Jeudi 27 novembre 2014

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, vice-présidente -

Stéréotypes masculins et féminins dans les jeux et les jouets - Table ronde

La délégation a auditionné, dans le cadre d'une table ronde consacrée à l'impact des jouets sexuellement différenciés sur le développement des enfants, Mme Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologie sociale, M. Jean-François Bouvet, agrégé de sciences naturelles, docteur d'État ès Sciences (neurobiologie), auteur de « Le camion et la poupée. L'homme et la femme ont-ils un cerveau différent ? », et Mme Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, auteure de « La vie en rose. Pour en découdre avec les stéréotypes ».

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Avant toute chose, je vous prie d'excuser Chantal Jouanno, notre présidente, retenue par un autre engagement.

Nous poursuivons aujourd'hui nos auditions consacrées aux stéréotypes masculins et féminins dans les jeux et jouets, en recevant :

- Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologie, et auteure notamment d'un ouvrage intitulé « Filles-garçons : socialisation différenciée ? ». Vos recherches portent sur la construction de l'identité sexuelle, les représentations du féminin et du masculin dans la littérature de jeunesse et, plus largement, sur la sociologie différenciée des filles et des garçons. Elles nous seront donc aujourd'hui grandement utiles pour comprendre l'impact de jouets sexuellement différenciés sur la construction identitaire des enfants ;

- Jean-François Bouvet, agrégé de sciences naturelles et docteur d'État ès Sciences (neurobiologie). Vous êtes l'auteur de l'ouvrage « Le camion et la poupée. L'homme et la femme ont-ils un cerveau différent ? » consacré à l'analyse des travaux scientifiques sur les différences cérébrales entre hommes et femmes ;

- Brigitte Grésy, dont je ne sais s'il est utile de la présenter encore, tant elle est une fidèle de nos travaux. Vous êtes notamment secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et l'auteure d'un ouvrage intitulé « La vie en rose. Pour en découdre avec les stéréotypes ». C'est à ce titre que nous vous recevons.

Notre première table ronde, au cours de laquelle intervenait notamment Mona Zegaï, nous a permis de confirmer notre intuition d'une accentuation de la différenciation des jouets selon qu'ils sont proposés aux filles ou aux garçons.

Nous souhaitons aujourd'hui prolonger notre travail en analysant avec vous l'impact de cette différenciation sur la construction identitaire des futurs adultes auxquels s'adressent aujourd'hui ces jouets.

Je propose que nous entendions d'abord nos intervenants, puis nous laisserons la parole à Roland Courteau, co-rapporteur avec notre présidente, Chantal Jouanno.

Mme Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologie sociale. - Pour évoquer l'impact des jouets dans la socialisation des filles et des garçons, j'aborderai au préalable quelques aspects du développement de l'enfant, en particulier la manière dont il construit ce que signifie être une fille ou un garçon.

Premier point, donc : comment se construit l'identité sexuée ?

Dans les premières années de sa vie, l'enfant est convaincu que le sexe est déterminé par des indices socioculturels. Pour lui, être une fille ou un garçon se détermine par le fait d'avoir les cheveux longs ou courts, de porter une jupe ou un pantalon ou encore de jouer avec une poupée ou des petites voitures. Le socioculturel fait le sexe. Par conséquent, l'enfant est convaincu que l'on peut changer de sexe en fonction des situations. Si l'on habillait un garçon de 4 ans en robe de princesse au carnaval, il serait certain de devenir une fille, puis de redevenir un garçon une fois enlevé son costume. De même, si un homme se changeait pour s'habiller en femme face à un groupe de jeunes enfants, il deviendrait provisoirement une femme à leurs yeux. Il n'existe pas de permanence du sexe avant que l'enfant ait terminé la construction de l'identité sexuée, vers l'âge de 5 à 7 ans.

Vers 5 à 7 ans, l'enfant a intégré le fait que le sexe est stable à travers les situations et qu'il est déterminé de manière biologique. Il a compris que c'est en fonction de l'appareil génital que l'on est une fille ou un garçon. Avant cet âge, l'enfant pense que le fait d'avoir les cheveux courts ou longs est bien plus déterminant pour savoir si l'on est une fille ou un garçon que les différences biologiques qu'il a par ailleurs observées.

Le jeune enfant est donc extrêmement rigide face au respect des codes sexués en vigueur et cherchera à éviter de se livrer à des activités ou d'adopter des comportements étiquetés du sexe opposé. S'il en adoptait les codes, il se présenterait aux autres comme étant un enfant du sexe qui n'est pas le sien. Il tricherait, ce qu'il n'a pas le droit de faire. Nous percevons d'ailleurs ici le lien avec le développement du jugement moral de l'enfant. Ainsi, les jeunes enfants utilisent massivement les étiquettes du masculin et du féminin.

Il convient dès lors de comprendre la manière dont les enfants construisent leur réseau de connaissances par rapport au masculin et au féminin. Le premier facteur à considérer tient à l'observation par l'enfant de son environnement. Pour chaque objet, activité ou comportement, l'enfant observe autour de lui s'il est plus souvent associé aux hommes et aux garçons, ou aux femmes et aux filles. S'il voit une activité plus souvent effectuée par les premiers, il l'étiquettera comme une activité masculine, et inversement. Dans un second temps, l'enfant adopte pour lui-même les activités, objets et comportements qu'il aura associés à son propre sexe.

Ce processus statistique fait appel à l'observation de la réalité (à travers la famille, la crèche, par exemple), mais également à l'observation de personnages fictifs dans les représentations de la réalité, telles que la littérature enfantine, les dessins animés, les publicités, les manuels scolaires, les jouets et les catalogues de jouets. Or les représentations de la réalité sont beaucoup plus stéréotypées que la réalité elle-même.

Prenons l'exemple d'un enfant vivant dans une famille dans laquelle les parents se partagent les tâches ménagères. Il voit son père et sa mère prendre en charge la vaisselle à tour de rôle. Pourtant, même dans ces conditions, l'enfant associera la vaisselle comme une activité de femme. Dans la littérature enfantine, il trouvera en effet pléthore d'images de femmes, un tablier autour de la taille, faisant la vaisselle. Dans les catalogues et les magasins de jouets, il verra que les dînettes et les petits tabliers sont vendus au rayon « filles ». De même, dans les publicités, il notera que les produits ménagers sont utilisés par des femmes : quand les hommes interviennent, ce sont généralement les experts qui ont créé le produit ou le lave-vaisselle le plus performant. Au final, en termes statistiques, l'activité « vaisselle » est beaucoup plus souvent associée aux femmes et aux filles qu'aux hommes et aux garçons. Le fait que son propre père fasse la vaisselle ne suffit pas à renverser la construction des connaissances de l'enfant et ce, même si en termes affectifs, son père compte beaucoup plus que ces représentations.

Deuxième point : la sexuation des jouets.

Le monde du jouet n'est pas un monde mixte. La simple visite d'un magasin de jouets suffit à mettre en évidence le cloisonnement qui existe entre les jouets pour filles et les jouets pour garçons : le rose d'un côté, le bleu de l'autre.

Parlons d'abord du jouet en fonction du sexe de l'enfant auquel il est destiné.

Les jouets étiquetés « garçons » sont beaucoup plus nombreux et diversifiés. Ils renvoient massivement à la sphère professionnelle : la médecine, le monde de la sécurité (pompier, policier, militaire), les métiers de la construction et le monde du transport (voiture, camion, avion). Les jouets techniques (télescopes, microscopes) sont également disposés au rayon « garçons ». Les jouets vendus au rayon « filles » sont plus limités en quantité et en diversité. Ils sont réduits aux domaines domestique (nettoyage de la maison, cuisine), maternant (poupées) et esthétique (têtes à coiffer, boîtes de maquillage). Les aspects professionnels évoqués dans ces jouets se cantonnent essentiellement aux mondes de l'éducation, du nettoyage et des soins esthétiques.

Les jouets pour garçons sont largement tournés vers la résolution de problèmes. Ils intègrent les notions de début et de fin, et donc l'idée de progression, de réussite et de compétition. Les recherches réalisées dans le milieu familial soulignent d'ailleurs l'importance qu'attachent les parents à ce que leurs garçons terminent leurs jeux, et les terminent tout seuls. Les jouets pour garçons offrent par ailleurs beaucoup plus de possibilités de manipuler des objets dans un monde physique en trois dimensions que les jouets pour filles. Cette interaction avec l'environnement physique permet aux garçons de développer davantage de compétences spatiales, mathématiques et techniques.

À l'opposé, les jouets pour filles ne proposent généralement pas de début ou de fin. Il s'agit essentiellement de jeux d'imitation, consistant par exemple à imiter ses parents en train de faire la cuisine ou de faire les courses. Ces jouets favoriseront davantage la coopération et le développement de compétences verbales : jouant à plusieurs, les filles utilisent le langage.

De plus en plus de jouets, auparavant neutres, sont aujourd'hui déclinés en versions « fille » et « garçon ». Le secteur de la toute petite enfance est désormais envahi par des objets (tapis de sol, trotteurs, jouets d'éveil) « customisés » en fonction du sexe. Le petit vélo, auparavant basique, est désormais décliné en version « Spiderman » pour les garçons et « rose Barbie » pour les filles. Pour en trouver une version neutre, il faut se tourner vers les magasins spécialisés, pour un prix bien plus élevé. Au-delà du jouet lui-même, l'objet sexué porte des symboles qui renvoient à des dimensions masculin/féminin. Le vélo Spiderman intègre une gourde qui renvoie à l'univers sportif, tandis que la version rose du vélo comporte un panier à l'avant pour les courses et un siège à l'arrière pour le bébé. De la même manière, les Lego et les Playmobil, auparavant neutres, adoptent aujourd'hui des thèmes et des mises en scènes ultra-sexués.

Les motifs de la différenciation sexuée des jouets sont évidemment commerciaux. La sexuation permet aux entreprises du secteur de vendre deux fois plus, car il devient impossible de transmettre les jouets d'un frère à sa soeur et inversement.

Ensuite, les stéréotypes sont amplifiés par les publicités et, surtout, par les publicités télévisées, qui en constituent de véritables caisses de résonance.

[Anne Dafflon Novelle montre à la délégation diverses publicités pour jouets à parti de son ordinateur]

En ce qui concerne le son, vous l'avez remarqué, les publicités ciblant les filles proposent des voix de filles, les publicités ciblant les garçons des voix d'hommes. Ces dernières adoptent des musiques beaucoup plus fortes, rythmées et agressives. Pour les filles, les publicités optent davantage pour des musiques douces, voire « gnangnan ».

Le montage des images est également différencié. Fluides pour les filles, les plans sont plus rythmés, voire agressifs, pour les garçons.

Nous retrouvons automatiquement une ségrégation au niveau des acteurs : filles d'un côté, garçons de l'autre. Les filles sont souriantes et jouent entre elles, tandis que les garçons, visages fermés, jouent les uns contre les autres, dans des activités plus dynamiques. Nous retrouvons bien ici l'opposition compétition/coopération.

Une dichotomie est également constatée dans l'environnement, avec une opposition intérieur/extérieur, et l'opposition d'une nature féerique pour les filles à un monde hostile pour les garçons.

Le vocabulaire, vous l'avez compris, sur-amplifie ces stéréotypes. Dans les publicités destinées aux filles, le champ lexical évoque le monde de la mode, le glamour et la superficialité, avec des termes tels que « trop belle », « trop mignon », « super fun », « wow ! ». Toujours en lien avec la coopération, les thématiques de l'aide et de l'amour sont abordées à travers des injonctions telles que « Aide bébé... », « Donne un bisou... ». Du côté des garçons, les voix « off » adoptent un champ lexical guerrier : « combat », « destruction », « menace », « invincible », « ennemi », « arme », « maximum de puissance » ou encore « maximum de destruction ». Les injonctions données aux garçons sont tournées vers l'action : « à toi de conduire », etc.

Cette amplification des stéréotypes de genre existe également dans les catalogues de jouets, à travers les couleurs utilisées, les symboles proposés (paillettes, coeurs pour les filles, flèches pour les garçons) et les postures des enfants mis en scène.

Au vu de ce que nous avons vu du fonctionnement du développement de l'enfant, la sexuation des jouets et des publicités renforce automatiquement les représentations qu'ils se font des deux sexes. Pour les garçons, elle valorise l'autonomie, l'indépendance, l'action, la prise de risques, l'esprit de compétition et la technologie, insistant également sur la sphère professionnelle. Les notions de violence, de guerre et de destruction sont par ailleurs largement développées. Pour les filles, la sexuation valorise les notions de sécurité, de douceur, de confort, d'esthétisme et de coopération. La sphère privée est massivement mise en avant. Les filles sont représentées comme des personnes terriblement passives. Dès leur plus jeune âge leur est proposé un univers largement « nunuche ».

Le monde de l'enfance met ainsi en évidence deux sphères totalement opposées. Or les enfants utilisent ces représentations de façon massive, dans un premier temps pour décoder ce que doit être une fille et ce que doit être un garçon dans notre société, dans un second temps pour s'y conformer.

Troisième point : comment contrer l'influence de ces stéréotypes ?

Je terminerai par quelques points à garder à l'esprit lorsque l'on définit des actions visant à contrer l'influence des stéréotypes de genre.

L'âge de l'enfant, et donc son stade de développement, est une donnée essentielle à prendre en compte. Jusqu'à 5 à 7 ans, les enfants sont extrêmement rigides par rapport au respect des codes sexués. Leur demander frontalement d'adopter des activités étiquetées du sexe opposé ne fonctionnera pas. En revanche, il est possible d'agir sur la manière dont ils construisent leur réseau de connaissances en lien avec le masculin et le féminin. En ce sens, il est essentiel de leur présenter des modèles diversifiés de filles et de garçons, associés à des activités, des objets et des comportements différents, de manière positive et valorisée. Se limiter aux jouets de filles ou aux jouets de garçons réduit l'éventail de développement des compétences. Le « neutre » me semble être une fausse bonne idée : la présentation d'une petite voiture ou d'une poupée sur fond blanc, si elle n'amplifie pas les stéréotypes, ne permet pas d'expliquer que la petite voiture peut être utilisée par une fille et la poupée par un garçon. Dès l'âge de 2 ou 3 ans, les enfants sont déjà capables de distinguer les jouets de filles des jouets de garçons, même représentés sur fond blanc.

Entre 7 et 12 ans, les enfants se montrent plus flexibles et ouverts à tester des activités étiquetées du sexe opposé. Il est dès lors possible de mener des ateliers de réflexion, où il leur sera par exemple demandé de décortiquer des publicités et des catalogues de jouets pour repérer les stéréotypes. Ayant réalisé de nombreux ateliers de ce type, j'ai observé que lorsque l'on interroge les enfants sur les raisons de la sexuation des objets par l'industrie du jouet, l'un d'entre eux finit toujours par dire : « Mais, on se fait arnaquer ! ». Ils peuvent ensuite imaginer des solutions dans lesquelles ils « customisent » le vélo de leur frère ou de leur soeur, plutôt que d'en acheter un nouveau.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci Madame, pour cet exposé extrêmement intéressant, qui conforte l'idée que nous avions de la question à l'issue de l'audition de la semaine dernière.

Mme Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, auteure de « La vie en rose. Pour en découdre avec les stéréotypes ». - J'ai réalisé pour la ministre des Droits des femmes, voilà maintenant trois ans, un rapport sur les structures d'accueil de la petite enfance. J'y ai analysé l'impact des stéréotypes sur la socialisation différenciée des filles et des garçons dans les crèches et chez les assistantes maternelles. C'est à ce titre que je souhaite intervenir.

Mon premier point concerne l'offre de jouets.

Tout d'abord, les stéréotypes sont amplifiés par les jouets.

Il convient d'interroger l'univers de l'industrie du jouet sans y projeter nos propres stéréotypes, mais d'étudier l'écart existant entre cette offre de jouets et la place réelle des femmes et des hommes dans la société, telle que mise en avant par les statistiques.

Par cette analyse, nous constatons bien que les productions industrielles de jouets donnent une représentation plus stéréotypée et inégalitaire que la réalité. Elles orientent les enfants vers une identité de sexe encore plus rigide. Seuls les secteurs d'activité les plus sexuellement différenciés dans la réalité sont représentés dans les jouets. Il est clair en effet que la majorité des hommes ne sont pas contraints, chaque jour, de répondre à des injonctions de conquête de l'espace ou de guerre.

Les jouets des garçons sont très largement orientés vers l'aventure, la vitesse, les voitures de course, la technologie, la médecine ou encore la construction. Les notions de vitesse et de prise de risques sont très majoritaires dans les injonctions faites aux garçons. L'offre de jouets pour les filles présente une grande limitation des champs professionnels, presque exclusivement centrés sur l'enseignement, le soin, le commerce (marchande), les services (hôtesse de l'air, secrétaire ou réceptionniste) et sur la mise en représentation de soi-même par l'esthétique. Les activités les plus représentées relèvent des domaines du maternel, du domestique et de l'esthétique. Cette représentation s'écarte évidemment de la réalité de la place des femmes dans la société. Aujourd'hui, 83 % des femmes âgées de 25 à 49 ans travaillent, même si elles sont limitées à 12 catégories professionnelles sur les 87 catégories recensées en France.

L'asymétrie totale entre jouets proposés aux garçons et jouets proposés aux filles résulte du fait que les garçons ne sont pas encouragés à se tourner vers les jouets féminins, on les en décourage plutôt. Nous retrouvons ici la balance différentielle des sexes dont parle Françoise Héritier. La binarité de l'offre de jouets est affectée d'un coefficient symbolique négatif à l'encontre des filles, car de manière générale, les jouets qui leur sont proposés se situent dans l'assistance des hommes (médecin/infirmière, patron/secrétaire).

Parlons ensuite de la segmentation « marketing ».

Il s'agit d'un phénomène récent qui, depuis les années 1990, a envahi les catalogues de jouets. Elle ne consiste pas en la division d'un même univers, ce qui consisterait à proposer des codes différents pour les mêmes jouets, mais en la création de deux univers distincts et, d'une certaine façon, incompatibles. La segmentation marketing résulte directement du développement des enseignes et des licences. En effet, les jouets mais également leurs produits dérivés sont sexués, ce qui pousse à une série d'achats en chaîne, qui creusent la différence.

La segmentation commerciale a entraîné une multiplication des scénarios « genrés ». On ne se contente plus de présenter les jouets, mais on les associe à des mises en scènes et à une différenciation entre filles et garçons de plus en plus grande. L'apparition du rose et du bleu ne date que de la seconde moitié du XXème siècle, avec l'avènement de la poupée Barbie. Auparavant, le blanc était la couleur des filles et des garçons jusqu'à l'âge de 5 ans, et le rose une couleur plutôt associée aux garçons, car une version pastel du rouge, couleur franche et virile. En Grande Bretagne, les mères choisissaient les couleurs en fonction des yeux des enfants : les enfants aux yeux bruns portaient le rose, les enfants aux yeux bleus des vêtements bleus.

Aujourd'hui, on associe aux jouets des photos mettant en scène des filles et des garçons, ainsi que des phrases qui accentuent encore les scénarios de présentation des jouets. Les enfants sont représentés dans des postures différentes : les petits garçons debout, jambes écartées et mains sur les hanches, les petites filles assises, dans des positions alanguies. Même la police de caractère est « genrée » : arrondie pour les filles, plus aiguë pour les garçons, avec des codes couleurs que l'on retrouve également dans les rayons des magasins. Autrefois, les jouets y étaient présentés par thème, ils le sont aujourd'hui par sexe.

La segmentation marketing revient à diviser pour mieux vendre, au détriment du « jouer ensemble » et du « vivre ensemble ». Ceci interroge notre modèle démocratique. Les fratries jouent moins ensemble, bien que, heureusement, la volonté de transgression des codes conduise les filles à prendre les jouets de leurs frères.

L'aggravation des clivages entre filles et garçons par l'offre sexuée est par ailleurs une invitation au consumérisme. Les jouets sont poussés dans le détail de la copie de l'instrument utilitaire, avec une visée consumériste forte. Il s'agit d'engager les enfants à acheter, plus tard, ces produits. Le sexisme est ici au service du consumérisme. À mon sens, ce point pose problème pour notre modèle démocratique.

Je voudrais aborder maintenant la question des stéréotypes selon le capital culturel des parents.

Aujourd'hui, le pouvoir de prescription des enfants en matière d'achat de jouets est plus important qu'il ne l'était avant. Les parents éprouvent davantage de difficultés à résister à la pression de leurs enfants, amplifiée par la publicité. Sur cet aspect, nous constatons une différence sensible en fonction des catégories sociales. Dans les familles au capital culturel plus élevé, le jouet est un objet de négociation : « Tu ne vas quand même pas prendre cette Barbie, tu vois bien qu'elle est ridicule, les femmes ne sont pas comme ça ! ». La négociation est moins présente dans les familles dont le capital culturel est moins élevé. Les catalogues de jouets dans les magasins spécialisés sont d'ailleurs moins « genrés » que dans les hypermarchés.

En 2012 et en 2014, nous avons observé des tentatives de remise en cause des catalogues « genrés » dans les magasins U. Néanmoins, ces tentatives ne concernent qu'une infime partie de l'offre de jouets. Dans son catalogue de jouets 2014, Intermarché propose encore une gamme de jouets « Au royaume des princesses » en rose et une gamme « Le parcours des héros ». Si la marque Oxybul a mis fin au rose et au bleu dans son catalogue et présente des filles chevauchant des dinosaures, elle conserve le code couleur en magasin.

Enfin, parlons de ce qu'impliquent les jouets « genrés ».

Avec la sexuation croissante des jouets s'esquisse un monde où les hommes et les femmes sont complémentaires dans la différence et la hiérarchie. Or l'enjeu de nos politiques en faveur de l'égalité est bien de dire si nous souhaitons un monde dans lequel les hommes et les femmes sont pairs ou un monde où ils sont complémentaires et inégaux.

Les inégalités de sexes sont aujourd'hui fortement essentialisées et radicalisées pour permettre la complétude. En associant aux hommes la connaissance et la direction et aux femmes le soin et l'assistance, les jouets offrent aux enfants la possibilité d'un apprentissage actif des catégories de genre et orientent leurs pratiques ultérieures vers une hiérarchie entre les sexes.

Ceci me semble dommageable pour notre société démocratique à trois titres.

En premier lieu, les filles et les garçons sont placés dans une posture différente par rapport à l'estime de soi et à la prise de risques. L'offre de jouets inscrit différemment les enfants dans l'assurance, l'ambition et le sentiment de légitimité, dont on sait qu'il est très important ensuite pour briser le plafond de verre et occuper correctement sa place dans la vie professionnelle. Les garçons sont placés dans la compétition, les filles dans la coopération. Si ces deux éléments sont valorisables dans la vie professionnelle, il est clair que l'apprentissage différencié favorise l'émergence des syndromes d'imposture, d'usurpation ou encore de « Cendrillon » dont on parle lorsque l'on aborde la place des femmes sur le marché du travail.

En second lieu, l'offre de jouets place les filles et les garçons différemment au regard de l'apprentissage du raisonnement analytique et spatial d'une part, et des compétences verbales d'autre part. Toutes les analyses indiquent que les jeux de construction et de manipulation, majoritairement portés par les garçons, induisent une appétence plus forte pour les aptitudes mathématiques et spatiales. A l'inverse, les jeux de rôle et d'imitation, auxquels sont vouées les filles, conduisent davantage à des compétences verbales.

Enfin, alors que l'apprentissage de l'autonomie pour les filles, notamment financière, représente un enjeu considérable, les jeux de rôle et d'imitation les orientent davantage vers une posture de conformisme. De manière générale, les jouets des filles :

- étouffent la créativité ;

- dérivent l'énergie des petites filles vers l'apparence ; elles sont vouées à se pomponner et à pouponner ;

- oriente l'énergie des filles vers le fait de servir ;

- et leur apprennent à utiliser la séduction comme moyen d'obtenir ce qu'elles veulent, à se regarder dans les yeux d'autrui au lieu de regarder directement le monde.

Voilà donc les points que je souhaitais souligner concernant l'univers du jouet, que j'ai tenu à analyser au regard de son influence négative en termes d'accès à la citoyenneté, de respect d'autrui et, in fine, de démocratie.

Mon deuxième point concerne les pratiques éducatives dans les modes d'accueil de la petite enfance.

Dans le cadre du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur l'égalité entre les filles et les garçons dans les modes d'accueil de la petite enfance, nous avons analysé l'ensemble des travaux sur la question. Ceux-ci confortent notamment l'idée d'une approche « statistique » dans l'analyse que font les enfants de leur environnement, comme l'évoquait Anne Dafflon Novelle.

Tous les professionnels de la petite enfance que nous avons rencontrés nous ont affirmé être neutres, ne faire aucune différence entre les filles et les garçons. Je les crois, dans la mesure où la neutralité est un élément essentiel du service public.

Nous avons par ailleurs étudié un certain nombre de documents émanant des conseils régionaux et généraux. Jamais nous n'avons vu figurer les mots « sexe », « garçon » ou « fille ». Il est toujours fait référence à « l'enfant ». Si figurent des références au milieu social et aux différences culturelles, il n'est jamais fait allusion à la mixité des filles et des garçons. En d'autres termes, la prise en compte éventuellement différenciée n'est pas évoquée.

Mais derrière cette neutralité affichée, certaines pratiques renvoient à des stéréotypes. Dans le cadre des activités libres par exemple, les professionnels n'interviennent pas et ne produisent donc pas directement de scénarios « genrés », mais les jouets qu'ils présentent aux enfants sont bien sexués ; par ailleurs le positionnement des jouets dans l'espace n'est pas neutre. Les enfants sont libres de choisir les activités qu'ils souhaitent, mais il est clair qu'ils reproduisent ce qu'ils observent ailleurs. J'ai en mémoire l'exemple d'une puéricultrice qui, à l'heure des activités, se demandait : « Qu'est-ce qu'on va mettre pour les garçons ? ». Elle leur a finalement proposé un atelier de bricolage...

Mon troisième point vise à déterminer des pistes d'action.

En définitive, les filles et les garçons n'apprennent pas la même chose à l'école et dans les structures d'accueil de la petite enfance. Il existe bien un « curriculum caché ».

Est-ce grave pour autant ? Ça l'est au titre de notre modèle démocratique, dans lequel nous ne voulons pas une complémentarité entre les hommes et les femmes, mais bien une parité. Ça l'est également au niveau économique. Au vu du taux de divorce observé dans la société, les femmes doivent accéder à l'autonomie financière. Alors que les jouets incitent les filles à s'identifier à des princesses attendant leur prince charmant, il devient essentiel, au regard des transformations sociétales récentes, de proposer aux filles des modèles d'identification leur montrant un champ des possibles le plus large possible.

À cet effet, je suis partie du « pari de la pensée ».

Il existe des différences sexuelles, biologiques et physiologiques évidentes. Du point de vue de la science, ces différences engagent-elles d'autres différences en termes de comportements, d'aptitudes et de qualités, au-delà de la simple différence des corps ? Sur ce sujet, je partage les thèses de Catherine Vidal sur la plasticité neuronale, soulignant le rôle clef de l'apprentissage. En m'appuyant sur un certain nombre de travaux, tels que ceux de Lise Eliot et d'Anne Fausto-Sterling, je fais, comme je le disais à l'instant, le pari de la pensée. Anne Fausto-Sterling a proposé une méta-analyse des travaux sur les répertoires comportementaux des enfants de 0 à 3 ans, qui souligne que l'émergence des différences entre les sexes (marquée par la préférence des jouets notamment) se situe vers 2 ans, soit à un âge où l'enfant a déjà eu des interactions avec son environnement. La différence la plus précoce concerne le tonus moteur, légèrement plus élevé chez les garçons nouveau-nés et qui devient statistiquement significative vers l'âge d'un an. Ces différences sont susceptibles de s'estomper par l'apprentissage. Des études récentes menées par Elizabeth Spelke montrent que les capacités à développer le sens des nombres et à se situer dans l'espace sont identiques chez les filles et les garçons.

Aucune étude corroborée scientifiquement ne permet aujourd'hui de mettre en évidence de différences fondamentales dans les aptitudes et les qualités. À supposer même que la science nous démontre le contraire d'ici dix à vingt ans, l'apprentissage semble central. Le pari de la pensée consiste à souligner combien il est important d'ouvrir l'ensemble du champ des possibles aux filles et aux garçons, et à lutter contre les clivages sexués qui renforcent des stéréotypes de sexes qui n'ont pas lieu d'être.

Comment orienter les politiques publiques de lutte contre les stéréotypes ?

Les politiques publiques doivent s'adresser à trois cibles.

La première est celle de l'État et des pouvoirs publics. Plusieurs actions peuvent être envisagées. Il convient bien sûr de mener des campagnes d'information, mais également de mettre en place un acte d'autorégulation avec tous les professionnels du jouet, pour qu'ils présentent les jouets par thèmes et non plus par sexes. Le financement peut par ailleurs constituer un levier intéressant, en travaillant par exemple sur les achats publics. Les arbres de Noël des collectivités sont financés par les pouvoirs publics. Il est impératif que des circulaires ou des textes limitent l'achat de jouets sexués dans ce cadre. Il est possible en outre de travailler sur des labels, bien que je ne crois pas réellement en cette solution. De manière générale, il convient de travailler à une diversification des jouets, plus que sur tout ce qui peut crisper et créer de la « panique identitaire ».

La deuxième cible est le personnel des crèches. Nous avons visité les fameuses crèches Egalia en Suède, qui proposent des jeux neutres, tels que des poupons de chiffon et des jeux de manipulation. Je ne sais s'il est opportun d'aller jusque-là, car l'imitation tient un grand rôle dans l'apprentissage. Mais il est évident qu'il faut travailler sur une réorganisation des jouets en crèche, en présentant par exemple un coin « maison » avec des poupées et des voitures, et non plus un coin « poupées » et un coin « voitures » séparés. Il s'agit de travailler, avec les personnels de crèches, à d'autres univers de jeu qui empêchent les clivages filles-garçons. Pour cela, il est essentiel de proposer des journées de formation sur les stéréotypes de sexe, comme le fait la crèche Bourdarias, ainsi que des kits éducatifs pour le personnel, tels que les kits proposés au Québec, extraordinairement bien réalisés.

La troisième cible est celle des parents, eux-mêmes extrêmement conditionnés. Mais chacun peut réfléchir à son acte d'achat. On peut également se soumettre une fois de temps en temps à des stéréotypes, sans culpabiliser. Je viens moi-même d'acheter un body rose à ma petite fille et je n'en ressens pas pour autant de culpabilité. Une piste intéressante est celle du « name and shame », qui me semble très efficace, tant les marques sont attachées à leur image. Cette pratique consiste à faire pression sur les marques par des messages, à travers des sites Internet tels que « Macholand » ou des associations, pour demander une offre de jouets plus diversifiée pour les filles et qui puisse les entraîner vers la prise de risques et l'autonomie, et peut-être une offre de jouets pour les garçons qui concerne davantage l'univers intérieur. Enfin, il me semble important de proposer des formations aux parents, à l'occasion, par exemple, de la journée d'acclimatation en crèche. Il s'agit avant tout de pouvoir discuter avec les parents.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci beaucoup. Avant d'écouter l'exposé suivant, je propose de poser une première question.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Les stéréotypes que vous présentez me semblent émaner du modèle américain. La position du garçon rappelle celle du cow-boy ; la petite fille attachée à son apparence fait écho à l'image de la Barbie. Dans certains états américains, des jeunes filles reçoivent en cadeau d'anniversaire des soins esthétiques, voire de la chirurgie esthétique dès l'adolescence. Percevez-vous cette influence du modèle américain, que nous avons intégré et qui s'impose à nous aujourd'hui ?

Mme Anne Dafflon Novelle. - Je n'avais pas fait le rapprochement. Néanmoins, je partage votre constat, qui relève à mon sens davantage de la mondialisation, associée aux représentations stéréotypées dans le monde occidental.

Mme Brigitte Grésy. - Le clivage dont nous faisons état aujourd'hui trouve son origine dans l'avènement de la poupée Barbie.

Par ailleurs, le modèle américain a beaucoup influencé notre imaginaire collectif. Certaines études d'analyse comparée des dessins animés en Suède et aux États-Unis sont particulièrement intéressantes. En Suède, la mascotte des enfants, le « Bolibompa », est un personnage neutre. Il est l'équivalent de notre « Casimir » en France, qui pour sa part portait davantage les traits d'un personnage masculin. Les films d'animation importés des États-Unis présentent en revanche des modèles très sexués. Aussi, votre intuition me semble très juste.

Ce modèle s'impose effectivement à nous. Nous savons que les femmes américaines travaillent moins que les femmes françaises. Par ailleurs, il existe chez elles un désir de perfection dans la maternité, qui n'est pas forcément celui des Françaises.

M. Jean-François Bouvet, agrégé de sciences naturelles, docteur d'État ès Sciences (neurobiologie), auteur de « Le camion et la poupée. L'homme et la femme ont-ils un cerveau différent ? ». - La première question que je souhaite soulever est la suivante : est-il légitime de penser que des facteurs biologiques interviennent dans le choix des jouets ? Si tel est le cas, les stéréotypes de genres ne feraient qu'en renforcer l'action.

Je vais donc, dans un premier temps, vous présenter quelques études scientifiques sur les préférences face aux jouets.

Je ne suis pas un grand spécialiste du sujet, mais j'ai réalisé une revue de la littérature scientifique récente sur la question. Cette revue ne se veut pas exhaustive, mais permet de relever les différents types de publications susceptibles d'apporter des réponses.

Le premier type de publications regroupe les études réalisées sur les singes. Ces études cherchent à identifier, chez les primates, des préférences éventuelles pour des jouets dits féminins ou masculins. Nous disposons de trois études de ce type, ce qui est limité.

Une première étude, publiée en 2002 par Gerianne Alexander et Melissa Hines de l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA), porte sur des singes vervets. Trois catégories de jouets leur ont été présentées : des jouets typiquement masculins (camion coloré et balle rebondissante, bien que ce dernier jouet ne puisse être considéré comme uniquement masculin), des jouets typiquement féminins (poupée de chiffon) et des jouets neutres (livre d'images, peluche). Ces singes n'avaient pas été confrontés auparavant à des jouets humains. Il s'est avéré que les mâles montraient une forte préférence pour les jouets dits masculins et que l'intérêt des femelles se focalisait davantage sur les jouets dits féminins. Les deux sexes s'intéressaient par ailleurs aux jouets neutres. Le protocole expérimental de l'étude peut être discuté. En effet, ce type d'études est très compliqué à mettre en place.

Une deuxième étude publiée en 2008 a été réalisée sur des macaques rhésus par une équipe d'Atlanta. Deux types de jouets ont été présentés aux singes : des peluches et des jouets à roues. Les auteurs ont observé que les mâles montraient une forte préférence pour les jouets à roues. En revanche, les préférences des femelles se sont avérées bien plus variables.

Je n'évoquerai pas une troisième étude, qui à mon sens ne présente pas de résultats intéressants pour notre problématique1(*).

Nous comprenons bien la logique de ce type d'études. Dans la mesure où nous partageons des ancêtres communs avec les singes, qui remontent à 25 millions d'années pour les macaques, l'observation du comportement des singes peut révéler la part ancestrale des préférences respectives des garçons et des filles.

Un deuxième type d'études portent sur le comportement des enfants. Elles consistent à présenter un choix de jouets à de très jeunes enfants, alors qu'ils n'ont pas encore subi de pression culturelle trop importante. Dans le cadre d'un travail publié en 2009, l'équipe de Gerianne Alexander au Texas a ainsi présenté à des enfants de 3 à 8 mois, dans une sorte de théâtre de marionnettes, un camion d'un côté et une poupée de l'autre. Par un dispositif à infrarouges, l'équipe a pu déterminer l'objet fixant préférentiellement l'attention du bébé, en termes de direction du regard et de temps d'attention. Les résultats sont nets : les filles ont manifesté un intérêt plus marqué pour la poupée, les garçons pour le camion.

D'autres études ont cherché à déterminer l'impact des hormones sexuelles sur le choix des jouets. Une étude publiée en 1992, menée par Melissa Hines de l'UCLA2(*), a consisté à observer le comportement de filles de 3 à 8 ans qui ont élaboré, pendant leur développement cérébral, un taux anormalement élevé de testostérone du fait d'une maladie nommée hyperplasie congénitale des surrénales (HCS). Leur choix de jouets a été comparé à celui de filles non atteintes par cette maladie. Il est apparu très nettement que les filles souffrant d'HCS montraient un intérêt beaucoup plus marqué que les autres filles pour les jouets de type masculin.

Une étude publiée en 2011 a cherché à identifier le facteur déterminant entre le sexe du partenaire de jeux et le type de jeu. Les auteurs ont montré que les filles souffrant d'HCS privilégiaient les jeux de type masculin, même pratiqués avec une partenaire de jeu féminine. Le type de jeu apparaît déterminant, et non pas le sexe du partenaire.

Il a beaucoup été dit que le choix des jouets à roues chez les singes mâles ou chez les jeunes garçons était avant tout lié au niveau d'activité. En d'autres termes, les mâles et les garçons privilégieraient les jeux les plus mobiles et actifs. L'équipe de Gerianne Alexander a publié, en 2012, une étude portant sur un échantillon de 47 garçons et 37 filles âgés de 19 mois. Les auteurs ont démontré une absence de lien entre le choix des jouets et le niveau d'activité des enfants. Les enfants très actifs sur le plan moteur ne sont pas nécessairement ceux qui choisissent, de la manière la plus marquée, les jouets de type masculin. En revanche, un lien entre le taux de testostérone et le niveau d'activité des enfants apparaît.

Encore une fois, ce recensement de la littérature n'est pas exhaustif. Les études disponibles restent peu nombreuses à ce jour. Beaucoup d'entre elles mériteraient par ailleurs d'être reprises, en travaillant sur des échantillons plus importants. Ces études fournissent néanmoins des pistes intéressantes sur le plan de la connaissance du processus cognitif.

Abordons, dans un second temps les différences entre les cerveaux masculin et féminin.

Je ne partage absolument pas l'idée soulevée par Brigitte Grésy, selon laquelle il n'existerait pas d'études scientifiquement corroborées sur les différences entre les cerveaux de l'homme et de la femme. Cette idée, largement propagée en France, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays, est inexacte. Nous sommes d'ailleurs plusieurs à nous alarmer de cette manière récurrente de présenter les choses.

Ceci étant dit, il est vrai que la plasticité cérébrale joue un rôle fondamental : elle permet de potentialiser des aptitudes qualifiées abusivement de masculines ou féminines. C'est d'ailleurs l'unique point sur lequel je suis en accord avec Catherine Vidal.

En revanche, il n'est pas possible de dire qu'il n'existe aucune différence entre les cerveaux masculin et féminin. Pour autant, il est clair que ces différences ne permettent en rien de parler de complémentarité entre les sexes. Sur le plan des aptitudes, nous serons mieux armés en moyenne pour certaines tâches selon que nous sommes hommes ou femmes, mais cela ne fait pas de nous des êtres complémentaires.

Mme Brigitte Grésy. - Personne ne nie les différences entre les hommes et les femmes, pas même Catherine Vidal.

M. Jean-François Bouvet. - Catherine Vidal minimise ces différences.

Nous disposons aujourd'hui d'un certain nombre de travaux en IRM qui portent sur de très grands échantillons. Aux États-Unis, le National Institute of Mental Health (NIMH) a étudié la maturation cérébrale chez les garçons et les filles, sur un échantillon de près de 300 personnes depuis l'âge de 9 ans jusqu'à l'adolescence et l'âge adulte. L'étude, publiée en 2010, souligne très clairement des différences.

Une étude publiée en 2014 et portant sur les faisceaux nerveux, met en avant une différence, en moyenne, entre hommes et femmes dans la connectivité intra ou inter-hémisphérique, c'est-à-dire dans l'importance du trafic sur les voies cérébrales.

Au-delà de ces études, j'indiquerai que nous ne pouvons pas être identiques sur le plan cérébral, pour la simple raison que nous ne sommes pas génétiquement identiques. Sur les 25 000 gènes environ que nous comptons, quelques dizaines diffèrent selon le sexe. Parmi ceux-ci, le gène SRY, gène de la masculinité, détermine la transformation des ébauches des gonades en testicules. Or il a récemment été découvert que ce gène s'exprime dans le cerveau.

Par ailleurs, une publication récente dans la revue « Nature » souligne que plus d'une centaine de gènes que les hommes et les femmes ont en commun présentent une différence d'expression selon le sexe de l'individu. Il s'agit en particulier de gènes liés à des pathologies cérébrales.

Au vu de ces dernières connaissances, nous ne pouvons plus affirmer qu'il n'existe pas de différences cérébrales, ou que celles-ci sont extrêmement minimes. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que nos gènes s'expriment de différentes manières, dans la mesure où de nombreux gènes sont sous contrôle des hormones sexuelles. Si nous disposons tous des mêmes hormones sexuelles, leur quantité diffère profondément selon notre sexe. Or les hormones sexuelles agissent sur l'expression des gènes, par l'intermédiaire de récepteurs extrêmement nombreux dans le cerveau. Dès lors, nous ne pouvons pas être strictement identiques.

Sachant que les hommes et les femmes ont des cerveaux différents, il me semblerait scientifiquement plausible que des facteurs biologiques puissent orienter les enfants vers différents types de jouets, selon leur sexe. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille que les stéréotypes de genres renforcent cela de manière massive.

Je ne saisis pas les raisons pour lesquelles il faudrait recourir sans cesse à l'argument des cerveaux identiques ou quasi-identiques entre les hommes et les femmes. Dans les prochaines années, je suis certain que la science démontrera de manière encore plus radicale que ce n'est pas le cas. Il me paraît donc dangereux de fonder l'égalité des sexes sur ce postulat, le risque de cette approche étant qu'un tel fondement de l'égalité s'effondre avec l'avancée des connaissances scientifiques. Je ne pense absolument pas que le fait d'être identiques soit indispensable à l'égalité entre les hommes et les femmes et à la lutte contre les stéréotypes de genres. Il convient d'admettre que nous sommes différents. Encore une fois, différence ne signifie pas complémentarité.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci. Je cède la parole à Roland Courteau, co-rapporteur, pour ouvrir les échanges.

M. Roland Courteau, co-rapporteur. - Merci à nos invités d'avoir répondu positivement à notre invitation. Vous avez apporté des réponses aux questions que nous nous posions et que je rappellerai si vous le permettez. Peut-être souhaiterez-vous, ensuite, compléter vos propos.

Lors de notre première table ronde, Mona Zegaï et Astrid Leray ont démontré l'accentuation de la différenciation sexuée des articles de jouets. Pour elles, le tournant a eu lieu dans les années 1980 et 1990. Partagez-vous ce constat ?

L'affirmation selon laquelle il n'y aurait pas de jouet « genré », mais une scénarisation des jouets en fonction du sexe des enfants auxquels ils sont destinés, vous paraît-elle juste ?

Selon vous, quelles conséquences cette différenciation peut-elle avoir sur le développement de l'enfant ?

Enfin, quelles préconisations vous paraissent envisageables pour lutter contre ces stéréotypes ? Sur ce point, Brigitte Grésy a tracé quelques pistes.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. -Je propose que nous regroupions les questions.

Mme Corinne Bouchoux. - Il me semble que personne ne nie que des influences hormonales puissent induire des différences. L'intervention de Jean-François Bouvet, par ailleurs très éclairante, nous renseigne davantage sur ce qu'est la recherche américaine que sur notre sujet de ce matin. Il me semble que les origines des différences entre hommes et femmes, qu'elles soient hormonales, génétiques, culturelles ou historiques, importent peu. Il nous plaît à penser qu'en France, en vertu des principes affirmés en 1789 puis en 1946 et dans le Préambule de la Constitution de 1958, l'important est l'enjeu républicain d'une société égalitaire. Je m'interroge d'ailleurs sur le lien entre l'insistance des laboratoires américains à tout expliquer par la génétique et le lobby pharmaceutique, dont les enjeux sont très éloignés de notre débat. Permettez-moi d'en rappeler les termes : comment faire en sorte que les jeux et les jouets ne renforcent pas les stéréotypes existants ? Si le détour par la recherche américaine est très éclairant sur certains points, il me semble que pour notre instance, la cause importe peu, seuls les effets comptent. Ils ont été exposés dans les deux premières interventions. L'enjeu pour une démocratie est de construire des égaux sociaux.

Ayant élevé un garçon et une fille ayant aujourd'hui 34 et 24 ans, j'ai pu constater que quelque chose avait changé au cours de cette dernière décennie. Vous êtes en mesure de nous éclairer scientifiquement sur cette évolution, qui résulte de l'utilisation du marketing à grande échelle. Des jouets qui jadis étaient substituables quel que soit le sexe de l'enfant sont devenus, par la magie de l'économie, non substituables. L'industrie du jouet fabrique des différences pour vendre davantage. Étant adepte du développement durable, je vous remercie de toutes les pistes que vous pourrez nous proposer pour encourager le recyclage et pour transformer en jeu cette activité de recyclage des jouets de la première génération.

Mme Nicole Bonnefoy. - Nous percevons bien le poids de l'industrie du jouet et de la publicité, qui cultivent, entretiennent, voire renforcent, les stéréotypes.

Vous avez rappelé que des familles sont moins préparées que d'autres à lutter contre cet état de fait. Que pouvons-nous faire et à quel niveau agir ? L'école doit-elle intervenir ? Plus généralement, comment mieux armer les parents pour lutter contre cette situation ?

Mme Françoise Laborde. - Je partage le constat de Corinne Bouchoux sur l'évolution des jouets en dix ans. Comme vous l'indiquiez, Brigitte Grésy, l'idée n'est pas de se retenir systématiquement d'acheter du rose ou du bleu, mais de prêter attention aux stéréotypes que peuvent véhiculer nos actes d'achat. Une nièce, actuellement enceinte, m'a dit récemment qu'elle était contente que ce ne soit pas une fille : « Que ferais-je de tous les cadeaux roses qu'on m'offrirait ? ». Je lui ai répondu qu'à la place, elle recevrait du bleu. Elle a estimé que ce n'était pas pareil. J'ai compris qu'il restait du travail à accomplir, que les stéréotypes étaient très profondément ancrés, même chez les personnes a priori sensibles à la question.

De l'exposé de Jean-François Bouvet, je ne retiens qu'un point : le gène SRY s'exprime dans le cerveau des garçons. J'espère que l'on n'en reviendra pas à des thèses ancestrales, que l'on retrouvait notamment dans l'anthropométrie du XIXème siècle. J'estime que les études doivent nous permettre d'avancer dans le bon sens. L'enjeu est à présent d'étudier les aspects sociaux de l'égalité dans la construction personnelle de l'individu, plus que ses aspects physiques ou physiologiques. Nous sommes bien évidemment tous conscients que, physiologiquement, un homme reste un homme et qu'une femme reste une femme. Nous siégeons toutes et tous à cette Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances pour traiter de l'aspect social de l'égalité.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Votre intervention nous a interpellés, Monsieur Bouvet. Personne n'affirme que les hommes et les femmes sont identiques. Comme Brigitte Grésy, je fais le « pari de la pensée » : l'apprentissage, l'éducation et les politiques publiques ont leur importance.

Un reportage diffusé cette semaine à la télévision présentait l'histoire d'un territoire occupé par des singes, qui fut séparé en deux par un bouleversement tectonique. Sur une partie du territoire, pourvu en nourriture, les bonobos ont développé une culture de paix. Sur l'autre versant de la faille, les chimpanzés ont développé une stratégie de guerre, car ils ne pouvaient accéder à la nourriture en quantité suffisante. La part de l'inné et de l'acquis est ainsi extrêmement difficile à déterminer.

Comme le soulignait Brigitte Grésy, l'important est de réfléchir à l'exigence démocratique que nous devons porter pour construire une société capable de répondre aux défis qui lui sont posés. Personne ne peut penser que l'humanité puisse survivre dès lors qu'elle renie ou exploite une partie d'elle-même.

M. Jean-Francois Bouvet. - L'objet de mon exposé était de proposer un point sur l'état des connaissances. Celui-ci ne remet absolument pas en cause l'intérêt de votre travail. Comme vous, je suis pour l'égalité des sexes et la lutte contre les stéréotypes. J'estime cependant que ce combat ne doit pas passer par la négation des différences. Catherine Vidal semble nier les différences entre les hommes et les femmes et considérer que la démonstration, par la science, de ces différences constituerait une menace pour l'égalité. Je ne partage pas cette approche.

Votre combat me paraît extrêmement juste. Néanmoins, il ne doit pas reposer sur des présupposés erronés.

Mme Brigitte Grésy. - N'étant pas neurobiologiste, je n'interviendrai pas dans le débat scientifique. Si Catherine Vidal avait été présente aujourd'hui, le dialogue aurait été tout-à-fait stimulant.

Il est vrai que nous constatons une accentuation du clivage entre hommes et femmes depuis dix à vingt ans. Or dans la vie réelle, les hommes et les femmes réalisent de plus en plus les mêmes activités. Ils ont la même vie, sauf bien entendu s'agissant de la double journée des femmes, inégalité contre laquelle nous nous battons déjà. Objectivement, dans les entreprises et ailleurs, nous observons bien que les qualités, les compétences et les aptitudes n'ont pas de sexe. On rencontre autant de femmes managers agressives et rigides que d'hommes pourvus d'intuition et de douceur. Mais plus les modes de vie des hommes et des femmes se rapprochent, plus ils investissent sur les marqueurs secondaires de leur sexe. Les prothèses mammaires n'ont jamais été aussi présentes, l'hypersexualisation n'a jamais été aussi forte, la mode « girly » n'a jamais été aussi répandue. Ces marqueurs sont en quelque sorte des antidotes à une panique identitaire croissante, que l'on retrouve par exemple dans le discours de personnes telles qu'Éric Zemmour.

Une crispation identitaire est en train de naître. Elle s'explique par le fait qu'objectivement, on voit bien que ce n'est pas parce que les hommes sont plus forts en masse musculaire qu'ils sont plus courageux, et que ce n'est pas parce que les femmes donnent naissance aux enfants qu'elles sont plus douces. Je pense qu'aucune étude scientifique ne démontre que les hommes et les femmes se comportent différemment dans la vie en fonction de facteurs biologiques.

Il m'a été dit que la troisième étude sur les singes démontrait justement que les femelles étaient davantage intéressées par les camions et les mâles par les poupées. Il m'a également été dit que la communauté scientifique rejetait ces études sur les singes, qu'elle considère comme peu sérieuses.

Nous savons bien que des différences entre les filles et les garçons s'observent dans l'hypothalamus, siège des fonctions de reproduction. Toutefois, rien aujourd'hui ne nous permet d'affirmer qu'il est normal que, professionnellement, les femmes soient davantage présentes dans les fonctions de ressources humaines ou la communication, sous prétexte qu'elles ont moins de testostérone, plus d'intuition, de doigté ou encore de liant social. Aujourd'hui, ce système d'équivalence entre des hormones, des gènes et des aptitudes n'est absolument pas démontré. La méta-analyse d'Anne Fausto-Sterling souligne bien que l'émergence des différences entre les sexes se situe vers l'âge de 2 ans en ce qui concerne la préférence des jouets.

Sans entrer dans une querelle scientifique, je vois bien que l'on brandit des singes quand cela nous arrange. Il convient d'être prudent. L'enjeu est à mon sens véritablement celui de l'apprentissage, afin de libérer le champ des possibles pour les filles et les garçons. La science finira-t-elle par démontrer que, finalement, les femmes sont plus douées pour le lien et les hommes pour la guerre ? Même dans les civilisations préhistoriques, nous savons aujourd'hui que les femmes ont souvent été dans des postures de risques et de mise en cause de leur corps extrêmement fortes.

Notre pari est double :

- nous voulons être pairs et non complémentaires ;

- notre identité sexuée repose aujourd'hui sur des injonctions terribles et souvent paradoxales, qui pèsent sur le sentiment d'efficacité personnelle des filles et occultent le champ des possibles des filles et des garçons.

Pour ouvrir l'entièreté du champ des possibles, au niveau des politiques publiques, seule l'approche partenariale et systémique peut être efficace, d'où l'importance du travail de votre délégation, à même de créer ce partenariat d'acteurs.

Il convient de travailler avec l'industrie du jouet, qui bien sûr fera tout pour conserver le clivage entre filles et garçons, car cela lui permet de doubler ses recettes. Il faut donc s'attendre à ce que cette industrie instrumentalise des recherches en tous genres, à l'image, dans le secteur de la santé, des études sur les médicaments, dont nous savons comment elles sont financées. À cet égard, j'invite notre pays à une extrême rigueur et à une extrême conscience de ce qu'est l'égalité des chances entre les filles et les garçons.

Il est essentiel d'activer le levier de la formation à l'égalité dans les crèches et de la formation des parents par le biais des crèches. Les structures d'accueil de la petite enfance sont en effet le seul endroit où il est possible d'approcher les parents, qui ne pénètrent plus dans l'enceinte des établissements une fois leur enfant à l'école primaire.

Enfin, les pouvoirs publics doivent mener un travail de sensibilisation. Ils doivent également travailler à un acte d'autorégulation avec les professionnels, comme cela a été fait pour les médias. Je crois beaucoup en cette solution, bien que l'ampleur des enjeux financiers soit susceptible d'en compliquer la mise en oeuvre. Il me semble toutefois difficile d'envisager d'aller jusqu'à l'adoption d'une loi.

M. Jean-François Bouvet. - S'agissant de l'étude sur les singes, que j'ai sous les yeux et que je mettrai volontiers à votre disposition, il est écrit dans le résumé : « Les mâles présentent une très forte préférence pour les jouets à roues ». Nous pouvons contester le protocole expérimental, mais pas les résultats.

Mme Brigitte Grésy. - Ces mâles devraient donc jouer à la poussette !

M. Jean-François Bouvet. - Par ailleurs, je précise que le champ des recherches en question évolue extrêmement rapidement. La méta-analyse d'Anne Fausto-Sterling porte sur des données déjà anciennes.

Mme Brigitte Grésy. - Elle date de 2012.

M. Jean-François Bouvet. - Elle ne prend pas en compte les études de 2014 et certainement pas celles portant sur l'expression des gènes.

En revanche, je suis entièrement d'accord avec vous pour dire qu'il ne faut surtout pas chercher de corrélation biologique entre les structures cérébrales et les aptitudes, que nos connaissances actuelles sur le cerveau ne permettent pas de détecter. Sur ce point, nous disposons uniquement d'indices3(*). L'étude que j'ai présentée plus tôt sur la maturation cérébrale des adolescents a montré que le lobule pariétal inférieur, impliqué dans l'orientation spatiale, présentait une maturation plus poussée chez les garçons.

Mme Anne Dafflon Novelle. - Cela ne remet pas en cause l'influence des facteurs sociaux.

Mme Brigitte Grésy. - Tout-à-fait, ces adolescents ont eu des interactions avec leur environnement.

M. Jean-François Bouvet. - Effectivement. Néanmoins, je n'arrive pas à croire à une telle prégnance de l'influence culturelle sur le développement d'un cerveau4(*). Pour autant, il serait ridicule d'en déduire une prédestination sociale des hommes et des femmes.

Mme Brigitte Grésy. - Il existe bien un risque que l'on en arrive là.

M. Jean-François Bouvet. - J'estime qu'il ne faut pas craindre la science. J'ai pour ma part confiance dans les faits. Vous avez tout-à-fait le droit, au regard de ces faits, de souligner la possibilité d'un conditionnement culturel.

S'il convient effectivement de rejeter l'idée d'un formatage indélébile au niveau du cerveau, il ne faut pas nier les évidences.

Mme Corinne Bouchoux. - Je vous ferai part d'une inquiétude, en tant qu'ancienne responsable des cursus dans une école d'ingénieurs. Dans le domaine de la formation, la France a adopté une approche par compétences. Si celle-ci peut constituer une opportunité d'élargir le champ des possibles pour tous les étudiants, je m'interroge sur le risque que le développement de cette approche dans l'enseignement supérieur ne conduise finalement à renforcer les stéréotypes, en raison du contexte de formatage croissant notamment dans les publicités.

Permettez-moi également de citer une réflexion extrêmement stimulante qui a vu le jour en Maine-et-Loire, dans le cadre des temps d'activités périscolaires (TAP). Dans un certain nombre d'écoles en milieu rural, des animateurs et animatrices montent des ateliers, avec les enfants, visant à déconstruire les stéréotypes en vue des cadeaux de Noël. On constate, dans ces ateliers, les différences importantes d'approche des stéréotypes entre les milieux sociaux. Dans les milieux favorisés, les parents sont plus à même de négocier avec leurs enfants concernant les jouets « genrés », tandis que dans les milieux populaires, où l'argent est plus rare, les parents sont beaucoup moins dans la négociation et davantage motivés par l'envie de faire plaisir.

Que pensez-vous de cette piste des TAP pour envisager des activités ludiques visant à déconstruire les stéréotypes ?

Mme Anne Dafflon Novelle  - Cette piste me semble excellente. Ayant moi-même réalisé des ateliers dans différents milieux, j'ai pu constater à quel point, suivant le milieu socioculturel, les réactions des enfants pouvaient différer. Dans les milieux éduqués, les enfants perçoivent « l'arnaque » des jouets « genrés », ce qui n'est pas le cas dans les milieux plus défavorisés. J'insiste encore une fois sur la fenêtre, entre 7 et 12 ans, où les enfants sont très réceptifs aux réflexions sur les stéréotypes et où les ateliers fonctionnent extrêmement bien, avant une nouvelle phase de rigidité par rapport aux codes sexués à l'adolescence. Il est fondamental que les adultes aient été formés à ces questions.

La socialisation différenciée concerne tous les secteurs de la vie de l'enfant. Comme l'a souligné Brigitte Grésy, il extrêmement difficile de toucher le monde des parents. Or les recherches réalisées dans le monde de la famille montrent bien que, malgré une volonté de neutralité, les parents n'agissent pas de la même manière avec leurs filles et leurs garçons. Ces différences, qui peuvent paraître minimes, sont absorbées par les enfants pour se construire comme fille ou garçon.

Je préconise d'informer les parents, ne serait-ce que sur le fonctionnement du développement de l'identité sexuée de l'enfant, qui est trop peu expliqué. J'ai réalisé des recherches, auprès d'un large échantillon d'adultes, parents et non parents, sur les représentations de l'origine de la différence des comportements et des préférences entre les sexes. Les adultes qui ne sont pas parents sont convaincus que ces différences sont construites socio-culturellement. En revanche, les parents, en particulier ceux qui ont des enfants des deux sexes, se convainquent, au vue de l'évolution de leurs enfants, que l'origine de la différence entre les sexes est biologique. L'explication est la suivante. Ils observent des préférences et des comportements différents entre leurs enfants, mais sont eux-mêmes convaincus qu'ils agissent de la même manière envers leur fils et leur fille. De même, ils ne sont pas conscients de la prédominance de la société dans son ensemble dans la construction de l'identité sexuée. Ils en concluent donc que les différences sont inscrites dans les gènes. Au-delà du choix des jouets, plus tard, au moment des choix d'orientation socioprofessionnelle, si leur enfant veut se tourner vers un domaine pionnier ne correspondant pas aux représentations de son sexe, les parents ne l'encourageront pas dans cette voie. En termes de recommandations, nous pourrions imaginer de subventionner les entreprises qui intègrent, dans les catalogues de jouets, un encart explicatif de ce fonctionnement.

Mme Nicole Bonnefoy. - Il conviendrait également de former les pédiatres à ces questions.

Mme Anne Dafflon Novelle. - Effectivement. Plus largement, il faudrait former tous les professionnels qui touchent au monde de l'enfance.

Mme Brigitte Grésy. - J'avais imaginé un pacte éducatif pour l'enfance, qui réunisse les professionnels de la petite enfance, les pédiatres, les infirmières et les centres de protection maternelle et infantile (PMI), lieux de socialisation importants qui en outre sont financés par les pouvoirs publics.

Nous observons aujourd'hui un phénomène de « sexisme bienveillant » en entreprise, selon lequel les femmes seraient naturellement plus aptes à la communication et au lien. On réintroduit donc une division sexuée des tâches, les hommes étant tournés vers la finance, la stratégie et le leadership et les femmes vers les ressources humaines et la communication. Ce phénomène est extrêmement dangereux. Pour attirer de nouveaux clients et les fidéliser, la nouvelle gouvernance exige rigueur et intuition, mais en aucun cas la rigueur masculine et l'intuition féminine. Or aujourd'hui, nous assistons à la création de « monstres androgynes » et à l'avènement d'une notion de « couple idéal », composé d'un homme et d'une femme, présentés comme complémentaires, au sommet de l'entreprise.

Nous sommes face à l'impératif catégorique de « désétiqueter » les compétences. Dans cette perspective, nous pourrions imaginer, dans les TAP, ou comme l'ont fait la crèche Bourdarias et les crèches suédoises, de réunir de temps en temps les enfants en groupes non mixtes. Il serait ensuite possible d'interagir avec les garçons, par exemple sur l'expression des sentiments, et d'interagir avec les filles, par exemple sur l'apprentissage du ballon (apprendre à développer le bras). Pour « désétiqueter » les compétences, il s'agit bien de faire un pari de la pensée : nous sommes tous capables de tout faire.

Enfin, je n'ai pas peur des études scientifiques, dans la mesure où l'ouverture du champ des possibles est une exigence de notre contrat démocratique.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie pour ce débat passionnant. Merci encore à nos interlocuteurs de s'être prêtés à cette réflexion.


* 1 Cette étude concerne des objets non façonnés par des humains, en l'occurrence des bâtons trouvés dans la nature, et utilisés pour jouer par de jeunes chimpanzés (note de Jean-François Bouvet).

* 2  et de Theri Berenbaum, de la Chicago Medical School (note de Jean-François Bouvet).

* 3 Ces indices sont fournis par l'imagerie médicale (note de Jean-François Bouvet).

* 4 L'étude en question montre clairement l'influence des récepteurs cérébraux sur cette maturation (note de Jean-François Bouvet).