Mercredi 4 mars 2015

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 15 h 05.

Institutions européennes - Audition de Mme Susanne Wasum-Rainer, ambassadeur d'Allemagne en France

M. Jean Bizet, président. - Nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui. C'est l'occasion d'avoir un échange, j'en suis sûr, passionnant. Beaucoup d'entre nous vous connaissent déjà bien pour vous avoir rencontré dans différentes enceintes. Nous avons ainsi pu apprécier votre engagement au service de l'amitié franco-allemande et de la construction européenne.

Cette relation est essentielle. Elle l'est au regard de l'histoire, de la géographie mais aussi de l'ambition européenne que nos deux pays ont portée ensemble depuis son origine. Dès demain, j'accompagnerai le président Gérard Larcher pour une visite importante qu'il effectue dans votre pays. Le président du Sénat aura une série d'entretiens à haut niveau. Je m'en félicite.

Nous sommes nous-mêmes en contact avec la commission des affaires européennes du Bundesrat pour organiser prochainement une réunion commune.

La France puis le Danemark ont été frappés par des attentats terroristes odieux. Nous avons particulièrement apprécié la présence à Paris, le 11 janvier, de la Chancelière Angela Merkel. Nous avons engagé au sein de notre commission des travaux pour appuyer l'urgence d'une politique européenne coordonnée et opérationnelle de lutte contre le terrorisme. Nous formaliserons une résolution européenne le 18 mars. Peter Friedrich, mon homologue du Bundesrat, a bien voulu me donner son accord pour être présent à Paris le 30 mars. Nous pourrons ensemble exprimer notre détermination commune à lutter contre le terrorisme !

La France et l'Allemagne doivent jouer un rôle essentiel pour redonner tout son souffle au projet européen. J'avais rédigé, en 2013, un rapport dans ce sens. L'an passé, j'ai en quelque sorte récidivé dans un nouveau rapport qui insistait sur la coopération énergétique franco-allemande. C'est de cette coopération que pourra naître une véritable Europe de l'énergie.

De même, il nous semble que le numérique pourrait être un thème à privilégier dans notre coopération. Colette Mélot et André Gattolin sont nos rapporteurs qui travaillent sur ce sujet du numérique.

Ensemble, la France et l'Allemagne peuvent jouer un rôle clé pour promouvoir une défense européenne.

Nous entendrons avec intérêt vos analyses sur notre coopération commune.

L'Europe traverse toujours une période difficile à la suite de la crise financière suivie de la crise des dettes souveraines. La situation de la Grèce nous interpelle. Nous savons que l'enjeu de la dette grecque concerne directement les contribuables français comme allemands. C'est donc des solutions réalistes qui doivent être envisagées. Vous nous donnerez votre appréciation sur le récent compromis trouvé au sein de l'Eurogroupe.

Au-delà, c'est le fonctionnement de la zone euro que nous devons approfondir. La Commission européenne vient de rendre son avis sur le budget de la France et d'autres États membres. Nous en discuterons, le 11 mars, avec le vice-président Dombrovskis. Nous plaidons ici pour un approfondissement de la gouvernance économique. Encore faut-il être d'accord sur les bases sur lesquelles la zone euro doit fonctionner. L'assainissement des comptes publics est indispensable. Il doit se conjuguer avec une action résolue pour renforcer la compétitivité de nos entreprises, contribuer au retour de la croissance en Europe et lutter contre le fléau du chômage qui menace les équilibres sociaux et politiques dans trop de pays. Quelle est votre analyse ?

Enfin, la situation en Ukraine continue de nous préoccuper. Le nouvel accord de Minsk a suscité un espoir. La Chancelière et le Président de la République ont agi ensemble pour obtenir cet accord. Chacun en voit néanmoins la fragilité. Au-delà, c'est la relation de l'Union européenne avec la Russie qui est en jeu. Nous avons ici plaidé pour la fermeté, y compris à travers des sanctions, mais sans fermer la porte au dialogue. Le président du Sénat a eu tout récemment des entretiens de haut niveau à Moscou. Nous avons nous-mêmes désigné Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour pour travailler sur cette question épineuse mais stratégique. Quelle est votre appréciation ?

Je vous donne maintenant la parole. À la suite de votre intervention, nous engagerons un débat avec l'ensemble de nos collègues.

Mme Susanne Wasum-Rainer. - C'est une joie pour moi d'être votre invitée aujourd'hui et de pouvoir évoquer avec vous le rôle du couple franco-allemand sur le plan européen. J'ai déjà été reçue à plusieurs reprises lors d'auditions du Sénat et de l'Assemblée nationale et elles se sont chaque fois révélées une importante source d'inspiration et d'impulsion. Je me réjouis donc vivement à la perspective de la discussion qui suivra mon exposé. Je suis ambassadeur à Paris depuis trois ans, et travaille au Ministère allemand des affaires étrangères depuis 30 ans où j'ai constaté la relation hors norme entre la France et l'Allemagne. C'est un grand privilège de travailler ici.

Si vous le permettez, je partagerai tout d'abord avec vous quelques réflexions générales sur l'intégration européenne et le rôle du couple franco-allemand dans ce processus. Puis je m'intéresserai à quatre dossiers de politique européenne d'actualité, à savoir :

- l'économie et les finances,

- le climat et l'énergie,

- la sécurité et la lutte contre le terrorisme,

- la politique étrangère et de défense.

Chacun de ces thèmes est assez riche pour faire à lui seul l'objet d'une audition. Je me contenterai donc d'en aborder les grandes lignes mais serai heureuse d'approfondir lors de notre échange.

Dans le flot quotidien des débats, nous perdons parfois de vue l'essentiel en matière de politique européenne. Nous tenons bien trop l'intégration européenne pour acquise. Nous nous acharnons bien trop souvent à critiquer les instruments et les procédures et ne voyons pas les avantages que nous tirons de l'unification européenne. Ce n'est qu'en période de crise que nous prenons conscience du fait que l'Europe n'est pas seulement une communauté économique, mais aussi une communauté de valeurs. Les réactions aux terribles attentats de Paris au début de l'année ont prouvé que l'Europe fait front face à la crise. C'est cet esprit européen que nous devons nous efforcer de préserver au quotidien.

Cela vaut également pour le tandem franco-allemand. On écrit beaucoup sur nos divergences de vues et nos approches différentes vis-à-vis de grandes questions européennes. Je ne nierai pas ces différences. Et je dirai même que si le couple franco-allemand est si important pour l'Europe, c'est précisément parce que ces différences existent. Mais je voudrais aussi souligner que notre coopération est bien plus dense qu'on ne l'imagine souvent. Je pense bien sûr aux remarquables efforts diplomatiques déployés par le président Hollande et la Chancelière Merkel pour désamorcer le conflit en Ukraine ou à l'étroite concertation de nos ministres des Finances. Mais je pense surtout au dialogue franco-allemand quotidien à tous les niveaux administratifs et politiques. Moi qui suis ambassadeur en France depuis près de trois ans maintenant, je continue d'être impressionnée par la diversité et l'intensité de ces échanges, qui échappent souvent au grand public.

Permettez-moi à présent de montrer que le couple franco-allemand joue un rôle absolument central mais aussi que les compromis franco-allemands sont le fruit de processus de concertation parfois laborieux. J'illustrerai mes propos à l'aide de quatre dossiers d'actualité.

Dans les domaines de l'économie et des finances, nos positions initiales sont généralement différentes, en particulier lorsqu'il s'agit de politique économique et financière européenne. Toutefois, les importantes avancées obtenues ces dernières années dans l'approfondissement de l'union économique et monétaire prouvent que les compromis franco-allemands sont souvent porteurs de perspectives prometteuses.

En réponse à la crise de la dette, nous avons mis en place une politique d'assainissement budgétaire, de croissance mais aussi, et j'insiste sur ce point, de solidarité. Ensemble, nous devons maintenir ce cap.

Nous voulons qu'à l'avenir, l'Europe soit en mesure de résister aux crises. Pour cela, nous devons résoudre les faiblesses structurelles de l'euro et doter notre union monétaire d'une coopération plus étroite en matière de politique économique, financière et budgétaire.

Dans un marché commun avec une monnaie commune, on ne peut plus permettre que chacun n'en fasse qu'à sa guise. Nous devons davantage nous percevoir comme les éléments d'un ensemble plus vaste. L'euro, notre monnaie commune, lie étroitement nos économies. C'est ce qui explique l'intérêt que les responsables politiques allemands portent par exemple à la politique budgétaire de la France. Ou l'intérêt des responsables politiques français pour la politique d'investissement de l'Allemagne. Le gouvernement fédéral se félicite vivement des mesures prises par le gouvernement français afin de soutenir les entreprises.

Le ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, a présenté pour 2015 un budget à l'équilibre pour la première fois en plus de 30 ans. L'Allemagne n'entend pas contracter de nouvelle dette en 2015. Nous sommes convaincus que pour assurer l'avenir de nos enfants, nous devons avoir un rapport responsable à l'endettement. Et ce n'est absolument pas contradictoire avec une politique d'investissement raisonnable destinée à stimuler la croissance. Ainsi, Monsieur Schäuble a annoncé des investissements supplémentaires à hauteur de 15 milliards d'euros sur les trois prochaines années. La France, et parfois d'autres pays, appelle souvent l'Allemagne à investir davantage et à utiliser ses marges de manoeuvre budgétaires pour stimuler la croissance en Europe.

Le gouvernement fédéral considère toutefois que les dépenses publiques ne sont pas adaptées pour créer une croissance durable. Seuls l'activité du secteur privé et les investissements privés peuvent générer cette croissance. Un État ne peut pas augmenter ses dépenses à crédit pour relancer son économie à court terme, ce n'est pas viable. L'Allemagne estime que l'État devrait avoir pour priorité de créer des conditions favorables incitant les investisseurs privés et les entreprises à investir et à embaucher. La confiance est un élément clé à cet égard. Et des finances publiques saines sont essentielles pour instaurer cette confiance.

J'aimerais à présent dire quelques mots à propos de la Grèce. Le gouvernement fédéral et ses partenaires européens ont d'emblée opté pour une politique de stabilisation et de consolidation de la zone euro avec tous ses membres, y compris la Grèce bien entendu. Dans la lutte contre cette crise, les pays européens ont dès le début fait preuve d'une immense solidarité et apporté une aide considérable à leurs partenaires en difficulté.

Tout comme la France, l'Allemagne a largement contribué à cette aide. En contrepartie, les pays en difficulté devaient consentir de vastes efforts et mener des réformes de grande ampleur. On peut résumer ce principe par « une aide extérieure en échange d'efforts venant de l'intérieur ». Cela a toujours été et reste le fondement de la coopération dans la zone euro.

Nous saluons par conséquent le compromis qui vient d'être trouvé avec le gouvernement grec. Les négociations ont abouti à un résultat essentiel: La Grèce s'est engagée à ne pas faire cavalier seul et a réaffirmé sa volonté d'honorer en temps voulu l'intégralité de ses engagements financiers envers ses créanciers. Dans le même temps, nos partenaires européens ont promis de rester solidaires avec la Grèce. C'est un signal important, notamment vis-à-vis des marchés financiers.

J'en viens à présent au deuxième grand enjeu européen que je souhaite aborder ici : la politique climatique et énergétique. Il y a quelques semaines, le président Hollande a annoncé qu'il faisait de la réussite de la COP21 en France une priorité. L'Allemagne entend faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer au succès de cette conférence sur le climat. À cette fin, la Chancelière a placé cette thématique en tête de l'agenda du G7 dans le cadre de sa présidence. Ainsi, la lutte contre le changement climatique figurera à l'ordre du jour de la rencontre des ministres des Affaires étrangères du G7 en avril et du sommet de juin.

À l'instar du gouvernement français, le gouvernement fédéral estime que la politique climatique et la politique énergétique sont indissociables. Nous pensons que le projet d'union de l'énergie ne doit pas amener les États membres de l'Union européenne à se croire dispensés de faire le nécessaire pour diversifier leur approvisionnement énergétique et « décarboner leur énergie ».

L'une des priorités est la construction d'une union de l'énergie dotée d'une politique visionnaire en matière de climat. Ce projet comprendra cinq grands axes : le marché intérieur, la sécurité énergétique, l'évolution technologique, l'efficacité énergétique et la « décarbonisation ». Il serait souhaitable d'intensifier la coopération, en particulier entre la France et l'Allemagne, en matière de développement des réseaux et de technologies de stockage. Le Conseil des ministres franco-allemand à la fin du mois portera ainsi notamment sur la politique climatique et énergétique.

S'agissant à présent de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, le Conseil des ministres franco-allemand s'intéressera également aux enseignements que nous pouvons tirer des tragiques attentats à Paris et Copenhague. Les réactions de l'Union européenne ont pour l'instant lancé un signal qui va dans le bon sens. Sans tomber dans un zèle interventionniste, il faut définir des mesures concrètes et cohérentes pour se protéger des dangers terroristes et garantir la liberté et la sécurité en Europe. Nous plaidons pour une mise en oeuvre rapide des stratégies et plans d'action européens conçus dans ce but. Ils comprennent notamment l'introduction dans les meilleurs délais d'un système européen permettant de contrôler les données des passagers du transport aérien (PNR) tout en garantissant une protection efficace des données personnelles.

Sous notre présidence du G7, nous nous consacrerons également avec énergie à la question des combattants étrangers et à la lutte contre le financement du terrorisme.

Pour conclure, j'aimerais revenir brièvement sur la coopération franco-allemande en politique étrangère. Dans ce domaine, l'année 2014 a été particulièrement difficile et aucun d'entre nous ne peut sérieusement croire que l'année 2015 sera moins éprouvante. En 2014, l'ordre de paix européen que nous avions construit ensemble au fil de nombreuses années a temporairement pris fin avec la violente remise en cause de frontières en Europe. 25 ans après la chute du Mur de Berlin, des réflexes datant de la Guerre froide que l'on pensait oubliés depuis longtemps ont ressurgi. Les efforts diplomatiques communs de François Hollande et Angela Merkel ont été déterminants pour le règlement du conflit en Ukraine auquel sont parvenues les différentes parties le 12 février à Minsk et que nous espérons durable. Ils ont aussi montré ce que nos deux pays peuvent accomplir sur la scène internationale lorsqu'ils agissent dans le même sens et mettent tous deux leur poids dans la balance, en véritable tandem. L'enjeu sera désormais de maintenir durablement le cessez-le-feu et de s'assurer que les éléments convenus à Minsk soient mis en oeuvre point par point.

Le dialogue à ce sujet s'est poursuivi lors de la dernière réunion des ministres des Affaires étrangères français, allemand, russe et ukrainien le 24 février à Paris. L'Allemagne et la France entendent maintenir leurs efforts conjoints au « format Normandie » en vue de la stabilisation d'une situation qui reste fragile et de la résolution d'un conflit qui a fait plus de 6 000 victimes.

La terreur inhumaine semée par Daech au Moyen-Orient nous montre clairement à quel point les acteurs non-étatiques jouent un rôle de plus en plus important dans la politique internationale et ce dont ils sont capables, ne se sentant aucunement soumis au droit international ou tenus de respecter les droits de l'homme.

Depuis des décennies, nous n'avions pas connu une année avec autant de crises internationales de natures aussi différentes et en autant de lieux dans le monde. Aux crises que j'ai déjà évoquées, j'ajouterai simplement le Proche-Orient, Ebola et la Syrie. La diplomatie joue un rôle crucial. Elle est sollicitée comme rarement auparavant. L'action commune de la France et de l'Allemagne en lien avec nos partenaires européens n'en est que plus importante.

Notre ministre, Frank-Walter Steinmeier, mène actuellement au sein du ministère des Affaires étrangères un processus de réflexion sur la politique étrangère allemande. Que pouvons-nous et voulons-nous faire autrement, et surtout plus efficacement ? Qu'attendent de nous nos partenaires ? Et en particulier la France ? De quels moyens et instruments disposons-nous ? Dans le cadre d'un processus de dialogue élargi, nous avons constaté que nos partenaires, notamment la France, attendent de l'Allemagne une présence encore plus engagée et plus active sur la scène diplomatique internationale.

La population allemande a déjà été interrogée lors d'une grande enquête dont les résultats ne correspondent peut-être pas à vos attentes envers la politique étrangère allemande : 37 % des Allemands seulement sont favorables à une plus large participation de l'Allemagne à des opérations militaires internationales, et 60 % s'y opposent. Les citoyens allemands sont particulièrement réticents devant l'engagement militaire : 82 % d'entre eux souhaitent que la Bundeswehr réduise sa participation à des missions à l'étranger. Vous imaginez bien la difficulté pour les responsables allemands chargés de la politique étrangère qui sont tiraillés entre les attentes de nos partenaires et des considérations de politique intérieure. Le déroulement des négociations du cessez-le-feu en Ukraine a montré combien l'Allemagne prend sa responsabilité internationale et européenne au sérieux.

Notre engagement international ne date d'ailleurs pas d'hier : l'Allemagne est, devant la France, le troisième plus grand contributeur au budget des Nations Unies, et, toujours devant la France, le troisième donateur d'aide internationale au développement. Actuellement, l'Allemagne compte 2 600 hommes engagés dans des missions internationales, notamment au Mali, ainsi que 850 soldats en Afghanistan. Elle est aussi le quatrième contributeur aux opérations de maintien de la paix des Nations unies. Comme vous le savez, la participation des forces armées allemandes à des opérations extérieures est toutefois impossible sans l'aval du parlement, qui exige généralement un mandat des Nations unies, de l'Union européenne ou de l'OTAN.

Contrairement à la France, l'Allemagne n'est pas une démocratie présidentielle. En dépit de ces différences, la coopération franco-allemande fonctionne bien également dans le domaine de la politique de sécurité et de défense commune. Avec la lettre commune de nos ministres des affaires étrangères et de la défense en juillet 2013, nos deux pays ont beaucoup pesé dans les résultats du Conseil européen de décembre 2013. Depuis lors, ils ont suivi de près la suite donnée à leurs propositions. Récemment encore, nos deux gouvernements ont convenu d'apporter une nouvelle contribution au processus de discussion européen en présentant une autre lettre commune signée par nos ministres en amont du prochain Conseil européen de juin 2015.

Je terminerai sur cette perspective du Conseil européen de juin. Je me tiens maintenant à votre disposition pour réagir à vos commentaires et questions sur les quatre thèmes que j'ai abordés ou sur tout autre sujet dont vous souhaiteriez débattre avec moi.

Je vous remercie !

M. Richard Yung. - Merci Madame l'Ambassadeur pour votre intervention et pour l'avoir faite dans un français aussi parfait ! Vous avez évoqué l'intérêt de votre pays pour la politique budgétaire et financière française. Mais l'Allemagne considère-t-elle que la France a « fait ses devoirs » ou attend-elle plus, ou autre chose ?

Vous appelez de vos voeux une coopération économique et financière plus étroite. Mais sous quelle forme ? Que signifierait une plus grande intégration de la zone euro ? Un ministre des finances commun ? Un Trésor commun ?

Enfin, Madame l'Ambassadeur, n'est-ce pas parfois lourd à porter pour un pays d'être toujours « vertueux » ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - L'initiative conjointe d'Angela Merkel et de François Hollande en Ukraine a été très importante. L'Europe a ainsi repris la main positivement dans cette crise. Je suis cependant surpris de la déclaration du président polonais du Conseil européen, M. Donald Tusk, qui a dit n'accorder aux deux négociateurs qu'un « soutien prudent ». Qu'en pensez-vous ? Je suis de même surpris que M. Tusk aille voir seul, le 9 mars prochain, le président Obama pour évoquer la situation en Ukraine.

M. Louis Nègre. - Sur la Grèce, je partage votre philosophie tendant à responsabiliser les acteurs, tout en y ajoutant le soutien et la solidarité. Le moteur franco-allemand est indispensable pour l'Europe. Quand nous travaillons ensemble, nous obtenons des résultats même si la prudence est de mise quant à l'évolution des accords de Minsk. Là, vraiment, l'« Union fait la force ».

J'ai deux questions : la première concerne l'implication de l'Allemagne dans des opérations militaires. L'Allemagne ne pourrait-elle pas mettre plus de moyens matériels, financiers, pour aider la France dans les opérations militaires extérieures ?

Enfin, sur l'énergie : la politique allemande en la matière délivre un message très vertueux mais, en réalité, l'Allemagne, avec le charbon, produit plus de gaz à effet de serre que d'autres. Cette situation peut rendre plus difficile une politique européenne de l'énergie.

M. Jean-Paul Emorine. - Il y a des différences entre les économies française et allemande : PMI ici, groupes du CAC 40 là... Mais il y a eu ensemble de grandes réussites entre Français, Allemands, Espagnols, Britanniques : Airbus est devenu un leader mondial. Y a-t-il, d'après vous, de possibles projets européens comparables pour le futur ?

Mme Susanne Wasum-Rainer. - Ce n'est pas à l'Allemagne de dire si la France a « fait ses devoirs », cela relève du dialogue entre la Commission et la France. L'Allemagne se réjouit que la France fasse tout pour faire redémarrer son économie. Le gouvernement allemand est favorable à la loi Macron qui est engagée devant le Parlement.

- Sur l'approfondissement de la gouvernance de la zone euro, pourquoi pas en effet un ministre des finances pour les pays de la zone ? Il faut réfléchir à un tel modèle de gouvernance commune qui est en effet souhaitable.

- L'Allemagne modèle ? Il existe à cet égard une perception différente en France et en Allemagne. Il n'y a pas de « modèle allemand » pour la France. Ce qui a été fait en Allemagne ne peut pas s'appliquer à la France. Chaque pays de l'Union doit trouver son propre chemin, sans « modèle ». Chacun peut avoir ses « bonnes pratiques ».

- Nos amis polonais sont réservés sur le « format Normandie » concernant la crise ukrainienne, qui s'est formé un peu par le hasard du calendrier lors de la commémoration du 70ème anniversaire du débarquement. Le gouvernement allemand a un dialogue soutenu avec son homologue polonais. M. Tusk a parlé sans doute avec son « coeur polonais »... Il faut néanmoins poursuivre sur le « format Normandie » et continuer d'entretenir le dialogue avec la Pologne.

- Pour ce qui est de la coopération militaire franco-allemande, soyons justes : le Mali a été un cas très particulier. La France a beaucoup de ressortissants dans ce pays ; elle avait des forces positionnées dans la région et son action a été une réponse à une demande du président malien au président français. Au début, la démarche a donc été bilatérale. Pour autant, l'Allemagne a répondu positivement à toutes les demandes de soutien logistique formulées par la France. Sur le financement, plusieurs de nos partenaires de l'Union ont fait valoir qu'une décision unilatérale d'intervention prise par un pays ne signifiait pas qu'il revenait aux autres de payer la facture...

- Sur l'énergie, je rappelle que l'Allemagne a décidé la sortie du nucléaire à l'horizon 2022. Par ailleurs, elle a beaucoup augmenté sa production d'énergies renouvelables jusqu'à un tiers de sa consommation désormais. Le nucléaire n'y représente que 11 % seulement. En Allemagne, 90 % de la société est contre cette source d'énergie mais la décision de mettre un terme à notre énergie nucléaire, prise du jour au lendemain, nécessite une transition structurelle qui conduit l'Allemagne a recourir au charbon. Dès 2014, nous avons déjà réduit nos émissions de gaz à effet de serre dans les limites permises. Il s'agit-là d'un projet et même d'une grande « aventure » pour la société allemande qui, à la différence de la France, ne considère pas l'énergie nucléaire comme une énergie verte. La France a décidé de réduire de 75 à 50 % sa part d'énergie nucléaire à l'horizon 2030, l'Allemagne aura fermé ses dernières centrales nucléaires en 2022.

- L'avenir en matière d'énergie devrait se fonder sur des réseaux communs et aussi le développement de capacités de stockage. L'énergie nucléaire ne permet pas de flexibilité en fonction des pics de consommation, contrairement aux énergies renouvelables qui ouvrent de ce fait des opportunités de coopération entre pays. En Allemagne, les coûts de consommation d'énergie sont élevés mais, grâce à une bonne efficacité énergétique, le niveau de consommation est plus faible qu'en France.

- À titre personnel, je regrette que le projet Alstom-Siemens n'ait pas abouti. Une telle coopération aurait été profitable pour les deux pays et les deux entreprises. Je n'entrevois pas un grand avenir pour Alstom avec General Electric. Dans la mondialisation, nous devons avoir des entreprises plus grandes qu'aujourd'hui.

- L'État allemand n'est pas prêt aujourd'hui à s'engager directement dans un « Airbus énergétique », ni comme acteur dans l'industrie. C'est au secteur privé de s'y engager. Je ne crois pas à un autre « Airbus ».

Mme Pascale Gruny. - Madame l'Ambassadeur, une nouvelle feuille de route a été soumise à la Grèce par la Troïka. Croyez-vous que ce pays va pouvoir sortir de sa situation actuelle ?

Par ailleurs, je voudrais évoquer l'écart des coûts du travail que l'on constate dans l'agriculture dans la mesure où de nombreux salariés non allemands sont employés dans ce secteur, ce qui pose un problème avec nos propres agriculteurs.

M. André Gattolin. - Nous constatons que dans la société allemande le projet de TTIP entre l'Union européenne et les États-Unis ne recueille qu'un soutien minoritaire et qu'il est même en diminution. L'Allemagne a d'ailleurs aussi une approche très critique du projet d'ISDS de règlement des différends État-investisseur prévu dans le cadre de ce projet de traité. L'impact des révélations de M. Snowden et des écoutes de la NSA ne joue-t-il pas un rôle important dans ce rejet ?

La Chancelière allemande a évoqué l'idée d'un Internet européen ; de même parle-t-on d'une coopération franco-allemande sur le « cloud computing », la cybersécurité etc. Cet Internet européen a du mal à se concrétiser. Où en sommes-nous ?

Mme Colette Mélot. - Je reviens sur le thème de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme. Internet est un vecteur important de propagande et de recrutement. La régulation d'Internet est donc une priorité. Une réflexion est donc engagée sur une législation contre de tels contenus illicites. Qu'en est-il en Allemagne de cette réflexion ?

Mme Patricia Schillinger. - Je voudrais d'abord féliciter l'Allemagne pour ses efforts en matière d'efficacité énergétique !

Ma question porte sur la situation sociale en Allemagne où la pauvreté est en augmentation et qui voit sa natalité diminuer. Quelles projections sont faites sur ce plan pour l'avenir ? Qu'en est-il du SMIC adopté récemment en Allemagne ?

Mme Gisèle Jourda. - Je crois qu'il est plus que temps de penser à l'Europe de la défense qu'il faut mettre vraiment en chantier. Je suis par ailleurs très favorable à une mise en oeuvre rapide d'un PNR européen contre le terrorisme. Quels sont les avis en Allemagne sur ces points ?

Mme Susanne Wasum-Rainer. - L'accueil de la Grèce dans la zone euro a-t-il été une erreur ? En tout cas, nous ne voulons pas de « Grexit » ni davantage de sortie « accidentelle » de la Grèce de la zone euro, le « Grexident ». Nous sommes désormais au milieu du gué. Nous devons continuer d'avancer mais il reste beaucoup de travail. Le risque de sortie de la Grèce de la zone euro serait un désastre pour notre Union européenne.

- Sur le coût du travail dans l'agriculture, je suis convaincue qu'il y a là un mythe. En Allemagne, une industrie agroalimentaire très robotisée a été mise en place où le travail ne représente plus que 10 % des coûts totaux. Dans les abattoirs du nord et de l'est de l'Allemagne, ce sont quelque 50 000 animaux qui sont traités quotidiennement... En France, on respecte davantage le bien-être animal et le travail représente jusqu'à 60 % du coût total. Il y a donc des différences de structure. Des entreprises agroalimentaires sont beaucoup plus compétitives qu'en France et cela fait la différence.

- Oui, l'opinion allemande a maintenant une perception négative du projet de TTIP. Heureusement, les négociations sont conduites par la Commission ! Et le gouvernement allemand y est très favorable. Ce traité aurait un impact très positif sur l'emploi et ce serait une grande chance que, grâce à lui, des règles soient établies entre des partenaires qui représentent près de 50 % des échanges commerciaux mondiaux. Il est donc très important qu'un tel projet entre une Union européenne « libre » et des États-Unis « libres » n'échoue pas. Enfin c'est exact, les écoutes de la NSA ont eu une répercussion très négative dans l'opinion.

- Le thème de l'Internet européen figure en bonne place dans l'ordre du jour du Conseil des ministres franco-allemand du 31 mars. Il y a sur ce thème une coopération très étroite entre nos deux pays.

- Il n'y a pas un domaine où la coopération soit plus étroite entre la France et l'Allemagne que la lutte contre le terrorisme. Nos ministres de l'intérieur se sont rencontrés dès le 11 janvier. Les échanges entre les deux ministères se font à 100 %. La confiance est totale et à tous les niveaux.

- En effet, jusqu'à maintenant, le risque de pauvreté est un peu plus élevé en Allemagne qu'en France. En France l'inégalité, en revanche, notamment chez les jeunes, y est supérieure. En Allemagne, tout est fait pour éviter le chômage, quitte à accepter des emplois à salaire très bas. En France, l'approche est différente. Pour les Allemands, le « 1 euro job » n'est pas un emploi, il permet de bénéficier d'autres prestations sociales. Il n'est accepté que comme un tremplin pour un vrai emploi futur.

- Pour l'Allemagne, le SMIC est très difficile. Il n'est pas bien adapté au système allemand où les salaires sont fixés par accord conventionnel ente partenaires sociaux et pas par l'État. Les syndicats allemands étaient hostiles au SMIC en ce qu'il réduisait leur influence sur les accords conventionnels. Mais la chancelière y était favorable. Le SMIC n'a au demeurant aucun impact dans les secteurs exportateurs car il est déjà très inférieur au salaire de base.

- Nous voulons faire l'Europe de la défense ensemble depuis 50 ans. On la souhaite toujours mais elle se fait à tout petits pas et on en est encore très loin. Si nous pouvions développer ensemble des armements, ce serait déjà un grand pas en avant. Peut-être faudrait-il également en changer le nom et parler d'« Europe de la sécurité et de la défense »... Je crois enfin que la coopération concrète entre les armées en Europe est bien plus étroite que celle que laissent supposer les discours politiques.

M. Jean Bizet, président. - Madame l'Ambassadeur, je vous remercie pour vos réponses, très argumentées, et vous félicite pour votre parfaite maîtrise de notre langue.

Nous avons évoqué plusieurs dossiers phares. En ce qui concerne celui de l'union de l'énergie, je crois qu'on ne peut pas aborder le sujet de l'industrialisation ou de la ré-industrialisation dans nos pays en faisant l'impasse sur une énergie sécurisée, bon marché et bénéficiant de larges interconnexions sur le territoire européen. Cet objectif me semble d'ailleurs réalisable tout en conservant chacun notre bouquet énergétique.

Nous avons en France une expertise en matière d'énergie nucléaire qui représente pour notre pays un élément important de compétitivité. Nous respectons le choix allemand de sortie du nucléaire mais il faudrait réfléchir dans la perspective de la COP 21 et des rendez-vous climatiques à élargir le périmètre des énergies décarbonées pour y inclure le nucléaire. Je pense que l'Allemagne aurait tout intérêt à globaliser l'ensemble de ses émissions avec la France.

Sur le sujet de l'énergie mais aussi sur la lutte contre le terrorisme, la gouvernance d'Internet, les négociations du traité commercial transatlantique, je crois à l'utilité pour nos deux pays d'adopter des déclarations communes.

Mais je pressens à la lecture de la presse internationale, Madame l'Ambassadeur, que nous aurons l'opportunité d'évoquer ces dossiers avec votre successeur plutôt qu'avec vous-même... Vous lui transmettrez, je n'en doute pas, notre volonté de maintenir un haut niveau d'exigence en matière de coopération entre nos deux pays.

Mme Susanne Wasum-Rainer. - Oui, en effet, dans le cadre normal de la rotation des ambassadeurs instaurée par le Gouvernement, M. Nikolaus Meyer-Landrut, conseiller auprès de la Chancelière Angela Merkel pour l'Union européenne, devrait prendre ma succession à Paris.

La réunion est levée à 16 h 35.