conscience collective des pertes qu'il occasionne pour les Etats et les citoyens, ce jeu pourra se poursuivre indéfiniment.

J'aimerais poser trois questions simples. D'abord, que pouvez-vous nous dire des difficultés que rencontre la presse pour travailler sur ces dossiers et de la timidité de la presse française (en tant qu'ancienne pigiste du mensuel Alternatives économiques, je sais que ce sujet, délaissé par les grands mensuels économiques, constituait un boulevard pour une certaine presse) ? Ensuite, la réforme des juges d'instruction et la restructuration des pôles financiers est-elle, selon vous, de nature à améliorer la lutte contre l'évasion fiscale ? Enfin, quel lien peut-on faire entre le pantouflage et les performances d'un certain nombre d'entreprises qui, comme le disait Madame Lagarde, sont très bien conseillées ? Notre commission d'enquête travaille en fait sur l'industrie du lobbying et du conseil d'experts qui se jouent des différences de normes, de taux, etc. A ce jeu, les grands gagnent beaucoup, les faibles perdent beaucoup, et les moyens sont très mal conseillés.

M. Xavier Harel. - Je suis parfaitement en accord avec vous s'agissant de la timidité de la presse française. La presse anglo-saxonne a suivi ces questions de manière très assidue et a produit énormément d'informations. Ainsi, le Guardian a constitué une cellule d'investigation forte de dix journalistes pendant un an pour mettre à jour divers mécanismes, a sorti de nombreux scoops, et a fait avancer la connaissance sur un sujet caché, voire honteux. Aucune entreprise ne veut dire qu'elle pratique l'optimisation au point de ne plus payer d'impôts. Voyez l'émotion qu'a entraînée la révélation que Total n'avait pas payé d'impôts sur les bénéfices pour l'exercice 2010. Jamais vous n'obtiendrez l'information nécessaire pour expliquer comment Total a pu arriver à ce résultat surprenant. Certes, Total extrait principalement du pétrole à l'étranger, mais la France constitue un marché important pour cette entreprise, et il est difficile d'imaginer qu'elle n'y réalise aucun bénéfice.

J'ai exposé rapidement les difficultés auxquelles j'ai été confronté dans mon enquête : je disposais de nombreuses informations sur les situations américaine ou britannique, ainsi que sur les paradis fiscaux, mises à jour par des journalistes ou des experts, mais j'ai buté sur la pauvreté de l'information existante concernant la France, et sur la difficulté à obtenir des informations auprès de Bercy. J'ai trouvé ce que je cherchais presque par hasard, quand quelqu'un m'a aiguillé en direction du rapport du CPO, qui était déjà publié depuis trois mois. Je crois que la manchette de La Tribune sur ce sujet a suscité beaucoup d'intérêt, d'autant plus que les informations provenaient de l'administration fiscale.

S'agissant de la restructuration des pôles financiers, je n'ai pas d'avis particulier. Je crois que le sujet du jour est l'optimisation fiscale, c'est-à-dire les mécanismes astucieux mais légaux permettant de réduire significativement l'assiette fiscale, et non la fraude. On peut toutefois s'interroger sur les moyens. Le contrôle fiscal de grandes entreprises nécessite de disposer d'équipes très importantes, et plusieurs années sont nécessaires pour y voir clair. En outre, de nombreuses questions techniques très complexes se posent. En matière de prix de transfert, quel est le juste prix d'une turbine fabriquée par Alstom en Inde et destinée à un barrage en Ouganda ?

Le problème du pantouflage se retrouve dans le monde entier. Les grandes entreprises, les cabinets d'avocats, les cabinets d'experts comptables sont friands d'anciens inspecteurs des impôts qui sont en mesure de leur expliquer comment raisonne l'administration et quels sont les risques. Je crois que le principal problème est la complexité de notre fiscalité. J'ai lu récemment que 10 % du code fiscal était révisé tous les ans : ajout de 12 à 15 niches fiscales par an, création de nouveaux impôts, etc. Cette instabilité et cette complexité bénéficient à ceux qui savent les utiliser, et je crois que le législateur peut se fixer pour objectif de simplifier les choses. Si l'assiette est large et qu'il n'existe pas de dérogations, les experts comptables spécialisés dans l'optimisation disparaîtront naturellement.

M. François Pillet. - Le problème est très bien posé : nous parlons de l'optimisation fiscale, c'est-à-dire de pratiques légales, et de l'ingénierie fiscale à laquelle recourent les sociétés. Aujourd'hui, le paramètre fiscal est un paramètre de management. Je suis certain que nous nous accorderons sur le fait que certaines des situations qui nous seront décrites dans le cadre de cette Commission sont moralement, économiquement et socialement inacceptables. Les paradis fiscaux constituent le paroxysme des effets néfastes de l'absence d'harmonisation fiscale au niveau mondial.

Je ne sais plus quel auteur a dit que le droit était la meilleure école de l'imagination, et je veux rassurer Monsieur Chiron sur ce point : nous avons tous les pouvoirs pour rédiger des textes, établir des définitions, fixer des interdits et des obligations déclaratives. Toutefois, nous nous heurterons à la mondialisation et à l'éclatement du juridisme. Des bois, une mine ne se délocalisent pas ; une usine d'embouteillage de dentifrice se délocalise très rapidement, en particulier quand les intérêts fiscaux sont tels que la production peut ne coûter quasiment rien. Il s'agit là de realpolitik. Ma question est donc la suivante - je la poserai souvent au cours de cette commission : croyez-vous que nous disposions encore d'un réel pouvoir fiscal ? Sommes-nous souverains en la matière ? Est-ce que le fait de voter des lois ne revient pas à se tirer une balle dans le pied si nos voisins et partenaires ne nous suivent pas ?

M. Xavier Harel. - Nous disposons d'une souveraineté fiscale limitée. Il est évident que si le taux d'imposition sur les bénéfices est fixé à 100 % du jour au lendemain, vous découragerez l'investissement. Cependant, la France, les Etats-Unis ou le Royaume-Uni sont dans une situation très différente de celle-ci. Aujourd'hui, aux Etats-Unis, le taux d'imposition facial sur les bénéfices est l'un des plus élevés de l'OCDE, alors que le taux d'imposition effectif est l'un des plus faibles. Nous sommes donc en présence d'un jeu de faux-semblants, lié non seulement aux paradis fiscaux, mais aussi à l'existence de niches fiscales et à la manipulation des prix de transfert. Les grands perdants, dans le cas de la France sont les PME. Depuis que je suis journaliste économique, j'ai vu un nombre incalculables de rapports, d'interviews, de déclarations sur l'insuffisante force du tissu de PME... Peut-être la solution consiste-t-elle à fixer le taux d'imposition sur les bénéfices à 20 %, et de faire en sorte que toutes les entreprises acquittent ce taux, quelle que soit leur taille, en sortant de la logique dérogatoire actuelle.

M. François Pillet. - Peu m'importe le taux : un taux de 20 % ne peut être efficace qu'à condition qu'il soit identique de l'autre côté de la frontière. Il n'est pas possible d'organiser une coupe du monde de football si toutes les équipes ne respectent pas les mêmes règles.

M. Xavier Harel. - Un certain nombre de projets existent au niveau de l'Union européenne, comme le projet ACCIS. Or, les Pays-Bas, le Luxembourg et l'Irlande s'opposent systématiquement à toute forme d'harmonisation en matière d'impôts sur les bénéfices. Ces pays sont en quelque sorte les passagers clandestins de l'Union européenne ; ils jouent contre les règles que se sont fixés tous les grands pays. En allant plus loin, on peut imaginer supprimer l'impôt sur les bénéfices. Qui, alors, payera pour les écoles et les routes ?

M. François Pillet. - Ce n'est surtout pas ce que je dis.

M. Xavier Harel. - Il faut avancer dans l'harmonisation, notamment au sein de l'Union européenne, qui est un très grand marché. La question qui se pose à nous n'est pas celle de la concurrence fiscale de l'Inde ou de la Chine, mais de la concurrence qui peut s'exercer au sein de l'Union européenne. Aux Etats-Unis, Barack Obama a fait des propositions visant à abaisser à 25 % le taux d'imposition sur les bénéfices réalisés par les entreprises américaines et à supprimer progressivement toutes les niches fiscales existantes, et de plus en plus de pays s'engagent dans cette voie. Tous les fiscalistes vous diront qu'un bon impôt est un impôt sans régime dérogatoire ayant une assiette large. Or, en France, des milliers de rapports ont été rédigés sur la multiplication des niches.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie pour ces précisions.

M. Xavier Harel. - Vous m'avez interrogé sur les solutions, et il me semble qu'une solution assez simple est la transparence. Le groupe Total réalise 12 milliards d'euros de bénéfices, mais nous ne disposons que d'un chiffre global, et nous ne savons pas où les grands groupes réalisent leurs bénéfices. En demandant aux grandes entreprises des informations relatives à la localisation de leurs effectifs, aux zones où sont réalisés leurs chiffres d'affaires et leurs bénéfices, vous aurez une vision beaucoup plus claire des éventuelles manipulations des prix de transferts ou des délocalisations des bénéfices vers les paradis fiscaux. Bien sûr, toutes les entreprises diront qu'il est impossible de livrer de telles informations, notamment pour des raisons de concurrence. Pourtant, une disposition la loi Dodd-Frank contraint toutes les entreprises pétrolières et minières cotées à Wall Street (y compris les compagnies européennes) à déclarer tous leurs revenus, pays par pays. Ainsi, nous saurons combien Chevron Texaco verse à l'Angola pour l'exploitation du gaz au Cabinda, combien Total verse à l'Etat birman pour l'exploitation du gaz, etc. L'objectif est de faire la lumière sur les revenus pétroliers et miniers afin que les sociétés civiles et les parlements locaux des pays exportateurs puissent demander des comptes à leurs gouvernements sur l'utilisation qui en est faite. Aujourd'hui, ces informations sont parfaitement confidentielles, l'argument avancé étant que ces informations fourniraient un avantage aux compétiteurs. L'Union européenne introduira une obligation similaire pour les entreprises minières et pétrolières cotées en Europe. Cela changera la face de ces industries opaques qui permettent à certains régimes très discutables de survivre pendant plusieurs décennies. En outre, lorsqu'il apparaitra qu'une grande compagnie dégage des milliards d'euros de bénéfices dans un paradis fiscal où elle ne compte que quatre employés, cela entraînera des questions sur la structure de son organisation fiscale. Cette transparence permettra de mener de réels contrôles.

M. Philippe Dominati, président. - Merci beaucoup

Audition de M. Christian Babusiaux, président de la première chambre de la Cour des comptes

M. Philippe Dominati, président. - Conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment ; tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du Code pénal. Je vous demanderai donc de prêter serment en levant la main droite et en disant « Je le jure. »

M. Christian Babusiaux, président de la première chambre de la Cour des comptes. - Je le jure.

M. Philippe Dominati, président. - Merci. Je vous propose de nous faire un exposé préliminaire, suite à quoi des questions vous seront adressées par le rapporteur et les autres membres de la Commission.

M. Christian Babusiaux. - Merci de nous accueillir aujourd'hui pour parler de ce sujet très vaste. J'essayerai de borner mon exposé à une quinzaine de minutes afin de ne pas trop abuser de votre temps. Si vous le permettez, je commencerai par poser la question de la définition de votre sujet. Après avoir répondu à cette question, je me concentrerai sur la fraude fiscale, puisque la plupart de vos questions portaient sur ce sujet. Enfin, j'aborderai des éléments communs à la fraude et à l'optimisation.

L'évasion fiscale a deux composantes distinctes : la fraude, qui consiste à échapper délibérément à l'obligation fiscale, et va parfois jusqu'à l'escroquerie ou au blanchiment ; l'optimisation, qui regroupe les pratiques par lesquelles particuliers ou entreprises mettent à profit les dispositions fiscales ou l'interprétation qui peut en être faite. L'optimisation fiscale peut elle-même revêtir plusieurs aspects : expatriation physique d'une personne pour échapper à l'impôt, ou décalage volontaire entre le lieu où se réalise l'activité et le lieu de l'imposition.

Quels sont les types d'enjeux, et comment situer les problèmes les uns par rapport aux autres ? L'absence de chiffres sera l'une des difficultés auxquelles se heurtera votre commission. Ni la DGFiP, ni la douane ne sont en état de produire des renseignements chiffrés sur les sujets que vous évoquez. Toutefois, je crois que l'on peut dire vraisemblablement que l'évasion fiscale internationale est plus faible que l'évasion fiscale à l'intérieur même de notre pays. En effet, dans notre pays, certaines pratiques comme le travail au noir se traduisent par une évasion fiscale. Par ailleurs, il est vraisemblable que la fraude internationale, si importante qu'elle soit, représente un montant inférieur au montant de l'optimisation fiscale. Quantitativement, le sujet de l'optimisation est probablement le plus important parmi ceux que vous traitez.

De nombreuses sociétés françaises proposent en toute légalité leurs services pour déplacer les activités d'autres entreprises dans des centres offshore. Plus de 20 % des filiales des 50 plus grandes entreprises européennes sont localisées dans les paradis fiscaux, et les grandes entreprises, parce qu'elles utilisent à plein les possibilités de la fiscalité, payent un impôt sur les bénéfices très inférieur au taux théorique de 33 %. Notre système fiscal a à la fois des taux théoriques très élevés et de très nombreuses niches fiscales et possibilités d'exonérations. Le cumul de ces taux très élevés et de plus de 500 dispositifs fiscaux fait de l'optimisation une tentation naturelle. En outre, des activités économiques entières fonctionnent grâce à des systèmes de ce type : navires battant pavillon étranger, aéronefs achetés en leasing à l'étranger, plus-values immobilières cantonnées dans des pays n'imposant pas les plus-values, e-commerce réalisé à partir d'autres territoires, etc.

L'optimisation fiscale se concentre vraisemblablement sur l'impôt sur les sociétés, tandis que la fraude concerne davantage la TVA. Il n'existe pas de chiffres, mais nous disposons de certaines données. Nous avons d'ailleurs remis il y a quelques jours à la commission des finances de l'Assemblée nationale un rapport sur la gestion et les contrôles de la TVA, que j'irai présenter demain devant cette Commission ; votre Commission pourra évidemment utiliser ce rapport après sa publication. La fraude à la TVA représente environ 10 milliards d'euros au niveau national et international, et la TVA est deux fois plus fraudée que la moyenne des autres impôts. S'agissant de la fraude « carrousel », nous avons étudié dans notre rapport public annuel comment avait pu se prolonger la fraude aux quotas de CO2 ; la TVA, dans un système très internationalisé, est génératrice de fraude. Quant à l'impôt sur les sociétés, il est particulièrement propice à l'optimisation compte tenu des différences entre les systèmes fiscaux, même au sein de l'Europe.

Le développement de l'évasion fiscale tient à l'ouverture des échanges et des mouvements de capitaux et de marchandises, à la diversité des taux existants, à la dématérialisation d'une part croissante de l'économie, ainsi qu'à la dématérialisation des transactions, qui facilite la délocalisation des activités et le décalage entre le lieu de l'activité réelle et le lieu d'imposition. Plusieurs chapitres du dernier rapport annuel de la Cour des comptes traitaient du contrôle fiscal, et nous continuons à travailler sur ces sujets. Ainsi, nous avons programmé des contrôles sur la gestion et le contrôle de l'impôt sur les sociétés, ainsi que sur le bilan de l'action de l'Etat contre la fraude fiscale internationale. Toutefois, ces travaux sont plutôt positionnés sur la seconde partie de l'année.

L'organisation de la lutte contre la fraude n'est pas satisfaisante. Cette question relève d'abord du législateur, et le Parlement a d'ailleurs beaucoup oeuvré dans ce domaine. Toutefois, en définitive, l'organisation dépend des directions chargées du contrôle et des pratiques qu'elles mettent en oeuvre. Nous avons constaté, à l'occasion du bilan de la fusion la DGFiP - remis à la Commission des finances du Sénat en octobre 2011 et prolongé par un rapport sur les relations entre l'administration fiscale et ses usagers publié en janvier -, que le contrôle fiscal était resté à l'écart des réorganisations effectuées à l'occasion de la fusion. La DGFiP partage d'ailleurs ce constat. Ainsi, face à une fraude évolutive, inventive et mobile, l'administration est restée statique. En outre, l'administration est cloisonnée. Trois entités de Bercy concourent à des actions en matière de fraude fiscale :

- la DGFiP ;

- Tracfin, qui agit en matière de blanchiment ;

- la direction générale des douanes et droits indirects, au sein de laquelle la direction Nationale du Renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) est active en matière de fraude carrousel.

Nous avons montré que le cloisonnement entre ces entités était en bonne partie à l'origine de la prolongation excessive de la fraude aux quotas de CO2, qui a coûté 1,6 milliard d'euros. A l'intérieur même de la DGFiP, il existe trois directions nationales d'enquête, dont nous avons montré que la coopération était insuffisante. Entre les différentes structures, Bercy procède traditionnellement par la conclusion de protocoles, comme s'il s'agissait d'Etats indépendants. Le dernier protocole entre la Douane et la DGFiP date de mars 2011, et permet aux deux entités d'accéder mutuellement à leurs bases de données. Toutefois, une fraude relève parfois à la fois du blanchiment et de la fraude fiscale. A l'époque où ces deux domaines étaient considérés comme distincts, l'organisation en tuyaux d'orgues entre Tracfin et la DGFiP se justifiait, même au regard des directives européennes, mais la réalité a désormais évolué. Notre diagnostic est donc qu'il existe un problème d'organisation au sein du ministère des finances. Il est nécessaire de disposer d'un système interconnecté, et l'existence d'une base de données commune serait préférable. Nous ne méconnaissons pas le montant des investissements nécessaires, mais nous pensons que l'enjeu le vaut.

Outre l'organisation, il existe des problèmes de recrutement. Comment détecter la fraude fiscale si tous les agents chargés de la repérer et de la poursuivre ont la même formation ? Il faudrait faire appel à des techniciens d'origines et de formations différentes. Nous avons également mis à jour des problèmes de gestion des ressources humaines, avec une mobilité excessive dans les directions basées en région parisienne, et des problèmes de formation au sein des directions nationales et régionales.

Il existe aussi vraisemblablement un problème de redimensionnement entre les unités régionales et les unités nationales : la DGFiP compte 12 600 agents travaillant sur le contrôle fiscal, mais seuls 1 100 d'entre eux travaillent au sein des trois directions nationales. Compte tenu de l'ampleur des problèmes actuels, une réflexion doit être menée sur cette répartition. Nous pensons donc qu'il convient de mettre au point un plan d'action à cinq ans. La ministre du budget a d'ailleurs souscrit à cette idée dans la réponse qu'elle nous a adressée. En raison de l'urgence, la TVA devrait quant à elle faire l'objet d'un plan d'action à trois ans.

Aujourd'hui, il n'existe ni typologie, ni cartographie des risques fiscaux, notamment en matière d'évasion internationale. Il convient donc d'en bâtir une, ce qui nécessite du temps et un plan approprié. Nous avons étudié la pratique des nouveaux pouvoirs conférés par le législateur aux administrations au cours des dernières années. Il serait prématuré de réaliser un bilan définitif, mais il apparaît qu'un certain nombre de nouveaux pouvoirs n'ont été utilisés que de manière limitée. Ainsi, la flagrance fiscale n'a été utilisée que 27 fois depuis sa création il y a deux ans. Evidemment, les services avaient besoin d'un certain temps pour s'approprier ce dispositif, mais son utilisation est restée limitée.

La coopération internationale est un enjeu majeur en matière de fraude internationale. Certes, la France a conclu de nombreuses conventions, mais il existe une divergence entre ce qui est fait en matière de blanchiment et ce qui est fait en matière fiscale. Ainsi, l'Iran, le Pakistan, l'Indonésie, l'Ethiopie et la Thaïlande ont cessé d'être considérés comme des Etats non-coopératifs du point de vue fiscal parce qu'ils ont conclu une convention fiscale d'accès aux renseignements bancaires avec la France. Or, d'après le Groupe d'action financière (GAFI), qui est un organisme intergouvernemental compétent en matière de blanchiment, ces mêmes états présentent des défaillances et n'appartiennent pas à la catégorie des pays réputés transparents. En février 2012, le GAFI a d'ailleurs accepté une avancée majeure en introduisant la fraude fiscale dans les infractions sous-jacentes du blanchiment, et il convient de tirer toutes les conséquences de la fin de la séparation entre blanchiment et fraude fiscale en unifiant les listes et les critères utilisés pour établir ces listes.

Lorsque l'on observe la coopération internationale concrète, c'est-à-dire les actions menées par la France à la demande de ses partenaires et réciproquement, on voit que le bilan en matière de redressement sur la TVA nationale est faible par rapport au volume vraisemblable de la fraude, puisqu'il ne s'élève qu'à 474 millions d'euros - ce qui ne signifie pas que cette somme ait été recouvrée. En outre, ce bilan est plutôt en baisse par rapport à 2008, puisqu'il s'élevait alors à 615 millions d'euros. Les résultats de l'assistance communautaire sont également préoccupants : en 2010, les créances françaises recouvrées à l'étranger au titre de la TVA s'élevaient à 6 millions d'euros, tandis que les créances étrangères recouvrées en France s'élevaient à 2 millions d'euros. La coopération internationale et l'assistance communautaire ont donc un produit réel limité, ce qui pose des questions en matière de détection et de recouvrement.

Je voudrais évoquer quelques difficultés qui relèvent à la fois de la fraude et de l'optimisation. L'un des éléments majeurs est la rapidité de changement de la législation. Il s'agit d'un thème connu, mais il apparaît clairement que les dispositifs de contrôles sont mis en place et s'organisent beaucoup moins vite que ne sont modifiés les textes fiscaux. Par ailleurs, il faudrait prévoir un délai entre le vote d'une disposition législative et la date de son entrée en vigueur, afin que les contrôles puissent s'organiser. Certes, la fraude ou l'optimisation peuvent également s'organiser, mais il apparait clairement que la fraude est de toute manière plus inventive, et qu'elle se développe beaucoup plus vite que ne s'adapte le contrôle fiscal.

La complexité des dispositifs constitue également une difficulté. L'existence d'un grand nombre de dispositifs fiscaux et de niches fiscales entraîne un nombre également important de possibilités d'optimisation, voire de fraude. Par ailleurs, il nous paraît essentiel de renforcer la coopération entre la direction de la législation fiscale et les services de contrôle. La collaboration actuelle est insuffisante, alors qu'une étude d'impact devrait être réalisée lorsqu'une disposition fiscale est envisagée afin d'identifier les risques potentiels de fraude. Dans l'affaire des quotas de CO2, aucune étude d'impact n'a été menée, alors que la vraisemblance d'une fraude aurait dû sembler évidente. De la même manière, faute d'une étude a priori, le coût du dispositif sur les plus-values de cession de filiales a été bien supérieur à ce qui avait été annoncé au départ.

En conclusion, je voudrais souligner l'existence d'un paradoxe. L'optimisation est le problème le plus massif, mais la lutte contre l'optimisation nécessite une évolution et une convergence des législations fiscales qui est infiniment difficile. Ainsi, c'est pour le problème le plus massif que la possibilité d'action est la plus réduite. S'agissant de la fraude, qui offre de plus grandes possibilités d'actions - le législateur pourrait ainsi étendre le dispositif de la flagrance fiscale, comme le préconise la DGFiP -, le problème essentiel relève de la mise en pratique et de l'organisation, afin que le contrôle fiscal prenne une dimension nouvelle adaptée à la dimension internationale du sujet que votre Commission a pour objectif d'étudier.

M. Philippe Dominati, président. - Merci, Monsieur le président, pour cet exposé très précis. Je propose à Monsieur le rapporteur d'ouvrir le bal des questions.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Ma première question porte sur un point sur lequel il me semble que nous buterons régulièrement : l'estimation du volume de l'évasion. Je conçois que cela ne soit enregistré nulle part, mais nous voyons pourtant circuler des chiffres dans les manuels ou dans les magazines, qui parlent de 40 ou 50 milliards d'euros. Pensez-vous que nous puissions accorder du crédit à ces chiffres ? Sommes-nous loin du compte ? Quel est votre sentiment sur ce point ?

Ma deuxième question a trait à la RGPP. Avez-vous le sentiment que la RGPP ait eu pour effet de diminuer la capacité d'intervention en matière de contrôle fiscal, comme certains commentateurs l'ont dit ? Le nombre de contrôles a-t-il bien diminué de 2 ou 3 %, comme j'ai pu le lire ?

Enfin, vous avez évoqué à juste titre la formidable évolution de la sphère financière, sa sophistication extrême, et son caractère international. Cela pose la question de la formation des agents chargés du contrôle. Cette formation est-elle satisfaisante, ou convient-il de l'améliorer ? N'existe-t-il pas une course de vitesse entre le phénomène que l'on essaye de maîtriser et la nécessité de former les agents ? Par ailleurs, avez-vous une idée du coût et du rendement du contrôle fiscal ?

M. Christian Babusiaux. - L'ordre de grandeur de 40 à 50 milliards d'euros pour la fraude fiscale et sociale est souvent avancé. La question de la TVA est plus simple à aborder, car il est possible de réaliser des comparaisons par rapport à la comptabilité nationale. En partant de la comptabilité nationale des biens et des services produits et en y appliquant le taux de TVA de chaque activité, il est en effet possible de reconstituer le montant normal des recettes. La Commission européenne a réalisé une étude portant sur le sujet en 2009, qui porte le montant de la fraude à la TVA à environ 10 milliards d'euros pour la France. A la lumière des divers éléments que nous avons recueillis, cet ordre de grandeur nous semble crédible. D'après la même étude, notre taux de fraude (qui se situe à environ 7 %) est inférieur à celui de l'Allemagne (10 %) ou de la Grande-Bretagne, tandis qu'il est supérieur à celui des pays nordiques - les Pays-Bas, la Suède ou le Danemark affichant des taux compris entre 2,8 et 4,3 %. Or, un écart de trois points sur une TVA brute de 178 milliards représente un enjeu considérable. Ainsi, quelle que soit l'évaluation exacte de la fraude, l'enjeu est de toute manière considérable.

La RGPP n'a pas diminué les capacités de contrôle fiscal, car le contrôle fiscal n'a pas été affecté par la règle des « un sur deux », bien que la DGFiP ait engagé des efforts importants en matière d'effectifs dès 2004-2005. En revanche, le nombre de contrôles stagne : l'objectif de la DGFiP est bloqué à 52 000 contrôles par an. Ainsi, on peut s'interroger sur l'opportunité d'un redéploiement d'effectif. En effet, grâce aux télé-procédures par exemple, la DGFiP réalise des gains de productivité potentiels extrêmement importants en matière de relation avec l'usager ou de gestion informatique. Un équilibrage différent pourrait donc être envisagé au profit de l'activité de contrôle fiscal.

En matière de formation, la DGFiP, qui dispose de ses propres écoles, réalise d'importants efforts. Toutefois, deux éléments nous semblent faire défaut : le recrutement - éventuellement par voie contractuelle - d'un nombre limité de spécialistes des nouveaux métiers qui se sont créés ; l'existence en son sein d'un état d'esprit adapté à l'accélération des échanges - la DGFiP sait se mettre en marche, mais il lui faut parfois du temps, comme l'a montré l'affaire des quotas de CO2.

S'agissant du coût du contrôle fiscal, nous ne disposons d'aucun chiffre, car la DGFiP ne dispose pas d'une comptabilité analytique - ce que la Cour des comptes a regretté à plusieurs reprises. En outre, la DGFiP utilise le concept de « taux d'intervention » (rapport entre le produit du contrôle fiscal et la base fiscale), qui est extrêmement sensible à la conjoncture, et ne nous semble donc pas pertinent. Nous avons toutefois observé que les dépenses de fonctionnement afférentes au contrôle de la TVA étaient stabilisées autour de 300 millions d'euros, pour un montant de droits redressés à l'échelle nationale et internationale se situant entre 2,7 et 3 milliards d'euros.

M. Philippe Dominati, président. - Quel est le montant des droits recouvrés ?

M. Christian Babusiaux. - Au niveau national et international, il est d'environ 1,5 milliard d'euros.

M. François Pillet. - Monsieur le président, votre exposé m'a passionné, et pourrait rendre clairvoyants les plus novices d'entre nous. J'ai trouvé votre analyse novatrice et extrêmement intéressante dans la manière de présenter les zones d'influence de la fraude et de l'optimisation. Vous avez d'ailleurs brisé certaines idées reçues qui n'ont jamais été démontrées, et il est regrettable que les spécialistes autoproclamées de la presse n'aient pas bénéficié de toutes les informations que vous nous avez communiquées sur la manière de quantifier les fraudes. Vous avez également justifié l'existence de cette Commission en expliquant que, si nous n'étions qu'un législateur parmi d'autres en matière d'optimisation et qu'il serait difficile de parvenir à quoi que ce soit sans les autres Etats européens, nous avions une tâche à mener en matière de fraude.

Ma question est relativement technique. L'optimisation revient parfois à jouer entre plusieurs législations de natures différentes. Pour autant, n'existe-t-il pas en droit français (tant dans le droit positif que dans les techniques de contrôle) des dispositifs permettant aux entreprises françaises d'optimiser leur situation fiscale ? Si tel est le cas, quels sont les dispositifs les plus critiquables, et lesquels devraient-êtres reformés ?

M. Christian Babusiaux. - Votre question est judicieuse, mais ni la DGFiP, ni la Cour des comptes n'ont de réponse à apporter sur ce point. Nous pensons que la DGFiP et la DLF, qui disposent de nombreuses informations, devraient établir conjointement une typologie des dispositifs facilitant l'optimisation fiscale, notamment internationale. Toutefois, en matière d'optimisation fiscale à l'échelon national, le dispositif sur les plus-values de cession de filiales a représenté 12 milliards d'euros dès la première année, ce qui est un montant considérable. On voit bien là que l'optimisation est plus importante que la fraude.

Mme Corinne Bouchoux. - Je voudrais connaître votre sentiment concernant la fuite des cerveaux que nous connaissons à travers le pantouflage, qui s'est considérablement développé ces dix dernières années, notamment dans les secteurs bancaires et industriels. Ne pensez-vous pas qu'il existe là un problème structurel ? Les personnes de qualité qui « pantouflent » permettent ensuite à des entreprises privées de profiter d'informations et d'avantages qui se rapprochent de l'optimisation, ou constituent pour le moins des facilités.

Par ailleurs, alors que nous sommes face à des situations nouvelles de fraude complexe, internationale, très imbriquée, et ayant des liens avec l'économie de la drogue - comme l'ont montré les travaux de Pierre Kopp -, nous formons des individus qui, bien que de grande qualité, sont très respectueux de la loi. Cette élite de la République est en outre marquée par une endogamie assez forte. Ne pensez-vous pas qu'il y ait matière à diversifier de manière drastique les personnels (notamment à la Cour des comptes) afin de faire émerger des approches plus iconoclastes favorisant de nouvelles pistes d'investigation ? Je pense notamment à la fraude à la taxe carbone : il peut sembler que le dispositif de fraude dépassait l'entendement, mais vos travaux ont montré que tous les éléments permettant cette fraude existaient dès le départ.

M. Christian Babusiaux. - Je ne suis pas sûr que le phénomène du pantouflage soit aujourd'hui réellement important. Au cours des dernières années, de nombreuses fraudes se sont produites à la faveur de nouvelles dispositions fiscales ou à l'occasion du développement d'un nouveau marché. Je ne pense donc pas que le pantouflage y soit pour quelque chose. La difficulté réside dans l'aptitude à discerner ce qui se déroule sur un marché. Ainsi, je crois que le Parlement a été saisi d'un amendement à la loi de finance rectificative portant sur les cartes prépayées, la DGFiP, instruite par l'expérience sur les quotas carbone, ayant voulu couper court à une fraude qui existait vraisemblablement depuis quelque temps.

Afin de lutter contre l'émergence de ces fraudes sur les marchés nouveaux, il convient de mettre en place une veille stratégique. Par conséquent, comme nous l'avons dit, la DGFiP doit être en mesure de recruter des statisticiens, des ingénieurs ou des spécialistes de marché pour établir des diagnostics et analyser les mouvement de marché. Sur tout marché qui se développe, des fraudes de tous types tendent à se développer. S'agissant des quotas de CO2, aucun diagnostic n'a été mené, alors que les évolutions du marché étaient totalement aberrantes.

M. Michel Bécot. - Je comprends bien que toutes les spécialités et toutes les compétences ne puissent être représentées au sein d'une administration. Ne pourrions-nous pas faire appel à des cabinets privés qui nous permettraient, dans certains domaines pointus, d'obtenir des diagnostics ?

M. Christian Babusiaux. - Je pense que l'externalisation comporte certains risques, notamment parce que le secret fiscal constitue une préoccupation majeure.

M. Michel Bécot. - Chaque cabinet d'expertise comptable ou d'avocat est tenu au secret.

M. Christian Babusiaux. - Tout à fait. Cependant, en matière fiscale, il me semble que le risque est important. Il existe des obligations en matière de secret fiscal, et même la Cour de compte n'a pas accès à toutes les informations qu'elle souhaite - le Parlement pourrait d'ailleurs améliorer le pouvoir de contrôle de la Cour en matière fiscale. Il existe également un risque de conflit d'intérêts. Nous pensons plutôt que la DGFiP devrait pouvoir recruter pour une durée limitée des contractuels qui apporteraient leur connaissance du marché avant de repartir dans d'autres activités. L'internalisation de l'expertise nous semble préférable à son externalisation.

M. Jacques Chiron. - L'imposition à la source, mise en oeuvre par voie informatique, ne permettrait-elle pas de dégager des moyens ? Par ailleurs, dans votre rapport, il me semble avoir lu que, parmi les contribuables les plus fortunés, 6 % des contrôles avaient généré 25 % de recettes supplémentaires. Peut-être certains contribuables doivent-ils être plus ciblés que d'autres ?

M. Christian Babusiaux. - Je n'ai plus en tête les chiffres que vous citez, mais il est certain que le rapport de la Cour publié en février indiquait que les plus gros contribuables faisaient l'objet d'un contrôle tous les 40 ans, ce qui nous semblait insuffisant. Le problème du ciblage est incontestable, et doit être lié à la question de la répartition des effectifs de contrôle que j'évoquais. Il faudrait sans doute effectuer une double bascule d'effectif : entre l'effectif de gestion et l'effectif de contrôle d'une part ; au sein de l'effectif de contrôle, entre l'effectif de terrain réalisant des contrôles ordinaires et les directions nationales chargées des contrôles plus techniques d'autre part. Aujourd'hui, 1 % de l'effectif la DGFiP est aligné sur le contrôle fiscal des grandes entreprises et des plus hauts revenus. Ce ratio n'est vraisemblablement pas optimal, mais nous n'avons pas formulé de préconisations à ce stade.

M. François Pillet. - Pouvez-vous nous confirmer que le nombre considérable de lois fiscales - qui fait du Code général des impôts le code le plus lourd de la collection Dalloz - favorise une optimisation fiscale non voulue par le législateur ?

M. Christian Babusiaux. - Ce sujet est tout à fait majeur à nos yeux. Cependant, il ne concerne pas spécifiquement l'évasion internationale. Cette situation explique que l'optimisation soit certainement supérieure à la fraude fiscale. Les dépenses fiscales listées dans le fascicule Voies et moyens de la loi de finances ont un coût approximatif de 73 milliards d'euros, et les dispositifs non listés représentent approximativement un montant équivalent, soit un total de 150 milliards d'euros. Par nature, les possibilités d'optimisation sont plus importantes que la fraude dans un système comprenant 500 niches fiscales.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Savez-vous quelle est l'expérience de vos homologues en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis ? Par ailleurs, pourriez-vous illustrer quels types de fraude l'e-commerce, que vous avez évoqué tout à l'heure, peut amener ?

M. Christian Babusiaux. - Nous n'avons pas étudié les contrôles réalisés par nos homologues sur l'administration fiscale. Par rapport à d'autres pays, notre administration fiscale est particulière : ainsi, en Allemagne, les contrôles fiscaux relèvent des Länder, et la DGFiP n'y a pas d'équivalent.

En matière d'e-commerce, les transactions peuvent être réalisées depuis un pays étranger et donner lieu à l'envoi de produits à des particuliers. Comment appliquer la TVA sur ces importations ? Nous pensons qu'il existe des risques particuliers qui devraient être analysés par l'administration fiscale.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le président, merci pour votre participation.

Mercredi 7 mars 2012

- Présidence de M. Jacques Chiron, vice-président -

Audition de MM. Michel-Pierre Prat et Cyril Janvier, auteurs du « Petit dictionnaire de la fraude fiscale »

M. Jacques Chiron, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons MM. Michel-Pierre Prat et Cyril Janvier, auteurs du Petit dictionnaire de la fraude fiscale.

Messieurs, je rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées plénières, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Par conséquent, je vais vous demander de prêter serment.

Monsieur Prat, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Michel-Pierre Prat prête serment.)

M. Jacques Chiron, président. - Monsieur Janvier, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Cyril Janvier prête serment.)

M. Jacques Chiron, président. - Je vous remercie.

Je vous propose de commencer immédiatement par un exposé liminaire. Vous répondrez ensuite aux questions, qui vous seront posées tout d'abord par le rapporteur de la commission d'enquête, M. Éric Bocquet, puis, naturellement, par les autres membres de la commission.

Vous avez la parole, monsieur Prat.

M. Michel-Pierre Prat, coauteur du Petit dictionnaire de la fraude fiscale. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, messieurs les sénateurs, nous sommes honorés de répondre à vos questions. Notre apport sera sans doute relativement modeste, dans la mesure où le Petit dictionnaire de la fraude fiscale que nous avons commis se voulait un simple ouvrage pédagogique. Il nous a été commandé en tant que tel, peut-être parce que nous avons été confrontés à ce type de sujet au cours de notre vie professionnelle. Cela dit, nous ne sommes pas des spécialistes.

Dans cet ouvrage, nous nous sommes attachés à donner un certain nombre de définitions, à être volontairement pédagogiques. Nous avons simplement fait un travail de recension des différents travaux existant sur le sujet. Ce n'est pas un ouvrage de la Cour des comptes. Je le redis, nous n'avons pas été mandatés par la Cour, il est très important de le savoir. Cela dit, bien sûr, en tant que magistrat ou attaché de la Cour, nous pouvons répondre à vos questions.

Nous avons voulu donner un certain nombre d'explications aux questions qui se posaient sur le sujet, auxquelles nous étions confrontés de par notre exercice professionnel - j'ai présidé la chambre régionale des comptes du Centre puis, jusqu'à ces derniers jours, la chambre régionale des comptes de Rhône-Alpes -, mais également, en ce qui me concerne, en tant qu'enseignant en finances publiques. J'ai donné de nombreuses conférences, au cours desquelles des questions relatives à la fraude fiscale étaient très souvent posées, alors que le sujet, jusque-là, était peu abordé.

Il y a en effet toujours eu beaucoup d'ouvrages sur la fiscalité au sens large, et sur les administrations du ministère des finances qui travaillent sur le sujet. Bien sûr, la Cour des comptes a comme référence les rapports qui ont pu être faits - j'en ai deux ici - par le Conseil des prélèvements obligatoires. Cette structure a travaillé sur le sujet dans la période récente, surtout à partir de 2007, date à laquelle elle a publié le rapport que vous connaissez, qui a été l'un des ouvrages de référence, dans la tentative nouvelle visant à mieux comprendre les problèmes de fraude fiscale.

Nous nous sommes efforcés de déterminer les différents domaines de la fraude, que nous avons explicités. L'intitulé de l'ouvrage est Petit dictionnaire de la fraude fiscale, mais, en réalité, il n'est pas constitué de définitions courtes, comme en comporterait un dictionnaire. C'est plutôt un abécédaire, mais l'éditeur voulait ce titre-là.

Nous avons voulu que l'ouvrage compte plusieurs entrées, parce que le terme de fraude fiscale recouvre des sujets beaucoup plus larges que la simple évasion. Je crois d'ailleurs savoir que la commission d'enquête voudrait travailler sur les problèmes d'évasion fiscale. Le terme enveloppe l'ensemble des sujets ayant trait à la volonté d'échapper, en quelque sorte, à un certain nombre de contrôles. Nous verrons aussi qu'il existe des problèmes liés aux comportements d'optimisation. Le contexte lui-même est donc évolutif, et dépend de ce que l'on veut regarder.

De plus, dans l'ensemble des travaux qui sont menés, il faut bien identifier ce qui relève de la part fiscale proprement dite de ce qui ressortit à la part sociale. Beaucoup de travaux menés sur les problèmes de la fiscalité sociale, liés en particulier à l'emploi, sont mis en avant. Nous avons, modestement, voulu contribuer à éclaircir un certain nombre de ces données de base.

Telle est la première observation que je tenais à formuler, laissant à Cyril Janvier le soin de vous donner par la suite quelques éléments tendant à expliquer le travail d'identification que nous avons voulu mener.

Je voudrais faire une deuxième observation. Comme il s'agit d'un ouvrage qui se voulait pédagogique - je vous ai dit qu'il faisait le point sur les principales définitions -, nous ne pouvions pas aborder les questions relatives aux manques pouvant exister dans la législation actuelle. Dans ce petit ouvrage, il ne s'agissait pas de se faire force de proposition ni de lancer des pistes de travail sur tel ou tel point. Il n'en demeure pas moins que, avec toute la prudence qui était la nôtre, nous avons mentionné, en utilisant le conditionnel, des points sur lesquels des questions méritaient d'être posées, même si nous exposions la réalité des faits à un moment donné.

Prenons un ou deux exemples, à commencer par la notion de paradis fiscal.

On le sait, un certain nombre de pays étaient répertoriés sur la liste noire de l'OCDE. Désormais, il n'y en a plus. Est-ce à dire qu'il n'y a plus de problèmes ? Non, il y en a encore, parce que la suppression du paradis fiscal dans la définition elle-même donnée pour l'occasion, ne supprime pas le fait, même si, d'un point de vue réglementaire, l'on pourrait dire que les pays concernés ne répondent plus aux critères qui ont prévalu pour établir la liste.

Dans ce cas précis, le but de l'ouvrage n'était pas de critiquer ni de proposer une autre définition. Nous nous sommes simplement permis d'employer le conditionnel pour que le lecteur puisse réfléchir sur le sujet et l'approfondir ultérieurement.

De la même façon - comment pourrais-je le dire de façon simple ? -, nous savons que notre administration fiscale est extrêmement importante, et performante. Mais, si la France, et son administration fiscale, est très bonne en matière de gestion de la fiscalité, lorsqu'il s'agit de mener des contrôles, en particulier pour lutter contre l'évasion fiscale vers d'autres pays, elle n'est peut-être pas allée aussi loin qu'elle le pourrait.

Même si nous ne l'avons pas évoqué explicitement, nous avons pu constater - je m'adresse ici aux parlementaires que vous êtes -, en travaillant sur notre ouvrage, en observant l'ensemble de l'organisation de l'administration et les résultats de son action, et en menant une comparaison avec d'autres pays, notamment certains voisins de la France qui, confrontés au même type de problèmes, ont entrepris des actions extrêmement sérieuses, qu'il y avait sans doute en la matière des sources de progrès sur lesquelles une commission d'enquête comme la vôtre pourrait travailler, ce que nous n'avons pas fait dans cet opuscule.

Voilà les deux observations principales que je voulais formuler.

Par ailleurs, en tant que magistrat ou attaché de la Cour, nous avons pu, dans notre parcours, être confrontés à ces sujets lors de nos enquêtes. J'ai par exemple - je vous le dis en aparté - mené le contrôle sur l'ARC, l'Association pour la recherche sur le cancer, il y a une dizaine d'années de cela, ainsi que sur d'autres organismes comparables. Or, dans l'exercice même de notre métier - je sais d'ailleurs que vous auditionnez d'autres personnes de la Cour, qui doivent avoir, je pense, une approche un peu similaire -, nous n'avons pas la possibilité d'accéder à toutes les informations. Il faut sans doute y voir l'effet d'un certain nombre de précautions méthodologiques, mais il n'est pas toujours simple, dans les contacts avec les pays étrangers, d'avoir connaissance de certains éléments.

Cela est surtout vrai quand nous avons à réaliser un rapport dans un délai limité. La notion de temps est ici importante. S'il faut effectivement plusieurs années pour obtenir un élément d'information, il n'est pas évident d'améliorer la connaissance que l'on peut avoir de telle ou telle procédure.

Je laisse la parole à Cyril Janvier pour peut-être préciser comment nous avons traduit dans ce petit ouvrage les deux points que je viens de vous indiquer.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier, coauteur du Petit dictionnaire de la fraude fiscale. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, messieurs les sénateurs, cet ouvrage avait vocation à faire la synthèse de ce qui existait et, notamment, à préciser un certain nombre de définitions, qui étaient parfois relativement floues. Cela nous a amenés à constater qu'il y avait, finalement, peu d'ouvrages ou d'articles qui abordaient le thème de la fraude fiscale et que, surtout, les éléments de définition pouvaient être mouvants, que les définitions elles-mêmes ne recouvraient pas tout à fait les mêmes réalités.

Nous nous sommes donc attachés à préciser certaines notions et, de fait, à tenter de couvrir le champ de la fraude fiscale et à en retracer l'ampleur. Or, ce faisant, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait très peu de matériau, si ce n'est le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, datant de 2007, dans lequel, pour donner une idée de l'ampleur de la fraude fiscale et sociale, champ plus large que la simple évasion fiscale, on évoque un montant se situant entre 29 milliards et 40 milliards d'euros.

Ce chiffre est repris dans l'essentiel des articles que nous avons pu compiler, ainsi que dans la presse et dans les ouvrages spécialisés. Nous n'avons pas eu l'impression qu'il existait beaucoup de travaux qui puissent ne serait-ce que confirmer ou préciser ce montant.

Nous avons par ailleurs souhaité préciser des notions qui étaient floues ou parfois utilisées les unes pour les autres. Je pense notamment aux notions d'optimisation et de fraude fiscales.

Nous nous sommes également attachés à préciser le fait que l'évasion ou la fraude fiscale ne sont pas - et de loin ! - l'apanage des particuliers. Sous couvert d'une optimisation fiscale et par le jeu de l'internationalisation de leurs structures, les entreprises participent à ce que nous appellerons une « diminution assumée » de leur matière imposable par des utilisations comptables de cette matière, ce qui peut, pour certaines, s'assimiler à une forme d'évasion fiscale, dès lors que l'objectif est très clairement de localiser une partie des bases imposables dans des paradis fiscaux.

La notion de paradis fiscal est extrêmement difficile à appréhender, parce que les définitions sont très diverses. La liste noire des paradis fiscaux, établie par l'OCDE, ne comprend donc plus aucun pays, M. Prat l'a dit. Cela paraît surprenant. Il existe également une liste grise établie par l'OCDE. D'autres institutions internationales ont établi des listes d'États assimilés à des paradis fiscaux.

Le droit français retient la notion d'État ou de territoire non coopératif, sans mentionner celle de paradis fiscal. Des organisations non gouvernementales ont leur propre liste, beaucoup plus large que celles de l'OCDE.

La définition du paradis fiscal est donc floue. De fait, les pays considérés comme étant des paradis fiscaux ne sont pas clairement identifiés, ce qui contribue à rendre plus difficile encore la définition. On a aussi constaté que les aspects comptables, notamment les aspects extrêmement techniques de la comptabilité, comme la notion de prix de transfert, pouvaient être un moyen de participer à une évasion fiscale ou, en tout cas, à une minoration de la base imposable.

Le calcul des prix de transfert est une matière extrêmement complexe, qui fait intervenir des experts-comptables et des grands cabinets internationaux, et qui rend le contrôle des modalités de fraude fiscale extrêmement difficile.

Ce travail de synthèse et de définition nous a donc permis de constater qu'il n'y avait pas de concepts généralement partagés, qu'il existait de gros problèmes de définition et, partant, de grosses difficultés à appréhender aussi bien la matière que l'efficacité des politiques de lutte contre la fraude fiscale, puisque le champ est extrêmement difficile à circonscrire.

M. Jacques Chiron, président. - Je vous remercie, messieurs.

Vous allez maintenant répondre aux questions des membres de la commission.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Messieurs, je commencerai par deux ou trois questions pour engager l'échange, sur lesquelles je reviendrai peut-être par la suite. J'imagine que les membres de la commission d'enquête auront aussi des questions à vous poser.

Premièrement, l'année 2009 a, semble-t-il, constitué un tournant, en tout cas dans l'opinion publique, vis-à-vis de ces phénomènes, du fait de la crise. Je pense notamment au sommet du G20 de Pittsburgh, en septembre 2009, où furent annoncées des mesures de régulation relatives notamment aux paradis fiscaux. Pouvez-vous dresser le constat de l'évolution de la situation, voire de son amélioration depuis ces annonces ? Quelles sont les mesures qui ont été prises ? Y a-t-il eu, de ce point de vue, certains résultats ?

Deuxièmement, vous indiquez - on l'a d'ailleurs entendu dire par plusieurs sources différentes, et je pense pouvoir partager ce point de vue - que l'administration fiscale est efficace et fournit même un beau travail. Pour autant, les années de RGPP que l'on a vécues n'ont-elles pas pu nuire à l'efficacité des contrôles, même s'il nous a été dit, hier, que certains secteurs avaient été épargnés ? Des chiffres objectifs nous indiquent en effet que le nombre de contrôles a plutôt eu tendance à diminuer ces dernières années, compte tenu des suppressions d'emplois dans les services concernés.

Troisièmement - j'aborderai d'autres points dans un deuxième temps -, vous avez évoqué le cas de l'ARC. Ce n'est pas notre sujet, bien sûr, mais pourriez-vous développer les difficultés que vous avez pu rencontrer dans votre enquête, notamment du fait de la dimension internationale des associations ou fondations semblables à celle sur laquelle vous avez été amené à travailler ?

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel-Pierre Prat.

M. Michel-Pierre Prat. - Ces derniers temps, le sujet est effectivement devenu d'actualité, car les problèmes relatifs au déficit sont apparus cruciaux, tout comme la recherche d'un certain nombre de financements possibles pour y remédier. Cyril Janvier a évoqué des montants allant jusqu'à 40 milliards d'euros. À la limite, que ce soit 50 milliards ou 35 milliards d'euros importe peu : on sait qu'il s'agit d'une masse importante, corroborée par les études menées dans les pays voisins de la France. On retrouve à peu près, in fine, cette évaluation.

La période récente a donc permis de révéler ce problème, et de faire prendre conscience de son existence à tout le monde, au public comme aux spécialistes des finances publiques. Dans les années passées, en effet, ce n'était pas un sujet que l'on intégrait dans la recherche de recettes ou de moindres « non-recettes ». On considérait presque comme normal qu'il y ait un peu d'évasion.

Ces dernières années ont donc permis de mettre le sujet sur la place publique, même si les finances publiques ne sont pas la chose du monde la mieux partagée ! On pouvait néanmoins le ressentir à travers les interrogations qui nous parvenaient, la meilleure preuve étant que l'on nous a demandé un ouvrage sur le thème. Dans la sphère universitaire, où j'intervenais, beaucoup de questions m'étaient posées sur ce sujet.

Si donc la dernière période a permis une prise de conscience, ce fut sans que de véritables mesures destinées à maîtriser l'ensemble du phénomène soient adoptées pour autant. J'en vois la meilleure preuve - je ne sais pas si Cyril Janvier partage cette analyse - dans le fait que nous n'avons pas senti de modification du mode de fonctionnement des principales institutions chargées d'intervenir dans le contrôle.

Il est vrai que le ministère des finances, même extrêmement performant, a pu être pris par les problèmes liés à la fusion de la DGI et de la DGCP, entre autres. Au moment de dresser la liste de l'ensemble des acteurs, on a tout de même pu constater qu'énormément de services interviennent dans le domaine de la fraude fiscale. Peut-être ne communiquent-ils pas systématiquement entre eux ? Vous aurez une direction concernée uniquement par les problèmes internationaux ; une autre intervenant dans tel autre secteur et ainsi de suite.

Nombre de structures interviennent donc, quelque peu modestes par rapport à l'ampleur de la tâche, qui mériteraient peut-être de faire l'objet de mesures d'organisation afin de synthétiser le tout. J'outrepasse certainement mon rôle, mais, compte tenu de mon expérience, y compris, entre autres, dans les cabinets ministériels, je me rends compte qu'il s'agit là d'une vraie difficulté.

J'ai un ou deux exemples en tête. Je pense notamment à la mise en place du suivi des quelques personnalités qui ne sont pas à jour de leurs versements. Il s'agit surtout d'artistes ou de sportifs qui gagnent d'un seul coup des sommes importantes. Ils font appel à des cabinets de conseil, qui ne sont pas toujours du meilleur conseil, d'ailleurs ! Pour permettre ce suivi, le ministère a dû mettre en place une cellule vraiment particulière, qui faisait la synthèse de l'ensemble des informations, afin de tenter de résoudre les problèmes posés par ce phénomène.

On peut très souvent remédier à cette évasion fiscale, qui peut être voulue ou conseillée, d'ailleurs. En effet, on se rend compte assez fréquemment qu'elle n'est pas le fruit d'une démarche volontaire des intéressés. On leur avait simplement dit que ce serait mieux de faire des placements à l'étranger. Il n'y avait pas nécessairement de volonté de frauder absolument. Toujours est-il qu'il a fallu mettre en place une petite structure, qui aborde l'ensemble des problèmes et s'attache à savoir quels sont les revenus des personnes concernées, comment ces dernières s'y sont prises, quel type d'enquête a été mené sur leurs déclarations, et j'en passe.

Je pense donc que l'administration pourrait peut-être mettre ce sujet à l'ordre du jour, pour essayer d'acquérir une meilleure connaissance du phénomène.

Alors, y a-t-il eu sensibilisation ? La réponse est « oui ». De nouveaux outils ont-ils été mis en oeuvre ? Peut-être que, sur ce point, les parlementaires peuvent intervenir !

Voilà ma réponse à votre première question, monsieur le rapporteur.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois. - J'avoue tout d'abord mon ignorance. Je ne connaissais pas votre livre, qui me semble intéressant. En revanche, le terme de fraude fiscale qui figure dans le titre de votre ouvrage est très générique.

Je voudrais vous poser deux questions.

Tout d'abord, abordez-vous, dans votre livre, la situation aussi bien des entreprises que celle des particuliers, qui sont tout à fait différentes ? J'ai bien dit que je ne connaissais pas votre ouvrage, et la question peut donc paraître puérile. Je la pose néanmoins, d'autant je ne sais pas non plus si mes collègues ont lu votre livre.

Ensuite, vous soulevez une question d'importance, me semble-t-il, sur la différence entre l'optimisation et la fraude fiscales. Vous mentionnez ce service administratif qui, au sein de l'administration centrale, fait un peu la jonction pour mieux comprendre l'action de ces cabinets de « conseil », qui ne sont pas forcément dans l'illégalité, qui travaillent légalement, mais dans un contexte où existe une marge de manoeuvre permettant parfois de basculer dans ce qui reviendrait, sans que ce soit nécessairement le but recherché, à de l'évasion fiscale.

Il me semble que, d'après les propos que vous venez de tenir, vous évoquez la nécessité pour l'administration centrale de disposer d'un service qui serait, sans porter de jugement de valeur sur ce qui existe à l'heure actuelle, plus performant pour faire le départ entre optimisation et fraude. Il y a en effet des zones d'ombre d'un côté comme de l'autre. Quel est votre point de vue sur cette question ?

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Michel-Pierre Prat. - Je garde en tête vos questions, monsieur le rapporteur !

M. Cyril Janvier. - Nous avons bien abordé la question de la fraude des particuliers et des entreprises dans l'ouvrage. Il est certain que les modalités de fraude sont différentes.

Les particuliers vont moins pouvoir utiliser la palette offerte par le droit fiscal que les entreprises. Si la complexité du droit fiscal est réelle pour les particuliers, elle l'est encore plus pour les entreprises, qui peuvent, en fonction de leur taille et des conseils qu'elles ont les moyens de s'offrir, creuser la matière juridique, voire profiter de ses failles, de ses subtilités et agencer la présentation de leur activité de manière à optimiser.

La frontière entre l'optimisation et la fraude est extrêmement floue ; elle dépend de l'utilisation des textes. Si l'administration fiscale considère que leur utilisation est abusive, elle pourra décider qu'il y a un contexte de fraude. Si l'utilisation reste dans l'esprit de la loi, on est dans l'optimisation. Toujours est-il que les entreprises ont des conseils spécialisés en optimisation fiscale de façon plus généralisée que les particuliers. Ces deux points sont donc abordés.

Les entreprises utilisent largement l'internationalisation, qui leur offre la possibilité de faire remonter les bénéfices dans des filiales ou des sociétés mères situées dans des pays fiscalement plus favorables pour elles, sans pour autant parler de paradis fiscaux.

Dans l'ouvrage, nous avons pris l'exemple de Google, moteur de recherche universellement connu. L'essentiel des revenus de Google provient de la publicité, qui est plus ou moins ciblée. Le siège de Google Europe est situé en Irlande, puisque les revenus tirés de la publicité y sont moins taxés qu'ailleurs. Voilà déjà un début d'optimisation, fiscale pour le coup, même si l'on ne voit pas forcément très bien pourquoi le coeur de l'activité de Google pour l'Europe se situerait en Irlande !

Cela étant, l'organisation de Google est encore un peu plus subtile que cela. Google Irlande est en effet d'autant moins taxée que sa matière imposable est très faible. Google Irlande est peu rentable, essentiellement, semble-t-il, parce qu'elle achète à une autre structure de Google le droit d'utiliser la technologie du moteur de recherche, l'algorithme « Google Panda ». Ce dernier est facturé par une autre entité de Google, suffisamment cher pour que Google Irlande ne puisse pas réaliser de larges bénéfices, ce qui réduit d'autant la matière imposable irlandaise. La société de Google qui détient l'algorithme de recherche est, quant à elle, située aux Bermudes...

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel Bécot.

M. Michel Bécot. - Mes questions rejoignant celles de mon collègue, je ne vais non pas les répéter, mais simplement tenter de les compléter.

J'ai l'impression que la marge entre fraude et optimisation est de l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarettes. C'est un peu ce qui me gêne, car, à l'échelle européenne, nous n'avons pas tout à fait la même vision de l'optimisation et de la fraude. C'est ce qui nous a déjà été expliqué.

Il est vrai que, en matière d'optimisation, il est possible d'agir, puisque, finalement, cela dépend de nous, de la loi. Le législateur peut donc intervenir et faire en sorte, peut-être, de dissiper certaines zones d'ombre. Vous le disiez à l'instant, l'optimisation, grâce notamment au recours aux prix de transfert, ressemble presque à une évasion fiscale frauduleuse. Je crois qu'il y a matière à réflexion, afin, peut-être, d'apporter une définition par la loi. Il faut que nous essayions, tous, d'y voir un peu plus clair, cela ne fait aucun doute. Il est vraiment nécessaire de dresser une barrière claire entre les activités, de façon à ne pas dissuader les services fiscaux de taxer une entreprise.

Là encore, la France ne peut agir seule. Il faudrait qu'une disposition européenne soit instituée, ou que nos collègues européens fassent la même chose. Cela reviendrait, sinon, à se tirer une balle dans le pied. Pour nos entreprises, de plus, ce serait assez grave. Voilà toute la subtilité du problème.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel-Pierre Prat.

M. Michel-Pierre Prat. - Si vous me le permettez, monsieur le sénateur, je tempérerai la dernière partie de votre intervention. Les autres pays développés de l'Union sont confrontés au même type de problèmes. Ils ont travaillé, comme vous-même je suppose, sur ces questions. Certains ont même mis en place des éléments de compréhension presque plus importants que les nôtres. On ne peut donc pas dire que, si la France avançait dans le domaine, elle serait complètement précurseur et que son action nuirait à l'ensemble de nos entreprises.

C'est une idée que l'on rencontre parfois. Nous ne l'avons toutefois pas développée dans l'ouvrage, car nous nous sommes rendu compte que les pays développés confrontés à un manque à gagner du même type que la France - je pense à la Grande-Bretagne ou à l'Italie, pour qui c'est un sujet encore plus important - ont développé des travaux en ce domaine. Je ne parle pas, bien sûr, des pays d'accueil des capitaux, comme le Luxembourg ou la Suisse, qui se gardent bien d'évoquer le sujet !

En travaillant sur notre ouvrage, nous avons ainsi constaté, ce qui m'a d'ailleurs surpris, car je ne m'y attendais pas spécialement ou plutôt n'avais pas d'idées a priori, que d'autres pays avaient avancé sur le sujet. Vous voyez, monsieur le sénateur, cela répond en partie à votre question.

Des travaux sont donc menés en la matière, répondant à une vraie demande. Qu'ils aient abouti ou non à une traduction politique, c'est autre chose ! Je crois néanmoins qu'il existe des sources de progrès en ce domaine, sans que nous soyons pour autant des francs-tireurs isolés. En réalité, c'est un problème qui implique des sommes tellement importantes que tout le monde est amené à s'interroger.

Je voudrais apporter une deuxième précision. Nous nous sommes rendu compte qu'il était, naturellement, nécessaire d'adopter des textes législatifs pour aider à la maîtrise du phénomène. Néanmoins, la matière étant complexe, les administrations financières sont obligées de prendre des mesures par voie de circulaire ou autres qui font le bonheur des spécialistes de la fiscalité. Je crois donc que toute mesure déjà prise ou toute avancée future dans le domaine mériterait de faire l'objet d'un retour sur leur mise en pratique. Ce n'est pas le tout de voter un texte de loi. Il faudrait exiger, deux ou trois ans après son adoption, un compte rendu de la manière dont est traduite la volonté des élus sur le plan réglementaire strict, afin de savoir quelle circulaire, par exemple, a été adoptée et quelles en ont été les conséquences pratiques. Surtout en cette matière, le législateur mériterait d'avoir un retour.

La Cour des comptes s'est d'ores et déjà engagée dans un exercice similaire puisque, comme vous avez pu le lire dans le dernier rapport de la Cour, quand nous formulons une recommandation ou une observation, nous examinons les suites qui leur sont données.

Dans la matière qui nous occupe, je pense que ce serait également utile car certains, évidemment, se cachent derrière l'interprétation du texte proposée dans telle ou telle circulaire pour donner un conseil en matière d'optimisation. Il ne faudrait pas que la pratique des entreprises ou des cabinets de conseil deviennent l'élément de référence sur ce qu'il faut considérer comme la loi. Vous voyez jusqu'où cela peut aller !

C'est parfois ainsi que cela se passe. Nous avons rencontré le cas de figure dans quelques contributions : c'est non plus l'administration qui met en oeuvre le texte voté par l'élu, mais pratiquement les spécialistes qui décident de la manière dont il faut le comprendre. Cela peut arriver.

C'est pourquoi je suggérerais la mise en place de ce retour, en quelque sorte.

M. Michel Bécot. - Une clause de revoyure !

M. Michel-Pierre Prat. - S'agissant de l'ARC, nous n'en avons pas parlé dans notre ouvrage, mais, lorsque j'étais magistrat à la Cour des comptes, nous avons mené une enquête sur cette association. C'était d'ailleurs la première sur un organisme faisant appel à la générosité publique. En effet, ces organismes sont des structures privées qui, jusqu'alors, ne relevaient pas de la compétence de la Cour. Mais le législateur a décidé de modifier la loi, notamment parce que ces organismes se sont vu déléguer le pouvoir extraordinaire de délivrer des certificats de dégrèvement fiscal - compétence, depuis 1789, du Parlement, qui vote l'impôt -, pouvoir en contrepartie duquel ils ont l'obligation de rendre publics leurs comptes.

Vous vous en souvenez, cet épisode avait défrayé la chronique parce que notre enquête avait montré que, contrairement à ce qu'elle affirmait, l'ARC consacrait non pas entre 85 % et 90 % des fonds perçus à la recherche - 600 millions de francs par an, soit un peu moins de 100 millions d'euros -, mais 27 %.

Au début, nous avons été critiqués, et certains, notamment ceux qui étaient destinataires de ces fonds, nous ont reproché d'aller « embêter » l'ARC.

Par la suite, nous avons constaté que presque tout le monde ignorait les filières d'évasion fiscale utilisées par l'ARC pour transférer des fonds au Luxembourg, en Suisse et dans certains pays africains. Or nous n'avons pas pu obtenir, de la part des grandes banques françaises ayant autorité sur la place de Paris, les renseignements que nous demandions. Et c'est grâce au Parlement, qui a repris nos propositions, que nous avons eu le droit d'accéder à des informations couvertes par le secret bancaire. Nous avons pu alors constater ces transferts de fonds.

À titre d'anecdote, sachez que le principal transfert de fonds avait lieu à la fin de l'année parce qu'ils utilisaient comme couverture une entreprise de fabrication de jouets. De fait, personne ne s'étonnait de ces très importants transferts de fonds, en janvier, juste après la période des fêtes.

Nous n'avons pas pu obtenir d'informations sur les transferts de fonds vers le Luxembourg. En Suisse, l'association avait recours à un imprimeur pour la délivrance de fausses factures. Il nous a fallu attendre cinq années pour que, au décès de l'imprimeur, son héritière retrouve dans ses papiers des documents et nous confirme, très loyalement, le bien-fondé de nos soupçons.

Cet imprimeur tenant tous ses dossiers à jour, nous avons pu mener un travail d'enquête démontrant la réalité de ces transferts illégaux de fonds, avec aussi une présentation des comptes erronée. Nous avons également été aidés par l'administration française.

Comme vous le constatez, même pour un magistrat de la Cour des comptes, il est difficile d'accéder à certaines informations. Par exemple, au cours d'une enquête, nous ne pouvons mettre en cause telle ou telle personne que si elle est directement impliquée. Dans le cas de l'ARC, nous avons pu mettre en cause Jacques Crozemarie parce qu'il en était le président et parce qu'il était lié à l'enquête. C'est ainsi que nous avons pu obtenir des renseignements, sans pour autant pouvoir étendre notre champ d'intervention. Peut-être cela vaut-il mieux d'ailleurs, mais les magistrats sont astreints, comme d'autres, au secret professionnel, de même que certaines auditions effectuées dans le cadre d'une commission d'enquête parlementaire peuvent être secrètes.

Des progrès sont sans doute possibles et il est fort probable que le président de la première chambre de la Cour des comptes, que vous avez reçu hier, partage ce sentiment. Obtenir des renseignements n'est pas toujours simple, même en l'absence de mauvaise volonté de nos interlocuteurs. Mais, par exemple, il faut parfois interroger cinq ou six directions différentes, pour l'international, pour les entreprises servant de couverture. Ce constat n'est pas propre à l'enquête que nous avons menée sur l'ARC et nous rencontrons assez régulièrement ce type de situation.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - Nous avons utilisé plusieurs rapports : outre celui du Conseil des prélèvements obligatoires, évidemment, le rapport de décembre 2010 du CCFD-Terre solidaire, sur l'économie déboussolée, qui, même s'il convient de prendre un peu de recul sur certaines des affirmations, contient des références chiffrées intéressantes sur la place des paradis fiscaux dans l'économie.

Sur un champ très complémentaire, mais légèrement différent de celui que nous avons abordé, on y distingue, d'une part, le rôle des paradis fiscaux et les modalités d'utilisation qu'en font les grands groupes internationaux ; d'autre part, le rôle des grands cabinets de conseil, qui a été évoqué tout à l'heure, dans l'élaboration d'une stratégie internationale d'optimisation fiscale par les grands groupes.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. - Mes interrogations rejoignant celles de mes collègues, j'essaierai de ne pas être trop redondant.

Comme on le voit, il est difficile d'établir une distinction entre fraude fiscale et évasion fiscale. Nous sommes là au coeur du problème. Ceux qui ont les moyens de s'offrir les services de bons conseillers fiscaux peuvent recourir à l'évasion fiscale - quand ce n'est pas à la limite de la fraude fiscale -, alors que les petites et moyennes entreprises, pour parler du monde de l'économie, n'ont pas ces facilités.

Ensuite, je considère que ces questions relèvent du législateur. J'entends bien ce que vous dites sur la problématique de l'application de la loi, mais je rappelle que le Sénat a créé une commission pour le contrôle de l'application des lois qui a notamment pour mission de vérifier que les décrets sont conformes à l'intention du législateur. Ce contrôle est absolument indispensable, sinon le Parlement ne servirait pas à grand-chose.

Je voudrais vous poser deux questions très précises, même si je ne suis pas certain que vous les ayez traitées dans votre dictionnaire, que je n'ai pas encore eu le plaisir de compulser - mais je ne dois pas être le seul !

Parlant des paradis fiscaux, vous avez fait référence à une liste noire, à une liste grise et aux États non coopératifs. Quelles différences existe-t-il entre ces trois notions ?

Par ailleurs, savez-vous si de grandes banques françaises disposent de succursales ou de filiales dans des pays figurant sur l'une de ces listes ? Il est important que nous le sachions.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - En réalité, ce que l'on appelle un État ou territoire non coopératif, un ETNC, c'est le paradis fiscal en droit français.

Il n'existait, dans le code général des impôts, aucune référence à la notion de paradis fiscal. Seule une instruction datant de 1973 y faisait vaguement allusion. À partir de 2009, on a parlé de « pays à régime fiscal privilégié », notion beaucoup plus large que celle de « paradis fiscal ».

Désormais, l'article 238-0 A du code général des impôts fait référence aux « États et territoires non coopératifs », dont la liste est dressée chaque année par décret, sachant qu'aucun d'eux ne peut, par définition, être membre de l'Union européenne. Le premier décret a été publié en janvier 2010 par le ministère de l'économie, après avis du ministère des affaires étrangères. De fait, des considérations diplomatiques, parmi d'autres, entrent en ligne de compte, qui peuvent réduire la portée de cette notion d'ETNC.

La notion de paradis fiscal, quant à elle, est générique : on considère comme paradis fiscal un État qui permet d'alléger singulièrement la matière imposable.

Plusieurs organismes ont dressé une liste de paradis fiscaux, la plus connue étant celle de l'OCDE, qui distinguait plusieurs niveaux entre les paradis fiscaux en fonction du degré de coopération des États : les États qui ne répondaient absolument pas aux demandes de coopération en matière fiscale étaient inscrits sur la liste noire ; les États qui se montraient plus coopératifs ou qui avaient signé des conventions de coopération avec d'autres pays étaient inscrits sur la liste grise, étant entendu qu'ils pouvaient en être retirés s'ils se montraient particulièrement volontaristes en la matière.

Aujourd'hui, la liste noire des paradis fiscaux établie par l'OCDE est vide, essentiellement parce que les pays qui y figuraient ont passé des conventions de coopération avec d'autres États. C'est ainsi que des pays qui figuraient sur cette liste noire, adoptant une démarche très utilitariste, se sont empressés de signer des conventions de coopération d'assistance fiscale avec d'autres paradis fiscaux, ou avec des pays comme le Groenland ou les Iles Feroe.

M. Michel-Pierre Prat. - À leur grande surprise !

M. Cyril Janvier. - L'esprit dans lequel ces listes avaient été dressées a été clairement détourné.

M. Yannick Vaugrenard. - C'est se moquer du monde !

M. Cyril Janvier. - Cela étant, on ne peut pas considérer que ces pays sont désormais parfaitement parties prenantes aux échanges d'informations, parce que l'OCDE ne retient que le nombre de conventions passées et non la qualité, si je puis dire, du cosignataire.

M. Michel-Pierre Prat. - C'est vrai qu'il y a là une source de progrès, parce que si l'on retient simplement le nombre de conventions passées... Voilà des aspects pratiques que nous avons découverts chemin faisant. Cela étant, nos textes pourraient prévoir une définition un peu plus forte.

M. Cyril Janvier. - S'agissant des établissements bancaires, nous avions noté que la BNP, par exemple, détenait 347 filiales dans des paradis fiscaux. Pour autant, nous ne prétendons pas que cette banque participe à l'évasion fiscale ; nous nous sommes bien gardés de juger, nous contentant de dresser un constat. D'ailleurs, la BNP n'est pas la seule dans ce cas, loin de là. Ainsi, la presse a rapporté hier que même La Banque Postale dispose d'une filiale au Luxembourg. Cela s'explique notamment par la présence, dans son portefeuille de gestion, de SICAV monétaires qui peuvent être de droit luxembourgeois.

Qu'un établissement bancaire dispose d'une filiale au Luxembourg n'est pas la preuve qu'il se livre pour autant à une opération de fraude fiscale ou d'évasion fiscale. Il ne faut pas généraliser. Pour autant, il nous a semblé que 347 filiales pour la BNP, cela faisait beaucoup.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel-Pierre Prat.

M. Michel-Pierre Prat. - De surcroît, il est très facile de connaître le nombre de filiales que possèdent les banques dans tel ou tel pays, même si elles ne sont pas tenues de tenir un registre et même si cette information n'est pas publique en tant que telle. En rédigeant cet ouvrage, nous avons constaté que certaines banques en possédaient un nombre considérable. Peut-être conviendrait-il de vérifier le mode de fonctionnement de ces structures.

Voyez aussi les grandes entreprises. Nous sommes en période électorale et l'on parle notamment de Total, mais il doit être relativement aisé d'obtenir des informations sur bien d'autres groupes. C'est un constat que nous avons fait. L'existence d'une filiale à l'étranger peut être parfaitement légitime et rendre service aux adhérents, mais connaître son lieu d'implantation permet d'avoir une vision d'ensemble du métier de la banque.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - La liste des filiales que possèdent les multinationales, ainsi que leur répartition par pays, doit normalement figurer en annexe de leurs documents comptables. Toutefois, toutes les entreprises ne rendent pas publique cette répartition par pays, y compris certaines d'entre elles qui possèdent plusieurs milliers de filiales à l'étranger, le cas échéant dans des ETNC ou des paradis fiscaux au sens large. Toujours est-il que d'autres les localisent et c'est ce qui nous a permis de les citer.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel Bécot.

M. Michel Bécot. - Vous avez parlé de pays à régime fiscal privilégié. Qu'entendez-vous par là et, pour s'en tenir à l'Europe, considérez-vous que l'Irlande est à mettre au nombre de ces pays ?

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - Nous avons simplement repris les termes de l'article 14 de la loi de finances pour 1974, qui retenait la notion de pays à « régime fiscal privilégié », sans autre forme de précision, par exemple sur les différences de taux ou sur un taux qui serait inférieur à un certain seuil. Cette absence de définition précise ouvre la voie à toutes les interprétations.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel-Pierre Prat.

M. Michel-Pierre Prat. - Cette notion est très subjective : elle vise des pays qui présentent des taux plus attractifs que ceux qui sont en vigueur chez nous, taux qui, évidemment, évoluent fortement avec les années. C'est pourquoi il faudrait procéder à une importante mise à jour. Un pays peut offrir un régime fiscal différent, privilégié, sans pour autant être un support d'évasion fiscale.

L'expression « régime fiscal privilégié », l'une des rares notions, en la matière, qui soient répertoriées dans le code général des impôts, est sans doute insuffisamment précise. Les termes « paradis fiscal », « pays à régime fiscal privilégié » et « État ou territoire non coopératif », parce qu'ils n'ont pas été forgés à la même époque, mériteraient sans doute d'être révisés pour une meilleure compréhension. Cette diversité des termes n'aide sans doute pas à déterminer les mesures qu'il conviendrait de prendre.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - Cette question de la définition pose d'autant plus de problèmes qu'un pays peut afficher un taux d'imposition faciale tout à fait similaire à ses voisins et être néanmoins un paradis fiscal ; il suffit pour cela qu'il ait prévu des exonérations d'impôt sur les sociétés ou toute autre niche possible et imaginable, par exemple au profit des entreprises nouvellement créées et ce pendant cinq ans, exonérations dont certains pays européens ont fait grand cas.

Je le répète, même si un pays offre un taux d'imposition se situant dans la moyenne européenne, il suffit qu'il ait mis en place un certain nombre de niches pour devenir partiellement un paradis fiscal et favoriser, de la part d'entreprises, certains comportements assimilés.

M. Michel Bécot. - C'est une incitation à la création d'entreprise...

M. Cyril Janvier. - Je ne porte aucun jugement de valeur. Toute la question est de savoir s'il s'agit d'une incitation à la création d'entreprise ou d'une incitation à la localisation d'entreprise. Si vous créez ex nihilo une entreprise dans un pays qui pratique l'exonération de l'impôt sur les sociétés, c'est bien sûr une incitation à la création d'entreprise ; si une entreprise vient s'installer dans ce pays et y créer un nouvel établissement pour bénéficier de cette exonération, il en va différemment.

C'est toute la question de l'utilisation du système fiscal en vigueur et c'est toute la distinction entre optimisation fiscale et fraude fiscale.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Tout d'abord, vous établissez dans votre ouvrage une distinction entre les paradis fiscaux internationaux et les paradis de proximité. Est-ce une distinction simplement géographique ou bien chacune de ces deux catégories répond-elle à des caractéristiques particulières ?

Ensuite, plus généralement, tous les pays disposent d'un régime fiscal propre et c'est ce qui favorise, apparemment, l'évasion fiscale. Pour autant, il n'existe, à ma connaissance, aucun pays qui ne soit pas confronté à l'évasion fiscale, même dans le cas de régimes fiscaux très favorables. La taxation, pour ceux qui la subissent, est toujours trop importante. Aussi, je voudrais savoir si, véritablement, il existe, dans les pays concernés, une corrélation mécanique entre le niveau de taxation et les phénomènes d'évasion fiscale.

Enfin, la Cour des comptes insiste régulièrement sur les insuffisances du contrôle des comptabilités informatisées des entreprises. Pourriez-vous nous dire en quoi il consiste exactement et comment il pourrait être optimisé ?

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - La notion de paradis fiscal de proximité est purement géographique. La différence entre un paradis fiscal situé aux Antilles et un paradis fiscal situé en Europe tient uniquement à leur localisation géographique. Certains pays européens frontaliers de la France peuvent être considérés comme des paradis fiscaux, dans une même approche que Vanuatu ou Nauru.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel-Pierre Prat.

M. Michel-Pierre Prat. - Chaque pays dispose d'un régime fiscal spécifique, mais peut-on établir une corrélation directe entre évasion fiscale et niveau de taxation ? Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas le cas. En fait, tout dépend de la qualité du travail de vérification effectué par les administrations.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - C'est intéressant !

M. Michel-Pierre Prat. - C'est en tout cas ce que nous avons constaté. Ceux qui seraient tentés de recourir à l'évasion fiscale sont surtout attentifs aux moyens qui peuvent être mis en oeuvre pour les détecter. J'irai jusqu'à dire que ce n'est même pas la sanction qui peut être dissuasive, d'autant moins que celle-ci intervient vraiment en dernier ressort. En France, le but est avant tout de mettre fin à l'ensemble de ces opérations plutôt que de sanctionner de manière exemplaire.

J'en viens maintenant à votre question sur les comptabilités informatiques.

Ce sujet est nouveau. En effet, au moment de l'introduction de nouveaux progiciels de comptabilité, il a été considéré, dans un premier temps, que ces outils informatiques étaient une garantie contre tout risque d'erreur et qu'ils rendaient inutile toute investigation. Dans un second temps, non seulement on n'a plus fait totalement confiance aux états informatisés, mais encore on a constaté que des progiciels complémentaires avaient été créés permettant une présentation erronée des comptes. De fait, depuis une quinzaine d'années, la situation est beaucoup plus délicate.

En contrôlant les comptes de l'ARC, dont les progiciels de comptabilité étaient ultramodernes, j'avais découvert qu'ils utilisaient en réalité deux programmes de présentation qui n'étaient pas cohérents entre eux. C'est à ce moment que nous avons commencé à creuser les choses.

Ces progiciels visant à présenter des comptes erronés, surtout quand ils sont utilisés intelligemment, requièrent une compétence extrême des contrôleurs chargés de détecter les fraudes.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Cyril Janvier.

M. Cyril Janvier. - En décembre 2010, la presse s'était fait l'écho d'un logiciel équipant notamment les pharmacies et qui permettait, officiellement, de récupérer les erreurs de caisse sur la parapharmacie. Ainsi présenté, cela paraît bien anodin. Néanmoins, sous réserve de l'obtention du code administrateur, qui était fourni à la demande par l'éditeur, il était possible de récupérer l'erreur en effaçant totalement l'opération. De fait, entre la correction d'une erreur ou l'effacement pur et simple d'une vente, la frontière était extrêmement floue. Et il semble bien que les possibilités offertes par ce logiciel de procéder à des opérations de minoration fiscale ou à des corrections d'erreur aient été à l'origine de sa large diffusion parmi les pharmaciens.

Nous avions retenu cet exemple parce que la presse s'en était alors fait l'écho. Il n'est certainement pas isolé. Les possibilités d'intervention informatique sur les logiciels ne sont pas systématiquement traçables. Dans l'exemple que j'ai cité, on ne pouvait pas vérifier s'il y avait eu effacement. Et même quand ces opérations sont traçables, il faut pouvoir accéder à l'information, il faut avoir les compétences informatiques suffisantes pour exploiter des logiciels de plus en plus complexes, pour exploiter le système de gestion de bases de données retraçant l'ensemble des opérations, pour pouvoir le lire et l'analyser.

Cette complexité accrue soulève des difficultés particulières en cas de contrôle, d'autant que les délais sont plus contraints.

M. Jacques Chiron, président. - La parole est à M. Michel-Pierre Prat.

M. Michel-Pierre Prat. - Une personne mal intentionnée aura toujours quelques longueurs d'avance, mais pour un temps limité. En effet, si l'on fait appel à des spécialistes, il faut savoir que ce type de fraude est tout à fait détectable. Évidemment, la lutte contre cette fraude requiert une organisation et des moyens spécifiques, une meilleure coopération. C'est pour cette raison qu'il faut non pas compartimenter les compétences selon les types d'évasion fiscale, comme on a eu tendance à le faire dans le passé, mais plutôt les additionner. Le compartimentage n'est pas la meilleure des solutions.

M. Jacques Chiron, président. - Personne ne demande plus la parole ?...

Je vous remercie, messieurs.

Audition de Mme Marie-Christine Lepetit, chef de l'Inspection générale des finances, ancienne directrice de la législation fiscale à la Direction générale des finances publiques (DGFiP)

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons Mme Marie-Christine Lepetit, depuis peu chef de l'Inspection générale des finances, mais que nous entendons en tant que directrice, pour quelques jours encore, de la législation fiscale au sein de la Direction générale des finances publiques.

Madame la directrice, je vous rappelle, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

En conséquence je vais vous demander de prêter serment.

Madame Lepetit, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

M. Philippe Dominati, président. - Nous avons déjà eu l'occasion de procéder à l'audition d'un certain nombre d'intervenants dans la journée d'hier et aujourd'hui en début d'après-midi. Il apparaît que deux domaines intéressent plus spécialement la commission d'enquête : l'optimisation et la fraude fiscales. Sur ces deux sujets, madame la directrice, nous attendons avec impatience vos propos.

Vous avez la parole.

Mme Marie-Christine Lepetit, chef de l'Inspection générale des finances, directrice de la législation fiscale à la Direction générale des finances publiques. - Monsieur le président, ainsi que vous m'y invitez, je vais essayer, dans mon propos introductif, de mettre en perspective la vision des pouvoirs publics, notamment du Gouvernement, sur ces questions. Je serai naturellement ouverte à toute question, et j'espère pouvoir vous apporter le maximum de réponses.

Pour éviter toute ambiguïté, je précise, puisque je sais que vous comptez auditionner d'autres personnes travaillant au sein de la Direction générale des finances publiques, que ma responsabilité en tant que fonctionnaire à la Direction de la législation fiscale pour quelques jours encore se situe très en amont du processus dans la mesure où, vous le savez, la direction de la législation fiscale a, pour l'essentiel, deux rôles concernant les questions qui vous soucient.

Son premier rôle est une participation active - je l'illustrerai dans un instant - dans toutes les instances internationales qui ont à connaître des questions touchant aux relations fiscales entre pays, à la répartition des assiettes fiscales taxables, la lutte contre la fraude, l'organisation de la transparence des informations, etc. Il s'agit donc de tout le volet international.

Son second rôle, que vous connaissez sans doute mieux que moi compte tenu de vos fonctions dans cette noble enceinte, est l'aide au Gouvernement, et, je l'espère, un peu aussi au Parlement, dans l'élaboration de lois internes nouvelles.

C'est sur ces deux volets que je pense pouvoir éclairer votre commission d'enquête.

Pour tout ce qui concerne l'aval, pour employer un terme global, c'est-à-dire la question de l'application concrète des normes et des actions de surveillance des pratiques des entreprises ou, plus généralement, des personnes privées, je vous renvoie naturellement aux services de la Direction générale des finances publiques compétents, dont vous avez prévu, me semble-t-il, de rencontrer prochainement les représentants.

Par conséquent, je vous demande par avance de bien vouloir m'excuser si, sur certains sujets, je vous suggère de réitérer vos questions à des personnes mieux à même de vous apporter des réponses. Cela étant, il existe toujours une zone grise sur laquelle je m'aventurerai peut-être un peu, mais avec la prudence qui sied s'agissant de matières que je connais moins bien.

Je commencerai par un petit mot introductif général, avant d'évoquer plus spécialement le rôle en amont, à l'échelon international, et sur la législation interne.

Je voudrais rappeler ici la très grande intensification des actions tant internationales, multilatérales ou bilatérales, que françaises qui ont cours pour lutter contre tout à la fois la fraude et l'évasion fiscales - je préciserai ces « concepts » tout à l'heure - depuis trois ans.

Quand on examine la situation sur un plus long terme - je sais que, dans cette enceinte, c'est un exercice habituel -, on constate que la mobilisation internationale sur ces questions varie un peu dans le temps : alors que le rythme de ces actions s'était intensifié voilà une dizaine ou une quinzaine d'années, il a un peu ralenti.

Je crois pouvoir dire avec force aujourd'hui devant vous que, depuis octobre 2008, quand une grande réunion a été organisée à Paris par les ministres français et allemands, et le G20 du 2 avril 2009 dont chacun se souvient, nous connaissons, sur la scène internationale, un renforcement extrêmement net, puissant et effectif de la lutte contre les États non coopératifs et toutes les formes de concurrence dommageable en matière fiscale.

Cette lutte prend plusieurs formes : une diffusion de standards internationaux en matière de transparence, ainsi qu'un renforcement des outils mis à la disposition des administrations pour échanger ces renseignements de manière pertinente et effective.

Parallèlement, la France s'est dotée d'outils renforcés - je ne m'étendrai pas sur ce point, car il n'a plus de secret pour vous, car vous avez voté de nouveaux dispositifs tout au long de cette législature qui s'achève - tant sur les méthodes de taxation de l'assiette fiscale, celle-ci ayant tendance à s'évaporer vers des cieux plus cléments, qu'en ce qui concerne les mécanismes législatifs, également nécessaires pour renforcer les moyens de l'administration fiscale française en vue de surveiller les contribuables et leur pratique de la norme.

La question à laquelle nous devons répondre est la suivante : comment contrecarrer des transferts d'actifs hors de France pénalisant les caisses publiques françaises ? Plus spécifiquement, quelles sont les grandes étapes de l'évolution qui se poursuit depuis ce fameux G20 d'avril 2009 ?

L'acte fondateur, en quelque sorte, accompli lors de ce G20 - vous vous souvenez du rôle très important que la France y a joué avec les États-Unis et l'Angleterre, qui a beaucoup oeuvré en ce sens, et la condition qu'il a fallu poser notamment à la Chine -, a consisté à nommer les paradis fiscaux : c'est la pratique du « je nomme, je blâme », naming and shaming en anglais - pardonnez-moi cet anglicisme -, pratique qui comporte un effet de levier très fort. Le simple fait, pour un pays, d'être mis au ban de la communauté internationale, même sans que lui soient appliquées des mesures « de rétorsion », et d'être inscrit sur une liste - c'est bien de cela qu'il s'agit - suffit à produire chez lui un changement de comportement.

Par conséquent, l'acte fondateur a consisté en avril 2009, je le répète, à produire des listes, en particulier une fameuse liste noire de quatre États qui n'avaient pas pris l'engagement de respecter les standards internationaux en matière de transparence, et une liste grise comportant à l'époque les noms de trente-huit États ou territoires qui n'avaient pas mis suffisamment en place les standards en question et s'étaient contentés de bonnes paroles : ils n'avaient pas signé au moins douze accords ou conventions conformes aux standards de l'OCDE.

La France a produit parallèlement - vous le savez aussi, puisque le texte en question a été examiné ici - sa propre liste pour avoir une approche des territoires non coopératifs non pas franchouillarde, égoïste ou singulière, par principe ou par esprit français, mais par souci d'effectivité : l'important était non pas les relations qu'un territoire donné entretenait avec le Royaume-Uni ou les États-Unis, mais la façon dont ce territoire se comportait à l'égard de la France.

Vous avez donc transposé le concept, en quelque sorte, en créant une liste française des pays considérés comme territoires non coopératifs au sens du droit interne français, qui combine les listes OCDE - elles ont été actualisées depuis - et la situation des territoires en question en termes de signature ou d'engagement de signer et en termes d'effectivité s'agissant des échanges de renseignements avec notre territoire. Cela explique que notre liste soit un peu différente de celles de l'OCDE.

Nous avons ensuite, en France, pris le parti de sanctionner spécifiquement certains comportements ou certains territoires. Cette invitation à procéder à une dissuasion par des mesures fiscales appropriées avait été posée dès le G20, donc dès avril 2009, mais, à la différence des accords presque planétaires qui se sont multipliés - plus de sept cents accords, me semble-t-il, ont été signés depuis cette date -, elle n'a été mise en oeuvre que par un cercle beaucoup plus restreint de pays, parmi lesquels figure la France.

Je ne les détaillerai pas à ce stade, pour ne pas être trop longue et parce que nous pourrons y revenir si vous le souhaitez, mais j'évoquerai juste quelques mesures phare : le relèvement de l'ensemble des retenues à la source, au taux de 50 %, toutes les fois que des flux en direction des paradis fiscaux sont avérés ; des obligations documentaires en matière de prix de transfert ; des règles nouvelles pour taxer des profits réalisés hors de France dans certaines situations -  je citerai, pour les techniciens, les articles 209 B et 123 bis du code général des impôts. J'ajoute que nous avons « tué » un certain nombre d'avantages fiscaux dans certaines juridictions, l'interdiction de disposer du régime mère-fille et de déduire certaines charges.

Cet ensemble de dispositifs - j'en oublie certainement - vient gêner, freiner l'évasion et la fraude fiscales, par des règles fiscales durcies à l'égard de ces juridictions - ce ne sont pas des sanctions proprement dites -, qui ont évidemment contribué, elles aussi, à renforcer la lutte en la matière.

Le travail s'est poursuivi au sein de l'OCDE, parce que, à côté du droit interne que j'évoquais à l'instant, il faut évidemment faire vivre et rendre plus effectives les règles que se sont fixées les pays à l'échelon international. Il convient en particulier de s'assurer de deux choses : d'une part, que les pays normalisent les situations et que les listes grise et noire vivent, et, d'autre part, que ces accords soient effectivement mis en oeuvre.

L'action de la France - je le dis d'entrée de jeu en fonction de la façon dont ont été formulées certaines questions, mais nous y reviendrons sans doute tout à l'heure -n'a pas consisté à créer un vaste système juridique « cathédralesque » - veuillez me pardonner ce néologisme - et à rentrer chez elle contente.

Notre objectif n'est pas de faire du droit, vous êtes plus compétents pour cela. Nous voulons vraiment aller vers de la transparence pour garantir à chaque pays, la France au premier rang, son droit d'imposer, donc de taxer ses contribuables, et d'exercer sa souveraineté fiscale avec la plénitude des moyens qui lui sont offerts.

Notre souci final, c'est bien l'efficacité du système fiscal. Pour cela, nous ne pouvions pas nous contenter d'une construction purement juridique ou faciale ; il nous fallait nous assurer que, derrière, s'enclenchait un processus. Mais qu'est-ce que l'enclenchement d'un processus ? Ce sont des accords, bien sûr, parce qu'il faut créer le contexte juridique, puis il faut s'assurer que les juridictions qui s'engagent au travers de contrats internationaux ajustent leur dispositif interne et que, en particulier, elles rendent les informations que d'autres pays leur réclameront non seulement disponibles mais aussi accessibles : dans certains pays, il y a des comptabilités, mais dans d'autres, il n'y en a pas ou l'administration fiscale n'a pas droit d'y avoir accès. Il faut que cette administration puisse ensuite communiquer ces informations.

Toutes ces étapes nous paraissent évidentes et représentent pour nous un tout, mais, quand on examine la situation pays par pays, on s'aperçoit que les législations sont fort différentes, les pratiques également. Il fallait donc, au-delà des accords signés de manière bilatérale, vérifier plus localement leur mise en place, et s'assurer que cette combinaison des conventions bilatérales et des modifications du droit interne aboutissait à un échange réel des données.

L'ensemble de cette analyse, c'est-à-dire la vérification que ces conditions étaient réunies sur le plan du droit interne et que s'enclenchaient effectivement des échanges, c'est tout le travail mis en oeuvre dans le cadre du Forum mondial installé à l'OCDE, qui rassemble un peu plus de cent pays et qui a engagé la mise en place d'une revue par les pairs. Vous le savez, c'est la France, plus exactement François d'Aubert, qui préside le groupe de revue par les pairs.

Cette revue pays par pays vise, en phase 1, à regarder le fonctionnement du droit interne sous tous les aspects que je viens d'envisager, et, en phase 2, à vérifier que les échanges réels démarrent et s'effectuent en fonction des engagements juridiques pris par les pays.

Lors du G20 qui s'est tenu à Cannes l'hiver dernier - la France était présidente à l'époque -, un premier bilan des travaux de ce Forum a été effectué : déjà les deux tiers des pays ont fait l'objet d'un premier examen, certains juste en phase 1, d'autres d'ores et déjà en phase 1 et en phase 2. Des progrès sont constatés : certains des États qui rencontraient des problèmes ont commencé à apporter des correctifs ; en outre, des pays sont sur la bonne voie et d'autres paraissent avoir fait un sans-faute, en tout cas ne souffrir aucune critique : ils sont au nombre de huit, si je me souviens bien, parmi lesquels la France, qui figure parmi les bons élèves.

Le travail du Forum mondial va naturellement se poursuivre, puisque, dans le communiqué qui a été publié à l'issue du G20 de Cannes, vous trouverez un encouragement à l'égard du Forum à poursuivre son travail, qui doit s'achever en 2014 et permettre, à cette échéance, d'avoir passé en revue l'ensemble des pays, y compris ceux qui ne sont pas membres du Forum et dont l'examen serait jugé utile, et de réaliser des progrès, pas seulement faciaux mais bien effectifs.

Voilà comment nous essayons de faire vivre les listes de l'OCDE.

La France a par ailleurs développé ces dernières années, en parallèle - j'irai plus vite sur ce point, car vous avez eu communication, me semble-t-il, des rapports du Gouvernement -, une politique visant à favoriser la signature de conventions ou d'accords, et nous produisons, dans le cadre du projet de loi de finances annuel, un rapport décrivant l'avancement de ce réseau conventionnel - il a dû être porté à votre connaissance ces derniers mois -, qui nous sert à faire vivre la fameuse liste de paradis fiscaux que j'évoquais tout à l'heure.

Je voudrais dire, en complément de ce rapport, que nous avons le souci - c'est à mettre à l'actif de la France, car tous les pays n'ont pas eu cette pratique, et nombre d'entre eux s'en sont mordu les doigts -, dans le cadre des négociations, d'avoir une lecture stricte et même renforcée des modèles de l'OCDE - l'article 26 du modèle de convention de l'OCDE ainsi que le modèle d'accord d'échange d'informations -, en veillant, lorsque nous négocions et que nous paraphons ces accords, que la couverture concerne l'ensemble des impôts - les standards laissent une certaine flexibilité et certains pays ne sont pas forcément toujours regardants sur ce point - et que nos échanges portent sur l'ensemble des informations et pas seulement sur celles qui sont aisément disponibles entre les mains de l'administration fiscale.

Nous veillons également, dans nos accords, à poser des clauses interdisant que les États avec lesquels nous contractons puissent tirer argument de leur propre législation interne pour nous empêcher d'obtenir des informations. Je ne prendrai qu'un exemple parmi d'autres : nous sommes attentifs à ce que l'absence d'utilité d'un renseignement pour l'administration du pays requis, alors que nous en avons besoin, ne puisse pas constituer un obstacle à la communication et à l'échange d'informations. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.

Nous avons vraiment le souci, dans le cadre d'un accord international, de bloquer les dispositions du droit interne du pays avec lequel nous contractons qui viendraient gêner l'échange de renseignements ; nous prévoyons même la possibilité d'intervenir sur place. Nous veillons donc tout particulièrement à obtenir un conditionnement très précis et assez strict.

D'ailleurs, lors de la discussion qui s'est nouée autour des accords dits « Rubik » qu'ont signés l'Allemagne et le Royaume-Uni avec la Suisse, nous avons été étonnés de constater que ces deux pays se « gargarisaient » - pardonnez-moi ce terme -, en tout cas trouvaient intéressant, dans le cadre de ces accords, d'avoir pu obtenir de la Suisse de meilleures conditions d'échange de renseignements. Pourtant, nous nous sommes aperçus, après vérifications, qu'ils n'avaient obtenu que les standards de l'OCDE, ceux-là même qu'ils n'avaient pas réussi à obtenir dans le cadre des accords bilatéraux classiques !

Par conséquent, nous avons déjà ce que l'Allemagne et le Royaume-Uni souhaitent obtenir avec les fameux accords Rubik. Je dis cela pour illustrer mon propos, à savoir que la France veille à négocier des accords sérieux et efficaces.

Depuis 2009, nous avons signé vingt-huit accords d'échange de renseignements, dont vingt-cinq sont entrés en vigueur, deux nouvelles conventions fiscales, et neuf avenants.

J'anticipe sur une question que vous pourriez me poser : ces accords, avec leurs exigences, produisent-ils le résultat escompté ? Nous avons bien sûr commencé, une fois les accords nouveaux entrés en vigueur, à interroger les pays pour tester ces accords et faire progresser notre contrôle fiscal et notre capacité à faire rentrer de l'argent dans les caisses. J'empiète sur les compétences de mes autres collègues de la Direction générale des finances publiques - ils vous en parleront bien mieux que moi -, et les premiers éléments vous sont restitués dans le rapport que j'évoquais tout à l'heure, qui contient d'ores et déjà quelques statistiques sur le nombre de requêtes, sur leur répartition par pays et sur les premiers retours dont nous disposons.

Les effectifs restent modestes. Entre janvier et août 2011, nous avons procédé à 230 requêtes et, lorsque nous avons établi nos statistiques, nous ne disposions encore que de 30 % des réponses environ.

Cet échantillon, assez partiel et assez provisoire, commence à révéler les potentialités du mécanisme, mais aussi ses limites, et met au jour les perfectionnements que nous souhaiterons lui apporter.

En particulier, certaines juridictions peuvent être tentées de nous répondre que nous leur demandons des informations qui - ce sont les termes du modèle OCDE - ne sont « pas vraisemblablement pertinentes ».

Ou bien, nous constatons que certaines juridictions informent systématiquement les contribuables que l'on s'intéresse à leur cas, ce qui n'est pas toujours très heureux. Bref, nous commençons à avoir un acquis de l'expérience, nous permettant de perfectionner notre mécanisme et de le rendre plus efficace.

Si j'insiste sur ce sujet, c'est bien pour souligner que le processus mis en oeuvre est extrêmement concret et qu'il va dans le sens de l'efficacité.

Je terminerai mon propos introductif - je constate qu'il est très difficile d'être concis sur un tel sujet, pardonnez-moi - par le volet interne.

Au-delà des mesures de rétorsion qui visent les paradis fiscaux et les pays à fiscalité privilégiée, je vous rappelle que, sur des questions qui ne portent ni nécessairement ni spécifiquement sur ces pays, nous avons introduit de nouveaux outils, dans le champ des règles de taxation comme dans celui des outils du contrôle.

Dans le champ des règles de taxation, deux mesures me semblent particulièrement dignes d'intérêt, même si d'autres pourraient vraisemblablement être citées : je n'en ai pas établi la liste exhaustive. Ces deux mesures sont récentes.

Il s'agit, premièrement, de l'exit tax, créée l'année dernière, à la charge des personnes qui viendraient à délocaliser leur domicile fiscal hors de France et qui, lorsqu'elles disposent d'importants portefeuilles de valeurs mobilières, subissent à compter du 3 mars 2011 une taxation des plus-values latentes du fait de ces sorties du territoire.

Deuxièmement, le même texte a introduit de nouvelles possibilités de taxer, à la fois à l'occasion des mutations par décès et dans un cadre ressemblant à l'ISF, les sommes placées en trusts.

De longues années durant, nous avons éprouvé de grandes difficultés à appréhender les trusts qui, comme vous le savez, n'existent pas en tant que tels en droit français : il existe une fiducie dont, en réalité, les finalités sont très spécifiques et qui n'a pas le caractère général des trusts à l'anglo-saxonne. Nous avions donc beaucoup de peine à caractériser les trusts que nous rencontrions chez les foyers que nous contrôlions au regard du droit de propriété français. Du coup, nous avions du mal à appliquer nos impôts patrimoniaux.

L'année dernière, le Parlement a retenu l'adoption d'un dispositif créant un impôt sans qu'il soit nécessaire de se préoccuper des effets en droit de propriété des trusts : on ne se demande donc plus si les trusts sont discrétionnaires ou autre. Les caractéristiques des trusts sont écartées au bénéfice d'un dispositif exclusivement fiscal, permettant d'assurer un fonctionnement tant des droits de succession que de l'ISF conforme à nos règles standard.

Voilà les dispositifs que je souhaitais citer. Ils sont très importants et - si j'en juge par le nombre d'avocats qui nous contactent sur ces sujets - leur portée est tout à fait concrète.

Enfin, vous avez bien voulu adopter des dispositions qui affutent les armes des services fiscaux dans la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales : je pourrais en citer un assez grand nombre, mais je laisserai à Philippe Parini le soin de les détailler et de vous expliquer comment ils ont permis de renforcer cette lutte.

Je citerai simplement, pour illustration, les tout derniers, qui ne sont pas encore parus au Journal officiel, mais qui ont été votés par la représentation nationale, en particulier le renforcement des sanctions en cas de non-déclaration de comptes à l'étranger.

Je pourrais en évoquer d'autres en remontant plus loin dans le temps, dans la mesure où plusieurs générations de dispositifs se sont succédé. Ainsi, le Parlement a également allongé les délais de prescription dans certaines situations, afin de donner du temps aux contrôles fiscaux internationaux, pour que ces derniers puissent se dérouler dans de bonnes conditions.

Voilà les quelques éléments que je tenais à évoquer afin de vous expliquer quelle a été la stratégie française, à la fois à travers des processus internationaux, multilatéraux et bilatéraux, et dans le cadre de sa politique de droit interne. Je le répète, pour ce qui concerne l'application de ces mesures, je vous ai livré quelques bribes sur des sujets dont j'ai eu à connaître mais, bien évidemment, il reviendra à Philippe Parini et à ses services de vous éclairer sur ces questions.

M. Philippe Dominati, président. - Merci, madame la directrice, de cet aperçu très complet de l'action de l'administration de notre pays dans ce domaine.

Je donne la parole à M. le rapporteur, qui aura le privilège de poser les premières questions.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Madame la directrice, j'ai écouté votre propos avec attention. Vous évoquez un tournant en 2009, une évolution des pratiques et un durcissement des règles.

Premièrement, ces règles ont-elles été durcies de la même manière et indifféremment dans tous les pays, dans tous les paradis fiscaux ? Certains pays ne l'ont-ils pas fait ? Si nous sommes en pointe, d'autres sont-ils en retard, à la traîne, réticents ou résistants ?

Avez-vous pu évaluer les effets du durcissement de ces règles ? Vous avez brièvement évoqué ce point : s'il est peut-être encore trop tôt pour procéder à une évaluation chiffrée, de premiers effets sont-ils déjà perceptibles ? Très concrètement, avons-nous recouvré des recettes ? Les contribuables concernés ont-ils adapté leurs comportements à cette nouvelle réglementation ? Et, du point de vue des échanges de renseignements, la situation a-t-elle également évolué positivement ?

Deuxièmement, vous venez d'évoquer les délais de prescription. Nous avons eu l'occasion d'aborder ce sujet au cours des auditions précédentes. En décembre dernier, nous avons effectivement allongé ces délais en les portant à dix ans pour l'ensemble des actifs détenus à l'étranger. M. Lamorlette, que nous avons auditionné hier, recommande quant à lui un délai de quinze ans. Apparemment, ce délai s'élève même à trente ans aux États-Unis. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Troisièmement, l'annexe sur les contrôles fiscaux des filiales détenues à l'étranger par les entreprises françaises qui, apparemment, n'est pas parvenue au Sénat, aurait dû nous être transmise. Nous souhaitons donc savoir si ce document nous sera communiqué rapidement, dans la mesure où il pourrait constituer un outil intéressant.

Quatrièmement, et très concrètement, à ma connaissance, le groupe LVMH dispose de cent quarante entités réparties dans des paradis fiscaux à travers le monde. En pratique, comment vous attaquez-vous à ce type de situation pour maîtriser la fiscalité de l'entreprise en question, compte tenu de cette très large répartition des actifs sur l'ensemble de la planète ? Il s'agit là d'un véritable sujet.

On nous l'affirme de toutes parts - et je veux bien l'admettre -, le travail de l'administration fiscale française est bon, l'outil dont nous disposons obtient des résultats. En revanche, on pointe du doigt le cloisonnement existant entre les différents services chargés des contrôles. Partant, n'y a-t-il pas lieu d'assurer une meilleure coordination au sein de l'administration fiscale, afin d'améliorer les résultats, en termes d'efficacité ?

Voilà une première série de questions, d'autres suivront sans doute dans un second temps.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Monsieur le rapporteur, j'ajouterai tout d'abord une précision que j'aurais dû apporter d'entrée de jeu : étant donné que le sujet de votre commission est très vaste, j'ai pris le parti de cibler mon propos introductif sur la question des territoires non coopératifs et de la transparence.

Je le souligne en prévision d'autres questions potentielles, et afin de mieux situer les réponses que je vais vous apporter dans un instant, j'aurais également pu traiter d'une question complémentaire, plus générale : comment s'organise le droit de taxer dont dispose un pays ? Ce droit porte sur des capitaux et des flux financiers à destination des paradis fiscaux, mais aussi vers d'autres pays de l'Union européenne, ou vers les États-Unis, notamment.

S'il importe en effet de considérer la question de l'évasion et de la fraude fiscales internationales vis-à-vis de pays qui adoptent des comportements, à mes yeux condamnables, d'évitement et de concurrence déloyale, en refusant la transparence ou en mettant en place des législations tout à fait offensives, il convient, au-delà, d'observer que notre pays, comme tous les autres, s'inscrit dans un contexte juridique et économique fait de règles internationales, où le droit de taxer est encadré. Il est donc important de comprendre les mécaniques à l'oeuvre.

Cette précision n'apporte pas de réponse directe mais elle vise à bien situer le sujet dont nous traitons, et peut-être, dans quelques instants, à développer un propos sur ces questions, tout à fait importantes sans être autonomes pour autant, naturellement.

M. Jacques Chiron. - Bien sûr !

Mme Marie-Christine Lepetit. - Dans ce cadre, comment caractériser les actions menées ou non par les différents pays ?

Les règles générales de répartition du droit de taxer entre pays n'ont pas connu d'évolution radicale au cours des dix dernières années.

La question générale que je viens d'évoquer s'inscrit donc dans un mécanisme de discussion qui prend principalement sa source dans les travaux de l'OCDE, mais aussi, pour une petite part, dans ceux de l'ONU. Comme vous le savez, ces deux grandes organisations développent des modèles de répartition du droit de taxer entre pays, et, lorsque l'on observe l'action menée au cours des dernières années, tant par l'OCDE que par l'ONU, on voit certes que les règles ont évolué, mais sans pour autant engendrer une évolution radicale.

Nous constatons que les pays, qu'ils soient membres ou non de l'OCDE, appliquent assez généralement ces règles, que celles-ci découlent du modèle de l'OCDE ou du modèle de l'ONU. Aujourd'hui, dans l'économie ouverte que nous connaissons, on n'observe donc pas de dissonances considérables : au contraire, on constate un assez bon partage, et une certaine universalité des règles.

Toutefois, quand on approfondit la question, on vérifie que le diable se niche bien dans les détails : si vous avez l'occasion de rencontrer les représentants des entreprises, ils vous expliqueront que, face aux États qui prétendent tous taxer tout, les firmes sont souvent placées dans des situations de double imposition, que cela ne va pas, que tous les pays ne comprennent pas les règles de la même manière, etc. Bien sûr, il existe des frottements ! Mais il existe également des procédures d'arbitrage pour les régler.

Si j'en juge par la croissance du nombre de procédures amiables que nous gérons, ce constat m'encourage à considérer que ces règles fonctionnent et que le mécanisme est effectif.

En résumé, les règles générales de partage du droit de taxer n'ont pas connu de changements radicaux, et les pays manifestent une assez bonne communauté de vues, même si, je le répète, des États ont un peu de mal à appliquer et à admettre certaines règles, en particulier, le principe de pleine concurrence, que certains vont jusqu'à contester.

S'agissant, plus spécifiquement, des modifications, cette fois-ci radicales, qu'a enclenchées le G20 en 2009, la situation est différente : c'est tout l'objet du Forum que de tenter d'analyser chaque pays de manière détaillée, avec la même méthode, afin de déterminer s'ils sont ou non au standard.

Je vous renvoie, pour le détail - je n'ai pas le rapport avec moi - au travail rendu public par le Forum qui s'est tenu au cours des jours précédant le G20 de Cannes. Ce document traduit exactement le point que les travaux du Forum avaient alors atteint - nous étions en novembre 2011. Le constat est le suivant : nous avons examiné cinquante-neuf pays, parmi lesquels quinze présentent des carences sérieuses et qui, du coup, ont été priés de modifier leur législation, faute de quoi ils ne pourraient faire l'objet d'un examen en phase 2. Il n'était donc pas question d'une automaticité effective, il fallait avant tout que ces pays modifient leur droit interne.

Sur ces six pays, quatre se sont adaptés très vite, en particulier la Belgique, qui a aboli son secret bancaire. Ainsi, on dispose d'une traduction tout à fait concrète : on examine la situation des pays, on constate les carences et on détermine les États qui se conforment ou non. Et, tant qu'ils ne sont pas devenus de bons élèves, les pays sont mis au ban et critiqués.

À ce stade, on observe que ces mesures produisent des effets, étant donné que les pays engagent une évolution de leur droit, mais ce n'est pas à vous que je vais expliquer que l'élaboration de la loi demande du temps, notamment le temps de préparer les esprits et d'expliquer, sans compter que, parfois, une révision constitutionnelle est même nécessaire.

M. Philippe Dominati, président. - Tout à fait !

Mme Marie-Christine Lepetit. - Ainsi, on observe un assez bon degré d'effectivité.

Ensuite, un certain nombre de juridictions présentaient des défauts, y compris quelques grands pays de l'OCDE. Ces États sont en train de les corriger. Comme je le soulignais il y a quelques instants, il y a également les bons élèves.

Globalement, à ce stade, notre appréciation est donc positive. En effet, d'entrée de jeu, un nombre important de pays ont été « passés au tamis » ; on n'a ni abouti à la conclusion d'une application laxiste des règles chez les grands et dure chez les petits - on aurait pu tout avoir ! - ni attribué une bonne note à cinquante-huit pays sur cinquante-neuf, en en toisant un seul, pour faire joli et pour prétendre que nous avions bien travaillé : on observe une véritable gradation.

C'est d'ailleurs parce que nous disposons de cette gradation, et que nous savons dire : « Vous, ça va » ; « Peut mieux faire » ; « Médiocre », ou « Tout à fait insuffisant », que nous acquérons une véritable crédibilité et une réelle effectivité. Ce résultat est lié à l'homogénéité de la méthode employée, et au fait que nous nous inscrivons dans un processus en mouvement. Une fois qu'une photographie est prise, les pays savent qu'ils pourront obtenir, non plus la mention « Passable » mais la mention « Très bien ».

Cette méthode permet de s'inscrire dans une dynamique créant, pour les pays, une « envie » de se conformer et d'aller dans le sens des standards.

Si vous me le permettez, je compléterai cette réponse par une réflexion sur les accords Rubik. De fait, Rubik est une démarche qui est venue perturber - j'emploie ce terme fort à dessein - les mesures lancées par le G20 de 2009. Pourquoi ? Parce que ce G20 de 2009 se fonde sur un postulat : nous vivons dans un monde économique ouvert ? Très bien ! Des règles de partage doivent être imposées ? Très bien ! Mais, pour que ce système fonctionne, il faut que nous garantissions de la transparence, une concurrence loyale et une vérité, afin de savoir où l'on en est.

Le G20 a donc posé un acte fort et complémentaire, affirmant que la régulation de ce système d'économie ouverte passe par la transparence. C'est précisément cette transparence qui légitime la souveraineté de chacun. Je l'affirme de manière assez forte, pour mieux faire apparaître, par contraste, la différence avec Rubik.

Qu'est-ce que Rubik ? Il s'agit de deux projets d'accord bilatéral - de fait, ces textes ne sont pas encore ratifiés par les Parlements concernés - entre l'Allemagne et la Suisse d'une part, le Royaume-Uni et la Suisse, de l'autre. Quelles sont les dispositions de ces projets ? Elles sont simples : « Nous, nous préférons opérer une retenue à la source et, ce faisant, nous renonçons à la transparence ». Cette politique est donc totalement différente de la nôtre, c'est pourquoi j'emploie le verbe « perturber ».

En effet, ces textes signifient que deux grands pays partenaires de la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne, ont choisi, via Rubik, de privilégier l'encaissement immédiat d'un certain nombre de livres ou d'euros, contre la renonciation - le renoncement, même - à la transparence, objectif des politiques internationales menées en la matière depuis 2009. C'est un axe et une tentation extraordinairement forts.

Sur ce point, la France a réaffirmé sa position, que traduit le rapport que le Gouvernement vient de vous transmettre sur ce sujet,...

M. Philippe Dominati, président. - Absolument !

Mme Marie-Christine Lepetit. - ... et qui correspond, de manière détaillée, aux propos exacts qu'ont tenus au banc les deux ministres de Bercy : nous ne voulons pas de cela, nous voulons la transparence, et nous sommes prêts à renoncer - car voilà ce que cela signifie ! - à des entrées d'argent dans les caisses qui, en fait, correspondent à une amnistie dont on tait le nom. A contrario, nous considérons que la transparence constitue l'avenir et doit fonder une bonne politique, un bon instrument de régulation de cette économie ouverte dans laquelle nous nous inscrivons.

C'est extrêmement important de garder cette idée à l'esprit. En effet, lorsque l'on observe ce que font nos voisins, on considère à la fois leurs droits, leur politique et leur stratégie dans le concert de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Je suis contrainte d'avouer que nous avons été surpris de cette position assez différente et dissonante de deux grands pays avec lesquels nous travaillons en étroite liaison, et dont l'un - l'Allemagne - nous avait même un peu aidés à relancer ce dispositif. De fait, en octobre 2008, le ministre français et son homologue allemand de l'époque avaient réuni un certain nombre de grands pays pour évoquer ces sujets.

Le débat enclenché autour de ces accords est assez lourd, notamment au niveau de l'Union européenne : la Commission est plus qu'inquiète et soupçonneuse. L'OCDE, quant à elle, est ennuyée, et constate bien que, même si les accords Rubik préservent prétendument les échanges de renseignements, ces textes ne s'emboîtent tout de même pas de manière très heureuse dans la stratégie de transparence mise en oeuvre depuis plus de trois ans maintenant.

Pour notre part, nous espérons que ce débat permettra de dégager une solution par le haut. Observez la loi FATCA, ou Foreign Account Tax Compliance Act : par cette disposition unilatérale, les États-Unis affirment qu'ils souhaitent de l'échange automatique d'informations, de la transparence non pas quérable mais portable. Ils sont donc carrément de l'autre côté du cheval !

M Jacques Chiron. - . Tout à fait !

Mme Marie-Christine Lepetit. - Les Américains ont raison, sinon sur les modalités du moins sur le principe, au sens où ils restent campés sur les exigences de transparence et où ils les rendent effectives par nature, l'application de ces mesures étant automatique et informatisée.

Pour notre part, nous espérons que les doutes que la communauté internationale commence à exprimer au sujet de Rubik, et que l'on voit émerger dans certains pays - en Allemagne, notamment, les accords sont contestés - et les démarches qui, par ailleurs, se poursuivent concernant l'échange automatique, permettront de renforcer la politique de transparence, et que l'on n'encouragera pas au laxisme et à la facilité certains qui pourraient être tentés de fermer les yeux, de prendre un peu d'argent, considérant que tout va mieux comme cela. Cette logique, qui est celle de Rubik, est, à mes yeux, à la fois contestable et assez court-termiste.

J'ai très largement dépassé les limites de la première question, pardonnez-moi.

Concernant les filiales à l'étranger et l'application de l'article 209 B du code général des impôts, je vous précise que je ne suis pas chargée des travaux correspondants : cette question relève du service chargé du contrôle fiscal, auquel je vais transmettre votre question et qui, je le suppose, vous répondra lors de l'audition prévue à la fin de ce mois.

Monsieur le rapporteur, vous souhaitez également obtenir un éclairage concernant la question de la surveillance des paradis fiscaux. Bien évidemment, je n'évoquerai pas de cas particulier.

Sur ce point, je relève le mouvement impulsé à la fois à l'échelle internationale et au niveau français, visant à renforcer considérablement les obligations de transparence à la charge de ceux qui ont des activités ou des flux avec des paradis fiscaux ou des pays à fiscalité privilégiée.

Pour évoquer plus spécifiquement le cas français, nous avons une exigence d'information publique à l'égard du monde financier, lorsque des entreprises développent des activités dans les paradis fiscaux. Plus globalement, en droit fiscal et non plus dans le strict cadre du code monétaire et financier, nous avons créé une obligation documentaire concernant les prix de transferts, laquelle présente deux volets.

Premièrement, on dispose d'un volet général : au-delà d'une certaine taille, les entreprises sont toutes tenues de tenir à la disposition de l'administration fiscale une documentation précise et détaillée concernant leur politique de prix de transferts.

Deuxièmement, pour les territoires non coopératifs, cette obligation est renforcée, étant donné que, pour ce qui concerne les paradis fiscaux, il est obligatoire de transmettre des détails quant aux flux et non plus simplement quant aux principes généraux.

Ces outils permettent à l'administration fiscale d'interroger et de questionner les grands groupes, en s'assurant que les mécanismes de droit d'imposer fixés par la France ont été correctement mis en oeuvre.

Vous avez évoqué un cloisonnement des services, point sur lequel je ne m'attarderai pas. Ce n'est pas notre perception des choses ! Nous savons très bien qui est compétent sur quoi. Par conséquent, un travail commun peut être réalisé à deux, à trois ou à quatre voix.

S'agissant des deux rapports que j'ai cités - sur les conventions fiscales et sur Rubik -, ils ont été rédigés à la fois par les négociateurs des conventions et par ceux qui sont chargés de l'assistance administrative. Très concrètement, ces derniers questionnent les juridictions sur des cas particuliers, notamment des redressements en cours. Les uns et les autres ont travaillé main dans la main, chacun conservant bien sûr sa compétence. Il n'y a pas une espèce de « grand tout » administratif, et il me semble que les choses se font avec fluidité.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, madame. Nous allons maintenant passer aux questions.

La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. - Je souhaite vous remercier de votre intervention, madame, et vous poser brièvement quelques questions.

Je voudrais partager votre optimisme ! Bien que je ne demande qu'à être convaincu par ce que vous venez de dire, je reste pourtant quelque peu dubitatif.

Premièrement, vous avez évoqué les accords signés avec certains États devenus coopératifs, alors qu'ils ne l'étaient pas précédemment. Or, à l'occasion d'une précédente audition, a été soulignée la facilité, pour quelques États non coopératifs, de devenir coopératifs dès lors qu'ils passaient des accords avec des pays dont c'était devenu la spécialité, en particulier le Groenland et les îles Féroé. Une telle situation ne risque-t-elle pas de poser problème, si l'on se réfère à l'accord intervenu au niveau du G20 ?

Deuxièmement, considérez-vous que des pays qui nous sont proches - le Luxembourg, Andorre et Monaco - sont devenus très coopératifs ? Quelle est votre analyse en la matière ?

Troisièmement, l'information nous a été donnée récemment que BNP Paribas, qui occupe tout de même une place très importante dans le système financier national, disposait de trois cent quarante-sept filiales implantées dans des paradis fiscaux. De quels moyens de vérification comptable disposons-nous pour connaître les raisons qui poussent une grande banque comme celle-ci à avoir des filiales dans des paradis fiscaux ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - J'essaierai de répondre vite, car je m'aperçois que je suis affreusement bavarde sur ces questions, mais nous avons beaucoup travaillé ces dossiers et il m'est difficile d'être concise !

Il est extrêmement facile de répondre à votre première question, monsieur le sénateur. La France a décidé de ne pas se contenter des critères de l'OCDE. Les pays non coopératifs peuvent signer ce qu'ils veulent avec le reste du monde, ce qui nous importe, c'est ce qu'ils font avec nous ! S'ils ne communiquent pas avec nous, nous considérons qu'il s'agit de territoires non coopératifs, et toutes les dispositions de droit interne trouveront à s'appliquer.

Mais une telle réponse est sans doute un peu trop facile. Ainsi, même dans le cadre international, le fameux critère de 2009, historique, des douze accords avait beaucoup contrarié la communauté des fiscalistes, qui savaient que les stratégies de contournement étaient très aisées à mettre en oeuvre. De facto, ce critère a donc très rapidement été dépassé, grâce à l'enclenchement des travaux du Forum, lesquels font foi désormais.

J'évoquais tout à l'heure le compte rendu global publié à l'occasion du G20. Toutefois, si l'on veut connaître très exactement ce que le Forum a constaté sur un pays donné, les rapports par pays sont publics et accessibles. On dispose vraiment d'une documentation extrêmement riche et pertinente. Selon moi, cela illustre la qualité du processus mis en oeuvre. Espérons que cela ira au bout avec la même énergie !

Pour ce qui concerne les pays plus proches, qui ont pu, pour certains d'entre eux, nous donner du souci par le passé, les situations des trois que vous avez cités sont assez différentes.

Monaco, pour l'administration fiscale française, n'a pas forcément été le pays le plus difficile ; les règles fiscales et les outils, typiquement français, que nous avons avec la Principauté sont très particuliers, et ce de longue date. En réalité, la Principauté a posé davantage de problèmes à d'autres États, qui ne bénéficiaient pas des mêmes facilités et des mêmes règles. Comme vous le savez, Monaco a engagé une démarche de transparence et fait plutôt partie des pays en bonne voie, au sens où ils ont normalisé leur situation.

Concernant Andorre, la situation était différente, puisque, historiquement, la Principauté n'avait quasiment pas d'impôts, en tout cas directs. À la suite de travaux réalisés, me semble-t-il, par M. Landau, Andorre a modifié ses lois fiscales internes et s'est engagée également dans un processus de conclusion d'accords. Aujourd'hui, Andorre n'est plus citée parmi les mauvais élèves, au contraire.

Pour le Luxembourg, l'histoire diffère encore. Voici un pays fondateur de l'Union européenne, à la réputation théoriquement bonne, mais dont le comportement en matière d'épargne est celui d'un affreux petit canard, pour ne pas dire plus !

Depuis 2008, la directive Épargne est en situation de blocage absolu, par la faute de deux pays, l'Autriche et le Luxembourg, lui-même meneur en la matière. Comme je l'ai dit tout à l'heure, la Belgique, qui était le troisième larron, est devenue bonne élève, puisqu'elle a supprimé le secret bancaire. S'agissant de l'épargne, le Luxembourg et l'Autriche campent sur leur position, à savoir le maintien du secret et la retenue à la source, plutôt que d'adopter une démarche de transparence. Je rappelle qu'il s'agit de pays fondateurs historiques de l'Union européenne ! C'est inouï !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Et ils vont accueillir le MES, le mécanisme européen de stabilité !

Mme Marie-Christine Lepetit. - La pression exercée sur ces pays ne s'est pas relâchée. La sempiternelle défense des ministres luxembourgeois est la suivante : « Vous ne pouvez pas me faire ça ! Cela reviendrait à vider ma place financière ! » Ils s'efforcent de gagner du temps.

La première directive Épargne, dont le champ d'application était assez étroit, remonte à 2003. Comme prévu, nous en avons dressé le bilan en 2008 : il s'est logiquement révélé décevant. La Commission a alors produit une proposition de modification visant à en étendre le champ d'application, notamment aux produits d'assurance vie et aux flux d'épargne transitant par des sociétés intermédiaires, du type trust et fiducie. Cela relevait du bon sens ! Il s'agissait non pas de leur demander un quelconque durcissement, mais de retenir un champ normal d'échanges de renseignements entre pays européens, c'est-à-dire entre gens de bonne compagnie, du moins je le crois. Et le processus est bloqué ! Nous sommes toujours soumis à la règle de l'unanimité...

La façon dont ils cherchent à gagner du temps est absolument extraordinaire ! Ils se déclarent prêts à agir, mais font valoir qu'ils n'avanceront pas tant que les autres n'en auront pas fait de même. Ils mettent ainsi en place ce qu'ils appellent des « conditionnalités externes », en nous disant : « Mandatons la Commission, pour discuter de la même chose avec la Suisse et le Liechtenstein. Quand tous les autres seront d'accord, nous le serons aussi ! Vous ne pouvez pas nous demander d'agir avant la Suisse. ».

M. Philippe Dominati, président. - N'observe-t-on pas une évolution ou est-on toujours face à une situation de blocage ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Pour ma part, je pense qu'il y a un vrai blocage. Ne soyons pas naïfs, même en Europe, les égoïsmes persistent. Nous-mêmes pouvons parfois en faire preuve.

En matière de lutte contre l'évasion fiscale, il me semble toutefois que le temps est venu. Nous sommes ridicules parce que nous promouvons, parallèlement, une politique de transparence et d'exigence.

M. Francis Delattre. - La règle de l'unanimité devrait disparaître dans le nouveau traité.

Mme Marie-Christine Lepetit. - On n'y est pas ! Par ailleurs, cette règle de l'unanimité n'est pas seule en cause. La libre circulation des capitaux pose également problème. Excusez-moi de cette digression ; je tire le fil et tout le pull-over est en train de se détricoter ! Il ne fallait pas m'inviter, mesdames, messieurs ! (Sourires.)

La règle de libre circulation des capitaux est extrêmement étonnante. Elle n'était pas faite pour la fiscalité, il faut bien le dire. Elle a été posée sans aucune contrepartie vis-à-vis du reste du monde et elle est interprétée par les juges de manière totalement extensive pour ce qui concerne son champ d'application. Ainsi, l'année dernière, vous avez dû le lire dans la presse, il nous aurait fallu subventionner l'immobilier locatif à Berlin ou ailleurs au nom de la liberté de circulation des capitaux, ou encore faire du mécénat au fin fond de je ne sais où, sur le dos des contribuables français, en vertu de la même règle. Ne me demandez pas le rapport entre ces deux choses, je ne le comprends pas moi-même !

M. Francis Delattre. - La règle de non-unanimité changera tout de même beaucoup de choses !

Mme Marie-Christine Lepetit. - Et je n'évoquerai pas la libre circulation des capitaux au niveau mondial !

M. Philippe Dominati, président. - La troisième interrogation de M. Vaugrenard portait sur les filiales des banques françaises implantées dans des paradis fiscaux.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Cela renvoie à ce que je disais tout à l'heure, à savoir que les dispositions du code monétaire et financier aux termes desquelles les établissements financiers français doivent faire figurer dans leurs comptes des éléments d'information sur leurs filiales implantées à l'étranger, sont bien appliquées. On sait donc que BNP Paribas possède trois cent quarante-sept filiales à l'étranger. Forcément, une telle information permet d'assurer une surveillance en la matière.

Quelles sont les raisons d'une telle situation ? Il faudrait interroger les responsables. Quand j'examine les législations des pays concernés, je me dis que ces questions sont loin, très loin d'être uniquement d'ordre fiscal. Doivent également être pris en compte, outre les aspects économiques - certains pays sont connus pour être de grandes places spécialisées -, les règles juridiques.

J'évoquais tout à l'heure le Luxembourg. Aujourd'hui, quantité d'assurances vie sont contractées au Luxembourg, les règles juridiques afférentes y étant plus flexibles qu'en France, notamment.

En réalité, les explications permettant de comprendre une situation économique sont plurielles, ce qui est logique.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Madame Lepetit, je formulerai une remarque et vous poserai une question.

Loin de moi l'idée de vouloir dédouaner le Royaume-Uni ou l'Allemagne du choix « court-termiste » que vous avez évoqué, mais on ne peut s'empêcher de relever - un ancien journaliste nous l'a confirmé hier -, qu'il existe, au Royaume-Uni, une longue tradition d'investigation journalistique sur ces questions. Par ailleurs, en Allemagne, depuis ces dix dernières années, la guerre entre Der Spiegel et Focus s'est jouée notamment sur la question de savoir lequel de ces deux hebdomadaires sortirait le premier des informations sur ce sujet. Par conséquent, peut-être y a-t-il un lien entre la posture adoptée par ces pays et l'existence d'une presse extrêmement effervescente informant sur ces questions.

Ainsi, sur ce dossier, que pensez-vous du rôle de la presse en général, tout particulièrement de la presse économique ?

Cette presse est dans une position extrêmement délicate. En effet, elle a le devoir de financer des organes d'expression libres, lesquels, en principe, font des investigations libres sur des sujets variés, sans toutefois aborder de trop près des questions qui touchent au coeur de la compétitivité des entreprises.

Avez-vous un point de vue sur le sujet ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Est-ce que je dispose d'un joker, monsieur le président ?

C'est une question difficile. En règle générale, je n'ai pas le sentiment que la presse soit bridée quand elle a envie d'écrire une méchanceté en matière de fiscalité ou de donner son point de vue. Récemment, un journal a écrit que l'exit tax ne marchait pas en France, ce qui est complètement faux ! J'ai dû quereller les journalistes ! Tout cela pour dire que, quand ils ont envie d'écrire, ils écrivent !

Quand je lis des chroniques portant sur les travaux de l'OCDE, les actions des ONG et les pressions que celles-ci exercent au sein de l'OCDE, en particulier s'agissant des paradis fiscaux, je ne trouve pas que la presse française soit muette, laxiste ou absente. Pour autant, je ne dispose pas forcément du benchmark international et de points de comparaison. Ce que je vis, en tant que fiscaliste, et ce que je connais des chantiers ouverts ici ou là, je le lis aussi dans le journal.

En revanche, il est vrai que la France possède certaines spécificités. Nous sommes marqués par la Seconde Guerre mondiale, et les questions de dénonciation et de révélation sont traitées d'une façon qui n'est pas forcément semblable à celle que l'on rencontre à l'étranger. Nos techniques de contrôle fiscal, le rôle de l'administration fiscale et les mécanismes de sanction administrative diffèrent de ce qui prévaut ailleurs dans des organisations faisant davantage appel aux juridictions. Cela structure aussi les comportements, c'est certain.

Je pense ici à la liste HSBC. Notre réaction concernant l'usage de fichiers obtenus dans des conditions curieuses se distingue de celles que l'on pourra observer à l'étranger.

Selon moi, de telles spécificités ne sont pas propres à la presse. Elles relèvent davantage d'une culture française, qui fait qu'une même situation produit un résultat, des effets ou des commentaires différents.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois. - Des intervenants précédents nous ont indiqué, sauf erreur de ma part, que le site de l'OCDE ne faisait plus référence aux pays coopératifs ou non coopératifs. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Cela fait des mois que l'on a demandé à l'OCDE de supprimer sa liste des États ayant signé au moins douze accords. En effet, celle-ci est aberrante, dès lors que le Forum a travaillé !

M. Louis Duvernois. - Voilà donc l'explication !

Mme Marie-Christine Lepetit. - Il nous semble que la bonne appréciation des paradis fiscaux est désormais celle du Forum.

M. Louis Duvernois. - L'absence de cette référence donnait l'impression d'un acte volontaire. Vous nous apportez une explication tout autre, que nous prenons en considération.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Il faudrait demander à l'OCDE si mon interprétation est la bonne, mais je pense que tel est le cas.

Il était assez étrange, et parfois même gênant, que l'OCDE maintienne sur son site une liste dont la pertinence était plus que sujette à caution. En effet, certains pays, avec lesquels nous menions des discussions bilatérales, nous faisaient valoir qu'ils étaient bien notés par l'OCDE. Il fallait alors leur expliquer les raisons pour lesquelles la France ne s'en satisfaisait pas.

M. Louis Duvernois. - Il s'agit donc bien d'une question à explorer.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Il est assez logique et tout à fait positif que les travaux du Forum aient avancé suffisamment pour passer à l'étape suivante.

M. Philippe Dominati, président. - Vous avez évoqué une convergence entre les listes. Existe-t-il toujours une liste française ou y a-t-il eu réellement convergence ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Je me suis mal exprimée : il y a non pas convergence, à proprement parler, mais bien cohérence.

M. Philippe Dominati, président. - Il existe donc toujours une liste française ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Oui. Il est d'ailleurs prévu en loi interne que celle-ci soit actualisée tous les ans. L'arrêté de cette année est sur le point d'être publié.

M. Philippe Dominati, président. - Il est par conséquent prévu de la maintenir ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Nous avons vraiment l'intention de mettre cette liste à jour en fonction de l'état le plus récent de nos relations avec chacun des pays.

M. Philippe Dominati, président. - Vous pouvez poursuivre, monsieur Duvernois.

M. Louis Duvernois. - Vous avez évoqué, sans toutes les énumérer, les mesures mises en oeuvre pour lutter contre l'évasion fiscale. Vous nous avez dit qu'elles sont nombreuses. Disposez-vous d'une évaluation de leurs résultats ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Il faudrait que vous posiez cette question à Philippe Parini. C'est lui qui suit en détail l'évolution non seulement des contrôles fiscaux, mais aussi du comportement déclaratif spontané. Il vous répondra certainement qu'il est encore un peu tôt.

En effet, les outils de droit interne, ainsi que le dispositif d'accords et de conventions, renouvelé et mis en conformité avec les standards, sont assez récents et leur effectivité est toute jeune. Je l'ai dit tout à l'heure, vingt-cinq nouveaux accords sont entrés en vigueur, pour les plus anciens depuis un an et demi ou deux ans et, pour les plus récents, depuis trois mois.

M. Louis Duvernois. - Quand disposera-t-on des premiers « indices de performance » ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Nous avons déjà le nombre de requêtes que nous avons déclenchées, réparties par pays, et les premiers taux de retour. Ces chiffres sont contenus dans le rapport que nous vous avons transmis. Toutefois, Philippe Parini pourra vous communiquer des chiffres plus récents. Je sais que nous avons approfondi nos contacts avec la Suisse, parce que nous souhaitions que l'interprétation de l'accord bilatéral soit plus conforme à nos voeux. Vous pourrez aller plus loin sur cette question avec M. Parini.

Les choses bougent, c'est sûr, mais il est encore trop tôt pour dire si la volumétrie est suffisante et si une « routine » est vraiment en train de s'installer.

Il me semble que nous devons approfondir la question de l'échange automatique. Je suis convaincue que, au moins entre anciens pays historiques de l'OCDE, c'est la voie la plus commode et la plus naturelle. Pourquoi diable de grands pays comme le Royaume-Uni, la France ou les États-Unis auraient-ils besoin de recruter des batteries de fonctionnaires pour interroger un à un les contribuables ? Il suffit de disposer de formats de fichiers semblables. Puisque nous avons décidé d'être transparents, autant automatiser l'échange de données, d'autant que cela fait partie des possibilités du standard. Développons-les !

M. Louis Duvernois. - Ma deuxième question concerne la stratégie choisie par le Royaume-Uni et l'Allemagne, dont il est évident qu'elle s'oppose à cette recherche d'harmonisation fiscale que nous souhaitons dans le cadre de la construction européenne.

Il n'en demeure pas moins que la France fait cavalier seul, alors que sa position est tout à fait défendable et compréhensible au plan multilatéral.

Dans un tout autre domaine, mais avec un résultat identique, cela me fait penser à l'attitude qu'ont adoptée certains États vis-à-vis de la convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle, signée en 2005 sur l'initiative de la France. Cette convention fut adoptée à l'unanimité moins deux pays, les États-Unis et Israël, lesquels se sont ensuite employés à multiplier les accords bilatéraux pour contrer cette convention multilatérale...

D'une certaine manière, la démarche du Royaume-Uni et de l'Allemagne est identique. La position politique, au sens non partisan du terme, retenue en matière de fiscalité par ces deux pays importants pour la France, au sens où ils sont membres de l'Union européenne, vous semble-t-elle acceptable, madame ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - J'y vois surtout une marque de pragmatisme. Ces pays ont de gros problèmes de finances publiques et la Suisse vient leur proposer un chèque, le droit d'adresser des requêtes pour 500 contribuables par an et des ressources garanties dans le futur grâce à la retenue à la source.

M. Louis Duvernois. - Ils sont pragmatiques... Et nous ?

M. Philippe Dominati, président. - Je pense qu'une orientation sera arrêtée en commun avec les autres partenaires européens.

Mme Marie-Christine Lepetit. - J'ai pour l'instant considéré dans mes propos que les deux projets d'accord étaient semblables. En réalité, ce n'est pas le cas. Après un examen minutieux, l'accord britannique paraît un peu plus respectueux des principes et des standards internationaux que l'accord allemand, et ce pour deux raisons.

En premier lieu, l'accord britannique semble mieux préserver le droit d'échanger de l'information, nonobstant le mécanisme de retenue à la source. Il est en effet plus prudent sur les possibilités d'échanges d'informations en cas de fraudes et protège mieux le droit pour le Royaume-Uni d'interroger la Suisse que l'accord négocié par l'Allemagne. En conséquence, il assure une meilleure articulation entre la logique pragmatique, strictement budgétaire, et la logique de transparence.

En second lieu, et je ne doute pas que vous serez sensibles à cet argument, mesdames, messieurs les membres de la commission, il permet un meilleur respect de la législation interne du Royaume-Uni, en particulier l'application des taux élevés en vigueur là-bas. En cela, il s'articule mieux avec la directive Épargne, puisqu'il permet de continuer à taxer ceux qui se trouvent dans cette situation à un taux supérieur à 40 %, conformément au droit britannique. À l'inverse, en Allemagne, même les contribuables qui ne jouent pas le jeu de la transparence ne seront pas taxés à 35 %, comme le prévoit la directive Épargne, mais à 26,375 %, c'est-à-dire au taux en vigueur en droit interne allemand.

L'accord britannique offre donc un meilleur respect des règles fiscales internes, ce qui me semble très important.

Au-delà des questions de principe qu'ils soulèvent, notamment au regard de l'amnistie - j'ai déjà évoqué ces questions devant vous tout à l'heure, et Valérie Pécresse a eu l'occasion de les développer bien mieux que moi au banc des ministres -, les accords Rubik ont pour inconvénient de bloquer la personnalisation de l'impôt. Avec de tels accords, comment appliquer l'ISF ou un impôt éventuellement progressif ? Cela nous est impossible puisque la Suisse prélève un taux uniforme, les yeux fermés, sans dire s'il s'applique à M. Dupont ou à M. Durand.

D'où la perplexité de la France, dont l'objectif de droit interne est autre. Nous prétendons continuer à appliquer des impôts à caractère personnel sur les revenus de l'épargne et sur le patrimoine. Par ailleurs, nous continuons à penser qu'il est pertinent d'avoir un dispositif qui puisse être adapté dans le temps. Avec Rubik, la législation interne est bloquée par un accord international bilatéral. Dès lors, que faire si, demain, le Parlement change d'avis ? Faudra-t-il repartir en négociations ? Cela n'est pas satisfaisant.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Francis Delattre.

M. Francis Delattre. - Je voudrais tout d'abord vous poser une question, madame.

Les États-Unis disposent d'une législation visant les contribuables qui trouvent un État d'accueil fiscalement plus compréhensif. L'administration américaine calcule ce que le contribuable aurait dû payer s'il était resté aux États-Unis, retranche de cette somme la part qu'il a acquittée dans le pays d'accueil et lui réclame la différence. Si le contribuable en question ne veut pas payer, la sanction peut aller jusqu'au retrait de la nationalité américaine. À moins que nous n'ayons déjà des dispositifs voisins, ne serait-il pas intéressant pour le Parlement d'étudier la possibilité d'adapter ce type de législation à la France ?

Je voudrais également faire une observation. Après le G20, on a vu que les Suisses étaient furieux - c'est le moins que l'on puisse dire - d'être classés au nombre des « pays gris ». On se demande pourtant, concrètement, ce qui les gênait vraiment. En réalité, c'est surtout l'opinion publique suisse qui n'a pas apprécié d'être ainsi désignée à la vindicte internationale. C'est toute la différence entre la Suisse et d'autres pays comme le Luxembourg, où l'opinion publique n'existe pas, puisque 80 % des habitants vivent de la finance.

Je pense donc que ces micro-États constituent un problème spécifique, et qu'il sera très compliqué pour les Européens de vouloir mettre au pas les paradis fiscaux tout en tolérant en leur sein un État qui, selon toutes les informations dont nous disposons, est un véritable paradis fiscal.

La solution réside sans doute dans la modification du traité européen, et il me semble à cet égard que le traité négocié avec les Vingt-Cinq contient des avancées.

Comment voulez-vous être crédible dans le reste du monde si vous tolérez chez vous le système que vous prétendez combattre ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Après avoir beaucoup critiqué la Suisse, je voudrais nuancer quelque peu mon propos.

Il est certain que la Suisse défend très bien ses intérêts. Mais peut-on le reprocher à un pays dont les atouts géographiques sont par ailleurs limités ? Il me semble que cette attitude est parfaitement légitime.

En outre, même si ses positions restent parfois excessives, la Suisse a incontestablement fait des progrès. Elle commence à fournir des éléments qu'elle ne communiquait pas auparavant. Elle a ainsi accepté de délivrer des informations, alors que l'on ne communique pas le nom du contribuable, ce qui est nouveau.

Cela ne se fait pas sans difficultés, ni sans réticences, mais la Suisse avance dans le bon sens. Il nous faut aussi savoir être opiniâtres, convaincants et efficaces sur le plan diplomatique. Nos efforts commencent à produire des résultats. Ils sont certes insuffisants, mais nous allons persévérer.

M. Francis Delattre. - C'est surtout leur opinion publique qui pousse les Suisses à se conformer aux normes de l'OCDE ! Il suffit de lire la presse pour s'en apercevoir !

Mme Marie-Christine Lepetit. - S'agissant des questions de territorialité, il faut avoir en tête qu'il existe deux modèles de taxation.

Certains pays taxent, par principe, les revenus ou les profits sur une base mondiale - c'est ce que vous avez décrit - puis soustraient le montant de l'impôt déjà acquitté à l'étranger, tandis que d'autres pays taxent uniquement les revenus ou les profits qui trouvent leur source sur leur territoire national, selon le principe dit de territorialité restreinte.

Il faut noter que le principe choisi détermine aussi le contenu des conventions fiscales qui seront négociées, signées et ratifiées entre États. Si l'on veut changer de principe, il faut donc non seulement changer les règles internes, mais aussi tout le réseau conventionnel.

La France a fait le choix de la territorialité restreinte, c'est-à-dire qu'elle taxe les profits qui trouvent leur source sur son territoire. Si nous voulions, demain, taxer, fût-ce marginalement, les profits réalisés aux États-Unis, en Irlande, au fin fond de l'Afrique noire, en Chine ou ailleurs, il faudrait renégocier plus de cent conventions fiscales, ce qui prendrait entre dix et vingt ans. C'est pourquoi nous avons été amenés, ces derniers mois, à préciser que, s'il était possible de changer de système, cette modification serait longue et complexe à mettre en oeuvre.

En France, un seul dispositif permettait, au choix des contribuables et sous réserve d'un agrément ministériel, d'inverser la règle et d'organiser un dispositif de taxation mondiale. Il s'agissait du bénéfice mondial consolidé, mais il a été supprimé voilà quatre mois par le Parlement.

M. Philippe Dominati, président. - Un an après avoir affirmé le contraire !

Pouvez-vous nous dire, madame, quel est le régime le plus courant, en Europe et dans le monde ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Environ 90 % des États ont opté pour une territorialité mondiale, les autres pour une territorialité restreinte. Mais, comme j'ai pris soin de le préciser à l'instant, le réseau conventionnel adossé à ce principe nous empêche de changer très rapidement de système, il faut que la représentation nationale en soit consciente.

Par ailleurs, je ne suis pas sûre qu'un tel changement soit de nature à renforcer l'attractivité de la France : nos taux d'imposition étant plutôt plus élevés qu'ailleurs, les profits réalisés dans le reste du monde seraient davantage taxés qu'aujourd'hui, ce qui pourrait faire fuir les uns et les autres. Je livre cet élément à votre sagacité, mesdames, messieurs les sénateurs...

Vous avez également cité le lien de nationalité, qui, par définition, ne vaut que pour les contribuables personnes physiques. À ma connaissance, les États-Unis sont les seuls au monde ou presque à avoir un système de taxation fondé sur la citoyenneté. De telles règles ne s'appliquent pas en France. En revanche, nous imposons les personnes physiques selon le principe de la territorialité mondiale. Qu'il s'agisse de l'ISF ou de l'impôt sur le revenu, un résident français est taxé sur son revenu et son patrimoine mondial, avant application des conventions en vigueur. Mais cette territorialité mondiale n'est pas liée à la citoyenneté comme aux États-Unis.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez évoqué l'exit tax, madame, soutenant qu'elle donnait des résultats, contrairement aux affirmations de certains journalistes. Même s'il s'agit d'un dispositif assez récent, puisqu'il date de moins d'un an, pouvez-vous d'ores et déjà nous communiquer des chiffres ?

Vous annoncez également la parution prochaine de la liste mise à jour des territoires non coopératifs. Y a-t-il des scoops ou des nouveautés sur cette liste ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Christine Lepetit.

Mme Marie-Christine Lepetit. - Sur le premier point, nous ne disposons pas encore de chiffres, car le système de taxation des plus-values mobilières en France est déclaratif et les données concernant l'année N ne pourront être connues que l'année N+1, en l'occurrence lorsque les prochaines déclarations d'impôt sur le revenu auront été remplies, en mai ou en juin.

Quoi qu'il en soit, tous les contribuables qui ont quitté la France entre le 3 mars et le 31 décembre 2011 devront déclarer cette année leurs éventuelles plus-values latentes, sous réserve que leurs portefeuilles dépassent les valeurs fixées par le Parlement.

M. Philippe Dominati, président. - Une simulation n'a-t-elle pas été réalisée sur la base des chiffres de l'année précédente ?

Mme Marie-Christine Lepetit. - Il aurait été très difficile d'en établir une, car nous ne disposions pas de données spécifiques sur les portefeuilles pour apprécier s'ils dépassaient ou non le seuil fixé depuis par le législateur.

Par ailleurs, il faut comprendre que ce dispositif permettra, pour partie, de recouvrer certaines sommes et, pour une autre partie, de mettre en sursis l'imposition, avec des garanties dans certains cas. On aura donc un très large spectre de situations suivant que les contribuables sont partis vers certains pays ou vers d'autres, et selon qu'ils sont partis pour des motifs professionnels ou sans motifs particuliers.

Les données seront disponibles à l'automne, une fois que les déclarations auront été récupérées et exploitées.

Enfin, s'agissant de la liste, il n'y a pas de scoop, car l'arrêté se contente de tirer les conséquences des accords entrés en vigueur l'année précédente. Nous devons juste nous assurer d'avoir bien caractérisé les évolutions des différents pays. Un processus interministériel s'est engagé avec le Quai d'Orsay ; il devrait aboutir dans quelques jours.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Hier soir, le Président de la République a fait des annonces sur l'imposition des activités des entreprises françaises à l'étranger. Vous semblez dire que ce n'est pas possible ou que c'est compliqué. Quel est exactement votre point de vue sur la question, madame ?

C'est, me semble-t-il, le candidat qui s'est exprimé hier soir. Si vous le voulez bien, monsieur le président, je vais finalement utiliser mon joker sur cette dernière question.

M. Philippe Dominati, président. - Il me reste à vous remercier, au nom des membres de la commission, madame la directrice.