Lundi 16 mars 2015

- Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Table ronde - Syndicats de direction et d'inspection de l'éducation nationale

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Notre présidente, Françoise Laborde, ayant été retenue cet après-midi, il m'échoit de présider cette réunion de notre commission d'enquête, au cours de laquelle nous entendrons successivement en trois tables rondes, les syndicats des personnels de direction et d'inspection du ministère de l'éducation nationale, des syndicats d'enseignants ainsi que des fédérations de parents d'élève.

Je me réjouis que nous abordions l'expertise d'usage dans ces auditions.

Nous débutons par les représentants des personnels de direction et d'inspection de l'éducation nationale :

- M. Patrick Fournié, secrétaire général du syndicat « Indépendance et direction » (FO) ;

- Mme Claudie Paillette, secrétaire nationale chargée de la politique éducative et de la formation professionnelle, et M. Michel Flores-Garcia du Syndicat général de l'éducation nationale (CFDT) ;

- M. Patrick Roumagnac, secrétaire général du Syndicat de l'inspection de l'éducation nationale (UNSA) ;

- M. Philippe Tournier, secrétaire général du Syndicat des personnels de direction de l'éducation nationale (UNSA) ;

- M. Paul Devin, secrétaire général du Syndicat national des personnels d'inspection (FSU).

Consciente du rôle essentiel que jouent les personnels de direction et d'inspection de l'éducation nationale, notre commission d'enquête a souhaité vous entendre pour recueillir votre analyse sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines, dont la laïcité.

La commission d'enquête veut également connaître votre position sur les mesures annoncées dans le cadre de la mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, ainsi que les autres évolutions qui vous sembleraient appropriées.

Comme la loi le permet, cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.

Avant de vous passer la parole, le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Je suis également tenue de vous indiquer que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous invite, à tour de rôle, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Fournié, Mme Claudie Paillette, MM. Michel Flores-Garcia, Patrick Roumagnac, Philippe Tournier et Paul Devin prêtent serment.

Compte tenu du nombre élevé d'intervenants, ce dont je me félicite, je vous propose de nous faire part, chacun à votre tour, de vos observations durant un maximum de sept minutes par organisation, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Chaque représentation disposera d'un temps global de cinq minutes pour répondre. J'insiste sur l'importance que revêt le respect des temps de parole, afin que tous puissent s'exprimer et nourrir un échange constructif.

M. Patrick Fournié, président d'Indépendance et direction-Force ouvrière (Id-FO). - Id-FO est la deuxième organisation de personnels de direction de l'éducation nationale. Elle représente 20 % des personnels de direction.

Notre fédération FO et notre syndicat ont été quelque peu surpris quand, dans les paroles prononcées aussitôt après les événements dramatiques du mois de janvier, l'école et ses personnels ont été les premiers mis en cause. Nous avons le sentiment que les personnels de direction et des établissements scolaires n'ont pas démérité dans la lutte contre l'extrémisme et dans leur mission de transmission des repères républicains. Il y a danger à placer systématiquement l'école en première ligne, à créer des attentes qu'elle ne pourra pas satisfaire à court ou moyen terme. L'école ne peut pas tout même si elle peut faire beaucoup.

À la suite de ces attentats, nous avons apprécié de voir figurer sur le portail Internet du ministère de l'éducation nationale Eduscol un certain nombre de documents pour aider les personnels enseignants à répondre aux questions, souvent évacuées des salles de classe, relatives à ces repères républicains : le rappel de la loi, des textes législatifs... Il y a là des éléments de langage, clairs et simples.

Quand on parle de repères républicains, on entend parfois perte de repères républicains. Nous sommes plutôt dans une situation de concurrence de repères, avec des valeurs aujourd'hui médiatisées, portées par d'autres institutions qui en diminuent le poids et la force de transmission au sein de notre institution scolaire. Il y a là matière à réflexion, cette concurrence des repères traduit aussi un affaiblissement du poids de la parole publique et de l'image de l'État. Quand on voit la situation dégradée de l'emploi dans les quartiers difficiles, on comprend que la République peine à faire entendre sa voix et à susciter l'adhésion des jeunes dans les classes. Oui au rappel des textes, mais rappeler pour rappeler n'a aucune utilité si l'on ne s'en tient qu'à des discours creux. Les enseignants peuvent rappeler les valeurs républicaines au travers des disciplines enseignées. Nous pensons avec force que l'enseignement de la langue et ses premiers apprentissages sont impératifs pour que des rappels aux valeurs républicaines puissent s'ancrer dans les esprits et produire leurs effets.

Au vu des résultats à la sortie de l'école primaire et du collège, on ne peut qu'être surpris du nombre, trop élevé, d'élèves qui ne maîtrisent pas la langue, ce qui leur interdit de rentrer dans ce récit national que l'on voudrait faire passer au travers des repères républicains. En tant que personnels de direction, nous sommes inquiets du nombre de jeunes qui échappent à l'institution scolaire, à l'école, à ses valeurs, à ses transmissions de savoirs. Cette situation concerne des populations en grande difficulté mais aussi des populations plus aisées et plus favorisées. Les enseignants ont de moins en moins de prise sur un certain nombre d'élèves.

Oui à l'acquis de repères républicains, mais n'oublions pas que d'autres réformes sont nécessaires, notamment sur la question de la mixité sociale dans les établissements scolaires, compte tenu des différentes formes de ségrégations qu'ils connaissent aujourd'hui, géographiques, économiques ou ethniques. Avec uniquement de simples rappels aux textes ou encore la rénovation de l'enseignement civique, dispose-t-on réellement des éléments essentiels pour agir ? Nous pouvons agir dans nos établissements scolaires, en débattant avec les collégiens, avec les lycéens, avec les délégués, sur le règlement intérieur, sur le climat scolaire..., mais nous ne pouvons pas tout résoudre. C'était la position de notre fédération à propos de la loi sur la refondation de l'école. Elle a créé l'illusion que l'école pouvait refonder la République, mais elle ne le peut pas.

Mme Claudie Paillette, secrétaire nationale chargée de la politique éducative et de la formation professionnelle (SGEN-CFDT). - Le syndicat de la confédération CFDT de l'éducation nationale syndique l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, de la recherche, de la jeunesse et des sports, du personnel de l'enseignement public.

Permettez-moi d'exprimer notre étonnement quant au format d'une commission d'enquête qui laisse à penser que l'école aurait failli.

Il nous semble que les comportements antirépublicains dépassent les questions de laïcité et de religion. Nous pensons qu'il y a une cristallisation dans l'esprit des élèves dont nous avons la charge. Les valeurs de la République concernent aussi bien ce qui se passe à l'intérieur de l'école qu'à l'extérieur. La conception des valeurs de liberté, de fraternité, d'égalité est touchée par l'entaille au pacte social dans notre pays. Sur la question du rapport à l'école, il semble qu'à chaque fois que survient un problème important dans le pays, on accuse l'école, comme si elle en était à l'origine et devait résoudre un certain nombre de questions. Arrêtons de faire de l'école le lieu de transmission autoritaire des valeurs de la République. Les valeurs de la République ne s'imposent pas d'elles-mêmes à l'école. Elles se pratiquent, elles se vivent, elles s'incarnent, sans cela, il n'y pas de volonté d'intégration.

Il faut s'intéresser à ceux qui, au sein de notre communauté, sont le plus éloignés de nos valeurs républicaines. Beaucoup de gens ont été scandalisés que des jeunes n'aient pas respecté la minute de silence en hommage aux victimes des attentats du mois de janvier. Les jeunes devraient-ils être plus respectueux ou plus exemplaires que les adultes ? L'école est avant tout un lieu de formation et, par ailleurs, il n'y a pas eu de minute de silence dans toutes les entreprises, que ce soit à la Bourse ou dans les supermarchés. Quand la société française doute d'elle-même, elle se retourne vers sa jeunesse pour lui demander de lui renvoyer une image rassurante. C'est faire peser sur les jeunes une charge importante.

Nous avons apprécié la mobilisation du ministère, qui s'est empressé, après les événements, de rassembler l'ensemble des partenaires, notamment les organisations syndicales, pour faire le point et fournir des outils qui ne soient pas répressifs. La piste de l'enseignement moral et civique, seule, ne suffira pas à faire évoluer l'école.

M. Michel Flores-Garcia, (SGEN-CFDT). - Je vous précise tout d'abord que j'exerce dans le collège de Creil à l'origine de l'affaire du foulard. Les propos du principal alors en exercice ne dépareilleraient pas aujourd'hui. Ils seraient tout à fait audibles maintenant alors qu'ils ne l'étaient pas il y a une dizaine d'années. Tous les discours que j'entends aujourd'hui disent la même chose, nous n'avons pas beaucoup avancé dans la résolution des problèmes liés à l'intégration de certaines populations migrantes au niveau scolaire.

Depuis plus de vingt ans, je travaille sur ces questions qui sont mon lot quotidien. Pour illustrer mon propos, je partirai de l'histoire d'une jeune fille d'une classe de 4e d'origine immigrée, de mère, née en France, de confession musulmane et dont le père est absent. Cette jeune fille a une attitude dévergondée tant dans sa tenue vestimentaire que dans ses propos, contrastant avec l'apparence de sa mère qui vient voilée aux réunions, et qui, je n'en doute pas, a tenté de maintenir un cadre autour de sa fille. Par deux fois exclue d'un collège public et d'une maison familiale et rurale où elle préparait en internat un CAP, cette jeune fille est arrivée cassée dans mon collège et m'a avoué apprécier de ne pas s'y faire traiter de « sale arabe ». Elle a pourtant « décroché » tant la cassure était importante, son comportement est devenu ingérable au sein de l'établissement scolaire. Durant les 18 mois que nous avons passés avec elle, nous avons essayé de réinstaller l'autorité parentale et mis en oeuvre tous les dispositifs sociaux, de suivi éducatif, psychologiques... Rien n'a fonctionné.

Bien sûr il y a la morale, bien sûr il y a le règlement intérieur, bien sûr il y a la discipline, l'autorité, la laïcité... Comment une gamine qui ne sait pas vraiment d'où elle vient et qui elle est peut-elle respecter des valeurs républicaines ? Des personnes se sont penchées sur ces questions d'intégration : Françoise Lorcerie dans son livre L'école et le défi ethnique, la psychiatre et psychanalyste Alice Cherki, l'historien Benjamin Stora... Nous devons revoir le modèle d'intégration à la française des années 50 et 60 et trancher sur les questions de mixité sociale et de mixité ethnique.

Comment va-t-on s'y prendre avec ces enfants en perte de repères ? Après les attentats, j'ai vu des gamins très perturbés auxquels nous devons apporter des réponses. Des pistes commencent à être explorées dans les établissements, notamment dans le mien. Je pense à Mme Lorcerie qui a créé le Réseau international éducation et diversité (RIED) qui travaille sur ces questions. Des formations sont nécessaires tant au niveau des directeurs d'établissement que des personnels enseignants sur la laïcité. Les enfants d'origine étrangère issus de milieux sensibles ont un travail personnel et particulier à faire, que la plupart des enfants d'origine occidentale n'ont pas. Or si l'institution scolaire ne s'empare pas de ces questions, d'autres vont s'en emparer.

M. Patrick Roumagnac, secrétaire général du syndicat de l'inspection de l'éducation nationale-Union nationale des syndicats autonomes (SIEN-UNSA). - Quelques mots pour présenter mon organisation : syndicalement, traditionnellement majoritaire chez les inspecteurs de l'éducation nationale, le SIEN-UNSA a encore confirmé son influence lors des dernières élections professionnelles en progressant de plus de 13,5 % en nombre de suffrages, ce qui lui a permis de conserver quatre sièges sur cinq en commission administrative paritaire nationale (CAPN) ainsi que plus de 85 % des sièges dans les commissions administratives paritaires académiques. Il est le seul syndicat d'inspection à siéger au conseil technique ministériel et au conseil supérieur de l'éducation. Dans cette seconde instance, notre syndicat est le seul qui représente les inspecteurs de toutes catégories.

Je me permettrai de mettre en avant la responsabilité qui est la nôtre en tant qu'organisation syndicale et, par écho, celle des inspecteurs de l'éducation nationale sur la question du système éducatif et sa capacité à apporter un certain nombre d'éléments de réponse pour reconstruire un lien social de plus en plus distendu et pour essayer d'aider véritablement tous les jeunes à s'intégrer dans notre société.

Je tiens à préciser bien clairement que l'objectif des cours d'encadrement n'est en aucun cas de l'ordre de la contrainte ou de la stigmatisation, mais entend aider tous les enseignants à permettre aux jeunes de trouver par eux-mêmes leur place naturelle dans notre système social. Nous n'avons pas la volonté de pointer tous les disfonctionnements, mais d'en repérer certains et d'en établir un constat. Chercher une quelconque responsabilité chez ces jeunes ou dans une carence de l'école par rapport à eux serait extrêmement réducteur et ne permettrait pas de construire un projet éducatif pour l'ensemble de la population.

Or c'est là que nous pouvons agir aujourd'hui et, en ce sens, nous soulignons tout l'intérêt que représentent pour nous les onze mesures mises en place par le ministère de l'éducation nationale, qui, bien évidemment, ne sont pas exhaustives. L'important est que ces mesures s'inscrivent toutes dans une logique de construction éducative et pédagogique et permettent de décliner des actions en termes de formation des élèves et des personnels. Cette question de la formation apparaît cruciale aujourd'hui.

Je citerai quelques exemples de formations et d'actions mises en place suite aux terribles événements que nous avons connus en janvier. Ces événements, rapidement caractérisés comme relevant de l'esprit du 11 septembre 2001, ont suscité une émotion au-delà de laquelle une pédagogie est nécessaire. Des actions de formation sont mises en place dans toutes les académies. Je pense à un projet, antérieur aux événements du mois de janvier, de Mooc (massive open online course - cours en ligne ouvert à tous) sur l'éducation aux médias et à l'information qui revêt maintenant une importance toute particulière. 3 000 inscriptions étaient prévues au départ, 10 000 au moins sont attendues. Au-delà de la proposition du ministère, la demande d'enseignants en attente de solutions est extrêmement forte. Et nous ne ferons rien sans eux. Pour faire écho aux propos de M. Flores-Garcia, nous n'avons aucune chance d'aboutir si nous imposons des méthodes. Il faut absolument que tous les acteurs se fédèrent autour de cet objectif. C'est à ce stade qu'interviennent les corps d'encadrement et, notamment, les inspecteurs dont le rôle est de mobiliser, encourager, redonner confiance aux enseignants afin qu'ils redonnent eux-mêmes confiance aux élèves dans leur capacité à s'insérer dans un système social qu'ils ne subiront plus mais dont ils seront les acteurs.

M. Philippe Tournier, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l'éducation nationale-Union nationale des syndicats autonomes (SNPDEN-UNSA). - Je rappellerai, en avant-propos, que le SNPDEN-UNSA constitue la principale organisation des personnels de direction, avec 67 % des voix aux dernières élections professionnelles. Comme Claudie Paillette, je m'interroge sur le format de la commission d'enquête. Les faits constatés ne sont, en effet, ni les premiers, ni les plus graves que l'école ait connus ces dernières années. Toutes les minutes de silence organisées dans les établissements scolaires ont fait l'objet d'incidents. Ainsi, lors des attentats de Toulouse, ces faits étaient plus nombreux et, d'une certaine manière, plus sérieux.

L'école est cependant, une nouvelle fois, mise en cause. Or, faut-il rappeler que les terroristes n'ont pas été radicalisés dans les cours de récréation, mais en prison ? Pour autant, le fait que les projecteurs soient aujourd'hui pointés sur les difficultés de la société peut accélérer une prise de conscience, à condition que l'on ne cherche pas à désigner des coupables.

Je souhaiterais tout d'abord procéder à une analyse des causes. Force est de constater qu'il existe un écart insupportable entre d'un côté ce que disent la République et l'école, et de l'autre la réalité, y compris physique, vécue par les jeunes au quotidien. On constate, en effet, une ethnicisation à la fois territoriale et des formations. Ce phénomène est frappant lorsque l'on s'intéresse à la composition des classes des établissements polyvalents. Les élèves ne sont pas les mêmes en terminale S, STG ou en bac professionnel. Néanmoins, il n'est pas facile d'avoir une idée précise de l'étendue de ces clivages de nature ethnique dans la mesure où il n'existe pas de statistique.

Cela fait longtemps que la jeunesse tire la sonnette d'alarme. Sans remonter à la parenthèse intégrationniste « black, blanc, beur », je rappellerai qu'il y a dix ans, nous avons connu trois semaines d'émeutes urbaines. Or, aucune réponse n'a été apportée. Certes, des tramways et des ronds-points ont été construits, des quartiers ont été rénovés, mais il n'y a pas eu de réponse structurelle. On peut dès lors concevoir qu'une partie de la jeunesse considère que la société dans laquelle nous vivons n'est pas la sienne. Pour autant, s'il y a eu des provocations ostentatoires, de nombreux jeunes n'ont simplement rien dit. Un pic d'absentéisme a pu être constaté le jour de la minute de silence. Par ailleurs, face à ces difficultés, les réponses apportées par l'État ont pu apparaître en décalage avec les besoins. Ainsi, le registre guerrier des propos tenus a gêné certains d'entre nous. On considère aujourd'hui qu'il y a deux croyances dans les cours de récréation : la laïcité et une religion. En outre, les annonces de mesures qui se succèdent et qui constituent souvent un « recyclage » des mesures précédentes qui n'ont pas été mises en oeuvre, nourrissent un sentiment d'impuissance de l'État et exercent un effet démoralisateur sur la société française.

Le projet d'éducation morale et civique ne semble pas très différent de ce qui se fait depuis de nombreuses années. Il n'est pas sûr, par conséquent, que cela soit le bon registre de réponse.

La première des réponses doit être de clarifier la question de la laïcité. Le SNPDEN a été l'une des rares organisations à soutenir l'idée d'une loi sur le port des signes religieux à l'école. Or, quand la réponse de l'État est claire, comme cela a été le cas sur cette question, son message est compris. Cet exemple apparaît toutefois comme une exception au milieu d'une grande confusion. La question des accompagnatrices de sortie scolaire voilées est symptomatique : l'État a changé quatre fois d'avis au gré des trois ministres qui se sont succédé. Cette question devient un objet de polémique récurrent.

Il nous faut aussi travailler sur la réduction de l'écart entre le discours tenu et ce qui se passe réellement. La réforme du collège, actuellement engagée, est intéressante mais trop centrée sur l'école. Elle ne répond pas suffisamment à la question de la réduction de cet écart. Tant que cette question ne sera pas résolue, on ne pourra pas empêcher une partie de la population d'avoir le sentiment d'être exclue de la République et on ne pourra pas lui reprocher de vouloir se construire une autre identité.

Enfin, notre pays doit avoir une politique de la population, qui passe par les établissements scolaires mais qui ne se limite pas à cette question, et doit offrir des perspectives à sa jeunesse. D'autres pays ont apporté des réponses. Je pense aux États-Unis qui ont pris cette question à bras le corps, même si les résultats ne sont pas toujours probants. Il est regrettable que beaucoup des initiatives prises dans les banlieues émanent des ambassades des États-Unis ou du Qatar.

Se pose en outre une question de fond tenant au fait que notre pays n'aime pas sa jeunesse. Les jeunes sont toujours présentés comme « mal élevés ». Au fil des décennies, on a eu les apaches, les zazous, les blousons noirs, aujourd'hui ce sont les jeunes des cités. Le résultat est que notre jeunesse n'a pas le moral, comparée à celle de nos voisins.

Par ailleurs, les formes radicalisées sont devenues aujourd'hui des objets culturels autonomes. Même si les conditions sociales favorisant ce type de comportements venaient à être supprimées, ce phénomène perdurerait. Cela rend le travail éducatif beaucoup plus complexe qu'il ne l'aurait été s'il avait été engagé il y a dix ans. L'école peut participer à la mise en oeuvre d'une action de l'État, à condition que celui-ci ne change pas d'avis tous les cinq ans et qu'elle ne la conduise pas seule.

M. Paul Devin, secrétaire général du Syndicat national des personnels d'inspection-Fédération syndicale unitaire. - Sur la question de la perte des repères républicains, qui serait révélée par la vie dans les établissements scolaires, il importe de retrouver des qualités d'analyse absentes de bien des commentaires médiatiques dans les semaines qui ont suivi les événements de janvier dernier. La réalité de situations singulières si graves, si inadmissibles, si inquiétantes soient elles ne peuvent être confondue avec un constat général qui témoigne, au contraire, de l'attachement d'une immense majorité des élèves aux valeurs qui garantissent les principes fondamentaux de liberté, d'égalité et de fraternité. On pourrait multiplier les témoignages qui écarteraient les hypothèses selon lesquelles la perte des valeurs républicains constituerait une caractéristique généralisée de la vie des écoles, des collèges et des lycées.

L'analyse des incidents doit faire la part des choses afin de distinguer ce qui témoigne d'un refus des valeurs républicaines et le reste. L'émotion que les attentats de janvier ont suscitée a parfois conduit à interpréter comme de la radicalisation des comportements qui ne relèvent en fait que des traits particuliers de l'adolescence : la provocation des adultes par l'expression de propos outranciers, la volonté de se soustraire à une réaction générale par anticonformisme ou par opposition systématique. Ces comportements obéissent à des phénomènes de sociabilité adolescente dont les historiens ont montré que, contrairement au sentiment d'une dégradation des comportements juvéniles, ils avaient de tout temps, sous des formes différentes, inquiété les adultes.

Reconnaissons que le choix d'une minute de silence dans des délais qui empêchaient tout travail préparatoire des enseignants conduisait à exagérer le risque de réaction spontanée.

La première condition d'une lutte contre le développement de réaction radicales est d'être capable d'une telle distinction afin d'éviter de confondre la défense des valeurs républicaines avec la justification de modèles éducatifs autoritaristes qui, au prétexte de la gravité de certaines dérives, justifieraient de privilégier des réponses disciplinaires, des exclusions et des prescriptions comportementales.

La seconde condition est que nous admettions que la construction des valeurs républicaines est un travail éducatif long et patient. L'école ne peut exiger de ses élèves un état spontané qui satisferait immédiatement à toutes les exigences citoyennes. Les valeurs ne procèdent pas d'une adhésion morale spontanée ou contrainte par l'autorité coercitive des enseignants, elles sont le résultat d'une construction intellectuelle permise par une autorité qui s'inscrit dans la capacité des enseignants à transmettre des savoirs et à construire des compétences. Il ne s'agit pas de renoncer au respect des règles mais de considérer que la mission première de l'école est de donner aux élèves les connaissances qui leur permettent de comprendre que la loi et ses contraintes garantissent la liberté individuelle et collective. Cela ne peut pas se confondre avec les illusions d'un conformisme comportemental. Une telle éducation ne peut se concevoir sans que l'école permette l'expression des opinions des élèves. Une telle liberté n'est contradictoire ni avec la lutte contre les préjugés et les stéréotypes, ni avec l'exigence que cette liberté d'expression se construise de pair avec le respect des opinions des autres.

Ce travail, l'école le poursuit depuis longtemps et les jugements rapides qui ont mis en doute sa responsabilité suscitent l'incompréhension des fonctionnaires de l'éducation nationale qui, au quotidien, tant dans leurs enseignements disciplinaires que dans la vie scolaire, font de la formation du citoyen un objectif majeur de leur exercice professionnel et l'investissent en toute conscience de ses enjeux. Les difficultés rencontrées par les enseignants après les attentats s'inscrivent tout d'abord dans la nature exceptionnelle des événements. Un regard extérieur pourrait s'étonner de ces difficultés, considérant que l'éducation à la citoyenneté devrait s'inscrire dans la base même des compétences de tout enseignant. Le témoignage des enseignants souligne cependant l'immense complexité à trouver des réponses éducatives dont l'ambition ne se limite pas à la régulation des comportements mais vise la construction des valeurs. Permettez-moi une anecdote. À sa maitresse qui expliquait le droit de libre expression de la presse et, particulièrement, dans ses formes les plus satiriques, un élève exprimait son étonnement, percevant cette affirmation comme contradictoire avec la norme habituelle en classe interdisant de se moquer de ses camarades. Il n'est pas facile de répondre à ce type de questions. Les débats qui ont suivi les attentats de janvier ont témoigné de la complexité de ces questions dans le monde adulte, il ne faut pas négliger que cette complexité est plus grande encore avec chez les enfants et les adolescents. Pour faire face à cette complexité, les enseignants ont besoin de formation. Or, il faut reconnaître que la situation de la formation initiale et continue reste des plus préoccupantes. La mise en oeuvre d'une formation de 1 000 enseignants constitue une étape positive, mais nous pouvons être inquiets des moyens qui seront alloués à l'étape suivante, celle d'une généralisation qui, à partir de ce premier noyau, constitue une logique indispensable pour aider l'ensemble des enseignants.

Je voudrais, pour terminer, dire notre détermination en tant qu'inspecteurs, au travers de nos missions d'inspection et de formation, à contribuer à renforcer la capacité de l'école à former des citoyens instruits et responsables, capables de défendre les valeurs de la République parce qu'ils ont compris son essence même et sa nécessité sociale. Mais je ne peux affirmer cette détermination sans rappeler qu'il faut se garder d'imaginer que l'école puisse y suffire. Connaître et comprendre des droits, c'est aussi être certain de la capacité de la République à en garantir l'effectivité. Or, nous devons constater une corrélation entre les incidents les plus inquiétants qui ont pu se dérouler dans les établissements scolaire et l'environnement social et économique de ces établissements. Il serait simpliste de considérer qu'il y aurait une causalité univoque, mais les valeurs de la République resteront incompréhensibles pour les élèves de ces quartiers s'ils ne peuvent constater l'effectivité de ces valeurs dans leur vie quotidienne. L'école ne parviendra pas à ce que ces élèves s'approprient la construction intellectuelle de valeurs si ces valeurs se présentent pour eux sans lien avec la réalité sociale, économique, juridique, politique de leurs environnements quotidiens. Force est de constater qu'aujourd'hui, pour beaucoup d'élèves, cela fait obstacle à la construction d'une confiance dans la République, confiance qui reste une condition nécessaire pour permettre une adhésion pleine et entière à ses valeurs.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je voudrais préciser que la nécessité d'une commission d'enquête a été débattue en commission de la culture, de l'éducation et de la communication. Nous avons fait ce choix afin de donner un caractère plus solennel à nos travaux face à une situation critique dans un espace sanctuarisé qu'est l'école. Certes, des manifestations ont eu lieu dans des entreprises et des prisons, mais l'école est un lieu particulier. Par ailleurs, le format de la commission d'enquête devrait permettre d'éviter les écueils dans lesquels aurait pu buter une simple mission d'information. Tout le monde se souvient des hésitations autour du rapport Obin de 2004.

Monsieur Tournier, vous avez parlé de la coexistence dans les cours de récréation de deux religions : la laïcité et une autre religion. Or, il me semble que l'on n'ose plus citer cette religion. Ce n'est pas un gros mot de dire qu'il s'agit de la religion musulmane, laquelle est valorisée par des enfants, des jeunes, des adultes par rapport à d'autres règles sociales.

Enfin, je voudrais préciser que l'objectif de cette commission d'enquête n'est pas de culpabiliser l'école. Elle n'est évidemment pas responsable de tous les maux, vous avez raison de le dire.

Je souhaiterais vous poser trois questions.

Pourriez-vous tout d'abord nous indiquer si le diagnostic d'une dégradation du climat scolaire, liée notamment aux manifestations d'appartenance religieuses au sein des établissements scolaires ainsi qu'à la dégradation de l'autorité des enseignants et de la discipline, vous paraît justifié ? Quelles sont ses conséquences sur la transmission des valeurs républicaines, et, plus largement, sur le fonctionnement de l'école ?

Par ailleurs, différents travaux ont mis en évidence qu'enseignants et chefs d'établissements ont parfois le sentiment d'être peu soutenus par leur hiérarchie en matière de discipline et d'atteintes aux valeurs républicaines. Comment peut-on y remédier ? N'y aurait-il pas également une incitation, à différents niveaux, à ne pas faire « remonter » les difficultés observées ?

Enfin, la perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils, selon vous, expliquer la perte de repères républicains ? Comment restaurer l'autorité de l'enseignant et de l'institution ?

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Sur la question de la formule de la commission d'enquête, pour être honnête, ce débat a eu lieu au Sénat et il n'a pas été consensuel. Je rappelle que l'effectif des commissions d'enquête est fixé à la proportionnelle des groupes politiques et que la constitution d'une telle structure est de droit lorsqu'elle est demandée par un groupe. Je voudrais en outre préciser que l'école n'est pas la seule cible, le Sénat conduit simultanément une enquête sur les réseaux djihadistes et leur renforcement au sein des prisons, notamment.

M. Paul Devin. - Monsieur le rapporteur, la manière dont vous posez vos questions fait penser que vous auriez déjà un certain nombre de conclusions, celle notamment qu'il y aurait aujourd'hui une dégradation de l'autorité des enseignants et de la discipline. C'est une vraie question. Pour autant, lorsque l'on s'intéresse à l'histoire de l'éducation, des inquiétudes se sont exprimées, quelles que soient les époques, au sujet de la perte d'autorité des enseignants. Dans l'antiquité déjà, certains penseurs se plaignaient de l'indiscipline de la jeunesse. Mais je ne suis pas sûr que la période que nous vivons soit davantage caractérisée par une perte d'autorité des enseignants et de discipline, laquelle induirait, parmi d'autres facteurs, une perte des valeurs républicaines. Je ne dis pas que le quotidien des enseignants est simple, qu'il est facile de gérer une classe ou que la société dispose des mêmes repères que les générations précédentes, mais ces changements traduisent-ils une situation scolaire essentiellement caractérisée par la perte de l'autorité des maîtres et de la discipline ? Je ne le crois pas.

Il y a une complexité croissante, je ne le nie pas. En effet, la question des origines culturelles des élèves au sein des établissements scolaires se pose différemment d'il y a 70 ou 80 ans. Par ailleurs, la situation économique actuelle empêche l'école de jouer le rôle d'ascenseur social, quasi automatique, qui a été le sien pendant de nombreuses années.

Face à cette complexité, il me semble important de réaffirmer le rôle essentiel de la formation des enseignants pour faire face à ces questions. Or, force est de constater que les jeunes enseignants n'ont aucune idée de ce qu'est la laïcité ou des droits et des obligations du fonctionnaire. Peut-on continuer à exiger de l'école d'être capable de proposer des réponses efficaces dans une situation comme celle que nous venons de connaître alors que, dans le même temps, on abandonne la formation ? « Abandonner » est un terme fort, voire paradoxal dans la mesure où on assiste à une reconstruction de la formation initiale, mais cette formation est loin de correspondre aux besoins. Par ailleurs, la formation continue est délaissée. Comment, dans ce contexte, les enseignants peuvent-ils faire face de manière efficace à des situations difficiles portant sur des sujets complexes ? Appréhender la liberté d'expression suppose une construction intellectuelle élaborée, que ces enfants et ces adolescents n'ont pas pu encore achever. Il serait illogique de demander à l'école de transmettre les valeurs républicaines sans engager une politique volontariste en matière de formation initiale et continue, bien au-delà des moyens consacrés aujourd'hui.

M. Philippe Tournier. - La dégradation du climat scolaire est associée à l'école depuis toujours. Les indicateurs, certes peu nombreux et épars, dont nous disposons ne traduisent cependant pas une dégradation marquée. Il faut se rappeler que, dans la période 1990-2000, il n'y avait pas une année sans que soit présenté un plan violence à l'école. Ces plans ont aujourd'hui disparu, même s'ils ont pu être remplacés par d'autres thèmes. En revanche, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de souffrance professionnelle ou que les enseignants s'estiment assez soutenus. Pour répondre à votre question sur les remontées des incidents, il me semble que ce phénomène appartient au passé. Le fait que des incidents aient été signalés lors de la minute de silence en est la preuve. Cela n'avait pas été le cas en 2001, par exemple. La question des réactions à la suite des évènements de Toulouse est différente dans la mesure où des incidents ont eu lieu, mais il semblerait que l'on n'ait pas eu envie de savoir...

L'autorité des maîtres ne me semble pas relever du champ des valeurs républicaines, mais des valeurs confucéennes. Les trois valeurs républicaines sont contenues dans le triptyque républicain, auquel il convient d'ajouter la laïcité. L'allongement continu de la liste des valeurs finit par brouiller le message. L'autorité des maîtres serait aussi légitime dans une monarchie !

Il me semble que l'école demeure l'une des institutions les plus respectées par ses usagers. Pour autant, le professeur n'est plus respecté en tant que représentant de l'institution, mais en tant que personne. Cette situation n'est pas sans créer une tension sur les personnes. C'est un changement qui s'est produit dans les trente ou quarante dernières années. L'autorité se construit, par conséquent, différemment au sein de l'école, mais il en va de même au sein de la sphère familiale. Cela traduit une évolution de la société.

Ce qui caractérise, en revanche, notre pays, c'est que nous avons l'école la plus stressée du monde. Seul l'Extrême-Orient fait aussi bien, ou plutôt aussi mal... Nos élèves sont stressés de venir à l'école, les enseignants sont stressés de faire classe et les parents sont stressés par la scolarité de leurs enfants. Dans aucun autre pays on ne trouve cette surabondance de publicité pour l'école après l'école.

Par ailleurs, dès qu'une difficulté se fait jour, on se retourne vers l'école, ce qui aggrave cette situation. En effet, l'école en France organise la société et la hiérarchie sociale. Le climat de compétition permanent entre les individus au sein de l'école, alors que l'institution scolaire prétend ne pas être compétitive, crée un double discours très pesant. C'est pourquoi nous défendons l'idée que la scolarité obligatoire doit être située hors du champ de la compétition, mais que l'ère de la compétition doit être explicite.

Au final, il ne me semble pas qu'il y ait une perte d'autorité. Ainsi, lorsque les élèves français se rendent à l'étranger, ils sont frappés par le caractère décontracté des enseignements. À l'inverse, ce qui frappe les élèves étrangers lorsqu'ils viennent en France, c'est la rigidité de notre système. Nous conservons donc un système extrêmement autoritaire.

Mme Claudie Paillette. - Je rebondis sur les propos de M. Tournier. L'ensemble de la société a changé, les rapports d'autorité ne sont plus les mêmes, à l'école comme au sein des familles. L'autorité des enseignants, qui s'appuyait autrefois sur les savoirs, doit aujourd'hui, dans un contexte où les connaissances des professeurs sont concurrencées, trouver de nouveaux supports. Les élèves reconnaissent désormais l'enseignant dans son autorité en tant que personne, dans la mesure où il est capable d'organiser les relations dans une classe de la manière la plus juste possible. À cet égard, le rapport au règlement et à l'équité est un élément auxquels les élèves sont extrêmement sensibles, et sur lequel les tensions sont souvent très fortes.

Je ne reviendrai pas sur ce qui a déjà été dit au sujet du décrochage scolaire et de la capacité de l'école à accompagner les élèves dans leur insertion au sein de la société. Il s'agit, là encore, d'une problématique qui ne facilite pas le maintien de l'autorité au sein des établissements scolaires.

S'agissant de la remontée des informations sur les incidents, je pense qu'il n'y a jamais eu de consignes précises. Des systèmes de transmission automatisés existent, mais la remontée reste principalement liée à la personnalité du chef d'établissement et à l'image qu'il souhaite donner de son établissement.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Excusez-moi de vous interrompre, pouvez-vous nous confirmer qu'il n'y a pas eu de sollicitations spécifiques adressées aux établissements pour la remontée des incidents ? Les remontées ont-elles bien été pratiquées par les chefs d'établissement dans l'exercice normal de leur mission ? C'est un sujet sur lequel notre commission d'enquête s'interroge.

Mme Claudie Paillette. - Tout à fait.

M. Patrick Roumagnac. - Les rectorats ont pu, dans certains cas, solliciter les chefs d'établissements et mettre à disposition des outils, comme des boîtes mails, pour faire remonter les difficultés, les incidents et les demandes d'assistance.

Mme Claudie Paillette. - Je poursuis. Sur la formation des personnels, de direction comme enseignants, il y a des lacunes sur les points à aborder dans les établissements scolaires. Les concours de recrutement restent trop centrés sur le disciplinaire et ne permettent pas d'évaluer les futurs enseignants sur des sujets plus larges.

M. Michel Flores-Garcia. - En ce qui concerne la dégradation du climat scolaire et l'autorité des adultes, nous avons observé en janvier, comme à chaque fois - je pense notamment au lendemain de l'affaire Merah - une augmentation nette du nombre d'incidents. J'ai eu à gérer, au sein de mon établissement, des incidents plus nombreux qu'en temps normal, avec cinq conseils de disciplines, incidents que j'ai d'ailleurs fait remonter dans Civis. Heureusement, tous n'ont pas débouché sur un conseil de discipline ! Les enfants étaient réellement très perturbés.

Cela revient à ce que j'ai évoqué en avant-propos, ces problèmes de positionnement ethnique - qui je suis ? D'où je suis ? Où vais-je ? - se posent de manière très importante pour les enfants. S'ils ne sont pas traités, comme le dit madame Cherki dans son livre Violences de l'immigration, ils ressortent sous forme de bouffées incontrôlables dont les enfants ne sont pas totalement conscients.

S'agissant de la perte d'autorité, mon collègue l'a très bien définie. L'important n'est plus l'autorité du maître mais la relation que l'enseignement arrive à créer avec ses élèves. Quand un jeune enseignant arrive dans mon établissement, je lui dis qu'il faut qu'un phénomène d'adoption mutuelle se mette en place avec les élèves. La mayonnaise doit prendre entre les élèves et les enseignants, mais si on ne fournit pas d'outils adaptés aux professeurs, elle ne prendra pas.

M. Patrick Roumagnac. - Je ne reviendrai pas sur tous les propos tenus sur la question de l'autorité, j'ajouterai simplement une observation. On parle souvent du « bon vieux temps », postulant que tout était mieux avant. Je n'en suis pas sûr. Il se passe aujourd'hui des choses intéressantes et on a aussi connu, par le passé, des périodes extrêmement complexes, dans le milieu scolaire comme dans la société au sens large. Je crois qu'il faut faire preuve de plus de sérénité.

Il a été dit que la société française n'aimait pas ses enfants, mais je ne suis pas sûr qu'elle aime ses enseignants. Ceux-ci développent aujourd'hui un profond malaise. Le paradoxe actuel est qu'on leur demande de restaurer une autorité dont ils ne pensaient pourtant pas être totalement départis, tout en leur expliquant qu'ils sont responsables de cette perte de l'autorité. Les choses sont beaucoup plus complexes. Tout d'abord, l'autorité des enseignants n'a pas complètement disparu et on le constate au quotidien dans les établissements scolaires, y compris dans les zones difficiles. Il y a un signal à envoyer à ce niveau, il faut rétablir la confiance des enseignants en eux-mêmes et leur faire accepter l'idée que, face à des situations extrêmement complexes, il n'y a pas toujours de solution simple et heureuse. Les enseignants expriment également souvent le sentiment de ne pas être soutenus par leur hiérarchie. Il s'agit d'un vrai problème qui doit être pris à bras le corps.

Nous devons répondre à ces difficultés non pas avec des injonctions, non pas avec des reconnaissances de service rendu, mais avec de la formation, qui reste aujourd'hui trop descendante. Il faut la revisiter en lien avec les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), avec la recherche et surtout avec les acteurs de terrain, que sont les enseignants eux-mêmes. Si nous les oublions dans la définition de la formation, nous avons peu de chance qu'elle soit efficacement mise en oeuvre sur le terrain.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je vous rappelle que la loi pour la refondation de l'école de la République prévoit que les enseignants soient « formés par les universitaires dans les ÉSPÉ par l'intervention d'artistes et d'animateurs de la vie populaire, et par l'intervention de maîtres en poste venant assurer des heures pour témoigner de leur pratique ». Nous nous efforçons tous de faire respecter cette loi, ce qui n'est pas facile.

M. Patrick Fournié. - Sur la question de l'autorité, à partir du moment où l'institution scolaire, comme toutes les institutions, a perdu de son poids au sein de la société - je ne reviendrai pas sur l'histoire des Trente Glorieuses - le maître se retrouve seul et sa personnalité est de plus en plus engagée dans son métier. Il faudrait, à cet égard, arrêter de dire, comme depuis des années, qu'il faut restaurer l'autorité des enseignants. Cette parole politique est déstabilisante pour l'institution. Au bout de dix ou quinze ans, lorsqu'on se rend compte que l'on en arrive toujours à poser la même question, c'est qu'on s'est planté !

Je vais peut-être vous surprendre, mais je trouve nos jeunes assez calmes et assez dociles. Les problèmes de violence ou d'absentéisme restent finalement assez concentrés. Il n'y pas le feu dans toutes les écoles ! Ce que notre société n'arrive pas à gérer, c'est la transgression et la gestion des phénomènes déviants.

Changement du métier d'enseignant, oui. Cela repose sur une évolution sociologique des personnels : au second degré, les élèves sont confrontés à un certain type de profils ; à l'école élémentaire, les jeunes élèves n'ont quasiment plus de maîtres masculins, 80 à 90 % des instituteurs étant aujourd'hui des femmes. Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur, au contraire, mais c'est une réalité.

Sur les questions de l'autorité et des repères, il importe de différencier l'approche selon les niveaux d'enseignements, les attentes n'étant pas les mêmes à l'école primaire, au collège ou au lycée.

Mme Marie-Annick Duchêne. - L'un d'entre vous a dit : « cette société n'est plus la leur ». Or, nous avons récemment entendu des philosophes nous dire que l'école était le reflet de la société. Il me semble y avoir aujourd'hui un vrai problème sur ce point.

Il a également été dit que l'enseignant n'est pas le représentant de l'institution, qu'il s'agit d'un individu. J'ai un ami musulman enseignant dont la fille a participé, dans son établissement, à une cérémonie de remise de diplômes, énormément appréciée de tous ses camarades, alors qu'il s'agit de formalisme pur. Dans le métier d'enseignant, il y a une certaine posture à avoir, qu'il représente l'institution ou non. Or, il semblerait aujourd'hui qu'il n'y ait plus beaucoup de posture...

M. Jean-Claude Carle. - Je voudrais remercier tous nos intervenants pour leurs propos que j'ai trouvés particulièrement intéressants.

Monsieur Fournié, vous nous avez dit que l'enseignement de la langue est essentiel. Je partage votre avis, car comment faire comprendre la morale laïque à des jeunes qui ne maîtrisent pas la langue, qui ne peuvent que difficilement s'exprimer ? Mais alors que faut-il faire ? N'est-ce pas un problème à traiter très tôt ? Au fond, n'est-ce pas le problème le plus important de notre système éducatif ?

Vous avez dit ensuite que l'école ne peut pas refonder à elle seule la République, et j'y souscris. Mais n'est-ce pas là encore le résultat d'un manque non pas de moyens, mais de cohérence entre politiques de la ville, de la famille et de l'école ? On y met beaucoup d'argent, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de ce qu'on pourrait en attendre.

Monsieur Tournier, vous avez parlé de hiérarchisation ethnique. C'est vrai, il ne faut pas se le cacher. Ne s'agirait-il pas plutôt de la partie visible de l'iceberg d'une hiérarchisation culturelle beaucoup plus large ?

Vous avez par ailleurs affirmé que notre pays n'aime pas sa jeunesse. Le terme est un peu fort. Je crois plutôt que notre pays donne l'illusion de ne pas aimer sa jeunesse car il ne sait pas répondre aux aspirations, aux inquiétudes voire à la désespérance des jeunes, en matière d'éducation, d'orientation et d'emploi.

Enfin, une petite remarque concernant le choix d'une commission d'enquête, pour prolonger les explications de la Présidente et du rapporteur. En aucun cas, il ne s'agit de stigmatiser qui que ce soit. Nous sommes tous responsables, au premier rang desquels les femmes et les hommes politiques que nous sommes. Nous n'avons pas eu le courage politique de prendre les mesures qui s'imposaient, au lieu de cela on a adopté une succession de réformettes qui ont déstabilisé le système éducatif. Commission d'enquête ou mission d'information ? J'ai participé à toutes les « boîtes à outils » que la Constitution met à disposition du Parlement, et je crois que, vu l'importance du sujet, il s'agissait du moyen le mieux adapté. Ce qui est important en définitive, ça n'est pas la forme mais ce qui ressortira de cette commission d'enquête.

M. Patrick Roumagnac. -Si on cherche une solution, peut-être ne faut-il pas se tourner exclusivement vers l'éducation nationale, mais plutôt réfléchir à l'association, voire la co-construction, des politiques éducatives locales, en lien avec les responsables de l'éducation nationale et les collectivités territoriales.

M. Philippe Tournier. - Le problème de la maitrise de la langue se pose en tant que tel, pour l'échec scolaire. En revanche, il n'y a pas de superposition entre la carte de l'échec scolaire et la carte de la radicalisation. Les cadres du djihadisme sont des jeunes qui maitrisent l'expression, la culture. Le moteur de leur action n'est pas l'ignorance mais l'écart qu'ils constatent entre leurs espérances et les mécanismes de la société française, dont ils ont l'impression qu'ils les marginalisent.

M. Michel Flores-Garcia. - Sur la question de la posture des enseignants, Mme Duchêne, cela a toujours existé. Les élèves apprennent mieux quand ils s'entendent avec leur professeur. Ce qu'il faut plutôt noter est que l'enseignant n'est plus reconnu comme une autorité étatique.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Mme Duchêne vous interrogeait aussi sur le cérémoniel qui sacralise...

M. Michel Flores-Garcia (SGEN-CFDT). - Des cérémoniels ont été rétablis dans presque tous les établissements...

M. Paul Devin. - Monsieur Carle, certes, il ne s'agit pas seulement d'une question de moyens, mais on ne peut pas faire de politique sans moyen. S'agissant de la maitrise de la langue par exemple, il y a besoin de dispositifs spécifiques pour accompagner les élèves étrangers dans l'apprentissage rapide de la langue française à leur arrivée. Quant à la formation, là encore des moyens sont nécessaires. Il faut bien entendu une politique claire, mais écartons l'idée que l'on pourrait tout faire sans moyen.

M. Patrick Fournié. - Sur ce point, la réorientation des moyens opérée depuis trois ans sur le premier degré est une bonne chose - et c'est enseignant du second degré qui le dit - et doit être poursuivie. J'adhère, à titre personnel, de plus en plus à ce propos de François Dubet : « on changera davantage l'école en changeant la société que l'inverse ». Voilà la conclusion à laquelle j'en suis arrivé.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Belle conclusion. Je vous remercie beaucoup de votre travail et des idées que vous nous avez apportées.

Table ronde - Syndicats de personnels enseignants des premier et second degrés

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Mes chers collègues, nous entendons maintenant les organisations syndicales des personnels enseignants du premier et second degrés de l'éducation nationale, représentées par :

- M. Jérôme Legavre, secrétaire fédéral de la Fédération nationale de l'enseignement, de la culture et de la formation professionnelle de Force ouvrière (FO) ;

- M. Frédéric Sève, secrétaire général, et Mme Catherine Nave-Bekhti, professeure au lycée polyvalent Paul Doumer du Perreux-sur-Marne, du Syndicat général de l'éducation nationale (CFDT) ;

- M. Christian Chevalier, secrétaire général du Syndicat des enseignants (UNSA) ;

- M. François Portzer, président national du Syndicat national des lycées et collèges, et M. Pierre Favre, président du Syndicat national des écoles (FGAF) ;

- Mme Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des enseignements de second degré et M. Sébastien Sihr, secrétaire général du Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs des écoles et des professeurs d'enseignement général de collège (FSU).

Les évènements de janvier et leurs répercussions dans les établissements scolaires, dont vous avez été les premiers témoins, ont conduit cette commission d'enquête à s'interroger sur les conditions dans lesquelles l'école peut assurer sa mission première ; outre la transmission de connaissances, il lui appartient en effet « de faire partager aux élèves les valeurs de la République ». La mobilisation de l'école pour les valeurs de la République annoncée par le ministère de l'éducation nationale va dans ce sens. Les enseignants y jouent évidemment le premier rôle, et nous souhaiterions entendre votre position à ce sujet.

Notre commission d'enquête souhaite également recueillir votre point de vue sur les difficultés que rencontrent les enseignants dans la transmission du savoir ainsi que des valeurs républicaines. Enfin, il s'agit également de nous faire part de votre analyse sur les évolutions nécessaires, afin que l'école contribue à renforcer auprès des jeunes le sentiment d'appartenance à la Nation française et à une communauté de valeurs et d'aspirations.

Avant de vous passer la parole, le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Je suis également tenue de vous indiquer que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous invite, à tour de rôle, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jérôme Legavre, Frédéric Sève, Mme Catherine Nave-Bekhti, MM.  Christian Chevalier, François Portzer, Pierre Favre, Mme Valérie Sipahimalani prêtent serment.

M. Jérôme Legavre, secrétaire fédéral de la Fédération nationale de l'enseignement, de la culture et de la formation professionnelle de Force ouvrière. - Il y a urgence à préserver l'école de la République. Pour ce faire, il doit être mis un terme à l'ensemble des politiques d'austérité et de territorialisation de l'école. Les difficultés que rencontrent les enseignants dans l'exercice de leur profession sont les conséquences directes des politiques d'austérité, qui conduisent à une dégradation des conditions de travail. Le bilan social présenté lors du dernier comité technique ministériel fait état de la suppression de 89 000 postes entre 2003 et 2013. La création de 60 000 postes annoncée par le Gouvernement, quand bien même elle serait effective, ne suffirait pas à redresser un ratio d'encadrement qui reste insuffisant. En effet, l'an prochain, ce taux s'élèvera dans le premier degré à un enseignant pour trente-neuf élèves en moyenne. La territorialisation de l'école, notamment par la constitution des projets éducatifs territoriaux (PEDT) issus de la loi de refondation de l'école, a pour effet de la placer sous la coupe des élus locaux et d'en éclater le régime en une multitude de règles locales. Cela nous paraît radicalement contraire à ce que doit être l'école de la République. Cette logique est encore renforcée par la réforme régionale, qui verra la constitution de treize baronnies. Il y aura désormais autant de règles que de territoires et quand la règle de la République est remplacée par des règles locales, il n'y a en réalité plus de règle.

L'ensemble de ces politiques se traduit par un désengagement massif de l'État. L'espace laissé vacant est alors occupé par des associations, par le caritatif, donc en définitive par des intérêts privés, des groupes de pression. Ainsi, dans certaines municipalités comme Paris, des associations en lien avec des églises interviennent parfois dans les écoles dans le cadre des nouveaux rythmes scolaires.

Nous sommes très inquiets des mesures annoncées dans le cadre de la mobilisation de l'école et de ses partenaires pour les valeurs de la République. Il convient tout d'abord de respecter strictement la loi du 9 décembre 1905. Force est de constater que ces mesures vont dans le sens opposé. C'est le cas par exemple de la réserve citoyenne, qui est ouverte à tout citoyen intéressé. Or la laïcité, ce n'est pas tout le monde, tous les groupes de pression à l'école. Quant à l'enseignement laïc du fait religieux, cela me semble un non-sens, la laïcité n'a pas pour objet d'introduire toutes les religions à l'école, mais de n'en admettre aucune. De la même manière, l'enseignement moral et civique introduit un projet pluridisciplinaire qui s'impose à tous les enseignants au mépris de leur liberté pédagogique.

Au moment où on parle de perte des valeurs et des repères républicains, il me semble que la seule réponse est de donner à l'école les moyens de remplir sa mission, qui est d'instruire. Pour ce faire, il faut des postes en nombre suffisant pour que les enseignants puissent exercer dans de bonnes conditions, dans des classes à effectifs moindres. Il faut préserver le statut des enseignants, attaqué de toute part, et augmenter leurs salaires. C'est une priorité. L'ensemble de ces considérations constituent des revendications urgentes, qui nous conduisent à préparer activement la grève du 9 avril prochain.

M. Christian Chevalier, secrétaire général du Syndicat des enseignants (SE-UNSA). - Après les événements de janvier, nous nous sommes rendus compte - notamment à l'occasion de la minute de silence dans les établissements scolaires - que la question des valeurs de la République et celle de la laïcité n'allaient pas de soi, pas plus pour les élèves que pour les enseignants et le personnel éducatif, comme d'ailleurs pour l'ensemble de la société.

Cela ne va pas de soi, en effet, car nos élèves sont divers et variés, aussi parce que nos collègues enseignants se sont souvent retrouvés en difficulté. Plus que la minute de silence elle-même, c'est le temps consacré à sa préparation et au débat avec les élèves qui importe. Nous avons vu des collègues dans l'embarras face à des classes hostiles, ou des collègues qui n'ont pas osé faire la minute de silence. D'autres collègues, notamment dans le second degré, ont parfois considéré qu'il ne leur appartenait pas de faire ce travail et l'ont renvoyé aux professeurs d'histoire-géographie ou aux documentalistes.

Ces exemples mettent en évidence que l'école est en difficulté sur ces questions. Nos collègues sont désarmés, sans doute parce que la formation initiale ne traite pas ces questions, ou tout du moins ne les traite pas suffisamment. Alors que la République et l'école sont intimement liées, les ÉSPÉ, pas plus que les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) avant elles, n'affrontent pas ces thèmes. Il y a là de vrais sujets, notamment sur la manière d'aborder ces questions avec nos élèves, ainsi que sur les aspects méthodologiques du travail en classe, surtout lorsque celle-ci est hostile, en tout ou partie, au discours qui est tenu. Nos collègues nous ont fait part d'un véritable désarroi à ce sujet.

Ces évènements révèlent une lacune, repérée depuis longtemps par les études PISA, de notre système scolaire : on ne débat pas suffisamment à l'école, on ne parle pas assez, on ne sait pas polémiquer, on ne sait pas s'affronter dans des joutes oratoires, on ne sait pas échanger des arguments. Le débat à l'intérieur de l'école, entre les élèves, avec les enseignants mais également entre ces derniers, constitue un enjeu fondamental. Notre école est sans doute beaucoup trop étriquée, trop concentrée sur une approche disciplinaire qui pose des barrières. La question de la mise en oeuvre du « parcours citoyen » à l'école pose aussi celle de son appropriation par l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, bien au-delà des seuls enseignants - je pense notamment aux personnels de direction et de vie scolaire, ainsi qu'à ceux des cantines et ceux qui relèvent des municipalités. La question de la citoyenneté doit être l'affaire de tous, pas seulement l'affaire exclusive des enseignants et, encore moins, l'affaire exclusive de l'école.

M. Frédéric Sève, secrétaire général du Syndicat général de l'éducation nationale (SGEN-CFDT). - J'aimerais tout d'abord vous faire part de mon étonnement sur l'importance qu'a pris l'école dans les médias et le débat public après les évènements de janvier. En matière de traitement médiatique et de réponse des pouvoirs publics, on pourrait même affirmer que, d'une certaine manière, les évènements liés à la minute de silence ont pris la place des attentats. Le recours à cette formule de commission d'enquête en est un signe.

Nous y voyons la marque des rapports compliqués que la société française entretient respectivement avec ses valeurs, sa jeunesse et son école. C'est en éclaircissant ces rapports que l'on pourra répondre aux questions posées par votre commission d'enquête.

Premier rapport complexe, celui qu'entretient la société avec ses valeurs. S'il ne s'agit pas de minorer les débordements qui ont eu lieu, force est de constater que certains comportements mettent tout autant en péril les valeurs de la République que d'autres, pourtant parfois tout aussi répréhensibles - les comportements homophobes, par exemple - alors qu'ils sont perçus comme moins transgressifs. Il convient d'examiner le raccourci médiatique qui s'est opéré entre les attentats de janvier et les troubles liés à la minute de silence, qui se traduit par une dramatisation des incidents. Cette dramatisation fait peser le risque d'une mise en accusation de la jeunesse, non pas au nom des débordements dont elle serait responsable, mais du préjugé selon lequel certains seraient plus loin de l'intégration que d'autres. Les difficultés d'intégration sont le lot de l'ensemble de la jeunesse. Là encore, certaines manifestations de difficultés d'intégration sont davantage mises en avant que d'autres, alors que le rôle de l'école est de les traiter de la même manière.

Deuxième point, le rapport qu'entretient la société française avec sa jeunesse. Je suis sidéré de l'exigence qu'elle manifeste envers elle à l'occasion de cette minute de silence. Cela s'est traduit par une attention démesurée accordée au déroulement de la minute de silence dans les établissements scolaires, avec notamment la présence de journalistes vérifiant qu'il n'y avait pas d'incidents. Quid du reste de la société ? A-t-on manifesté la même exigence envers les adultes ? Or nous ne pouvons pas exiger autant des élèves que des adultes : les élèves sont en situation d'éducation. Je constate que dès que la société française doute d'elle-même, elle se tourne vers sa jeunesse, lui demandant de lui renvoyer une image qui la rassure.

Mme Catherine Nave-Bekthi, professeure au lycée polyvalent Paul Doumer du Perreux-sur-Marne, membre du Syndicat général de l'éducation nationale (CFDT). - La société française entretient également un rapport complexe avec son école, qui me semble perpétuellement mise en exergue et en accusation. Le traitement médiatique réservé à la minute de silence dans les établissements en témoigne. L'école fait l'objet de beaucoup d'attentes. On projette aussi sur elle des choses que l'école n'a pas à assumer, dont elle ne peut être tenue responsable. Le partage des valeurs de la République est également trop souvent réduit à une transmission autoritaire de ces dernières. Or les valeurs ne s'imposeront pas aux élèves, elles se pratiquent, se vivent et s'incarnent. C'est comme ça que nous les ferons intégrer à l'ensemble des élèves. Cela interroge aussi l'organisation, le fonctionnement et les finalités de l'école. Il faut que l'école soit exemplaire dans la mise en oeuvre des valeurs républicaines, notamment en tendant vers davantage de mixité sociale entre établissements mais également au sein de ces derniers, entre les classes. L'exemplarité consiste également à lutter contre les inégalités scolaires et principalement contre le décrochage. À supposer que l'école parvienne à mettre en place des structures moins discriminatives, si la société continue de discriminer et ne met pas fin aux pratiques racistes, l'école ne pourra pas tout faire. Elle ne pourra pas empêcher les dérives individuelles à l'issue de la scolarité, ni empêcher certains élèves de penser que les valeurs que nous souhaitons leur inculquer sont sans consistance. Dès lors, il importe de conserver une posture éducative et, comme le disait justement un de mes collègues, de laisser de la place au débat. Transmettre les valeurs républicaines et les faire adopter par l'ensemble des élèves implique d'accepter de débattre avec eux des situations dans lesquelles la société française ne parvient pas à faire vivre pleinement ces valeurs. Il s'agit aussi de leur apprendre à réagir à ces situations de manière républicaine, sans faire preuve de violence face à une société qui peut parfois sembler violente.

M. François Portzer, secrétaire général du Syndicat national des lycées et collèges (SNALC-FGAF). - Permettez que je commence mon exposé par une brève présentation de notre organisation. Fondé en 1905, le SNALC est le doyen des syndicats de l'enseignement secondaire public. Il est membre de la Fédération générale autonome des fonctionnaires (FGAF). Contrairement à la quasi-totalité de ses concurrents, il ne reçoit aucune subvention de l'État et est totalement indépendant des partis politiques. Aux élections de décembre 2014, la liste qu'il a présentée avec le SNE a obtenu un siège au comité technique ministériel du ministère.

Depuis 1905 le SNALC défend l'école de la République, c'est-à-dire une école ouverte à tous qui permette aux élèves, grâce à leurs efforts et à la mise en valeur de leurs aptitudes, d'obtenir la promotion sociale qu'ils méritent. De ce fait, dès les années 1970, il a été le premier et le seul à dénoncer les dysfonctionnements patents du système scolaire français, mis plus tard en lumière par les évaluations internationales comme PISA et sur lesquels aujourd'hui chacun s'accorde. Soucieux de remédier à la déliquescence d'un système scolaire qui laisse sur le carreau 20 % des élèves, nous avons pris une part active à la refondation de l'école. Ses résultats nous ont aujourd'hui déçus, notamment pour les réformes des rythmes scolaires ou du collège. Syndicat de proposition et non de déploration, nous avons par ailleurs élaboré un projet de réforme clef en main pour le collège, intitulé le « Collège modulaire », et un autre pour le lycée, « le lycée de tous les savoirs », que vous pouvez découvrir sur notre site Internet.

Venons-en à présent à notre analyse de la situation du service public d'éducation suite aux attentats de janvier. Tout d'abord nous voudrions pointer un premier dysfonctionnement : l'éducation nationale a été à nos yeux trop régie par le passé par une culture de l'excuse et une volonté de ne pas faire de vagues. En effet, pour ne pas générer des tensions au sein des établissements difficiles et ne pas rompre une certaine paix sociale, l'institution scolaire, chefs d'établissements en tête, a été marquée par un excès de frilosité. Face à des comportements violents et répréhensibles, les dispositions prises par les ministres successifs, quelle que soit leur couleur politique, inspirées notamment par les travaux de M. Éric Debarbieux et soutenues par la principale association de parents, la FCPE, ont abouti sur le terrain à ce que les conseils de discipline soient de plus en plus rarement réunis et aient du mal à sanctionner les fauteurs de troubles, du fait d'un encadrement juridique de leurs prérogatives de plus en plus complexe. Dans les faits, particulièrement dans les collèges et lycées professionnels les plus difficiles, on se contente bien souvent de ne pas voir ou de ne pas entendre et de réunir des commissions éducatives peu dissuasives pour les élèves. Comme nous l'avons indiqué dès le 12 janvier à la ministre, et nous avons été les seuls à le faire, un fait est révélateur de cette culture du laisser-faire : le rapport de Jean-Pierre Obin énumérait déjà dans sa conclusion toutes les dérives que connaissent aujourd'hui les établissements. Depuis sa parution, il y a onze ans, rien n'a été fait.

Cela nous amène à ce qui constitue pour nous la seconde cause de dysfonctionnement : le refus de l'institution scolaire d'appliquer strictement à l'école publique les principes de la laïcité républicaine. Fondé en 1905, date symbolique pour la laïcité s'il en fut, seul syndicat enseignant à avoir soutenu la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, se prononçant récemment contre le port du voile pour les mères accompagnant les sorties scolaires dans l'enseignement public ou approuvant la charte de la laïcité que M. Peillon a fait afficher dans tous les établissements publics, le SNALC a toujours milité pour une stricte application de la laïcité républicaine à l'école publique. Pourtant, nous avons pu encore tout récemment dénoncer dans une lettre ouverte au Président de la République et à la ministre de l'éducation nationale, rédigée par notre responsable de l'académie de Strasbourg, M. Jean-Pierre Gavrilovic, de nombreuses entorses à la loi pratiquées en Alsace.

La troisième source de dysfonctionnement provient du fait que la fonction de professeur est matériellement et symboliquement déconsidérée. Le 21 janvier dernier, le Président de la République, lors de ses voeux au monde éducatif, appelait solennellement dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à restaurer l'autorité des professeurs. Si l'on ne peut manquer d'approuver une telle démarche, elle risque malheureusement de rester lettre morte sur le terrain, d'abord parce que les professeurs sont désormais des travailleurs pauvres et parce que l'institution scolaire ne tient aucun compte de ce qu'ils disent ! Rappelons en effet que dans les années 1960 un professeur certifié gagnait quatre fois le montant du SMIC, aujourd'hui la rémunération d'un jeune certifié, qui a fait cinq ans d'études et passé un difficile concours ne dépasse plus le SMIC que de 11 %. De même, la réforme des rythmes scolaires, que les professeurs des écoles rejettent majoritairement, a été imposée dans l'enseignement primaire et a été appliquée contre leur gré. Parallèlement, alors que la grande majorité des professeurs du secondaire sont attachés à un enseignement disciplinaire, la réforme du collège en cours de négociation s'apprête à remettre en cause les disciplines sans tenir compte de leur avis, comme cela vient d'être fait avec le socle commun adopté par le Conseil supérieur de l'éducation du 12 mars dernier. Autre exemple du mépris de l'institution face au corps enseignant : grâce à un amendement déposé par le SGEN-CFDT - que nous n'avons bien sûr pas voté - et repris par l'administration dans le décret relatif aux nouvelles indemnités pour missions particulières, le comité technique du 11 février dernier a donné aux élèves et aux parents d'élèves le pouvoir de décider du montant de la rémunération des professeurs par leur vote au conseil d'administration des établissements : cette subordination des professeurs aux usagers du système est une première dans toute l'histoire de l'éducation !

Je conclurai en rappelant que ce n'est pas en faisant chanter La Marseillaise aux élèves que l'on remédiera aux dysfonctionnements de l'école mais bien en écoutant davantage les professeurs de terrain et les organisations syndicales qui les représentent.

M. Pierre Favre, président du Syndicat national des écoles-Fédération générale autonome des fonctionnaires (SNE-FGAF). - Par nature, le premier degré a été moins concerné par ces événements que le secondaire. Mobiliser des enfants âgés de 3 à 11 ans autour de cet instant de solennité a été plus facile que pour nos collègues du second degré.

Pour préparer mon intervention, j'ai écouté les personnalités auditionnées par votre commission depuis le 5 mars dernier. Or, les intervenants ont déjà éclairé vos travaux mieux que je ne pourrai le faire : grâce à leurs contributions, il me semble que vous êtes désormais bien au fait de la situation. Il revient aujourd'hui au politique de prendre des décisions. Dans le premier degré, les enseignants ont besoin de s'engager pour faire vivre les valeurs de la République. Cet engagement nécessite un soutien de la part de la hiérarchie et leur autorité a besoin de protection. Notre syndicat sera donc aux côtés des enseignants qui s'engagent et aux côtés de la hiérarchie lorsque celle-ci aura la protection du fonctionnaire chevillée au corps, afin de permettre aux enseignants de parler « haut et fort », comme le prescrivait Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs.

Mme Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES). - En avant-propos, je rappellerai que notre syndicat est le syndicat national des enseignements et non des enseignants du second degré. Nous nous sommes d'ailleurs demandés pourquoi votre commission avait choisi de centrer ses débats sur les difficultés rencontrées par les enseignants. En effet, l'ensemble de la communauté scolaire est concernée par ces difficultés. Dans les collèges et les lycées, la question de la vie scolaire se pose fortement et concerne l'ensemble des personnels qui entourent les élèves et non pas seulement les enseignants.

Je souhaiterais, en introduction, faire quelques remarques d'ordre général. Nous savons que la majorité des jeunes passent aujourd'hui par l'école publique. Aussi, s'occuper de citoyenneté et de collectivité à l'école apparaît fondamental. C'est pourquoi il est important de reconnaître à l'école ce rôle au quotidien et non pas quelques jours ou quelques semaines par an, en réaction à l'actualité du moment. Ce travail est déjà réalisé, même s'il n'est pas toujours visible ou assez explicite. L'école doit se donner pour mission de former à l'esprit critique. Le contenu des enseignements ne doit donc pas seulement avoir une visée utilitariste, mais il doit permettre aux élèves de prendre de la hauteur et de nourrir leur réflexion. Le site Eduscol, qui fournit des outils d'accompagnement aux enseignants, précise que la laïcité ne peut pas être imposée, qu'il s'agit d'une notion difficile pour les élèves, qu'elle doit être expliquée. L'école ne doit pas seulement être le lieu d'un « vivre ensemble » contribuant au développement d'un communautarisme, se contentant d'une simple interaction pacifique entre les individus. Elle doit au contraire faire partager un idéal humaniste commun, permettre la construction commune de la société de demain. Cela nécessite un dialogue et non pas simplement de la juxtaposition. C'est à l'école que ce travail peut et doit se faire. C'est pourquoi nous souhaitons exprimer notre satisfaction sur la constitution de cette commission d'enquête.

Par ailleurs, l'école a pour mission de faire comprendre plutôt que de dresser. Certes des savoirs peuvent être enseignés sans faire l'objet d'une contestation, même si certains savoirs scientifiques, je pense à la sexualité ou l'évolution, peuvent être discutés par certains élèves, mais éduquer c'est inscrire les élèves dans la société avec des droits et des devoirs. À la suite des attentats, il a été demandé à l'école d'« inculquer » les valeurs de la République, mais ce terme me semble inapproprié. En effet, il laisse penser que l'on pourrait « inoculer » un vaccin de valeurs. Or, si l'on peut faire partager des valeurs, on ne peut pas les imposer à des élèves qui les refusent.

De nombreux personnels expriment leur besoin d'être formés sur ces questions et soutenus par l'institution. Ce soutien doit être salarial, mais aussi dans les discours, notamment face à des situations difficiles, comme le fut la minute de silence. La majorité des enseignants ont participé avec beaucoup de courage à ce moment, alors qu'ils n'y étaient pas préparés et encore sous le choc, comme l'ensemble des Français et peut-être même le monde entier. Dans certains établissements, certains collègues n'ont pas su réagir dans la mesure où ils étaient eux aussi traumatisés. Or, un professeur de philosophie de Poitiers est passé en commission disciplinaire il y a quelques jours. Nous ne nous pouvons que nous étonner de ce que certains collègues, qui ont eu le courage d'aborder ces questions avec leurs élèves, comme il le leur avait été demandé, aient ensuite été mis au ban de l'institution alors qu'ils n'étaient pas préparés. Si l'on souhaitait une prise de recul sur ces questions, cette minute de silence n'aurait pas dû avoir lieu à chaud.

Les enseignants attendent aussi un soutien politique. Je citerais l'exemple de la théorie du genre. Il s'agit d'une question de laïcité, de savoirs scolaires qui ont été mis en cause par la représentation nationale et le politique. Or, sur ces questions, les enseignants ont besoin d'un soutien dans les faits et contre tous les lobbies.

Par ailleurs, l'école restera désarmée tant que les inégalités sociales seront aussi violentes et que la société ne fera pas vivre ces valeurs. L'école n'est pas un sanctuaire, elle n'est ni la source, ni le remède à tous les maux d'une société plus en plus inégalitaire. Le refus de nombreuses familles d'envoyer leurs enfants dans le collège de leur secteur, la fuite vers le privé ou encore les discriminations à l'embauche vécues par certains jeunes des quartiers sont autant de réalités subies par l'école de plein fouet sans qu'elle ne puisse agir. Il lui est par conséquent difficile de défendre les valeurs de la République alors que ces valeurs ne semblent pas respectées dans le reste de la société. Par conséquent, des mesures doivent être prises s'agissant de la carte scolaire et de la mixité sociale et scolaire. Le décret d'application de la loi de refondation de l'école de la République prévoit la possibilité d'une polysectorisation des collèges. Ces dispositifs peuvent permettre le développement d'une certaine mixité sociale. Cette possibilité est désormais entre les mains des conseils généraux, qu'en feront-ils ?

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Monsieur Sihr, vous êtes arrivé un peu après le début de nos travaux, je suis donc amenée à vous rappeler ce que j'ai dit tout à l'heure à vos collègues, que tout faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Sihr prête serment.

M. Sébastien Sihr, secrétaire général du Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs des écoles et des professeurs d'enseignement général de collège (PEGC)-Fédération syndicale unitaire (SNUipp-FSU). - Les enseignants de l'école primaire et maternelle ne sont pas moins concernés, ou moins sensibilisés, sur ces questions des valeurs républicaines et de leur transmission. Ces personnels aussi constatent des signes inquiétants. Ce qui s'est passé sur les ABCD de l'égalité constitue une remise en cause de l'école dans sa capacité à faire cohésion. Il s'agit d'indications qu'il faut prendre au sérieux. Après les événements de janvier, l'école s'est retrouvée soudainement sur le devant de la scène et parfois même mise à l'index. Il est important de rappeler que l'école ne peut pas porter seule la responsabilité de régler certains problèmes de la société. Si l'école est apparue fracturée lors de la minute de silence, c'est parce que la société est elle-même fracturée. Certaines familles et certains jeunes vivent l'entre soi dans des quartiers de relégation sociale. Or, il est difficile de transmettre les valeurs de la République quand celles-ci ne sont pas vécues dans les faits. Il nous faut donc travailler de concert afin de mettre en place à la fois des mesures relatives à l'école et des mesures sociales. La politique de la ville et la mixité sociale doivent, de ce point de vue, constituer deux priorités, car la cohésion sociale et la cohésion scolaire vont de pair. La pression qui s'exerce sur l'école est en réalité liée à la crise sociale et à la difficulté rencontrée par de nombreuses personnes à trouver un travail. Ces attentes de plus en plus fortes pèsent sur les enseignants, les écoles et nourrissent une angoisse scolaire chez certaines familles. Il ne s'agit pas d'attendre d'avoir réglé l'ensemble des problèmes de la société avant de se demander ce que l'école peut faire, cela serait évidemment désastreux mais, à l'inverse, il me semble irréaliste de demander à l'école de tout faire. L'école a un rôle à jouer, mais il faut en définir les contours.

Il me semble tout d'abord indispensable d'alléger la pression sur l'école. On a le sentiment que l'école est « bombardée » d'annonces. Un certain nombre de problèmes de société se traduisent en commandes éducatives. Pour répondre au problème de l'obésité, il est demandé à l'école de proposer une éducation à la santé. Face à l'augmentation des accidents de la route, l'école doit proposer une initiation à la prévention routière. Même chose s'agissant du développement durable. Ces sujets sont évidemment importants, mais cette multiplication des commandes « charge la barque ». Dès que des difficultés sont constatées, on se retourne vers l'école. Au moment où de nouveaux programmes doivent être mis en place, au sein de l'école élémentaire et du collège notamment, il me semble important de saisir l'occasion pour mettre de la cohérence, mieux articuler les enseignements afin d'éviter un phénomène de sédimentation.

La formation initiale doit en outre constituer une véritable priorité. Il y a, en la matière, un long chemin à parcourir. Le bilan de la mise en oeuvre de la formation initiale dans un certain nombre d'ÉSPÉ semble quelque peu laborieux. Par ailleurs, la formation continue est totalement à l'arrêt. Un effort de l'éducation nationale est nécessaire dans ce domaine, qui ne doit pas uniquement porter sur la question de la laïcité.

Il me semble par ailleurs nécessaire de ne pas exclure les parents, qui sont des partenaires indissociables de l'éducation et de la réussite scolaire. Nous ne sommes, de ce point de vue, pas favorables à une modification de la circulaire sur les accompagnatrices de sortie scolaire voilées. Un point d'équilibre semble avoir été trouvé, il ne serait pas donc judicieux de les éloigner de l'école en leur interdisant d'accompagner des classes, des enseignants, leurs enfants à l'occasion de sorties scolaires au musée ou à la piscine, par exemple. Il faut en effet se garder de reléguer ces mamans dans la sphère privée, dans l'ombre, alors qu'elles ont leur place à l'école.

Enfin, la question de la réussite des élèves est indissociable de celle des apprentissages. Les valeurs républicaines sans les apprentissages n'ont aucun sens. Le nouveau programme d'éducation morale et civique ne doit pas être un catéchisme républicain. Il doit se vivre en actes, au sein de l'école et être directement rattaché aux apprentissages, à la capacité des enfants à maîtriser la langue, à progresser.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je souhaiterais vous poser trois questions.

Tout d'abord, la perte ou non-reconnaissance d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte de repères républicains ? Comment restaurer l'autorité de l'enseignant ?

Par ailleurs, au-delà des moyens, comment donner aux enseignants et à l'école, la possibilité de mieux former des citoyens ? Monsieur Sihr, vous avez rappelé que l'on demande toujours plus l'école, par facilité, mais aussi parce que cela permet de toucher directement la population des jeunes. Le service militaire avait, de ce point de vue, une fonction importante dans ce « brassage » de la jeunesse.

Enfin, la troisième question m'a été transmise par la présidente de notre commission, notre collègue Françoise Laborde. S'agissant du premier degré, les écoles doivent-elles disposer de plus d'autonomie ? Faut-il élargir la composition du conseil d'école, en l'ouvrant par exemple aux autres intervenants à l'école ?

M. Sébastien Sihr. - Sur la question de l'autorité, je pense qu'il y a un travail externe et interne à réaliser. Il me semble tout d'abord indispensable de revaloriser le métier d'enseignant aux yeux de l'opinion publique. La question salariale est, de ce point de vue, l'un des aspects de cette revalorisation, même si elle n'en est évidemment pas le seul. Je rappelle cependant que les comparaisons internationales montrent, qu'à qualification égale, le salaire des enseignants est plus faible dans notre pays. Les enseignants du premier degré subissent même un déclassement salarial.

Au plan interne, il convient de rappeler que l'autorité ne se décrète pas. Celle-ci se travaille et se vit au sein de l'école au quotidien. Ainsi, la question de la minute de silence a pu constituer un symbole fort pour les lycéens et les collégiens, mais pour des enfants de 3 ans et demi, elle ne revêtait aucun sens. Il me semble que, plus que le silence, c'est bien la parole qui eût été cruciale. Il convenait de mettre des mots sur le ressenti des élèves et de parler avec eux de ce qu'ils ont pu entendre dans leur famille. Le rôle de l'école est de mettre des mots, de la cohésion. La formation doit permettre aux enseignants d'être des médiateurs, d'animer des débats philosophiques, de faire de l'enseignant un référent au quotidien.

Mme Valérie Sipahimalani. - S'agissant de la perte et de la non-reconnaissance de l'autorité, comme vient de l'exprimer mon collègue, il me semble que l'autorité ne se décrète pas, mais qu'elle peut être soutenue. On entend en permanence dire que l'école ne fait pas son travail. Un glissement est dès lors facile : la faillite de l'école est en réalité celle des enseignants qui ne font pas leur travail. Il convient de se méfier d'un discours volontiers flagellatoire. Un travail important doit être mené autour de la règle et de son respect. Il est par exemple souhaitable que le règlement intérieur soit revu en commun par la communauté éducative afin qu'il puisse être compris des élèves, des personnels et des parents d'élèves. La charte de la laïcité, malgré des faiblesses, constitue aussi une intéressante base de travail.

S'agissant de la pédagogie, il serait nécessaire de mener une réflexion s'appuyant sur les apports des sciences de l'éducation et de la sociologie. Dans un contexte où la formation initiale est en pleine reconstruction et la formation continue en berne, nous souhaitons que l'enseignant puisse disposer de tous les outils dont il a besoin pour assurer ses activités pédagogiques. Je ne dis pas que les classes ressemblent à des cours magistraux, mais il semble nécessaire de favoriser le débat. Or, les enseignants ne sont pas formés à cela et manquent de temps. En effet, le contenu des enseignements est tellement dense, qu'il leur est difficile de prendre du temps pour organiser des temps de discussions, alors qu'ils n'en ont pas suffisamment pour boucler leur programme. Il me semble donc nécessaire de libérer du temps pour favoriser le dialogue et la discussion.

S'agissant de la participation des élèves à la vie des établissements, il existe déjà des délégués de classe ou encore des délégués des lycéens au conseil académique de la vie lycéenne. Néanmoins, force est de constater que ces instances ne fonctionnent pas très bien. On ne peut obliger des élèves qui privilégient, à juste titre, leur scolarité, à s'investir davantage dans ces structures. Il faudrait qu'ils aient le sentiment que le bon fonctionnement de ces instances favorisera leur réussite.

M. François Portzer. - Selon nous, l'école primaire doit revenir aux enseignements fondamentaux et le collège doit organiser des petits groupes de rattrapage au bénéfice des élèves n'ayant pas les acquis nécessaires. Les réformes actuelles ne vont malheureusement pas dans ce sens.

S'agissant de l'autorité, le principal problème à nos yeux est que l'institution ne soutient pas suffisamment les enseignants. J'en veux pour exemple l'impossibilité pratique de faire redoubler un élève, la suspicion portée sur certains collègues victimes d'une agression, ou encore le fait qu'à présent, ce sont les conseils d'administration des établissements qui déterminent les rémunérations liées aux missions particulières.

M. Pierre Favre. - L'autorité n'implique pas la violence, mais permet au contraire de prévenir la violence. On peut effectivement considérer que la perte de certains repères républicains sur le long terme coïncide avec un déclin de l'autorité, qui pourrait être reconstruite en agissant sur quatre leviers : la restauration des sanctions, le maintien d'une certaine distance évitant toute familiarité entre enseignants et élèves, la maîtrise de la langue par les élèves qui seule permet la compréhension et les échanges, enfin une certaine « verticalité » appuyée notamment sur quelques rituels invitant l'élève à respecter l'environnement éducatif.

Certaines prises de position de notre organisation montrent bien que l'autonomie est un concept qui nous parle et nous sied. Cependant, il serait dangereux de pratiquer l'autonomie s'agissant des valeurs républicaines, qui ne peuvent se prêter à des interprétations différentes selon les académies ou les établissements. Les chefs d'établissements ont déjà la possibilité de solliciter ponctuellement des personnes extérieures lors des conseils d'école, mais autonomie ne signifie pas « multi-entrisme ».

Mme Catherine Nave-Bekhti. - Permettez-moi de m'interroger sur les questions qui viennent de nous être posées et qui me semblent sortir de la problématique de votre commission d'enquête, dont j'avais compris qu'elle avait été créée à la suite des incidents survenus lors des minutes de silence organisées après les attentats de janvier dernier.

Ceci dit, ces questions sont importantes et il serait bon que l'école, qui est une institution « vivante » en perpétuel renouvellement, se les pose en permanence dans la mesure où des réponses définitives et immuables sont impossibles.

Sur la question de l'autorité, les cinéphiles reconnaîtront que l'école des 400 coups, de L'argent de poche ou de Zéro de conduite, n'existe plus, d'ailleurs a-t-elle réellement existé ? Les temps changent et certaines conceptions de l'autorité sont peut-être à remettre en perspective. L'autorité se distingue de l'autoritarisme. Elle est une construction collective impliquant toute l'équipe éducative et, dans une certaine mesure, les élèves, qui peuvent être amenés vers l'acceptation de l'enseignement.

Une classe qui travaille peut être une classe bruyante où les échanges s'effectuent dans l'écoute et dans le respect de l'autre, ce qui prépare les élèves à devenir des citoyens. Plus qu'aux procédures et aux rites, nous croyons à la collaboration et aux projets dans la préparation à la citoyenneté.

M. Frédéric Sève. - La question de l'autorité ne doit pas être abordée d'un point de vue individuel susceptible de mettre les personnes en cause et en difficulté, mais selon une approche collective. C'est une question organique qui concerne le fonctionnement de toute une communauté.

On a évoqué l'élargissement du conseil d'école, dont l'une des fonctions est de valider la politique éducative d'un établissement en permettant à l'environnement de bien la comprendre. À chaque nouveau degré d'autonomie accordé, on doit se poser la question du cadre dans lequel sont discutées les décisions prises.

M. Christian Chevalier. - Dès que l'on parle d'autorité d'aucuns se contentent d'agiter des gri-gris républicains tels que l'apprentissage de La Marseillaise ou le respect du drapeau tricolore. Or on s'aperçoit, à l'occasion par exemple de grandes manifestations sportives internationales, que la jeunesse connaît La Marseillaise et fait très bien la différence entre le drapeau français et les autres.

La vraie question à poser est celle de la démocratie et de la participation des uns et des autres à la vie de l'établissement, ceci depuis l'école maternelle jusqu'au collège ou au lycée où sont mises en place des instances dédiées. La nation doit faire confiance aux enseignants et aux élèves, plutôt que de fantasmer sur une école-image d'Épinal, dont il faut rappeler qu'elle excluait très rapidement les élèves en difficulté ou qui créaient des difficultés. C'est l'honneur de l'école de la République que de s'efforcer de mener tous les élèves à la réussite.

La référence au « récit national » me met personnellement mal à l'aise, dans la mesure où ce récit se construit en fonction de choix qui sont des choix politiques.

Les établissements du premier degré étant déjà relativement autonomes, je soupçonne que cette question ne contienne une arrière-pensée liée au modèle de fonctionnement des écoles, ce qui est un autre sujet, d'ailleurs assez clivant. Dois-je relier cette question au fait que nous allons être entendus ici même au Sénat dans un autre cadre sur les conseils d'école ?

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - C'est un autre sujet...

M. Christian Chevalier. - Pour conclure je voudrais relever que les maires ou les conseillers municipaux, représentants républicains par excellence, étaient souvent présents lors des minutes de silence organisées dans les établissements.

M. Jérôme Legavre. - On ne peut nier que la remise en cause des valeurs républicaines se nourrisse de la crise économique et sociale, dans la mesure où l'inégalité est perçue comme le nouveau paradigme omniprésent.

Dans un contexte d'austérité, l'allocation des moyens en fonction de critères territoriaux, qui est l'une des dernières réformes conduite par la ministre, n'a pour seul résultat que de mettre en concurrence les établissements entre eux.

L'autorité des enseignants ne sera pas restaurée en introduisant à l'école des questions qui n'ont rien à y faire, car selon Jean Zay, cité récemment par François Hollande : « l'école doit rester l'asile inviolable où les conflits des hommes ne doivent pas pénétrer ». Elle ne sera pas non plus restaurée face à des classes en sureffectif. En outre il est difficile pour un jeune certifié de se poser en pilier de la République en percevant, en début de carrière, un traitement inférieur au seuil déterminé par l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale pour vivre décemment.

S'agissant de la formation des élèves, il conviendrait de rétablir les heures de cours de français, de ne pas renoncer à la logique de l'enseignement des disciplines au profit d'un socle informel qui ressemble à un fourre-tout.

Je ne suis pas certain d'avoir bien compris la question relative à l'autonomie, mais notre organisation n'approuve pas, par exemple, la possibilité laissée aux collèges de déterminer 20 % du cursus de leurs élèves.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Il est vrai que la question de l'autonomie relève d'un autre débat, qui pourra être discuté dans un autre cadre.

Par ailleurs, le sens de notre question sur le déclin de l'autorité était celui d'un lien possible entre ce phénomène et la perte supposée des repères républicains.

Je remercie chacun d'entre vous pour votre liberté de parole et la franchise de vos réponses.

Mme Marie-Annick Duchêne. - Je me félicite, moi aussi, de la sincérité des réponses qui nous ont été apportées.

Le temps périscolaire ayant été évoqué par certain, il faudrait trouver le moyen d'apaiser certaines tensions qui ont pu voir le jour entre les enseignants et les intervenants extérieurs.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - S'agissant des activités périscolaires, l'un d'entre vous a évoqué la possibilité, de fait, laissée à certains acteurs extérieurs ne respectant pas les valeurs de la République d'intervenir auprès des élèves, y compris des associations cultuelles. Si vous disposez d'informations précises sur des faits avérés, vous voudrez bien les communiquer à la commission d'enquête.

Table ronde - Fédérations de parents d'élèves

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Nous terminons cette séance avec les fédérations de parents d'élèves de l'enseignement public et privé, représentées par :

- M. Guillaume Dupont, vice-président de la Fédération des conseils de parents d'élève (FCPE) ;

- Mme Valérie Marty, présidente nationale de la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP) ;

- Mme Caroline Saliou, présidente et M. Christophe Abraham, secrétaire général adjoint de l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre (APEL).

L'école est fortement concernée par les questionnements induits par les attentats de janvier dernier ainsi que par les incidents recensés au sein des établissements scolaires à l'occasion de la minute de silence. Est-il facile pour elle de jouer pleinement son rôle de creuset de la citoyenneté et de lieu de transmission des valeurs de la République ?

À l'instar de la laïcité ou de la liberté de conscience, certaines de ces valeurs sont-elles menacées ? Des enseignants voient-ils le contenu de leur enseignement parfois remis en question ? M. Jean-Pierre Obin, entendu récemment par notre commission d'enquête, va jusqu'à dire qu'une partie de la jeunesse « fait sécession », en se coupant de la Nation française et de la République.

L'institution scolaire, objet de fortes attentes de la part des familles, a-t-elle encore toute leur confiance ? Qu'en attendent-elles ?

La loi de refondation de l'école prévoit que soient fortement associés les parents d'élèves. C'est une des mesures phares du plan de mobilisation de l'école pour les valeurs de la République. Notre commission d'enquête a ainsi souhaité vous entendre pour recueillir votre position sur l'état actuel de la transmission de ces valeurs, dont la laïcité, ainsi que sur les mesures qu'il conviendrait d'envisager.

Avant de vous passer la parole, le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Je suis également tenue de vous indiquer que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous invite, à tour de rôle, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Dupont, Mme Valérie Marty, Mme Caroline Saliou et M. Christophe Abraham prêtent serment.

Compte tenu du nombre élevé d'intervenants, ce dont je me félicite, je vous propose de nous faire part, chacun à votre tour, de vos observations durant sept minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Chaque représentation disposera d'un temps global de cinq minutes pour y répondre. J'insiste sur l'importance que revêt le respect des temps de parole, afin que tous puissent s'exprimer et nourrir un échange constructif.

Mme Caroline Saliou, présidente de l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre (APEL). - L'APEL représente toutes les familles de l'enseignement privé, quelle que soit leur origine sociale ou confessionnelle. Elle est une organisation apolitique et non confessionnelle qui regroupe près de 880 000 familles. Elle comprend 6 500 associations présentes au sein de 5 000 écoles, 1 600 collèges et 1 100 lycées. Des milliers de bénévoles participent aux projets éducatifs des établissements. Je rappelle qu'en 1967, lors de son congrès de Lyon, l'APEL a initié la notion de « communauté éducative ».

Après les évènements de janvier et les incidents qui ont suivi ou accompagné la minute de silence, une réflexion s'est engagée sur l'école qui n'est pas fermée mais accueille les maux de la société. Cette école doit répondre en matière éducative aux attentes fortes d'un pays qui croit en elle. Nous avons confiance en l'école et en ses enseignants. Je rappelle que dans la grand majorité des établissements, la vie est sereine et les enseignants dynamiques, motivés et heureux.

L'école peut s'attacher à améliorer l'appropriation des valeurs démocratiques et républicaines. Elles doivent être déclinées au sein du projet d'établissements car elles doivent être vécues. Les « grands mots » apparaissent désuets aux élèves et ne les convainquent pas. Ce sont des consciences à éveiller, des expériences à vivre tout au long de la journée et de l'année scolaires. L'APEL n'est pas favorable à un temps d'enseignement spécifique qui pourrait s'avérer superficiel. Elle s'attache à développer une vision de la personne et des rapports d'humains, à aider les jeunes à bâtir un projet personnel.

L'accueil de chacun, l'attention à tous, en particulier aux plus fragiles, les instances de concertation, la réécriture des projets d'établissement, la journée des communautés éducatives, la démarche d'accompagnement et d'orientation, la reconnaissance des parents, l'animation de la vie scolaire, les rencontres parents-école : voilà, pour l'APEL, autant de kits sur plusieurs thèmes spécifiques, comme l'autorité, la transmission des valeurs, etc. L'APEL les a retravaillés ces dernières années avec ses partenaires pour attirer l'attention des communautés éducatives et leur fournir des pistes de travail. L'APEL a participé depuis un an à une contribution de l'enseignement catholique à l'enseignement morale et civique prévu par la loi de refondation de l'école, dont j'ai un exemplaire. Selon les propres mots de M. Pascal Balmand, secrétaire général de l'enseignement catholique, « la morale que nous nous efforçons de porter est la morale de la confiance contre les peurs, une morale de la dignité de la personne contre toutes les discriminations, une morale du partage contre les replis sur soi et, pour tout dire, une morale de la dignité, de l'amour ».

Je tiens à insister sur les liens entre les familles et l'école. Les parents, premiers et ultimes éducateurs, et les enseignants, à qui ils confient leurs enfants, doivent se rapprocher. Dans une société en bouleversement, la posture des éducateurs, parents et enseignants, doit changer : ils doivent plus et mieux se parler pour accompagner les jeunes. Accompagner les jeunes vers l'autonomie - j'entends la capacité à diriger sa vie, faire des choix, être responsable, ne pas remettre sur autrui les conséquences de ses actes - ne veut pas dire abandonner les jeunes mais les suivre avec bienveillance sur les chemins de l'autonomie. C'est leur permettre de croire en eux et en l'avenir, leur donner des repères mais aussi la motivation et l'estime de soi nécessaire. C'est aussi les mettre en garde contre les pièges - la société de consommation, l'argent facile, la mode, etc. - qui peuvent finalement brider l'autonomie. Selon un sondage publié lors de notre dernier congrès, 85 % des parents se disent intéressés par des lieux de dialogue avec les enseignants pour mieux se comprendre et travailler dans le même sens. L'éducation à la liberté, l'apprentissage du sens critique et du savoir être sont des enseignements fondamentaux pour aider les jeunes à se construire et préparer la société de demain.

M. Guillaume Dupont, vice-président de la Fédération des conseils de parents d'élève (FCPE). - La FCPE a toujours été un membre de la communauté éducative exigeant envers l'école publique. Depuis longtemps, elle estime que l'école fabrique en son sein des inégalités et ne remplit pas la promesse républicaine qu'elle fait aux familles. Si le but de l'école est bien de former les citoyens de demain, elle forme des citoyens inégaux, trahissant ainsi l'égalité.

La FCPE partage les valeurs de l'enseignement public depuis sa création : elle défend au quotidien, sur le terrain comme dans les instances qui en sont en charge, une école publique, laïque, gratuite et ouverte à tous.

Une école publique est la seule capable de réunir tous les élèves, non pas en fonction de particularismes tirés de leur origine ou de leur croyance, mais comme des élèves unis vers un but commun, celui d'apprendre, de se former et de devenir des citoyens éclairés et conscients de leurs choix.

Une école laïque, ouverte à tous, réunit en son sein des individus différents mais unis par la République, condition du vivre ensemble dans le respect. Elle permet de considérer un élève avant tout pour ce qu'il est et pas pour ce qu'il croit ou qu'il ne croit pas.

Nous croyons en l'école gratuite, enfin, car c'est la condition d'accès de tous à ce service public, sans que les familles doivent débourser quelque argent pour que leurs enfants accèdent aux enseignements. Pourtant, nombre de familles ne peuvent faire manger leurs enfants à la cantine ou les faire bénéficier des transports scolaires par manque de moyens. La gratuité réelle de l'école doit permettre de lutter efficacement contre les déterminismes sociaux qui condamnent des enfants dès le plus jeune âge, afin d'offrir à tous les enfants les moyens de leur émancipation.

Ces valeurs républicaines qu'incarne l'école publique sont aujourd'hui montrées du doigt et l'école parfois rendue responsable, à entendre certains commentateurs, de ne pas transmettre ses valeurs.

Il convient de nuancer quelque peu cette affirmation péremptoire. Malgré son rôle de transmission des valeurs de la République, l'école ne peut, à elle toute seule, porter ses valeurs et les faire vivre. Comment faire comprendre à des élèves l'égalité filles-garçons quand la société française s'accommode des inégalités salariales entre les femmes et les hommes ?

Inculquer ces valeurs est d'autant plus dur lorsque l'école reproduit des inégalités. Dès le plus jeune âge, les enfants sont classés, triés, jugés, notés afin de les situer dans l'échelle de la classe. Les bons d'un côté, à qui l'on promet de grandes carrières, et les moins bons de l'autre, à qui on laisse entendre qu'ils ne comprennent pas.

Inégalités sociales et spatiales également quand on regroupe dans les mêmes écoles des élèves dont les parents ont le même statut social, habitent dans les mêmes lieux, créant des écoles de riches et des écoles de pauvres. Là aussi, est-ce la faute de l'école ou la faute de la société si l'on se retrouve aujourd'hui avec des quartiers entiers peuplés de gens exerçant les mêmes professions ou confrontés aux mêmes problèmes ?

Ces inégalités spatiales sont aussi vécues dans de nombreux territoire où il n'existe tout simplement pas d'école publique, laissant la place aux écoles privées avec l'impossibilité pour les enfants d'accéder à un enseignement au sein de l'école de la République.

L'école reproduit des inégalités mais n'en porte pas seule la responsabilité : l'école n'est pas un sanctuaire sous cloche où la société inégalitaire resterait à la porte. L'école a le devoir de faire vivre les valeurs de la République, mais la société a le devoir de faire respecter ses valeurs, sous peine de voir les futurs citoyens s'en détourner, faisant quotidiennement l'expérience de leur irréalité.

L'école trie, classe et reproduit une élite, souvent blanche, issue du même milieu social et des mêmes quartiers, prouvant l'irréalité des valeurs républicaines inculquées à l'école. Si ce modèle élitiste fonctionne et si ses bénéficiaires font l'honneur à la République, il a un revers cruel. Chaque année, 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans aucune qualification. Toute leur vie sera dictée par cette sentence implacable.

Faire vivre les valeurs de la République passe par la lutte contre ces inégalités, ce qui suppose de les incarner, les expliquer, les comprendre et en faire l'expérience. Ce travail inlassable revient aux enseignants qu'on a pensés suffisamment armés pour l'accomplir. Trop longtemps, la République a cru que ses valeurs allaient de soi, qu'il suffisait de les répéter à l'envi pour que mécaniquement elles s'appliquent.

Le réveil a été brutal en ce mois de janvier et si, de manière quasi générale, les commémorations se sont bien passées, il y a eu parfois des incidents. Faire porter ces incidents sur la responsabilité des enseignants serait une faute, tout autant que ne pas s'interroger sur leurs causes. Faire passer des valeurs n'est pas aisé et s'apprend. Aussi, la République a le devoir de former les enseignants à débattre, à manier dans la classe ces valeurs, à les confronter au vécu des élèves et à les rendre vivantes et tangibles mais aussi, à une époque de surexposition médiatique, à confronter les élèves à ce qu'ils voient, à leur apprendre à questionner ce qu'ils lisent, à hiérarchiser les informations et à y porter un regard critique. Les enseignants ne peuvent être des « supers héros républicains » qu'on appellerait quand le reste de la société ne remplit plus son rôle. Pareillement, on ne peut demander aux seuls professeurs d'histoire de s'occuper de cela. C'est un parcours long qui doit s'inscrire dans toute la scolarité et qui doit être vécu par les élèves à chaque instant.

La transmission des valeurs de la République passe également par les parents, à travers la coéducation. Pour la FCPE, c'est reconnaître le partage des responsabilités éducatives entre parents et enseignants et favoriser le plein épanouissement de la personnalité de l'enfant, pour le préparer à prendre sa place dans la société en citoyen libre et responsable. Il faut rapprocher les parents de l'école, particulièrement les plus éloignés de l'école pour recréer le lien distendu.

La FCPE défend l'idée de donner aux élèves les moyens d'expérimenter les valeurs républicaines au quotidien pour qu'elles prennent toute leur force.

Il est fondamental de développer la démocratie de participation au sein des établissements par la reconnaissance et la valorisation de l'engagement des élèves dans les instances de la vie scolaire. Il faut leur offrir des espaces de discussion, d'échanges et de débats et aux délégués élus, il convient d'offrir des temps d'information et une véritable formation afin qu'ils maîtrisent les enjeux de leur mandat.

Ce développement passe aussi par une plus grande implication des élèves dans l'élaboration des règles communes qui régissent la vie scolaire - règlement intérieur, échelle des sanctions, projet d'établissement - permettant que les règles soient mieux acceptées et respectées.

Enfin, l'école doit être un lieu d'ouverture et doit reconnaître l'engagement des élèves. Cela passe par la reconnaissance et l'encouragement des associations de jeunes au sein de l'établissement, que ce soit pour la vie d'un journal ou pour toute activité culturelle, de sport ou de loisir.

C'est en les donnant à voir, à toucher, à expérimenter que les valeurs de la République se renforceront. Charge à l'institution scolaire de proposer des cadres dans lesquels les faire vivre.

Il faut aussi se battre au quotidien pour faire vivre la laïcité, valeur aujourd'hui utilisée à tort et à travers, parfois accompagnée d'un adjectif mélioratif ou péjoratif, parfois comme une arme contre les croyances. Ces contresens manifestes desservent ses défenseurs. Loin d'être une contrainte, la laïcité est la condition du vivre ensemble, l'acceptation des différences mêlée à la volonté farouche de trouver en chacun ce qui rassemble, ce qui permet de se définir en tant que citoyen avant de se définir en tant que croyant ou non croyant. Elle est l'incarnation de la volonté des hommes de s'administrer par eux-mêmes, elle est la condition de l'émancipation et un signal envoyé au monde.

La laïcité doit se vivre au quotidien. La FCPE se bat pour qu'une école publique existe dans chaque territoire, qu'elle dispose des moyens de former tous ces futurs citoyens et qu'elle transmette les valeurs de la République à chaque instant. Se battre pour plus d'école publique, c'est se battre pour plus de République.

Mme Valérie Marty, présidente nationale de la fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP). - Suite aux évènements et perturbations des classes, nous avons adressé un questionnaire à nos adhérents sur les incidents, et sur la charte de la laïcité, pour savoir si elle avait été transmise et avait donné lieu à un temps d'échanges. 14 % des réponses relevaient des incidents à la suite de la minute de silence. La charte était connue des parents et plus ou moins des élèves, car elle est accrochée dans l'établissement mais sans donner lieu à une explication particulière. Sur ce point essentiel, les familles constatent qu'aucun travail particulier n'est fait à l'école. Nous souhaitons qu'une diffusion de la charte soit assurée chaque année à travers le carnet de correspondance et que lors de la réunion de rentrée, elle soit évoquée comme un élément du règlement intérieur. D'expérience - et c'est regrettable - la laïcité est un concept personnel.

L'école doit s'ouvrir aux parents et être plus transparente. Ses règles doivent être connues pour être partagées. Pour les parents, l'école doit être exigeante : les règles doivent être explicités et respectées par tous : enseignants, personnels, élèves. Elle doit être également exigeante sur les savoirs.

Les valeurs de la République doivent être rendues compréhensibles, visibles vécues, réaffirmées et partagées.

Des parents suggéraient de faire célébrer des évènements qui rassemblent notre patrie. Il faut surtout rassembler une communauté éducative qui n'existe pas dans les faits. Il faut célébrer la réussite des élèves - remise de diplômes, présentation de projets, etc. - pour se réunir autour de points positifs et non pas seulement négatifs.

S'impose également la réforme de l'enseignement civique qui reste très technique et animé par les professeurs d'histoire-géographie. Il doit associer tous les enseignants. La réforme du collègue, à travers les enseignements pluridisciplinaires, doit être l'occasion d'avoir un enseignement plus concret et plus présent.

L'essentiel est d'intégrer les parents à l'école : nous devons sentir que nous appartenons à l'école. Il convient de réformer les réunions de rentrée dans les établissements scolaires. Des alternatives sont possibles, comme le démontrent les initiatives de certains chefs d'établissement, avec des débats, une autre manière de parler aux parents.

Le pays compte de nombreux bénévoles, porteurs d'exemplarité. On peut ainsi s'inspirer d'expériences déjà mises en oeuvre, que des parents d'élèves bénévoles pourraient venir présenter dans d'autres établissements. Notre fédération avait également imaginé la création d'un comité d'éthique et de citoyenneté au niveau national, qui pourrait répondre aux questions de parents et organiser des projets rassemblant tous les acteurs.

Enfin, il nous semblerait important de réformer la discipline scolaire, afin de renforcer le sentiment d'équité et de justice au sein des établissements scolaires.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - J'aurais deux questions.

Tout d'abord, constatez-vous une dégradation du climat scolaire dans les établissements, liée notamment aux manifestations d'appartenance religieuses ainsi qu'à l'étiolement de l'autorité des enseignants et de la discipline ?

Ensuite, la restauration de l'autorité des enseignants constitue un sujet important et récurrent de nos débats. Certains d'entre eux considèrent que la place croissante accordée aux parents d'élèves tend à saper cette autorité. Comment impliquer davantage les parents d'élèves sans porter atteinte à l'autorité du corps enseignant ?

Ces interrogations sont liées à notre thème de la perte des valeurs républicaines.

Mme Caroline Saliou. - Nous n'avons pas le sentiment d'une véritable dégradation du climat scolaire. Il y a certes quelques incidents, dans certains établissements, qui touchent également l'enseignement catholique. Cette dégradation n'est toutefois pas spécifique à l'école, il s'agit d'un fait de société plus large. Je crois en outre que le phénomène est très largement amplifié dans l'opinion, et alimente le discours de tous les acteurs, parents, enseignants et élèves. On ne parle que de ce qui ne va pas, alors qu'on a de nombreux témoignages d'enseignants qui vont bien et entretiennent de bonnes relations avec les familles et les jeunes. Il faut être attentif au message diffusé sur l'école.

S'agissant de la place des parents à l'école, il est vrai que des familles craignent encore d'entrer dans l'école et que certains enseignants souhaiteraient maintenir les parents en dehors de la classe. Comme on l'entend dans tous les grands discours, la relation parents/enseignants doit être renforcée.

Je partage les grandes réformes proposées par les ministres successifs de l'éducation nationale pour la refondation de l'école, mais je regrette qu'elles minimisent le rôle des parents d'élèves. Il ne suffit pas d'accompagner les parents et de leur expliquer le fonctionnement de l'école ; il faut les laisser être force de proposition.

M. Christophe Abraham, secrétaire général adjoint de l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre (APEL). - On a effectivement constaté des incidents, il ne faut pas le nier. Dans certains établissements, les enseignants n'ont même pas osé aborder le sujet, ni faire la minute de silence. Ils se retrouvent sont souvent seuls face à ces maux de la société, et manquent probablement de formation, voire de recul. Or, les difficultés surviennent en l'absence de discussion. Il est donc essentiel que la communauté éducative dans son ensemble n'interrompe pas le dialogue avec les jeunes.

Sur le risque de perte de l'autorité des enseignants, ma réponse, vous l'imaginez, ne peut pas être positive ! Bien évidemment, une place importante doit leur être accordée. L'APEL a initié l'idée d'une communauté éducative dès 1967 et je ne crois pas que son développement au sein de l'enseignement catholique ait conduit à une remise en cause de l'autorité des enseignants. Les deux éducateurs, que sont les parents et les enseignants, doivent se rapprocher et il importe que des lieux soient mis en place pour faciliter le dialogue, pour le bien-être de tous les jeunes.

M. Guillaume Dupont. - Sur le terrain, on y est souvent ! Je vais vous raconter ce qui s'est passé la semaine dernière dans un collège de 110 gamins, situé dans un quartier difficile. Le principal a invité tous les parents, personnellement, à une rencontre autour d'un café, à laquelle aucun d'entre eux ne s'est rendu. Plutôt que de rester sur un constat d'échec, la fédération de parents d'élèves et la communauté éducative sont entrées en contact avec la maison de quartier, qui a assuré un rôle d'intermédiaire auprès des parents pour l'organisation d'une nouvelle rencontre. Nous attendons encore des réponses, mais plusieurs familles ont déjà confirmé leur présence.

On s'est ainsi aperçu que la masse de l'institution face à la fragilité de certains parents empêche le dialogue et contribue à dégrader le climat scolaire, dans le sens où l'absence des parents de l'enceinte scolaire conduit les élèves à penser que tout y est permis. L'école doit vivre avec les parents, notamment dans les établissements en difficulté. Les fédérations de parents d'élèves doivent remplir un rôle de tuteur, si besoin via les maisons de quartier, afin de vulgariser l'institution scolaire et d'expliquer aux familles la nécessité du dialogue avec l'école. Elles peuvent aussi utilement accompagner les parents à participer aux conseils d'administrations des écoles.

On pourrait penser que les problèmes se limitent aux établissements urbains, situés dans les quartiers difficiles. En milieu rural également, où les établissements publics sont parfois absents, la clandestinité des parents d'élèves est une réalité au quotidien. Dans mon département, en Maine-et-Loire, 64 % des établissements sont privés et nous sommes obligés de nous rencontrer dans des lieux de fortune - des garages par exemple - lorsqu'on souhaite discuter d'école publique et de laïcité.

Le climat à l'école ne se dégrade pas, il se clive, entre le public et le privé, au niveau des élèves, au niveau des populations, au niveau politique. C'est la société dans son ensemble qui se dégrade.

Mme Valérie Marty. - Sur le climat scolaire, les difficultés existent sans aucun doute, mais les chefs d'établissement et les enseignants tendent, depuis un moment, à les dissimuler, pour ne pas faire trop de vagues. Nous souhaitons fermement que les problèmes soient mis en lumière et que les difficultés soient traitées dans les établissements, au fur et à mesure, sans attendre, en collaboration avec les parents et les enseignants.

En ce qui concerne l'autorité, les enseignants ont le sentiment de ne pas être respectés par les parents, par la société. Il y a un déficit de confiance entre les parents et les professeurs. L'école française a eu du mal à évoluer avec la société et se referme en conséquence de plus en plus. La place des parents d'élèves n'est pas bonne...

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Quand vous dites « de plus en plus », entendez-vous que l'on assiste à une détérioration de la place des parents ?

Mme Valérie Marty. - Oui. J'ai le sentiment que plus l'école va mal, plus la place des parents est remise en cause. L'école, face à ses difficultés, tend à se replier sur elle-même.

Mme Caroline Saliou. - Je souhaite rebondir sur les propose exprimés par Guillaume Dupont et Valérie Marty.

Nous pensons aussi, comme M. Dupont, que le recours à des associations extérieures pour approcher les parents d'élèves est une solution intéressante. En tant que représentants de parents, nous avons la responsabilité de faire entrer les parents dans l'école. Nous ne disposons pas forcément du savoir-faire ni des moyens adéquats, mais nous pouvons effectivement nous associer avec d'autres structures.

En ce qui concerne la confiance parents/enseignants évoquée par Valérie Marty, l'école catholique a la spécificité de reconnaitre un statut aux parents d'élèves au sein de la communauté éducative. Ceci dit, si la relation fonctionne au niveau national, régional, départemental, les échanges sur le terrain, avec les enseignants, peuvent s'avérer moins aisés. Lors de notre dernier congrès au printemps dernier à Strasbourg, consacré au thème « Parents d'élèves, métier d'avenir », nous avons proposé la signature d'un contrat de confiance entre l'enseignant, les parents et l'élève. Cette proposition a été depuis reprise par l'enseignement catholique et a donné lieu à la création d'un groupe de travail. L'idée est que chacun retrouve sa juste place au sein de la communauté éducative.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur - Merci à tous. Nous avons tendance à entendre dire que la communauté éducative n'existe pas. Je pense toutefois que votre apport était important, car nous n'entendons peut-être pas suffisamment les parents.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je vous remercie pour vos contributions. Nous y sommes très sensibles. Ce que vous avez dit est précieux, que ce soit sur les solutions à mettre en oeuvre, sur la question des territoires où la parole laïque entre parents ne trouve pas de lieu institutionnel pour s'exprimer ou sur la dégradation du climat scolaire que vous pointez du doigt. Je vous rappelle que le Sénat a adopté un amendement, repris par l'Assemblée nationale prévoyant la mise en place d'un lieu dédié aux parents dans l'ensemble des établissements scolaires. Nous avons voté plein de belles choses, que nous avons parfois du mal à faire vivre !

La réunion est levée à 19 heures.

Jeudi 19 mars 2015

- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. Alain-Gérard Slama, journaliste, professeur à Sciences-Po

Mme Françoise Laborde, présidente. - Mes chers collègues, nous débutons aujourd'hui nos auditions en recevant M. Alain-Gérard Slama, journaliste et enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris.

Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.

Agrégé de lettres classiques, vous êtes éditorialiste au Figaro, chroniqueur aux hebdomadaires Le Figaro Magazine, Le Point et aux Matins de France culture. Vous travaillez notamment sur les questions politiques, sociales et sociétales.

Spécialiste des institutions, vous vous êtes notamment intéressé à l'une d'entre elles, l'école. En février 2003, vous avez ainsi été nommé expert auprès de la commission mise en place par le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, Luc Ferry, et par le ministre délégué à l'enseignement scolaire, Xavier Darcos, afin de rédiger un guide destiné à faire vivre l'idée républicaine dans les écoles. La même année, vous participez aux travaux de la commission nationale du débat sur l'avenir de l'école, qui a remis un rapport au Premier ministre en octobre 2004 proposant, notamment, la mise en place d'un socle commun de connaissances, une meilleure formation des enseignants et une « éducation du citoyen ».

En 2009, en votre qualité de membre du Conseil économique, social et environnemental, vous signez un rapport sur l'éducation civique à l'école dans lequel vous proposez d'asseoir les bases de l'éducation civique dès la maternelle et les premières années de l'enseignement primaire, de promouvoir un socle commun de valeurs et de faire de l'enseignement de l'éducation civique un enseignement transversal.

C'est à ces différents titres que la commission d'enquête a souhaité vous auditionner. Nous aimerions avoir votre avis sur la transmission des repères républicains et sur le rôle que doit y jouer l'école.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain-Gérard Slama prête serment.

M. Alain-Gérard Slama. - Il est rare que des personnes de mon modeste niveau aient l'occasion de s'adresser à d'autres interlocuteurs que mes étudiants de Sciences-Po ou à mes lecteurs et mes auditeurs, ces derniers ne se manifestant en général que quand ils sont mécontents... Avoir enfin un contact avec les élus constitue pour moi une chance, presque une aubaine !

J'ai écouté sur le site du Sénat un grand nombre des interventions précédentes, notamment celle des anciens ministres, MM. Ferry, Châtel et Chevènement. J'ai été frappé par le fait que ces derniers se sont révélés très complémentaires. Tous ont fait du bon travail, ont fait preuve de bonne volonté et avaient une réponse à chacune des questions que vous avez posées. Par ailleurs, nous voyons bien, depuis le 7 janvier dernier, que l'opinion publique a enfin conscience des problèmes soulevés aujourd'hui par la laïcité, le lien social, l'idée de nation et de nationalité. Et cependant on a l'impression que ceci reste sans prise sur les choses.

Si je faisais un bilan des résultats obtenus par notre école, malheureusement, le constat serait celui d'un échec. Nous n'assistons pas à un progrès, mais plutôt à une régression de l'alphabétisme, à une montée de la violence, à une situation dans laquelle tant de professeurs, pleins de bonne volonté à l'instar de leur ministre, se plaignent d'être en déshérence et d'être abandonnés, et ce pas seulement dans les quartiers difficiles. Ils ne se sentent pas soutenus face à la violence, quand leur proviseur a reçu du ministère la consigne de ne pas faire de vagues. La suppression de l'indicateur SIGNA, qui recensait les actes de violence à l'école et qui avait mis en évidence leur forte hausse, est à cet égard assez frappante. Nous sommes aujourd'hui devant un mystère. Comment se fait-il que malgré tant d'efforts, tant de textes, nous n'obtenions pas les résultats que nous sommes en droit d'attendre ? La forte instabilité des ministres successifs de l'éducation nationale ne doit pas être surestimée comme facteur de cet échec.

La définition des notions me paraît essentielle. Parle-t-on tous de la même chose en matière de laïcité ? Les manifestants du 11 janvier 2015 pensaient-ils tous la même chose lorsqu'ils parlaient de laïcité ? Il en va de même en matière d'identité. Les remous suscités par le débat sur l'identité nationale en 2009 ont montré qu'il s'agit d'une question délicate. On a assisté à cette occasion à une multiplication des revendications identitaires, auxquelles il est difficile d'opposer l'argument de l'antériorité. Il y a là un vrai problème. Cette composante même de notre culture s'inscrit en faux contre tout argument invoqué au titre d'une quelconque antériorité. Un autre concept à la mode, si vous me permettez l'expression, est celui de fraternité. De quoi s'agit-il ? Le professeur Carbonnier soulignait qu'une certaine philosophie des droits de l'homme tendait à créer au bénéficie de l'autre le droit d'exiger qu'on le traite en frère. Faut-il pénaliser l'absence de fraternité ? Je ne le crois pas.

Il y a là tout un ensemble de notions que j'aimerais tenter de recadrer. Vous avez rappelé, madame la présidente, que j'ai rédigé un rapport sur l'éducation civique à l'école à la demande du Conseil économique, social et environnemental, dans lequel j'insiste sur le fait qu'il faut l'enseigner dès la maternelle. Essayer de définir les concepts que j'ai cités permettra de justifier l'enseignement dès le plus jeune âge de l'éducation civique.

Commençons par la laïcité. Il existe une véritable conception française de la laïcité, qui ne ressemble à aucune autre et qui nous a longtemps été enviée par nos voisins. Qu'entendre par laïcité ? L'État laïc n'est pas neutre, il neutralise le plus possible la sphère publique. Il sépare le plus possible l'espace public de la sphère privée. Cela se voit de façon très claire dans la loi du 9 décembre 1905. Son article premier prévoit que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. » Ces restrictions sont claires. Par exemple, l'article 26 interdit la tenue de réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte. Cela signifie qu'il n'y a pas de confusion acceptable ou admissible entre l'espace public et un lieu qui a vocation à accueillir les passions irrationnelles - c'est-à-dire différentes de la raison politique qui a été l'idéal des Lumières. Ainsi, les processions religieuses ne sont pas interdites, mais soumises à autorisation. Il en va de même pour les crèches dans les mairies. Cet usage ne me choque pas, mais lorsque la question de droit est posée, il faut appliquer la loi. La loi Debré de 1959 sur l'école privée a été remarquablement astucieuse. Elle prévoit le financement de l'école privée, dans la mesure où il n'est pas de liberté formelle qui n'éprouve le besoin de sa consécration dans un exercice réel. Mais il y a des contraintes posées par contrat. Il y a des lieux où le caractère propre de l'établissement prime, d'autres où c'est la règle de la République qui s'impose. L'esprit de cette loi est resté. La proposition de loi étendant le principe de neutralité religieuse aux structures de petite enfance recevant des financements publics ne me choquait pas. Dès lors qu'il y a financement de l'État, ce dernier est en droit d'exiger une neutralité. Cette conception de la laïcité nous est propre : l'État neutralise la sphère publique.

Si l'on veut éviter les conflits à l'intérieur de la société, il faut que l'État « honnête homme », expression que je préfère presque à l'État de droit, favorise la tolérance réciproque. Cette tolérance permet de trouver des accommodements, tant que ce n'est pas l'État qui finance. Ce raisonnement s'applique de nos jours pour les mosquées. S'il faut surveiller ce qui s'y dit et s'assurer que l'utilisation des lieux de culte est conforme à la loi de 1905, il n'appartient pas à l'État de former les imams ; d'autres formules peuvent être trouvées.

Le second thème de mon intervention est la notion d'identité. À partir de la Révolution, l'identité repose d'abord sur un certain nombre de vecteurs issus de l'éducation. L'identité française est à la fois celle que je me construis par moi-même, dans laquelle je m'identifie à mes actes et en prends la responsabilité, mais elle repose d'abord sur l'éducation. D'autres modèles étrangers s'appuient davantage sur le sang, l'ethnicité ou la religion. Les vecteurs produits par le système éducatif ont permis de constituer la nation française à partir de populations d'origines ethniques et d'appartenances religieuses différentes. Il est vrai qu'aujourd'hui on redécouvre des revendications d'appartenance, mais le phénomène communautaire demeure un phénomène largement imaginaire. Il répond à une demande de la société qui se tourne vers l'État pour obtenir une reconnaissance, une escalade de revendications de droits, dont les effets ne sont pas heureux. Ainsi, le grand rabbin souhaiterait que les dates du baccalauréat soient déplacées en fonction des fêtes juives. Des exigences identiques se font jour dans les cantines scolaires - où des alternatives sont toujours possibles, notamment par la fourniture d'un menu de substitution. Se focaliser sur ces questions, c'est vouloir faire un problème politique de quelque chose qui a un caractère subalterne. Une identité qui se réclamerait d'une appartenance ethnique ou religieuse serait à la fois dangereuse et illégitime.

Pour répondre à ma réflexion initiale, l'échec du système scolaire, malgré tous les efforts menés, procède d'un durcissement de la demande sociale en direction de conceptions de la laïcité et de l'identité différentes de celles qui prévalent dans notre culture. Nous assistons, comme l'a très bien analysé Jean Carbonnier dans un essai intitulé Droit et passion du droit sous la Ve République, à une dérive du droit de plus en plus difficile à maîtriser.

Il me semble, moi qui me suis toujours battu contre les IUFM - que j'ai longtemps considérés comme des lieux d'improvisation pédagogique - qu'il est aujourd'hui nécessaire de renforcer la formation des maîtres, dont la bonne volonté n'est pas en cause, en recréant les IUFM.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - J'aurai trois questions à vous poser.

Dans un rapport du Conseil économique, social et environnemental de 2009, vous proposiez la mise en place de cours d'éducation civique dès la maternelle. De ce point de vue, que pensez-vous des annonces récentes du Président de la République et de la ministre de l'éducation nationale ?

Dans une circulaire de 1883, Jules Ferry demandait aux enseignants de parler « hardiment », car ce qu'ils communiquent à l'enfant, ce n'est pas leur propre sagesse, mais la sagesse du genre humain. Pensez-vous que les enseignants sont suffisamment soutenus dans ce travail, qui n'est pas directement disciplinaire ?

Enfin, quelles valeurs devraient être plus précisément enseignées ? Selon quelles méthodes, quelle pédagogie ?

M. Alain-Gérard Slama. - Vous avez à très juste titre rappelé que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs, conseillait aux enseignants de parler « hardiment » de sujets importants. Il leur disait aussi : « ne dites rien qui pourrait froisser la conscience d'un seul de vos élèves ou même des parents ». Son idée était qu'il fallait enseigner des principes fondamentaux aux élèves, tout en évitant de leur inculquer ce sur quoi tôt ou tard ils se rebelleraient, à savoir une morale d'État.

Je me souviens que lorsque j'ai publié ce rapport, les médias m'ont accusé de prôner un retour à la morale. Ce n'était pas le cas. En République, droit et morale sont hétéronomes. Il ne s'agit pas d'être machiavélien. Cela signifie simplement que le pouvoir, le politique doivent s'arrêter là où commence l'injonction morale, qui engage des choix de valeurs. Le problème réside en effet, aujourd'hui plus que jamais, dans la contradiction entre les valeurs enseignées à l'école et les valeurs des familles.

Dans un texte antérieur, écrit à la fin du Second Empire, Jules Barni, fervent républicain et résistant, disait : « on commence à comprendre aujourd'hui que la politique et la morale ne sont pas absolument identiques. Le domaine de la politique est celui du droit, c'est-à-dire de tout ce qui peut nous être légitimement imposé par une contrainte extérieure. » Je posais tout à l'heure cette question, peut-on contraindre à être fraternel ? « Ajoutez au règlement du droit naturel, droit antérieur et supérieur en soi à toute convention, mais qu'il faut bien fixer par des lois positives, celui des intérêts collectifs, auxquels il peut nous convenir de pourvoir par des conventions publiques qui deviennent aussi des lois pour chacun de nous, et vous aurez tout le domaine de la politique. Sa juridiction ne s'étend pas au-delà. » Je dirais même que c'est grâce à cela que la IIIe République n'a pas été totalitaire. Elle a restreint l'espace dans lequel la loi pouvait intervenir et laissé à l'individu des choix qui n'appartiennent pas à la société, mais à chacun. « Le reste », disait Barni, « c'est-à-dire tout ce qui dans la morale n'est pas de droit, appartient exclusivement au for intérieur, au domaine de la conscience. Que la politique, que la démocratie particulièrement, soit intéressée à l'observation de ces devoirs, qui ne regardent que la conscience, qu'elle en favorise même l'action, si c'est possible, par les moyens qui sont de son ressort, à la bonne heure ! Mais elle n'a pas le droit de les imposer par la force dont elle dispose. Lorsqu'elle méconnait la limite de sa juridiction et qu'elle empiète sur le domaine propre de la morale, elle tombe dans une tyrannie insupportable, elle est condamnée à employer les plus détestables moyens, l'espionnage des moeurs, l'inquisition des consciences, et elle favorise ce qu'il y a de plus odieux au monde, l'hypocrisie. »

Je dois dire que dans la culture politique française, la société supporte très bien les menteurs, mais elle a horreur des hypocrites. Ce qui rend d'ailleurs parfois la tâche difficile pour la gauche, car lorsque l'on prend un homme de gauche en contradiction avec les principes qu'il affirme, on lui tombe dessus !

Ma réponse à votre question est là. J'ai un peu peur aujourd'hui que l'on dérive vers la tentation d'édicter une morale d'État - ce dont je me suis bien gardé dans ce rapport de 2009. Mais on le voit, la demande sociale, les médias, la presse veulent à tout prix associer la morale à la droite, et le droit à la gauche. Il s'agissait de me diaboliser d'emblée.

Sur votre dernier point, relatif aux valeurs à enseigner, il importe de ne pas être anti-pédagogiste par principe. Il faut donner aux enfants, dès le plus jeune âge, la conscience qu'ils sont capables de distinguer entre le bien et le mal. Beaucoup de maîtres de maternelle savent le faire, mais il faut mettre en place une formation spécifique sur ces aspects et enseigner la psychologie des groupes. Les enfants doivent apprendre les rapports de civilité. L'histoire de la civilité est très intéressante à observer. Ce sont les salons, les associations, les corporations, les syndicats qui ont créé des règles de civilité, en quelque sorte pour se protéger contre l'intrusion du pouvoir. Ce sont des codes non écrits de la vie en société, au titre desquels nous nous devons d'être civilisés. Or, plus on cherche à traiter des rapports de civilité dans des textes écrits, plus on suscite l'intervention du pouvoir, la pénalisation de la société, et on en arrive à des situations caricaturales.

Par exemple, sur la question de la langue, parler le français le mieux possible constitue, dans cette logique, une politesse vis-à-vis des autres et de soi-même, du temps de gagné pour les communications, des références à tout un passé culturel partagé. J'ai été assez gêné par une loi qui voulait nous faire parler français si on voulait éviter une contravention. Nous ne sommes pas civils dans le métro pour éviter une contravention ! Mon propos peut vous paraître ultralibéral, mais il est en réalité profondément républicain.

Je crois important de faire comprendre aux enfants qu'être responsable est une condition de la liberté, que lorsqu'on prend un risque il faut en assumer les conséquences, et leur apprendre à distinguer entre la sphère publique et la sphère privée. On réécrit d'une certaine manière l'Émile de Rousseau.

Il y a enfin, bien entendu, la langue. Il convient de parler aux enfants, dès le plus jeune âge, avec un certain degré d'exigence. Les statistiques nous montrent que si les bases de la lecture, de l'écriture, ne sont pas acquises dès les premières années, il est d'autant plus difficile de les rattraper plus tard. Le problème aujourd'hui réside dans le fait que la thèse de Bourdieu et de Passeron sur les Héritiers, que j'avais combattue en mai 68 - et je le regrette -, se trouve vérifiée : les enfants qui disposent de bibliothèques chez eux, qui entendent parler un bon français, éprouvent moins de difficultés à l'école.

M. Gérard Longuet. - Je souhaiterais tout d'abord vous poser une question d'apparence simple : où est le pouvoir à l'éducation nationale ? Vous pouvez nous répondre sur la base de votre expérience et de votre pratique des différents ministres... Je partage d'ailleurs votre sentiment relatif à la bonne volonté des ministres de l'éducation nationale, qui ne donne pas de résultats.

Vous avez par ailleurs évoqué la question de la légitimité de l'identité - être là avant. Je partage totalement ce point de vue. Il existe deux approches des valeurs républicaines : une première approche, fondée sur la table de la loi, en d'autres termes la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; une seconde approche, qui pose la Révolution française comme le produit de notre histoire, avec plus de profondeur. Je crois que si l'antériorité ne légitime pas tous les droits, récuser l'héritage nous appauvrit nécessairement et fait disparaitre notre identité. Où est selon vous le point d'équilibre ?

M. Jean-Claude Carle. - Vous avez mis en parallèle les efforts réalisés, l'abondance de textes et les résultats très insuffisants. N'y a-t-il pas un problème de méthode ? Peut-on résoudre les problèmes de l'éducation uniquement par les textes ? Ne faudrait-il pas passer de la culture de la circulaire à la culture du contrat entre les différents acteurs ?

Vous avez également dit qu'il fallait agir très tôt auprès des élèves. Encore faudrait-il que nos jeunes soient capables d'assimiler ces concepts. Or, nous savons que 30 à 40 % d'entre eux entrent en collège sans maîtriser les fondamentaux. La ministre s'attaque à la réforme du collège, mais le coeur du problème ne serait-il pas plutôt au niveau du premier cycle ?

M. Alain-Gérard Slama. - À M. Longuet qui pose la question du pouvoir, je répondrai que celui-ci ne peut s'incarner en une seule personnalité, fut-elle ministre. Les ministres eux-mêmes en ont quelque peu rabattu et adoptent maintenant un profil modeste. Le pouvoir se situe sans doute de manière diffuse dans l'administration. Or il est difficile de réformer l'administration en France, où nous n'avons pas la culture de l'évaluation, ainsi que l'ont montré par exemple les résultats quelques peu décevants de la LOLF.

S'agissant de l'éducation nationale, cette énorme forteresse entropique, on peut certes envisager l'introduction de certaines marges d'autonomie, à condition toutefois de maintenir en référence absolue un cadre national pour les programmes scolaires. Nous devons rester fermes sur ce point et ne pas laisser les politiques, même les parlementaires, intervenir dans l'élaboration des programmes.

Par ailleurs, nous devons concentrer nos efforts pour la formation d'enseignants compétents qui, par ailleurs, devront être soutenus face à leurs élèves.

La seconde question de M. Longuet portait sur l'importance des racines historiques de nos valeurs républicaines. Certes ces valeurs procèdent d'un ensemble doctrinal parfaitement cohérent datant de la Révolution française issu de Rousseau et du siècle des Lumières. Mais ces valeurs portent aussi en elles des siècles d'élaboration et de transmission d'un patrimoine politique et culturel. À chaque époque cette construction s'est opérée en laissant la maîtrise de l'espace aux princes et la maîtrise du temps aux écrivains et aux penseurs. Si de tous temps il y a eu des écrivains contestataires, il semblerait qu'aujourd'hui, les écrivains prennent de façon inédite une certaine distance avec le pays.

La compréhension et la pratique des valeurs républicaines ne peuvent se faire que par la transmission de ce patrimoine ; transmission qui suppose, d'une part, une bonne maîtrise de la langue et, d'autre part, j'oserais dire, un minimum de travail. La maîtrise de la langue est insuffisante chez près de 40 % des élèves entrant au collège or, lorsque les mots sont absents, c'est la violence qui s'exprime.

Mme Gisèle Jourda. - Je ne reviendrai pas sur la notion de laïcité, ni sur la formation des enseignants, mais pourriez-vous nous donner des précisions sur certaines idées que vous dites avoir au sujet de la formation des imams.

M. Alain-Gérard Slama. - Leur pratique de la langue française est généralement insuffisante, et il arrive même que leur connaissance du Coran soit approximative. Pourtant, il n'est pas question de donner des cours de religion aux imams, mais plutôt de leur expliquer comment l'islam doit prendre en compte la culture française et les règles républicaines. Le cadre de ces formations pourrait être des fondations, contrôlées par des commissaires du Gouvernement, ce qui serait parfaitement compatible avec la loi de 1905. Quelques réflexions ont été lancées à ce sujet sous le gouvernement Villepin, mais elles n'ont pas eu de suite.

Mme Catherine Troendlé. - Ne pensez-vous pas que les difficultés viennent aussi du fait que les enseignants sont de moins en moins présents et impliqués, en raison notamment, de la diminution des heures de cours dispensées ?

M. Alain-Gérard Slama. - Les enseignants, mal rémunérés et mal considérés, sont eux-mêmes en difficultés. Malheureusement, ceux qui se mobilisent ne sont pas forcément les plus laïques et les plus républicains. Par ailleurs, les médias ont toujours tendance à braquer leur attention sur les situations d'exception ou sur les personnalités tenant un discours extrême, même si elles ne sont pas représentatives de l'opinion générale. C'est la loi d'Olson.

Je souhaiterais citer l'initiative d'un ancien recteur de l'académie de Créteil, M. Jean-Michel Blanquer, qui avait mis en place des plages horaires réservées aux élèves en difficultés. Malheureusement, ce dispositif ne concerne qu'environ 100 000 élèves, les crédits de l'éducation nationale étant en concurrence avec ceux de la défense, bien que les deux ne soient pas sans lien.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie beaucoup pour cette audition riche et intéressante.

Audition de M. François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie, auteur de Les déshérités ou l'urgence de transmettre

Mme Françoise Laborde, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre séance d'auditions en recevant M. François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et auteur d'un ouvrage consacré aux questions éducatives.

Ancien élève de l'École normale supérieure, vous êtes professeur agrégé de philosophie. Depuis mars 2008, vous exercez aussi des fonctions électives, en tant qu'adjoint au maire de Versailles délégué à la jeunesse et à l'enseignement supérieur.

Parallèlement, vous êtes l'auteur de tribunes dans différentes publications dont Le Figaro, Valeurs actuelles et Libération, dans lesquelles vous vous intéressez plus particulièrement aux questions politiques et de société.

En 2014, vous publiez Les Déshérités, ou l'urgence de transmettre. Vous y faites part de votre étonnement face à la formation que vous avez reçue, où la transmission des savoirs est présentée comme une violence faite aux élèves.

La commission d'enquête a souhaité vous entendre pour que vous puissiez, à la lumière de votre expérience d'enseignant et de spécialiste des questions éducatives, présenter votre analyse des difficultés de l'école et des manières d'articuler ses différentes missions, qui consistent tant à éduquer à la citoyenneté qu'à instruire.

Pour vous, quelles mesures urgentes devraient être mises en oeuvre pour redonner à l'école sa fonction intégratrice ?

Comme le Bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François-Xavier Bellamy prête serment.

M. François-Xavier Bellamy. - Je vous remercie infiniment, madame la présidente, de votre invitation qui me touche beaucoup. Vous avez mentionné mon expérience d'enseignant. Elle est bien modeste car je suis un jeune enseignant. Je voudrais me faire le porte-parole et tenter de relayer l'expérience de nombre de mes collègues, pour témoigner des difficultés que nous rencontrons quotidiennement dans l'exercice de notre métier et qui relèvent de l'intitulé même de votre commission d'enquête.

Ces difficultés ne sont pas étonnantes. Il est même étonnant que nous nous en étonnions car nous les avons peut-être créées. Une prise de conscience a résulté des événements dramatiques du mois de janvier, prise de conscience de l'étendue de la distance qui s'est créée entre la France et une partie de sa jeunesse, entre nos institutions et une partie de la société française, prise de conscience vécue dans la douleur par beaucoup de mes collègues qui voyaient leurs élèves incapables d'un dialogue avec eux et avec la République, incapables de partager ces repères et ces principes qui font la vie en société, qui la structurent et qui la protègent.

Il est étonnant que nous nous étonnions. Le diagnostic, nous le connaissons parfaitement. Permettez-moi de rappeler quelques éléments chiffrés que j'ai empruntés aux statistiques publiées par le Gouvernement, des organes de l'État ou par des institutions internationales.

De la dernière enquête PISA de 2013, il ressort que 22 % des collégiens en classe de 5e doivent être considérés dans une situation d'échec grave et comme incapables de participer de manière active et efficace à la vie de la société.

Une enquête publiée par la direction de la prospective et de la performance de l'éducation nationale indiquait que 20 % des élèves de 3e, soit un élève sur cinq, étaient incapables de donner un sens à une information et de décrypter un texte simple, incapables de prendre de la distance par rapport aux images publiées sur Internet. Comment s'étonner que cette distance critique devienne difficile, lorsque nous savons pertinemment, d'après nos propres statistiques, que nos élèves de 3e sont marqués par cette difficulté de décryptage d'un texte.

Une dernière statistique, la mieux connue mais dont nous parlons le moins, me paraît la plus dramatique. Elle ressort des journées Défense et citoyenneté et mesure chaque année l'illettrisme dans notre pays. Sont considérés dans une situation de grande difficulté 18 à 20 % des jeunes majeurs, incapables de déchiffrer un programme de cinéma, l'heure du film, ses acteurs ou le chemin à suivre pour se rendre dans la salle de cinéma.

Comment s'étonner ensuite de nous trouver devant une telle difficulté ? Comment s'étonner que nous ayons abandonné ces collégiens et ces lycéens, à la sortie des établissements scolaires, à la facilité du discours simpliste auquel ils sont exposés sur Internet et à la puissance de l'image devant laquelle aucune distance n'est possible sans l'expérience du texte, de la lecture et du déchiffrage ?

L'enquête PISA de 2013 met également en évidence le fait, très douloureux pour les enseignants, que notre système scolaire est devenu, en raison du poids de l'origine sociale qu'il supporte, le plus inégalitaire de l'OCDE.

Mais le système éducatif français n'est pas partout en situation de faillite et d'échec et nous pouvons être rassurés de voir encore nos enfants poursuivre leur scolarité dans des établissements dont les enseignants sont tout dévoués à leur métier. Beaucoup d'écoles réussissent à transmettre la connaissance aux élèves. Cependant, dans des lieux ou les familles se désintéressent de la scolarité de leurs enfants, nous avons abandonné nos élèves à la superficialité de certains discours et à la tentation de la violence. Tout cela, nous en étions conscients avant l'attentat de Charlie Hebdo, nous savions la difficulté à parler à nos élèves, à récupérer leur confiance quand ils sont soumis à la pression du numérique dans lequel ils trouvent non seulement une technologie d'information, mais aussi de désinformation, face à laquelle ils sont privés de tout esprit critique.

Je crois que nous sommes responsables de cet état de fait et je dirai même que nous l'avons organisé. Vous avez mentionné, madame la présidente, le petit essai que j'ai publié à la rentrée dernière Les déshérités. Dans cet essai, je fais part de mon étonnement et de celui de mes collègues, à notre arrivée à l'IUFM et tout au long de notre année de formation, de nous avoir vu imposé par l'autorité, légitime, de cette institution le principe fondamental selon lequel nous ne devions pas transmettre un savoir. Alors que nous avions auparavant suivi des formations pour partager un savoir commun, cet acte de transmission nous était présenté comme un acte de violence, une brutalité exercée sur nos élèves, un acte qui ferait peser sur eux la condescendance d'une culture qui s'imposerait à eux et les empêcherait d'être libres. Je ne condamne pas ceux qui ont tenu ce discours et trouverais tragique que le débat éducatif soit réduit à une suspicion mutuelle d'un camp contre un autre ; en tant qu'adultes, nous partageons le même désir de voir nos enfants grandir dans la liberté et l'humanité. Ce discours consistait à penser que l'autorité de l'adulte est une prévention exercée contre la liberté de l'enfant, que tout ce qui est donné à la transmission est enlevé à la liberté. C'était au départ un acte de générosité. Mais il y a faute morale du fait que, après constat d'échec, nous avons été incapables de remettre en cause ce principe.

Comment se fait-il que nous sachions mesurer l'illettrisme dans notre pays et soyons incapables de nous poser la question d'une véritable amélioration des méthodes d'enseignement de la lecture ? L'écart entre la conscience de la réalité et notre capacité à réagir, entre ce que nous savons tous devoir faire et ce que nous faisons effectivement, voilà ce qui constitue le véritable scandale éducatif. Les événements tragiques de Charlie Hebdo ont d'autant plus traumatisé les Français que l'agression venait de l'intérieur, commise par de jeunes Français qui ont quitté volontairement la République, la communauté nationale, jusqu'à exercer contre leurs propres concitoyens une violence inexplicable, injustifiable, barbare. Ce qui nous tétanise le plus, c'est de voir que ces jeunes Français avaient suivi la totalité de ce parcours républicain que nous voudrions d'intégration, mais qui est de désintégration.

Nous avons expliqué aux enseignants, qui l'ont redit à leurs élèves, que l'histoire française était coloniale, la langue française sexiste, qu'il fallait déconstruire la culture comme porteuse de stéréotypes, que le savoir était un poids qu'on leur infligeait, que la culture allait les empêcher de rester naturels. Les enseignants ont été amenés à concevoir leur propre métier comme une forme de malédiction nécessaire. On nous a expliqué que la notation était une brutalité. Nous cherchons une évaluation bienveillante, sans notes ; ceci implique que la notation serait violente et coercitive. Nous nous retrouvons aujourd'hui démunis devant cette désintégration que nous avons-nous-mêmes organisée avec les meilleures intentions du monde.

Je n'ai pas à porter de jugement mais à appeler à une prise de conscience collective qui commence par un examen de conscience. Reconsidérer la nécessité de reconstruire une école centrée sur sa mission propre : la transmission du savoir et de la culture. Une piste de réflexion pour refonder cette école ?

Au fond, la réforme de l'éducation nationale n'est pas une chose très compliquée. Nous avons dans notre histoire la trace d'un système scolaire qui a fonctionné, qui a réussi le miracle de reconstituer l'unité de notre pays au moment où la France était divisée, explosée, éclatée entre traditions religieuses et langues régionales. Les enseignants qui se dévouent à la tâche éducative n'attendent que ça : qu'on leur dise que le savoir qu'ils ont reçu et qu'ils ont envie de partager est la condition de toute éducation.

Le grand paradoxe de la mobilisation de l'école en faveur des valeurs républicaines, c'est qu'elle ne peut réussir à les transmettre avec une forme de coercition redoublée. Imposer des valeurs ou des cours de morale laïque ne fonctionnera jamais. Nous n'arriverons jamais à construire une école qui, pour n'avoir pas su former, voudrait désormais formater. Cela ne suscitera que réticence et résistance, et même une dissolution plus forte et plus vive encore de la communauté nationale. Si nous savons à nouveau structurer l'école autour de sa mission fondamentale qui est de transmettre savoir et culture, alors nous pouvons à nouveau construire une école qui éduquera car elle saura instruire. L'instruction est le seul moyen par lequel nous pouvons rebâtir une école qui à la fois reconstruise notre société et ouvre chacun de ses concitoyens à une authentique liberté.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci monsieur Bellamy pour ce propos dynamique et carré.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Merci pour votre fraîcheur et votre enthousiasme réaliste, qui me séduit comme, je crois, l'ensemble des sénateurs présents ce matin. Il me semble que nous avons été souvent dans le déni et je me félicite d'entendre enfin un jeune enseignant formuler certains constats avec une telle ardeur. Je souhaiterais vous poser trois questions relatives à ces problématiques du savoir et la culture.

Tout d'abord, pensez-vous que la consolidation des savoirs fondamentaux peut participer à la transmission des valeurs républicaines ? Vous êtes professeur de philosophie, dans quelle mesure cette matière, mais aussi l'histoire, le français et les sciences de la vie et de la terre peuvent-elles contribuer à cet objectif ?

Par ailleurs, selon vous, l'école doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? En filigrane, cela pose la question du rôle des parents. Comment donner aux enseignants et à l'école les moyens de mieux former des citoyens ?

Enfin, plus généralement, en termes de préconisations, quelles seraient, selon vous, les mesures qui pourraient être mises en place pour lutter contre cette perte de valeurs et retrouver cet esprit républicain?

M. François-Xavier Bellamy. - Ces trois questions n'en font en réalité qu'une. L'école doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? Je le crois personnellement et, plus largement, il me semble que l'école constitue ce que par quoi se fonde toute cité, toute chose publique, toute République. Il n'y pas de République sans école, il n'y a pas de politique sans école. Aristote, dans Les Politiques, affirme que le propre du citoyen est de parler avec les autres. Le propre de la cité consiste à parler ensemble de ce qui est bon et de ce qui est juste, d'entretenir un dialogue commun, un débat. Pour cela, encore faut-il savoir parler et parler la même langue. Il n'y a pas de politique dès lors qu'il n'y a pas de possibilité de parler ensemble avec la même langue, avec des mots permettant de raisonner communément. L'école peut former les citoyens de demain en leur transmettant cette langue commune, non seulement au sens de la capacité de parler, de la capacité à maîtriser un vocabulaire - ce qui serait déjà un grand pas en avant - mais au sens de la capacité à parler ensemble, avec un fond culturel commun, de ce qui est bon et de ce qui est juste. Selon Alain-Gérard Slama, lorsque l'on n'a plus les mots, il ne reste que la violence. Cela est vrai dans notre expérience personnelle, au sens psychique et psychologique, mais c'est vrai aussi dans notre expérience collective. Lorsque nous n'avons plus les mots pour parler ensemble, alors nous sommes tentés de régler nos différends par la violence. Lorsqu'il n'y a plus de dialogue commun, lorsqu'il n'y a plus de possibilité même d'un dialogue parce qu'il n'y a plus de langue commune, alors naît la violence, qui remplace la République. C'est quand la République se défait, quand la société se dissout, que la violence semble se rappeler à nous. De ce point de vue, il est étonnant que nous nous en étonnions... Alors que l'on a condamné la transmission de la culture, il n'est pas étonnant que « l'autre de la culture » surgisse, c'est-à-dire la barbarie. Comme vous le savez, la barbarie désigne dans son étymologie grecque « barbaros » ces sons inarticulés sortant de la bouche de celui qui n'a pas reçu la langue commune. La barbarie, c'est ce cri inarticulé qui jaillit d'une génération ou d'une partie d'une génération à qui nous n'avons pas transmis les mots pour participer à la vie citoyenne.

J'ai eu la chance, lorsque j'étais titulaire sur zone de remplacement - comme la plupart des jeunes enseignants - de découvrir un grand nombre d'établissements. J'y ai rencontré des élèves passionnants avec, comme tous les jeunes de notre temps, une grande générosité, une grande intelligence, une créativité extraordinaire. Mais j'ai rencontré aussi, cela est notamment le cas dans les zones les plus défavorisées, des jeunes à qui on n'avait pas transmis les moyens d'exprimer en actes cette créativité, cette générosité, ce désir de se donner, de participer de manière « productive et active », selon les mots de l'enquête PISA, à la vie de la société, à la vie de la cité de demain. Il y a, de ce point de vue, une grande inquiétude à avoir. Nous devons nous sentir responsables de ces jeunes qui n'ont pas reçu la capacité de parler, d'articuler un raisonnement, qu'ils aient ou non quitté le système scolaire avant la fin de leur parcours. Or, ces conditions sont fondamentales pour participer à la vie de la cité, pour comprendre les enjeux d'une élection, la possibilité de la participation citoyenne, pour prendre part, en tant qu'électeur ou en tant qu'élu, à la vie de la cité.

L'école doit être le vecteur des valeurs républicaines, je dirais même que l'école est ce par quoi se prépare toute République et qu'il n'y a pas de République sans école. Ceci ne peut fonctionner si l'école se trouve mise au service d'une éducation qui se passerait de l'instruction. C'est un paradoxe qui ne cesse de m'étonner. On a le sentiment, pardonnez-moi ce propos irrévérencieux, que les responsables politiques, qui produisent les directives, n'ont plus ou pas l'occasion d'être en contact avec des jeunes, des enfants, des adolescents, des élèves. L'idée que l'on pourrait transmettre des valeurs qui s'imposeraient d'elles-mêmes est une fiction. Les enseignants le savent très bien dans la mesure où ils encouragent, par ailleurs, l'esprit critique chez leurs élèves. Aucune valeur ne s'impose d'elle-même. Imposer à ses élèves le fait de refuser tel ou tel comportement, d'adopter telle ou telle pratique est impossible. Pourquoi faudrait-il être tolérant plutôt qu'intolérant ? Pourquoi faudrait-il être respectueux plutôt qu'irrespectueux ? Pourquoi faudrait-il être paisible plutôt que violent ?

Je prendrai un exemple qui m'a marqué personnellement dans mon itinéraire d'enseignant : le sexisme. Il est souvent affirmé que l'école doit lutter contre le sexisme, que cela fait partie de ses missions fondamentales. Comme tout enseignant, j'ai lu avec attention le document de quatre pages sur les missions de l'école adressé par Vincent Peillon aux enseignants au début du présent quinquennat. Il est d'ailleurs paradoxal de demander aux enseignants de faire tout ce que la société ne parvient plus à faire. Y figurait la lutte contre le sexisme. Je suis convaincu que cet objectif n'est ni superflu ni irréaliste et doit constituer une priorité, ayant eu l'occasion de constater dans de nombreux établissements, notamment situés dans des zones défavorisées, que le sexisme est une réalité. Les comportements, le vocabulaire et les attitudes des garçons vis-à-vis des filles sont parfois extraordinairement condescendants et violents et de nombreuses jeunes filles en souffrent. Il suffit d'ailleurs de s'intéresser à certaines productions de ce que l'on appelle les « cultures urbaines » pour constater que l'image de la femme y est souvent dégradée, maltraitée. Dans notre espace public même, nous devons reconnaître qu'à travers la publicité, le sexisme et la dévalorisation de la femme sont souvent une réalité.

Comment l'école peut-elle lutter contre le sexisme ? La solution qui nous est proposée me semble irréaliste et absurde. Nous organisons des ateliers pédagogiques, éducatifs, ludiques contre le sexisme ou des cours de morale laïque dans lesquels nous expliquons que le sexisme est contraire à nos valeurs. Or, cela ne s'impose pas d'emblée. Les adolescents nous regardent avec une forme de distance ironique lorsque nous prétendons les réunir dans les cours de récréation pour pousser un cri contre le sexisme ou bien, en tentant de « singer » ces cultures qui leur sont familières, quand nous organisons des productions culturelles, souvent de mauvaise qualité, qui ont pour finalité de montrer, à travers une morale quelque peu poussive, que le sexisme doit être combattu. Cela ne fonctionne évidemment pas.

Pour lutter contre le sexisme, les élèves doivent entendre parler, par exemple, de la figure de Jeanne d'Arc, lire quelques pages de son procès. Quelle que soit leur religion, il ne leur serait alors plus possible de considérer que les femmes sont inférieures aux hommes. L'histoire de Jeanne d'Arc est en effet la démonstration, la preuve et l'expérience, à travers la capacité qu'une jeune femme de 19 ans à humilier une assemblée d'hommes plus savants et doctes qu'elle, de l'égalité absolue entre les femmes et les hommes. En physique, il conviendrait par exemple de souligner ce que Marie Curie a pu apporter à la connaissance de cette discipline. On ne pourrait alors plus penser que les femmes sont moins intelligentes que les hommes. Si, par miracle, nos élèves avaient l'occasion de temps en temps de réapprendre par coeur un peu de notre poésie française, lire des oeuvres de Ronsard, Verlaine, Musset, Chénier, comment pourraient-ils encore mal parler à une jeune fille ou la maltraiter ?

Nous devons cependant nous garder d'idolâtrer la culture. L'homme le plus cultivé du monde peut être lâche et violent. Le peuple le plus cultivé du monde peut être barbare, de la manière la plus atroce qui soit. La culture n'empêche pas l'homme d'être inhumain, mais l'inculture empêche assurément les hommes d'être complètement humains. C'est ce qui se produit dans l'effondrement du vocabulaire commun, de la culture commune, dans la barbarie qui consiste en permanence à rabaisser les jeunes filles, à ne se rapporter à l'autre que sous la forme d'une violence absurde, déraisonnée, gratuite. Cette violence, nous la guérirons, non pas en organisant des ateliers contre le sexisme, mais simplement en recentrant l'école sur sa mission fondamentale : transmettre le meilleur de notre culture, transmettre le savoir.

En réhabilitant la pratique du par coeur, que nous avons bannie de notre école, la culture, l'effort de la mémoire, consistant à absorber et à se laisser transformer par le coeur, par les textes que l'on reçoit, cette pratique simple, qui est la mission fondamentale de l'école, transmettre un savoir, permettre à chaque enfant de participer par la mémoire à une culture qui nous est commune, nous avons de quoi lutter contre le sexisme et toutes les dérives que nous voyons surgir aujourd'hui. Cet exemple souligne combien l'école peut servir ce que nous appelons les valeurs de la République, qui constituent en réalité les éléments d'une morale commune, d'une approche commune de ce qu'il est humain de faire. Voilà, me semble-t-il, comment l'école pourrait contribuer à humaniser les hommes et à humaniser les enfants qui nous sont confiés.

M. Guy-Dominique Kennel. - Tout d'abord, bravo pour la fluidité de votre verbe.

Cela fait longtemps que j'ai cessé de m'étonner, en revanche je m'irrite de plus en plus. En effet, je me rends compte, pardonnez-moi d'utiliser la terminologie médicale, que le diagnostic est posé depuis longtemps, que le remède est connu, mais que la posologie fait défaut. La lecture du procès de Jeanne d'Arc est certes très édifiante, mais encore faut-il savoir lire. Le problème est donc bien celui-ci : il s'agit de revenir à la base, qui consiste à permettre à l'ensemble des jeunes de maîtriser ces fondamentaux. Je souhaiterais vous entendre sur ce point.

M. Jean-Claude Carle. - J'ai été ravi d'entendre les propos de M. Bellamy à la fois réalistes, rafraichissants, passionnés et, au final, malgré un constat que nous connaissons tous, plein d'optimisme. Je suis d'accord avec vous lorsque vous affirmez que l'école peut éduquer dès lors qu'elle sait instruire. Cela ne devrait-il pas constituer les « tables de la loi » des nouvelles ÉSPÉ ?

Mme Marie-Annick Duchêne. - Vous partagez en tout l'opinion de Benoît Pellistrandi qu'il a exposée dans plusieurs tribunes, notamment du Monde et du Figaro. Il y regrettait que la transmission soit délaissée au profit du traitement des inégalités sociales à travers la création des ateliers que vous mentionnez. Selon lui, il est donc nécessaire de réhabiliter la transmission des savoirs. Je suis heureuse que deux enseignants tiennent le même langage. Par ailleurs, je m'associe à la question de Guy-Dominique Kennel.

M. François-Xavier Bellamy. - Je vous remercie pour ces observations et ces questions.

Nous devrions reprendre conscience de la nécessité d'éduquer par l'instruction. Pour moi, le diagnostic n'est pas partagé par ceux qui sont en charge de structurer la pédagogie scolaire et de former les enseignants. Comme jeune enseignant, et à l'instar de mes collègues, quelles que soient leur sensibilité et leur origine, j'ai été marqué par ma formation. Je reçois d'ailleurs de nombreux courriers de collègues en activité ou en retraite qui vont en ce sens. Nos formateurs sont convaincus que l'école n'a pas été suffisamment réformée et que la transmission n'a pas été suffisamment déconstruite, ce qui explique la persistance des inégalités.

Prenons l'exemple de la polémique qui a suivi la suppression de l'épreuve de culture générale au concours d'entrée de Sciences-Po Paris au simple motif que la culture est discriminatoire. Pour ses partisans, il faut retirer la culture des épreuves de sélection pour ne pas reproduire ces discriminations. Je me souviens que le ministère de l'enseignement supérieur avait publié un communiqué de presse indiquant qu'il fallait entreprendre une réflexion sur la place de la culture générale dans les concours de recrutement des écoles de la fonction publique au motif que la culture serait l'occasion d'une sélection discriminatoire. Le diagnostic n'est donc pas partagé.

Pourtant, la culture est nécessaire pour l'égalité réelle. L'égalité ne se construit pas en défaisant la culture. Priver les élèves de la culture, c'est privilégier ceux qui y ont déjà accès et empêcher les autres d'accéder aux responsabilités. Il faut rappeler que c'est par le savoir que les enseignants peuvent assurer l'égalité. Le plus douloureux pour un enseignant est la suspicion qui pèse sur son travail ; les enseignants sont culpabilisés. J'ai souvenir des propos d'un formateur qui disait que nous étions les tenants d'un système « militaro-hospitalo-carcéral » - je cite son expression - et qu'en notant les élèves, nous étions les kapos d'un système ultralibéral pour préparer les masses laborieuses, prolétariat résigné parmi lequel les multinationales iront se servir. Nous ne pouvons comprendre la crise de l'éducation nationale qu'en réalisant que le système connaît une dépression collective aboutissant à une perte de sens de l'enseignement. Le savoir est présenté comme un fardeau pesant et gênant pour les élèves : si c'est un « bagage culturel », il peut donc être lourd ! La culture n'est pas de l'ordre de l'acquis mais est la condition de toute liberté, par la rencontre avec de grands auteurs qui font autorité. Lorsque l'autorité des enseignants s'effondre, les élèves n'en sont pas plus libres pour autant mais, au contraire, soumis à l'oppression des discours simplistes, aux idéologies qui les prennent, particulièrement sur Internet, en otage.

Les enseignants ont soif d'un discours politique qui redonne du sens à leur métier. Or, nous entendons la ministre de l'éducation nationale dire que l'évaluation sans note serait la seule évaluation bienveillante, ce qui signifie implicitement que noter nos élèves est malveillant. C'est une réflexion politique et non une remarque partisane, car le communiqué de presse que j'évoquais à l'instant et qui accusait les enseignants de perpétuer des discriminations provenait d'un ministre d'une autre majorité. La culpabilité infondée des enseignants est entretenue par le discours commun, notamment du monde politique dans son ensemble.

Monsieur le rapporteur, vous avez travaillé sur les questions du socle commun de connaissance. Vous rappeliez les résistances dans les classes sur la transmission des savoirs dont nous faisons parfois l'expérience. Elles sont exagérées à mon sens. Le problème n'est pas de construire l'école autour de l'élève mais de l'avoir construite à hauteur d'enfant. Plus exactement à la hauteur de ce que nous pensons être ses capacités à un moment donné, de ce qui constituera une satisfaction immédiate et instantanée pour lui. A ainsi été banni ce qui constituerait une rencontre par un intermédiaire en vue d'un progrès, que ce soit l'apprentissage par coeur, la lecture continue, le cours magistral, etc. On pense qu'une école moins difficile serait plus plaisante pour les élèves. Or, c'est catastrophique pour les élèves qui attendent justement ce qui les dépasse.

D'après mon expérience, en suivant les instructions données - organiser des débats, des ateliers participatifs, demander aux élèves de produire leur propre savoir, etc. -, on provoque l'école de l'ennui. Un élève ne vient pas à l'école pour donner son avis ; sinon pourquoi viendrait-il car il l'a déjà ? En classe de philosophie, cela ne présente aucune utilité pour un élève de venir donner son avis sur le bonheur ; il vient plutôt rencontrer les auteurs qui font autorité. Un élève vient en classe d'abord pour écouter et recevoir avant de participer. La participation ne vient que dans un second temps : nous ne sommes pas immédiatement capables de créativité. Il faut beaucoup recevoir pour pouvoir accomplir ce dont on est capable. C'est le pari de l'éducation de regarder un élève, non pas comme il est à l'instant donné, mais comme capable de choses qu'il ne maîtrise pas encore.

Entrer en classe avec le discours que vous avez quelque chose à transmettre aux élèves, c'est s'exposer à des résistances. Au contraire, avec le temps, les élèves deviennent attentifs, surtout dans les écoles défavorisées, parce qu'ils ont conscience de manquer de tout. Ainsi un collègue d'histoire, matière jugée difficile à enseigner, qui aime l'histoire de France et qui considère que chaque élève a droit de connaître l'histoire d'un pays dans lequel il grandit, rencontre-t-il l'attention et l'envie d'apprendre des élèves.

Je ne nie pas les difficultés pédagogiques. Alain écrivait que la pédagogie est la science des professeurs chahutés. J'ai moi-même été chahuté dans mes cours mais, par-delà la résistance, il y a la volonté d'être élevé.

Une phrase de Gustave Thibon m'a souvent guidé dans ma tâche d'éducateur : « celui qui ne me donne rien est celui qui ne me donne pas l'occasion de me donner ». Or l'école offre peu l'occasion de se dépasser. L'éducation est présentée par Pierre Bourdieu comme une violence, la transmission comme une coercition, la notation comme une brutalité. Pourtant, quand les élèves font du sport, ils ne décident pas de s'abstenir de compter les points au prétexte que ce serait violent pour les perdants ! De façon monstrueuse et atroce, Daesh propose aux jeunes qui s'engagent une occasion de se donner, de se sacrifier, ce qui les attire. L'école ne demande plus d'efforts, elle ne veut ni déranger, ni bousculer les élèves qui restent dans leur cocon. On pense se concilier leur amitié.

Sans être optimiste, je garde de l'espérance car j'ai vu des élèves de culture et d'origine différentes avoir soif de savoir et de culture.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie pour cette intervention brillante et enthousiaste.

M. François-Xavier Bellamy. - J'ai confiance en la commission d'enquête pour se pencher sur cette question dans l'espoir d'un sursaut national à la suite des évènements de janvier.

Audition de Mme Gabrielle Déramaux, professeure de lettres modernes, auteure de Collège inique (ta mère !)

Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons Mme Gabrielle Deramaux, professeure de lettres et auteur d'un ouvrage au titre décapant sur son expérience d'enseignante Collège inique (ta mère !).

Titulaire d'une licence de philosophie et d'une maîtrise de lettres modernes, vous avez été admise au concours du CAPES de lettres modernes en 1998. Vous êtes, depuis cette date, professeure de français dans des collèges et lycées de région parisienne. Dans votre livre, vous racontez le quotidien d'une jeune enseignante en établissements difficiles, dans l'académie de Créteil tout d'abord, puis à Paris. Vous y regrettez l'absence de soutien de la part de l'institution et le manque de formation des enseignants.

La commission d'enquête a souhaité vous entendre, afin que vous puissiez nous faire part de ces réalités que vous vivez sur le terrain. Les événements de janvier 2015 s'inscrivent-ils, selon vous, dans une tendance de fond traduisant une perte de repères ? Si c'est le cas, quelles sont les causes de cette dérive et quelles mesures pourraient être prises pour l'enrayer ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Gabrielle Déramaux prête serment.

Mme Gabrielle Déramaux, professeure de lettres modernes. - En septembre 2001, nous avions dû faire respecter dans nos classes trois minutes de silence pour les victimes des attentats du World Trade Center. Mes élèves ont entonné des chants palestiniens. Jeune professeure, interdite devant leur réaction, je les ai laissés chanter. Personne à l'époque n'a parlé de ces incidents. Et pourtant, ils furent aussi nombreux. Nous, personnels de l'éducation nationale, avions pressenti que rien ne serait plus pareil. Déjà agitée par les soubresauts du conflit israélo-palestinien, l'école subirait les répliques des violents conflits à venir.

Aujourd'hui on nous demande de mettre l'accent sur les grands principes de la République, la laïcité en particulier. C'est un combat que nous menons déjà tous les jours. Nous sommes en première ligne pour expliquer et réexpliquer inlassablement la place de l'école et celle de la religion, la séparation du temporel et du spirituel, l'étanchéité entre la sphère publique et la sphère privée. La loi de 1905, qui nous semble si naturelle, ne l'est pas pour bon nombre d'élèves, dont certains viennent de pays où la religion est présente partout car religion d'État. Nous devons en premier lieu expliquer que si nous respectons, en tant que citoyens, les lois de la République, c'est parce que nous les avons choisies et votées, parce qu'elles nous protègent, non parce qu'elles nous contraignent ou que nous craignons de quelconques représailles. Nous respectons la loi parce que nous l'avons validée et non parce que nous la subissons.

Pour faire comprendre aux élèves d'aujourd'hui l'esprit de la loi de 1905, nous avons à rappeler les grands massacres des guerres de religion qui opposèrent protestants et catholiques en France, le « plus jamais ça » garanti par une invention unique dans l'humanité, la laïcité, qui, loin d'interdire toute religion comme le pensent beaucoup d'élèves, permet à chacun d'être respecté dans ses croyances, dans sa foi comme dans son athéisme, quelle que soit son origine ou sa couleur de peau. La laïcité crée un espace protégé et commun, propice notamment à la sérénité nécessaire à l'étude et à l'instruction. C'est peu de dire qu'elle nous est plus que jamais indispensable à l'école en 2015.

Les professeurs de l'école publique enseignent depuis longtemps le fait religieux. Les programmes de français et d'histoire suivent la même progression : en sixième l'Antiquité, en cinquième le Moyen Âge, en quatrième les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, en troisième les XXe et XXIe siècles. Lorsqu'en sixième, le programme nous demande d'étudier la Bible, nous adaptons évidemment cet enseignement à notre public scolaire et proposons une lecture comparée avec le Coran, privilégiant les points de rencontre des trois grandes traditions monothéistes, comme par exemple la figure du patriarche Abraham, ou l'étude comparée du jardin d'Éden hébraïque et coranique. De même en cinquième, la Chanson de Roland ou les épopées des croisades sont l'occasion de mettre en lumière les échanges entre la civilisation occidentale et le monde arabo-musulman. Il s'agit de mettre l'accent sur les rencontres fructueuses pour la médecine, l'architecture, les sciences, les arts et les lettres, plutôt que sur les confrontations guerrières, de poser la religion comme objet d'étude, s'instruire, discuter, débattre en apprenant à mettre de côté son histoire personnelle, ses croyances, ses traditions qui, tout aussi fortes et respectables qu'elles soient, n'ont pas leur place dans l'enceinte protégée de l'école laïque. Il nous faut lutter sans cesse contre les tentatives de confiscation du discours sur la religion et nous montrer particulièrement fermes sur le principe que la religion est un objet d'étude au même titre que la biologie ou la peinture. Dans une époque très empreinte de spiritualité, où les élèves parlent volontiers de religion, parce qu'elle fait partie de leurs pratiques quotidiennes, familiales, il est primordial de rappeler que l'école a le droit de parler de religion, de la comparer, de la critiquer, tout en garantissant à chacun le respect absolu de ses convictions personnelles.

L'autre écueil auquel est confrontée l'école d'aujourd'hui est la pensée complotiste qui rend suspecte toute parole présentée comme « officielle » : on nous ment, tout est faux, tout est falsifié ; il faut se méfier des journalistes, des politiques, des professeurs ; l'instruction dispensée à l'école est de la propagande, etc. Ce prisme pervers rend suspecte et contestable la parole du professeur. C'est au nom de ce grand complot imaginaire que fut contestée la véracité les attentats de 2015 : une sordide mise en scène orchestrée par les services secrets français pour salir l'islam, soi-disant. Tout peut être alors remis en question : le génocide arménien, la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, la décolonisation, le calvaire d'Ilan Halimi, la culpabilité de Merah, comme les bases mêmes de notre pensée, la théorie de l'évolution ou la révolution copernicienne.

Ce qui rend nos élèves perméables à ces divagations toxiques est avant tout l'appauvrissement dramatique de leur vocabulaire et donc de leur faculté à penser et exprimer le monde. Imaginez que pour beaucoup d'élèves des mots d'usage courant comme pâle ou pénombre ne sont pas compréhensibles. Même dans les bons établissements, une grande partie des élèves ne comprend que superficiellement les textes lus ou étudiés. Ils donnent le change car ils comprennent globalement mais ils n'ont pas accès à une compréhension fine d'une réalité de plus en en plus complexe. Ils sont des proies faciles pour n'importe quel manipulateur qui saura leur montrer une vision du monde simpliste, qui leur paraîtra plus lisible et donc plus crédible. L'école est le dernier creuset où se rencontrent les citoyens de demain, le seul endroit où s'écrit le roman national. Or nous avons de moins en moins de temps et de moyens pour les aider à écrire ensemble une histoire faite de paix et d'enrichissements réciproques. Jamais l'inégalité n'a été si criante entre de bons élèves toujours plus stimulés et cultivés et des élèves laissés au bord du chemin, sans bagages, sans espoir, cibles toutes désignées des bonimenteurs de tout poil.

Nous sommes particulièrement inquiets du projet de réforme annoncé, qui prévoit, entre autres, l'apprentissage d'une deuxième langue vivante dès la cinquième. Comment imaginer que ce dispositif ne creuse pas encore plus les différences, déjà insupportables entre des élèves culturellement favorisés, qui absorberont sans peine ce surcroît de travail, et nos élèves moins privilégiés, pour qui cette deuxième langue vivante en sera en réalité une troisième, puisqu'ils parlent à la maison leur langue maternelle et ont déjà à apprendre le français, ainsi qu'une autre langue à l'entrée en sixième ?

L'autre victime collatérale de ce projet sera l'enseignement du latin et du grec que plus aucun élève ne choisira désormais et qui offre pourtant l'occasion unique de jeter des ponts entre le Nord et le Sud, de part et d'autre de la Méditerranée, berceau de notre civilisation, ce vaste Empire dont nos ancêtres étaient citoyens et dont nous sommes tous aujourd'hui les héritiers. Cette réforme va à l'encontre des besoins urgents constatés sur le terrain. Nos élèves ont besoin de se sentir inscrits dans une histoire commune et de plus d'heures consacrées aux savoirs fondamentaux : savoir lire, écrire et compter pour comprendre le monde complexe qui est le nôtre et pour en devenir des citoyens armés pour les grands défis qui s'annoncent, ensemble.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci pour ces propos très clairs.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Merci pour votre témoignage, tableau très réaliste de votre expérience vécue, et que l'on n'entend pas toujours de la part d'autres acteurs, plus éloignés de la pratique.

En utilisant, par jeu de mots, l'expression « collège inique », entendiez-vous remettre en cause le collège unique ? On veut éviter le redoublement, les notes, comme dans d'autres pays, où il existe cependant des voies d'orientation alternatives.

Vous décrivez dans votre livre la vie d'une enseignante au sein d'un établissement dit difficile, comment se manifeste au quotidien cette perte de repères républicains ?

Vous dénoncez l'absence de soutien hiérarchique, voire la culpabilisation des enseignants face à certains comportements d'élèves. Avez-vous constaté une évolution de ce point de vue ? Quelles mesures préconiseriez-vous pour lutter contre cette perte de valeurs ?

Mme Gabrielle Déramaux. - Je ne suis pas favorable à remettre en cause le collège unique qui réunit tous les élèves, de tous les milieux, au moins jusqu'au lycée. Je regrette toutefois que l'enseignement professionnel soit encore vu comme une voie de garage, alors que dans ce domaine des établissements de haute qualité offrent un avenir plus brillant que celui qui attend les étudiants sortant sans diplôme de l'université. Les choses commencent à bouger, mais lentement. Il faut continuer à travailler dans ce sens, donner envie aux élèves d'acquérir un métier, un savoir-faire, une place dans la société. Le collège unique, oui ! Toutefois, avec 32 élèves par classe, il est très difficile d'assurer un suivi personnalisé et ce sont les mêmes élèves qui en font les frais.

On parle de valeurs républicaines. Les deux piliers que l'école doit transmettre sont la laïcité, que j'ai évoquée, et la méritocratie. Ma génération a pu en profiter, avec l'espoir de pouvoir s'élever grâce à l'école, quelle que soit son origine, sa couleur de peau. Aujourd'hui, cela n'est plus possible, l'ascenseur social est en panne. L'école n'est pas l'endroit qui permet de faire carrière et les élèves en ont parfaitement conscience. Dans certains quartiers, le seul espoir de nos élèves réside soit dans une radicalisation religieuse qui leur assigne une place dans la société, soit dans le trafic de drogues qui n'est qu'un moyen de gagner sa vie. Il faut vivre cette situation avant de critiquer le travail des enseignants ! Lorsque l'on est abandonné, on n'a pas le choix d'une voie plus noble.

La méritocratie aussi est en panne à l'école car, quels que soient leurs résultats, les élèves savent qu'ils passeront en classe supérieure. Certains posent d'ailleurs tellement de problèmes que personne n'a envie de les garder au collège, et eux-mêmes ne le souhaitent pas. On voit dans toutes les classes, même dans les établissements de centre-ville, des élèves fantômes, qui assistent à des cours auxquels ils ne comprennent pas un traître mot. Ils sont gentils et calmes les deux premières années, beaucoup plus agités et moins calmes les deux dernières années. Il faut se mettre à leur place... Quelles perspectives leur offre-t-on ? 150 000 élèves sortent du système scolaire sans qualification. La plupart sortent moins savants du collège qu'ils n'y sont entrés, ces années d'abêtissement leur causent un dommage terrible.

Le soutien hiérarchique dépend des établissements. Je n'ai pas de poste fixe et j'exerce dans trois établissements. Ce dont nous manquons le plus, c'est de surveillants. Il est certes possible d'imposer sa loi dans une classe de trente élèves avec de l'expérience et de l'autorité, mais il est illusoire de croire que cette autorité s'étend dans les couloirs, la cour de récréation ou les toilettes, où presqu'aucun adulte ne surveille les jeunes. Il s'y passe des choses terribles, même dans les établissements considérés comme tranquilles, sans que nous puissions y mettre de l'ordre...

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Qu'est-ce-à dire ?

Mme Gabrielle Déramaux. - Trafic de drogue, prostitution, bagarres, jeu consistant à infliger une grande claque aux élèves rangés dans les couloirs en attendant leur cours, gestes de violence quotidienne, physique et verbale, car les élèves s'aboient souvent les uns sur les autres plus qu'ils ne se parlent. Si nous pouvons faire régner une certaine politesse en classe, les couloirs deviennent des zones de non-droit.

Je n'ai pas de remède à proposer pour favoriser l'enseignement des valeurs. Je ne peux que constater que nous avons besoin d'aide. Il y a le feu à tous les étages. Nous n'avons pas tant besoin de moyens supplémentaires que d'une direction claire et non changeante, car nous travaillons dans la durée. L'école doit cesser d'être le laboratoire fou d'expériences pédagogiques qui bouleversent tous les trois ans tout ce que nous venons de mettre en place et nous coûtent beaucoup de temps en réunions ou paperasse. Nous sommes plus utiles dans nos classes que dans une salle de réunion à discuter de notes, couleurs, compétences, dans un jargon dont on ne sait que faire et qui ne répond pas à nos attentes !

M. Jacques Legendre. - Vous avez exprimé votre avis sur l'enseignement d'une seconde langue en cinquième. J'ai enseigné le français jadis. Il est fondamental que notre langue soit bien comprise et bien maîtrisée. Mais dans certains collèges où les élèves n'ont pas pour langue maternelle le français, ne serait-il pas utile d'enseigner dans leur langue d'origine ? Des expériences ont été menées en Suède avec parfois de bons résultats. Il ne s'agit pas de ne pas apprendre le français, mais comment des élèves qui maîtrisent mal à la fois leur langue maternelle et notre langue pourront-ils communiquer dans de bonnes conditions avec l'extérieur ? Est-il judicieux pour eux de retarder l'apprentissage d'une seconde langue, qui serait leur langue maternelle ? Je pense en particulier à l'arabe. Des expériences ont-elles été menées, pour enseigner l'arabe comme première langue vivante après le français ?

M. Jean-Claude Carle. - Merci de nous avoir éclairés sur la réalité que vivent les enseignants, à qui nous devons respect et gratitude, eu égard à leur mission. Il faut en effet plus d'heures pour l'apprentissage des fondamentaux. Mais n'y a-t-il pas aussi un problème de pédagogie - hors de la doxa de la rue de Grenelle, point de salut ? Chacun connaît l'importance de « l'effet maître ». Des études, comme celle de M. Zorman, montrent que les résultats varient fortement en fonction de la pédagogie.

Mme Gabrielle Déramaux. - Monsieur Legendre, des expériences ont été menées sur l'apprentissage de la langue maternelle comme première langue vivante. Plusieurs difficultés sont apparues : la difficulté de recruter des professeurs d'arabe...

M. Jacques Legendre. - Tout à fait.

Mme Gabrielle Déramaux. -...mais aussi un risque de repli communautaire. De plus, bon nombre d'élèves de confession musulmane, dont l'arabe n'est pas la langue d'origine, prennent des cours d'arabe le soir, parfois dispensés dans des écoles coraniques. Des élèves nous disent qu'ils n'ont pu faire leurs devoirs à cause du travail que représentent ces « cours du soir » et on observe que parfois, cet enseignement complémentaire consiste au mieux en une longue litanie de récitations, au pire, en des conseils pour semer la zizanie à l'école. Ces cours du soir, parfois subventionnés par l'État, via des associations, mériteraient d'être contrôlés.

Les professeurs ont la liberté de choisir la pédagogie, en lien avec les inspecteurs et leurs collègues. Le choix de la pédagogie importe moins que le nombre d'heures de cours. Il y a quelques années ont été mis en place des IDD (itinéraires de découverte), parcours croisés entre plusieurs disciplines, et les professeurs de lettres ont cédé trois heures d'enseignement pour ces projets. Depuis les IDD ont été supprimés, mais on ne nous a pas rendu nos heures de cours. Aujourd'hui, on parle de retirer les heures de soutien. Nous sommes inquiets.

Mme Catherine Troendlé. - Pensez-vous qu'augmenter la présence des enseignants dans les établissements permettra de diminuer la violence ? L'enseignant peut-il jouer un rôle en dehors de sa salle de classe ?

Mme Gabrielle Déramaux. - Absolument. Mais il ne faut pas croire que l'enseignant arrive cinq minutes avant son cours et repart aussitôt... Nous passons beaucoup de temps dans les établissements, sans doute beaucoup plus que nos anciens. Évidemment, le rôle du professeur ne s'arrête pas à la porte de sa classe, et nous ne laissons pas faire, mais il est très difficile de reprendre un élève que l'on ne connaît pas dans les couloirs. On s'expose à beaucoup d'insolence ou de violence. Les élèves n'admettent pas facilement qu'un professeur qu'ils ne connaissent pas le rappelle à l'ordre hors de la classe. Nous intervenons autant que possible, mais je n'ai reçu aucune formation pour gérer des adolescents et n'ai pas la compétence des surveillants.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Certains surveillants n'ont pas de formation, d'autres ont été formés. En tant que professeure et mère, vous regardez avec les deux casquettes le cursus scolaire. Quel est votre sentiment sur la vocation de l'école, l'articulation entre l'éducation et l'enseignement, l'enseignement de la morale, de la laïcité, des valeurs, la finalité de l'école ?

Mme Gabrielle Déramaux. - Lorsque j'ai commencé à enseigner, je n'étais pas encore mère de trois enfants et j'étais sans doute beaucoup plus exigeante avec mes élèves que je ne le suis maintenant. Mais je suis devenue plus exigeante en matière d'éducation et de politesse. Le professeur n'est pas un meuble, devant lequel on passe sans le saluer en entrant en classe, alors que nous nous efforçons d'appeler tous nos élèves par nos prénoms. Il est normal d'exiger qu'ils nous appellent « monsieur » ou « madame », ou de refuser qu'ils remettent bruyamment leur manteau et leur capuche quand la sonnerie approche. En retour le professeur doit être exemplaire, poli, ponctuel, courtois. Les élèves ont du respect pour des enseignants professionnellement irréprochables et sûrs d'eux. Sous ces conditions on peut instaurer un respect de l'adulte, sans cors ni trompettes. De nouveau, d'ailleurs, les professeurs vouvoient de plus en plus leurs élèves et ne commencent pas leur cours tant qu'ils n'ont pas autorisé leurs élèves à s'asseoir.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Plusieurs personnes préconisent l'instruction, la découverte des grandes oeuvres, l'amélioration du niveau culturel. Quelles sont les difficultés des professeurs à cet égard ? Vous avez évoqué les ricanements ou les propos déplacés lorsqu'on aborde la Shoah par exemple. Les enseignants n'ont-ils pas la tentation d'éviter les sujets épineux, ce qui aboutit à une déculturation des élèves ?

M. Guy-Dominique Kennel. - Si les élèves en collège maîtrisaient bien le français, votre métier serait-il différent ? Quelles seraient, en outre, vos suggestions pour améliorer le système ?

Mme Gabrielle Déramaux. - Les professeurs de lettres, d'histoire, mais aussi de sport ou de SVT (sciences de la vie et de la terre) sont les plus exposés et peuvent évidemment avoir la tentation d'éviter certains sujets. Partout ils entendent les mêmes récriminations : « Pourquoi n'adopte-t-on pas le calendrier de l'hégire ? Pourquoi les garçons et les filles ne sont-ils pas séparés en sport ? Pourquoi parle-t-on toujours des Juifs ? » etc. Certains professeurs se retrouvent en grande détresse, isolés face à des situations difficiles. Pourtant, il faut affronter ces grandes questions et donner son avis, à la fois en tant que professeur et être humain, pour montrer que la souffrance et la guerre n'ont épargné aucun peuple au cours de l'histoire, qu'il n'y a pas lieu de comparer, d'opposer ou de hiérarchiser les souffrances entre elles. Enseigner l'universalité du mal apporte beaucoup d'apaisement aux élèves. Essayons de tirer les leçons des périodes historiques difficiles pour mieux vivre aujourd'hui, proposer une espérance. Il faut montrer que la France a toujours accueilli la diversité, de grands hommes et de grandes femmes qui ont connu la souffrance et qui sont devenus des citoyens.

Ma génération arrivait au collège avec des bases solides. Nos élèves aujourd'hui ignorent à peu près tout en grammaire et en orthographe. Ce n'est pourtant pas parce que cet enseignement a été négligé en primaire. Au contraire, il est très approfondi ! Mais on ne sait où passe cet enseignement, les acquis disparaissent, sans que je sache pourquoi, et chaque année nous devons réapprendre le complément d'objet direct, le complément d'objet indirect, etc. J'aimerais consacrer plus de temps à la littérature qu'à expliquer inlassablement à des élèves de troisième l'accord du participe passé...

Mes recommandations seront modestes. Nous voudrions plus de considération, et pas seulement de la part de nos élèves qui nous respectent et qui nous aiment : des liens se tissent au cours de l'année et il est touchant d'éprouver cette gratitude lorsque l'on croise d'anciens élèves dans la rue. En revanche, nous avons l'impression d'être maltraités par notre hiérarchie, on nous considère comme des pions, susceptibles d'être déplacés ici ou là. Je passe énormément de temps dans les transports, partagée entre trois établissement, sans espoir d'obtenir prochainement un poste fixe, alors que j'enseigne depuis quinze ans... C'est très décourageant. Le chemin que l'on nous propose est obscur.

Mme Marie-Annick Duchêne. - Mille mercis pour votre témoignage, si vrai ! Si vous n'aviez « que » 20 élèves par classe, serait-ce pour vous une amélioration ?

M. Jean-Claude Carle. - 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans qualification, ce qui coûte 36 milliards d'euros à la collectivité. Or, un sur deux a redoublé ou rencontré des difficultés en primaire, ce qui montre la nécessité de maîtriser les fondamentaux. N'est-ce pas là qu'il faut mettre les moyens ? Si les fondamentaux ne sont pas acquis tôt, la rue vient concurrencer l'école, et finit par l'emporter !

Mme Gabrielle Déramaux. - J'ai enseigné dans des classes de 18 élèves, mais il manque l'esprit de classe et l'ambiance, paradoxalement, n'est pas propice à l'enseignement. Dans les zones d'éducation prioritaire (ZEP), les classes sont limitées en principe à 24 élèves, c'est très agréable. 32 élèves par classe, en collège, c'est beaucoup trop, à la différence du lycée, où les élèves sont plus calmes. Au collège Victor Duruy, on comptait cette année 39 élèves par classe, ce qui pose des difficultés insurmontables. Entre 24 et 26 élèves par classe, c'est l'optimum.

Je partage votre point de vue sur l'âge des apprentissages. L'enfant est particulièrement réceptif entre 5 et 7 ans. Ce qui n'est pas acquis pendant cette période, au CP et au CE1, est perdu. Un élève de cinquième qui n'a pas les fondamentaux aura bien plus de difficultés à les acquérir qu'un jeune enfant. Les causes individuelles de ces lacunes sont multiples : ruptures de la vie, déménagements, séparations, guerres, etc. Des enfants ayant connu la guerre civile en Côte d'Ivoire ont été placés dans nos classes sans sas de décompression, l'on croyait sans doute que l'école ferait des miracles... Mais je ne sais pas parler à un enfant soldat, lui expliquer qu'il ne faut pas taper sur son camarade parce qu'il lui a effleuré le coude... Je partage votre position : il faut mettre les moyens sur le primaire et soulager les instituteurs qui réalisent un travail exceptionnel.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci. Au fur et à mesure de l'avancée de nos travaux, certaines pistes reviennent : moins d'élèves en primaire, deux enseignants par classe... Nous sommes d'accord sur les bases : les fondamentaux et la politesse sont indispensables pour parvenir à enseigner les valeurs républicaines et de citoyenneté.

Audition de M. Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France 

Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons à présent M. Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France. Cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et son compte rendu sera publié.

Ancien élève de l'École normale supérieure, de l'Institut d'études politiques de Paris et de l'École nationale d'administration, vous êtes agrégé de lettres modernes. Après plusieurs postes au sein du ministère de l'économie et des finances, vous intégrez la direction du groupe Renault. Depuis 2010, vous êtes directeur général de Nord-Est Parisien-Car. Ce n'est pas tant à ces titres que nous avons souhaité vous entendre qu'en votre qualité de Grand maître du Grand Orient de France depuis 2013.

Cette obédience maçonnique, qui revendique près de 50 000 membres, affirme haut et fort son attachement aux valeurs républicaines : le triptyque républicain « Liberté, Égalité, Fraternité » est sa devise depuis 1848. Le Grand Orient de France attache une grande importance au principe de laïcité, qui est pour lui une valeur fondamentale. Il a ainsi présenté, le 9 décembre dernier, 25 propositions pour une République laïque au XXIe siècle, parmi lesquelles l'interdiction du port de signes et de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l'université, ou encore la mise en place d'un enseignement de la laïcité dans la formation des enseignants, du personnel éducatif et des chefs d'établissement.

Quel est votre avis sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines, et d'abord de la laïcité, à l'école ? Comment transmettre et faire vivre ces valeurs au sein de nos établissements scolaires ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Daniel Keller prête serment.

M. Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France. - Merci de votre invitation. Je préside une obédience maçonnique de plus de 50 000 membres, parmi lesquels de nombreux enseignants et acteurs du monde éducatif et universitaire. Nous considérons l'école publique comme le pilier et le creuset de la République : c'est en effet à l'école qu'elle se construit et se perpétue. C'est là aussi que doit être mis en pratique le principe de laïcité. Pour de nombreux maçons, la laïcité est un principe d'organisation de la société et non une conviction qui s'opposerait à d'autres croyances. Ce principe se traduit par la séparation des Églises et de l'État, par une organisation des services publics imposant la neutralité confessionnelle à ses agents et, à l'école, à ses usagers. C'est en laissant les signes d'appartenance confessionnelle à la porte de l'école que nous la rendrons apte à transmettre des savoirs et à former des citoyens. Or, 15 % des élèves quittent l'enseignement primaire en ne sachant ni lire ni écrire : il est urgent d'agir, autrement que par des débats sur la réforme de la notation scolaire... Il est vrai qu'en tant que maçons nous déclarons tous ne savoir « ni lire ni écrire », mais c'est au sens symbolique...

Il est donc urgent de restaurer l'éthique républicaine de l'école publique. Bien entendu, nous n'avons pas d'arrière-pensées nostalgiques : il ne s'agit pas de comparer nos enseignants aux « hussards noirs de la République » d'il y a plus d'un siècle. Mais nous devons armer intellectuellement le corps enseignant en le formant aux enjeux de la laïcité et à son histoire, laquelle passe par de grandes lois qui structurent notre République, afin qu'il puisse les transmettre. La séparation du politique et du religieux, qui fonde la laïcité, est une spécificité française : le président des États-Unis prête serment sur la Bible et au Royaume-Uni, qui n'est pas une République, mais une démocratie où il fait bon vivre, le chef de l'État est aussi chef de l'Église. La laïcité nous est propre : elle résulte de notre Histoire depuis la Révolution et tout au long du XIXe siècle. Elle est davantage un contenant qu'un contenu. Il faut donc former les professeurs à enseigner ses enjeux, et à l'appliquer en milieu scolaire.

Le Grand Orient de France a pris position contre le port du voile à l'université. Certes, les étudiants sont majeurs et les universités doivent continuer s'administrer librement. Mais l'interdiction du voile s'applique déjà, dans les lycées, aux élèves des classes préparatoires, qui relèvent de l'enseignement supérieur, et aux élèves majeurs de terminale. La question se pose donc. Loin de revêtir la moindre dimension punitive, la laïcité doit constituer un facteur d'émancipation. Si les espaces de cours, à la différence d'espaces commerciaux par exemple, ne s'accommodent pas de signes religieux, c'est parce que l'université n'est pas un supermarché, mais un temple du savoir, ou triomphe la règle du libre examen, où s'épanouit l'esprit critique : toute manifestation renvoyant à un dogme - quel qu'il soit - y est donc malvenue. Nous sommes inquiets d'apprendre qu'un pays aussi proche de nous que l'Espagne aurait rétabli, au titre de l'enseignement religieux, des cours sur le créationnisme. Gardons-nous d'emprunter cette voie !

La reviviscence de certaines expressions religieuses - aujourd'hui l'islam, demain, le christianisme évangélique ? - rend notre société de plus en plus hétérogène. Il ne s'agit pas de stigmatiser une religion en particulier. Nous devons réaffirmer notre modèle de civilisation, nullement dominateur, qui repose sur des principes universels, issus de la Déclaration des droits de l'homme. La liberté d'expression en est un. Pour comprendre qu'une caricature n'a rien de blasphématoire et ne cherche pas à blesser, il faut avoir parcouru un processus complexe de civilisation. À nous de défendre notre modèle, qui a de beaux jours devant lui, à en juger par la situation des droits de l'homme dans d'autres pays.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - La laïcité vous paraît-elle suffisamment enseignée à l'école ? Y est-elle suffisamment expliquée et mise en pratique ? Vous prônez une laïcité rigoureuse refusant le financement public d'établissements confessionnels ou n'ayant pas pour objet d'apporter une meilleure connaissance du fait religieux. Comment l'école doit-elle inculquer les valeurs républicaines ? N'attend-on pas trop d'elle ? Peut-elle tout faire ? Doit-elle se substituer à la famille ?

Mme Gisèle Jourda. - Vous considérez la laïcité comme un principe d'organisation de la société. Ne faudrait-il pas réorganiser les établissements scolaires autour de l'autorité du maître ? Le troisième acteur que constituent désormais les parents d'élèves ne fait-il pas parfois obstacle à une bonne transmission de la laïcité ? Il importe en tous cas que la formation des maîtres définisse clairement ce que doit être une laïcité plurielle.

M. Daniel Keller. - L'idée d'un enseignement laïque du fait religieux me laisse sceptique : il est normal que les religions soient enseignées à l'école, mais dans les cours d'histoire ! Il me semble d'ailleurs que c'est le cas. Promouvoir un enseignement laïc du fait religieux contrevient à la nécessité de restaurer les valeurs républicaines à l'école. Au contraire, il faut mettre à distance ces religions qui monopolisent le débat public, comme si les questions qui leur sont propres étaient devenues l'horizon de toute réflexion, et enseigner l'histoire et le sens des valeurs républicaines.

La charte de la laïcité en milieu scolaire est bienvenue. Pour être appliquée, il faut que chacun se l'approprie, ce qui réclame un enseignement adapté. Déjà, l'école célèbre la laïcité chaque 9 décembre. J'espère que l'Assemblée nationale finira par voter, comme l'a fait le Sénat, une résolution parlementaire consacrant cette date journée nationale de la laïcité - non fériée. Cela ne changera pas le droit, mais aurait une valeur symbolique importante, comparable à la commémoration des quarante ans de la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse.

L'argent public doit aller prioritairement, et même exclusivement, à l'école publique, qui en a bien besoin pour accomplir son dur métier. Avons-nous bien fait de mettre l'élève au coeur du projet pédagogique ? L'autorité est une valeur républicaine qui doit revenir à l'école. Nous devons recréer une relation de transmission entre le maître et l'élève. L'enseignant n'est pas un prestataire de services : il s'agit d'un métier de vocation. La communauté enseignante, sentinelle de la République, doit donc se sentir soutenue et retrouver le prestige qu'elle n'aurait jamais dû perdre.

La laïcité n'est pas plurielle : c'est un principe d'organisation, qui nous distingue de théocraties comme il en existe ailleurs dans le monde. Chez nous, la religion est une affaire privée, parfaitement respectable du reste. C'est cette rupture entre le politique et le religieux que nous devons faire comprendre à toutes les familles. La laïcité ne doit pas être la rançon de l'échec économique et social des populations les plus fragiles. Elle ne règlera pas tout !

Mme Marie-Annick Duchêne. - Il existe des pays islamistes, dirigés par la religion. Beaucoup d'enfants scolarisés dans nos écoles publiques ont été baignés, jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans, dans le fondamentalisme religieux. Que faire ?

M. Daniel Keller. - Je ne puis vous répondre ! Il y aurait environ deux mille Français en Syrie ou en Irak, susceptibles de revenir à tout moment, à l'instar de ces Tunisiens qui ont perpétré le massacre d'hier au musée du Bardo. C'est un problème d'ordre public, qui appelle une politique répressive : l'islamisme - à ne pas confondre avec l'islam, bien sûr - doit être combattu. Il s'agit d'une instrumentalisation de l'islam, qui se fait d'abord aux dépens des musulmans. Une telle politisation de la religion n'est pas sans rappeler l'Inquisition dans l'Europe du Moyen Âge. Cette dérive idéologique des religions est inquiétante et nécessite un travail éducatif, afin que les jeunes s'émancipent de l'admiration ignorante qu'ils peuvent ressentir. Bien sûr, ce n'est pas aisé, dès lors que l'information circule plus vite, sur nos médias mondialisés, que l'enseignement du maître.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Comment imaginez-vous l'enseignement des valeurs républicaines à l'école ? Cette question est au coeur de nos préoccupations. Les chartes de la laïcité sont un premier pas. L'école doit transformer les enfants en élèves puis les élèves en citoyens - mais elle ne peut pas tout faire !

M. Daniel Keller. - Il faut instaurer dans les écoles un débat sur le triptyque que vous évoquiez - Liberté, Égalité, Fraternité - en analysant des cas concrets ou en comparant différents pays : par exemple, l'égalité entre les femmes et les hommes est loin d'être acquise partout. Les enseignants pourraient développer les structures de concertation dans les classes pour y faire vivre la République à travers des projets pédagogiques concrets : il s'agit de d'organiser des travaux scolaires autour de l'histoire de la laïcité, de la loi de 1905, pour donner aux élèves une culture de la République, par exemple en les emmenant visiter des monuments comme le Panthéon.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci d'avoir apporté votre pierre à l'édifice de notre commission d'enquête.

La réunion est levée à 13 h 05.