Mardi 17 novembre 2015

- Présidence de M. Jean Bizet, président, de M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques, et de M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable -

La réunion est ouverte à 18 heures.

Environnement-Énergie - Audition de M. Miguel Arias Cañete, commissaire européen chargé de l'action pour le climat et l'énergie

M. Jean Bizet, président. - Monsieur le commissaire, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation, respectant ainsi la feuille de route établie par le premier vice-président de la Commission européenne, Franz Timmermans, incitant les commissaires à se rapprocher des parlements nationaux.

Notre pays vient d'être frappé à nouveau par le terrorisme djihadiste avec une violence sans précédent. Toutes nos pensées vont vers les victimes et leurs familles. Notre pays s'est rassemblé pour afficher son unité et son attachement à ses valeurs. Dans l'épreuve, nos concitoyens attendent les réponses aux menaces qui pèsent sur leur sécurité. La minute de silence de lundi midi a été déclinée dans les 28 capitales de l'Union européenne, ce qui souligne la dimension européenne de ce drame ; chaque citoyen européen est désormais une cible potentielle. La réponse à ce fléau doit être européenne. Nous attendons désormais des actions concrètes en la matière. Il faut agir, et vite. Merci, Monsieur le commissaire européen, de relayer notre message au sein des institutions européennes. Nous serons sans doute nombreux à souligner, jeudi après-midi en séance, qu'un budget équivalent à 1 % du PNB est un peu faible, compte tenu des défis que l'Union européenne doit relever.

La conférence de Paris sur le climat aura bien lieu. Nous espérons qu'elle attestera une mobilisation internationale sur ces enjeux d'avenir. Le Sénat, grâce à la proposition de résolution déposée par Jérôme Bignon, a arrêté hier soir une position ambitieuse insistant sur le rôle des collectivités territoriales : c'est d'elles que naîtront les comportements collectifs nouveaux ; c'est à elles qu'il reviendra de mobiliser chacun d'entre nous au quotidien en faveur de l'environnement.

Au sein de la commission des affaires européennes, nous avons salué le haut niveau d'exigence des actions de la Commission européenne, notamment avec le dispositif des quotas d'émissions de gaz à effet de serre. Elle affiche également avec une audace réaliste de fortes ambitions dans le domaine des énergies renouvelables et de l'efficacité énergétique. Le fonds Juncker oriente d'ores et déjà les investissements vers le secteur industriel bas carbone ; les fonds structurels y consacreront 47 milliards d'euros entre 2014 et 2020 - c'est le deuxième poste budgétaire après la PAC. Nous avons insisté - le président Lenoir au premier chef - sur la nécessité de fixer, grâce à un marché réformé, un prix du carbone suffisamment élevé. Les acteurs financiers publics et privés devront aussi orienter leurs prêts et leurs investissements vers une industrie sobre en carbone. Sur tous ces éléments, nous aimerions connaître votre analyse.

M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Monsieur le commissaire, je m'associe aux propos de Jean Bizet, et vous souhaite la bienvenue parmi nous. Je me réjouis de la solidarité européenne dans les moments tragiques que nous vivons, et salue la décision de maintenir la COP21. Vous êtes vous-même très impliqué dans sa préparation puisque la Commission européenne a été la deuxième puissance à transmettre le 6 mars dernier sa contribution. Celle-ci est ambitieuse puisqu'elle reprend les engagements pris dans le paquet Énergie-climat adopté en octobre 2014, avec une réduction de 40 % d'ici 2030 des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Le précédent objectif, une réduction à l'horizon 2020 de 20 % des émissions de gaz à effet de serre, semble quant à lui en voie d'être largement atteint. Comment y parvenir ? Quelles sont les priorités ? Où se situe la France dans cette trajectoire
- autrement dit, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte est-elle à la hauteur de l'enjeu ? Que penser des États pour lesquels cet objectif n'apparaît pas encore comme une priorité ? La conférence de Paris a-t-elle des chances de parvenir à un accord ?

Il y a quelques semaines, vous vous êtes inquiété publiquement de la « lenteur désespérante » des négociations... Vous avez identifié quatre prérequis à un succès de la conférence : l'engagement de tous les grands émetteurs pour contribuer réellement à l'atténuation des changements climatiques ; la nécessité d'une révision dynamique, sans doute tous les cinq ans ; la fixation d'un objectif de long terme, la décarbonisation complète de l'économie mondiale en 2100 ; et la définition de règles de transparence et de responsabilité applicables à tous les États. À quelques jours de l'ouverture de la conférence, ces prérequis sont-ils remplis ? Vous vous êtes en outre inquiété récemment dans un quotidien français de la position des États-Unis, hostiles à tout accord contraignant...

M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Monsieur le commissaire, je vous dis à mon tour notre plaisir de vous accueillir. L'Espagne a payé un très lourd tribut aux terroristes il y a une dizaine d'années. À vous qui représentez l'Europe mais êtes aussi citoyen espagnol, nous voulons dire que nous ne l'avons pas oublié ; notre solidarité est totale au niveau européen, et même au-delà.

Le Sénat est pleinement engagé dans le débat sur le climat, et nous préparons depuis de longs mois la conférence qui se réunira à Paris dans une quinzaine de jours. À Lima en décembre dernier, nous avons mesuré l'attente de nombreux pays à l'égard de ce grand rendez-vous. La proposition de résolution de Jérôme Bignon nous a permis d'afficher une position ambitieuse partagée par tous. À la tribune, j'ai plaidé au nom de la commission des affaires économiques pour la généralisation de mécanismes de tarification du carbone susceptibles d'émettre un signal-prix fort et de donner aux acteurs économiques une visibilité suffisante pour guider leurs investissements sur le long terme.

L'Union européenne a été pionnière en créant dès 2005, dans sa phase pilote, un marché d'échange de quotas d'émissions afin d'atteindre les objectifs fixés par le protocole de Kyoto. Alors que la crise économique avait fait chuter la tonne de CO2 sous les 4 euros, la création d'une réserve de stabilité destinée à absorber l'excès de quotas sur le marché a été opportunément décidée et devrait être pleinement opérationnelle en janvier 2019.

Au-delà de la mise en place de cette réserve, vous travaillez désormais à la deuxième étape de la réforme du marché de quotas pour l'après-2020. Lors de la présentation de ses propositions en juillet dernier, j'ai noté avec grand intérêt - car nous sommes très soucieux du maintien de la compétitivité de nos entreprises - que la Commission européenne entendait fixer des règles protégeant les secteurs confrontés aux fuites de carbone, en concentrant l'allocation gratuite de quotas d'émissions sur les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale. Certains États ont en effet conservé des législations assez éloignées de nos préoccupations en France et en Europe... Ma question est simple : le marché de quotas réformé permettra-t-il de préserver la compétitivité de l'industrie européenne tout en atteignant l'objectif ambitieux d'une réduction d'au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 ?

M. Miguel Arias Cañete, commissaire européen chargé de l'action pour le climat et l'énergie. - Je vous remercie de m'avoir convié à cette audition. Je veux saisir cette occasion pour exprimer toute ma solidarité aux victimes, à leurs familles ainsi qu'au peuple français à la suite des atroces attentats qui ont frappé Paris vendredi dernier. Comme l'a souligné le président Juncker, ils visaient notre façon de vivre ensemble, nos valeurs, notre liberté. Mais l'Europe est unie. Notre solidarité et notre détermination à protéger nos citoyens, nos valeurs et nos libertés n'en sont que renforcées. La Commission européenne fera tout ce qui est en son pouvoir pour soutenir la France en ces moments si difficiles. L'Europe et tous les habitants du globe sont à vos côtés. Nous le serons aussi à l'occasion de la COP21, quand Paris sera la capitale du monde.

L'humanité entière se tourne vers nous pour un signal clair ; c'est une occasion unique de montrer notre capacité à travailler ensemble afin de relever les défis mondiaux. L'accord de Paris devra offrir une image d'action collective, fixer un cap pour une transition accélérée vers un monde plus résilient et plus sobre en carbone.

Pour relever un tel défi, il nous faut agir à l'échelle de la planète. Aucun pays ne peut être oublié. Nous sommes déterminés à travailler avec nos partenaires pour parvenir à un accord juridiquement contraignant, ambitieux et équitable. Il appartient aux économies majeures, qui sont aussi les plus grandes émettrices de gaz à effet de serre, de montrer la voie. Et tous les pays doivent prendre leur juste part de l'effort. Si nous voulons contenir le réchauffement global en dessous de 2 degrés, nous devons trouver un moyen de refléter l'évolution des responsabilités et des capacités d'une manière dynamique et nuancée. Grâce à ses territoires d'outre-mer, la France occupe une place unique pour observer l'impact des dérèglements climatiques et expérimenter des solutions concrètes. J'ai pu l'observer dans mon voyage aux îles du Pacifique : les gouvernements des territoires insulaires sont plus conscients des problématiques liées à la vulnérabilité climatique, parce qu'ils y sont confrontés au quotidien. À cet égard, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt vos propositions dans le rapport du Sénat « Les outre-mer français face au défi du changement climatique : une contribution concrète à l'agenda des solutions ».

Pour rester en dessous de 2 degrés de réchauffement, il est nécessaire de réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre d'au moins 50 % d'ici à 2050 par rapport à 1990 et s'approcher - et même passer en dessous - de zéro émission nette, avant la fin du siècle. Pour cela, l'accord devra fixer un objectif opérationnel à long terme, assurer un examen régulier des efforts et de l'ambition, et contenir des règles de transparence et redevabilité.

L'approche ascendante, ou bottom up, adoptée en vue de Paris, a déjà donné des résultats : 161 pays ont présenté leurs plan climat national - ou contributions déterminées au niveau national - portant sur presque 94 % des émissions mondiales. C'est sans précédent. À titre de comparaison, la deuxième période d'engagement du Protocole de Kyoto implique seulement 35 pays, soit environ 12 % des émissions. Ces contributions ne viennent pas seulement des plus grands émetteurs - Chine, États-Unis, Brésil et Union européenne - mais aussi de certains des pays les plus vulnérables d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

L'Union européenne a été la première grande économie à présenter sa contribution en mars dernier, affichant l'objectif contraignant de réduire les émissions d'au moins 40 % d'ici 2030. Cette contribution, ambitieuse et équitable, est en phase avec une trajectoire d'au moins 80 % de réduction d'ici 2050, dans un contexte où les autres pays réaliseraient leur part des efforts. Elle rendra notre économie 50 % plus efficace en termes d'émissions, alors qu'elle émet déjà moins de gaz à effet de serre par unité de PIB que les autres grandes économies.

La maîtrise des émissions n'est toutefois qu'une partie de l'équation. Les effets du changement climatique se font sentir partout dans le monde, Europe comprise. Voilà pourquoi les mesures d'adaptation, bien planifiées et permettant d'épargner de l'argent et de sauver des vies, sont une priorité pour de nombreux pays, notamment les plus vulnérables.

Comme vous le soulignez dans votre résolution, le financement de l'action pour le climat sera un point crucial de l'accord. Des mesures d'adaptation, une meilleure coordination et une meilleure coopération, y compris avec le secteur privé, sont indispensables. Selon nos dernières estimations, le montant total des besoins d'investissement indiqués dans les contributions nationales correspond à 2,4 milliards de dollars. De nombreux pays peinent à mobiliser les moyens nécessaires. Ils auront besoin d'aide.

L'Union européenne et ses États membres sont les principaux financeurs de l'action pour le climat : en 2014, ils ont versé à ce titre 14,5 milliards d'euros pour soutenir les pays en développement. La transformation en économies et sociétés sobres et résilientes face au changement climatique suppose de grands changements dans les modèles d'investissement. Si l'Union européenne et les bailleurs traditionnels sont disposés à poursuivre leur effort de financement, la base des donateurs doit être élargie et tous les pays doivent mettre en place des cadres réglementaires incitant les investisseurs privés à s'engager dans l'économie verte.

La Commission européenne soutient fermement la présidence française, qui veut faire de la COP21 un grand succès français, européen et international. La pré-COP qui s'est tenue au ministère des affaires étrangères à Paris du 8 au 10 novembre a fait apparaître des terrains d'entente potentiels, mais beaucoup reste à faire. Le texte de 55 pages qui servira de base de négociation à Paris, établi à partir du consensus durement négocié au sein du G20 dans la nuit du 15 au 16 novembre, laisse encore toutes les options politiques ouvertes - la révision régulière a notamment été remise en cause par des pays importants.

L'appareil diplomatique de l'Union européenne et des États membres est pleinement mobilisé au service de nos objectifs. Nous gardons un contact permanent avec les pays les plus importants dans la négociation. Ces derniers mois, des centaines d'actions de diplomatie publique ont été organisées aux quatre coins du monde. Nous participerons en outre pleinement à l'agenda des solutions de la COP21, notamment sur les volets énergies propres, ville durable, résilience. La conclusion de l'accord intergouvernemental et la mobilisation des acteurs non-étatiques se complètent et se renforcent mutuellement.

J'en viens aux actions que l'Union européenne va prendre pour traduire ses engagements dans les faits. De même qu'avec les objectifs climatiques pour 2020, nous mettrons en oeuvre notre contribution climat et en rendrons compte de façon transparente. Outre notre cible ambitieuse en matière de réduction des émissions, les énergies renouvelables devront représenter au moins 27 % du mix énergétique européen en 2030, et notre efficacité énergétique devra avoir progressé d'au moins 27 %. Nous sommes en voie d'atteindre ou même dépasser notre objectif de 20 % de réduction des émissions à l'horizon 2020 : entre 1990 et 2014, nos émissions ont baissé de 23 % alors que notre PIB augmentait de 46 %.

La réforme du système d'échanges de quotas d'émissions de gaz à effet de serre fait partie des mesures les plus importantes adoptées en 2015 par la Commission européenne pour réduire les émissions et assurer la transition énergétique. Elle avait deux objectifs : donner les bons signaux-prix aux investisseurs, et protéger les secteurs exposés à la compétition internationale. C'est très différent du système antérieur, qui rendait nécessaire un facteur de correction réduisant de 35 % l'allocation de quotas à titre gratuit dans tous les secteurs. Concentrer l'appui sur les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale était chose complexe, car le système ETS concerne 11 000 installations sur le continent, appartenant à 200 groupes différents, tous détenteurs jusqu'alors de droits d'émissions gratuits. Fixée à 1,74 % dans le système originel de cap and trade, la réduction des droits octroyés atteindra 2 %. Le choix des bénéficiaires est fondé sur l'exposition au commerce international et l'intensité énergétique. L'examen de la réforme au Parlement européen sera difficile, car tous les groupes de pression s'efforceront de démontrer leur légitimité à conserver les émissions gratuites. Établir un marché carbone est tout sauf facile. La Commission européenne a connu de grandes difficultés dans le passé - rappelez-vous l'introduction du backloading pour réduire les quotas alloués au marché... La Chine a annoncé sa décision d'instaurer un marché du carbone à l'échelle nationale ; les États-Unis pourraient prendre le même chemin. L'idéal serait, à l'avenir, de connecter entre eux tous les marchés mondiaux.

L'agenda pour l'année 2016 sera encore plus chargé : avant l'été 2016 sera présenté le paquet Sécurité d'approvisionnement de gaz, comprenant aussi une stratégie pour le gaz naturel liquéfié et une stratégie pour le chauffage et refroidissement ; une décision devra aussi intervenir sur la répartition de l'effort, qui s'étendra notamment aux secteurs non concernés par le système d'échange de quotas, c'est-à-dire les terres, les transports et les bâtiments ; il y aura également une communication sur la décarbonisation des transports.

Après l'été 2016, la Commission européenne se consacrera au marché intérieur avec l'adoption de la révision de la directive sur l'efficacité énergétique et de la directive sur la performance énergétique des bâtiments, la révision des règles liées à l'architecture de notre marché intérieur de l'énergie, à la suite de la consultation publique lancée cet été, et finalement le paquet Énergies renouvelables, qui comprendra une révision de la directive et une nouvelle proposition sur les bioénergies.

Les défis sont nombreux, mais je suis convaincu que nous n'avons jamais bénéficié d'autant d'atouts pour obtenir l'accord ambitieux que nous voulons. Vous pouvez compter sur la détermination de la Commission pour mener à bien ce processus afin de donner un signal au monde entier de notre capacité d'agir ensemble, unis pour des causes communes.

Paris ne représente qu'une étape. Il faudra s'attacher avec autant de détermination à la mise en oeuvre des droits. Là aussi, vous pouvez compter sur la détermination de la Commission européenne, qui est aussi la mienne.

M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Merci Monsieur le commissaire européen. Je donne la parole à Jérôme Bignon, président du groupe de travail sur les négociations climatiques, coauteur de la résolution adoptée hier à l'unanimité sur le rôle des territoires dans la lutte contre le dérèglement climatique, et coauteur du rapport sur le climat et l'outre-mer que vous avez mentionné.

M. Jérôme Bignon. - Merci Monsieur le commissaire de votre intervention. La réforme du marché du carbone menée par la Commission européenne est riche, mais complexe - si j'en juge par le visage de certains de mes collègues... Une note écrite nous permettra de mieux l'appréhender et de la promouvoir autour de nous.

Merci pour les propos que vous avez eus à l'égard de notre résolution. Il n'est pas fréquent que toutes les instances composant une assemblée parlementaire, commissions, délégations, et surtout groupes politiques parviennent à dépasser leurs intérêts pour aboutir à l'unanimité, non par un compromis mou, mais par un consensus solide sur des sujets aussi importants que le financement des actions en faveur du climat ou l'arrêt progressif des subventions aux énergies carbonées - 650 milliards de dollars par an. Pensez-vous que cette réduction, forcément progressive, doive être encouragée, et à quel rythme ? En toute hypothèse, préparer la COP21 implique du courage, de véritables efforts : il n'est pas facile de renoncer à chercher de nouveaux gisements ou à exploiter les gaz de schiste et d'encourager plutôt des investissements dont la rentabilité à court terme n'est pas apparente.

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur le commissaire, votre portefeuille comprend l'énergie et le climat : cette audition n'est donc pas cantonnée à la COP21... Vous avez rouvert le 7 octobre dernier le dossier du gazoduc entre la France et l'Espagne. Or, vous connaissez les réticences de la France. Je suis moi-même totalement opposé à ce projet de 3 milliards d'euros visant à doubler 1 000 kilomètres de gazoducs, bien au-delà du seul franchissement des Pyrénées et du Languedoc-Roussillon. Conscient de l'ampleur du projet, vous avez proposé de commencer par un premier tronçon franchissant les Pyrénées, pour 500 millions d'euros. Or, d'abord, il y a déjà deux gazoducs entre nos deux pays - dont un récent - qui répondent à tous nos besoins. Ensuite, réaliser une grosse canalisation débouchant dans des petites est absurde, ou indissociable des phases ultérieures du projet. En outre, l'énergéticien espagnol n'est même pas demandeur ! Enfin, votre argument sur l'apport pour l'Europe me semble mauvais. Pour assurer l'indépendance notamment des pays de l'Est de l'Europe vis-à-vis de la Russie, on nous dit qu'il faudrait organiser le transport du gaz d'Espagne vers ces pays via la France. Aucun besoin n'a été exprimé, et c'est peu dire que la distance est grande... Il y a déjà une très bonne liaison GNL entre le port de Barcelone et Fos-sur-Mer, qui satisfait pleinement la demande. Bref, est--e le moment de dépenser 3 milliards d'euros sur ce projet ? N'y a-t-il pas d'autres urgences dans le domaine énergétique ?

M. Jean Bizet, président. - Je m'associe à la question de Ladislas Poniatowski. Le 4 novembre dernier, au cours des seizièmes rencontres parlementaires de l'énergie, cette question a été clairement posée, et nous ne comprenons toujours pas votre position sur ce sujet.

M. Jean-Yves Leconte. - Beaucoup d'États membres, en particulier d'Europe centrale, acceptent les objectifs fixés pour 2020, pas ceux pour 2030. Faute de politique énergétique européenne, il est en effet difficile d'établir une position commune. Comment envisager d'aller plus loin à la conférence de Paris avec de telles divergences d'intérêts ?

Est-il raisonnable de négocier un traité transatlantique sans y intégrer le marché de carbone unique ?

Si l'Union européenne a diminué ses émissions tout en augmentant son PIB, c'est sans doute grâce à l'amélioration de son efficacité énergétique, mais aussi en raison des fuites de carbone ! Être vertueux tout seul, c'est se condamner à favoriser des concurrents qui ne s'imposent pas les mêmes normes... Envisage-t-on enfin de taxer la composante carbone des produits importés dans l'Union européenne ?

Mme Évelyne Didier. - Merci, Monsieur le commissaire, de votre présence.

Vous avez indiqué que la réforme du marché du carbone aurait lieu en janvier 2019 : la Commission européenne n'est donc pas très pressée... La chose est complexe, certes, mais nous semblons nous soucier davantage de la compétitivité à très court terme, celle des cours boursiers, que de celle à moyen et long terme. Ce marché est incertain, mis en place tardivement. Je m'étonne qu'aucune autre piste ne soit envisagée. Je doute enfin qu'il soit aussi facile de soumettre le carbone au jeu du marché dans les pays pauvres - où il représentera proportionnellement un coût plus lourd - qu'en Europe... Le mécanisme ne risque-t-il pas, en somme, de se révéler particulièrement inégalitaire ? N'y a-t-il pas d'autres outils, plus sûrs, à mettre en place ?

M. Roland Courteau. - Aider les pays en développement à s'équiper et à s'adapter aux conséquences du réchauffement climatique en débloquant 100 milliards d'euros par an n'est pas moins important que de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces sommes seront-elles apportées, et quelle sera la part prise par l'Union européenne dans ce soutien financier ?

Je m'associe à la question posée par Jérôme Bignon sur la baisse des soutiens publics aux énergies fossiles, actuellement estimés à plusieurs centaines de milliards d'euros.

Où en est la proposition de taxe sur les transactions financières soutenue par onze États membres ? Quid d'une taxation spécifique des armateurs et des compagnies aériennes ?

La Commission européenne a mis le gouvernement français en demeure d'accélérer la mise en concurrence de ses concessions hydroélectriques. Or, la loi relative à la transition énergétique rend possible la création de sociétés d'économie mixte hydroélectrique associant un actionnaire public à un opérateur industriel, sélectionné à l'issue d'une procédure de mise en concurrence et qui a le contrôle opérationnel des installations. Ces installations, financées par les consommateurs français...

Mme Évelyne Didier. - Les citoyens français !

M. Roland Courteau. - ...appartiennent donc à notre patrimoine. Ce dispositif ne respecte-t-il pas le droit européen ?

M. Louis Nègre. - Merci, Monsieur le commissaire, d'être parmi nous ce soir.

Les résultats de la COP20, à laquelle j'avais assisté, n'avaient pas été à la hauteur de nos espérances. Nous comptons donc tous sur la COP21... Ma question est simple : êtes-vous optimiste sur son issue ? Si oui, pourquoi ?

M. Ronan Dantec. - L'Union européenne doit être à terme le plus grand continent équipé en énergies renouvelables. Les dispositifs financiers du plan de relance européen sont-ils adaptés à l'accompagnement de la transition énergétique ? Travaillez-vous avec la BCE et la BEI ? Quid du marché de capacité européen, élément-clé du dispositif final ? Le mécanisme proposé par la France n'avait pas suscité un fol enthousiasme...

Le marché des quotas d'émission a échoué pour le transport aérien, les Chinois ayant invoqué la notion de responsabilité commune, mais différenciée. Le transport reste une pierre d'achoppement dans les négociations, bien que son poids dans les émissions globales soit significatif. Que proposez-vous en la matière ?

M. Miguel Arias Cañete, commissaire européen chargé de l'action pour le climat et l'énergie. - Vos questions, très précises, reflètent une profonde connaissance des dossiers. Je vous en remercie.

Le Président Hollande l'a dit : l'accord sera contraignant ou ne sera pas. L'acceptation par certains États d'un accord contraignant se heurte parfois, c'est vrai, à des difficultés politiques internes, mais c'est aux pays concernés de présenter des alternatives crédibles. La majorité des parties à la COP21 s'accordent pour souhaiter la fixation d'objectifs contraignants. Nous avons un objectif à long terme, un système dynamique de révision ; reste à nous doter d'une méthodologie et d'un système de responsabilités clairs et transparents. Si les Américains ne sont pas d'accord, qu'ils nous expliquent comment faire autrement. Ce sera bien sûr l'un des aspects les plus difficiles de la négociation.

Suis-je optimiste ou pessimiste ? Cela dépend des jours ! À la pré-COP, je l'étais. Je l'étais encore en discutant avec le Brésil. Mais les débats du G20 m'ont rendu plutôt pessimiste. En parlant avec les ministres, je constate que les solutions sont à notre portée ; quand on entre dans le détail technique toutefois, j'ai le sentiment que nous faisons du sur-place. Nous avons certes un texte de 50 pages - 35 pour le protocole contraignant, 15 pour les décisions - mais seulement quatre jours de négociations techniques... Laurent Fabius a prévenu que le samedi 5 décembre au matin, le texte remis par les négociateurs devrait être prêt ; s'il n'est pas exploitable, la présidence française aurait un immense travail à faire. Je ne doute pas de ses capacités : nous avons de la chance que la COP21, à Paris, soit organisée par une administration puissante et une diplomatie efficace. Mais dans le système des Nations unies, un seul pays peut tout bloquer... Jadis lors d'une réunion à l'Organisation mondiale du commerce, je m'étais étonné que personne n'ait pensé à sonder la position de Cuba, pays que tout le monde imaginait trop petit pour bloquer la négociation : c'est pourtant ce qui arriva ! C'est presque un miracle que l'Union européenne ait adopté son compromis d'atténuation et son mandat de négociation à l'unanimité ! Côté européen, les choses ne marchent pas si mal...

Il faut limiter les subventions aux combustibles fossiles, c'est une évidence. Même en Amérique du Sud, certains gouvernements ont pris de difficiles décisions dans ce sens. Des objectifs de politiques sociales y font parfois obstacle, mais ce n'est plus compatible avec nos ambitions environnementales. La position de la Commission européenne est claire : il faut viser l'élimination progressive des énergies fossiles - ce qui ne se fera certes pas du jour au lendemain.

Monsieur Poniatowski, ma position dans le dossier de l'interconnexion n'est pas personnelle ! J'applique les politiques communautaires. J'ai ainsi l'obligation d'atteindre l'objectif d'interconnexion électrique de 10 % en 2020 et 15 % en 2030. Le problème se situe aussi dans les pays baltes, connectés au réseau russe plutôt qu'européen ; nous avons donc développé les interconnexions en Europe centrale, en Lituanie, en Pologne... Dans la péninsule ibérique, le taux d'interconnexion électrique et gazière n'est que de 3 %. Or le marché du gaz est en pleine évolution, mais la dépendance du continent est encore grande à l'égard de la Russie, qui utilise parfois le gaz comme arme politique, comme lorsqu'elle avait décidé de déplacer son gazoduc de l'Ukraine vers la Turquie. L'interconnexion européenne est devenue un enjeu majeur... pourvu de présenter un intérêt économique. Le projet Midi-Catalogne, ou Midcat, complète utilement l'interconnexion européenne et la relie à l'Algérie. La décision appartient aux opérateurs, non à la Commission, sur la base de l'intérêt économique et de la capacité financière ; mais nous devons atteindre les objectifs d'interconnexion de 10 % et de 15 %.

Nous allons développer une stratégie de l'énergie parce que le monde a changé. L'Australie arrive en force ; elle vient d'annoncer à l'Agence internationale de l'énergie son intention de commercialiser d'énormes quantités de gaz naturel liquéfié (GNL). Les Américains, dans le cadre de leurs négociations avec l'Union européenne, se déclarent prêts à augmenter leurs exportations de GNL. Les négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP) comporteront un chapitre « Énergie ».

Concernant l'emission trading system et le marché du carbone, le Parlement européen a décidé que le nouveau système entrera en vigueur au 1er janvier 2021, parallèlement à la deuxième phase de réduction des émissions.

L'étude d'impact est capitale pour comprendre la logique des équilibres à l'intérieur du nouveau système. Il faut aussi tenir compte des industries touchées. On peut soit établir un petit groupe recevant 100 % de droits d'émission gratuits et un autre qui ne les recevra pas, soit établir quatre groupes, mais la seconde solution privilégie les secteurs de l'acier et de l'aluminium. C'est un exercice complexe où le risque d'exposition aux intérêts des principales sociétés est fort. Aucun mécanisme n'est parfait, mais le nouveau système n'est pas une improvisation, il est au contraire le fruit d'une réflexion d'une année orientée vers une meilleure performance.

Ce système sera mis en oeuvre pendant dix ans, et les conséquences ne seront visibles qu'à la fin de cette période. Nous sommes soumis à des demandes contradictoires : certains prônent un marché du carbone performant et des prix volatils, d'autres une évolution plus souple pour laisser les nouvelles technologies se développer, notamment la séquestration du dioxyde de carbone, qui n'a pas encore de viabilité commerciale.

Sur les quotas d'émission du transport aérien, nous souhaitons renforcer la législation communautaire, mais nous avons aussi décidé d'attendre de savoir ce qui va se décider au plan international. Des mesures globales sont en cours de discussion pour 2016. Dans le domaine maritime, où les progrès sont plus lents, nous mettons en place un système de monitoring pour connaître les niveaux d'émission.

Aurons-nous un marché mondial du carbone ? En Chine, il est en cours de développement. Au sein des États-Unis, certains États, comme la Californie, sont bien plus avancés que d'autres.

Vous m'avez posé des questions sur les distorsions de concurrence qui pourraient naître de l'application d'une taxe carbone en Europe. Vous évoquez la possibilité de l'appliquer aux produits importés : mais comment déterminer le contenu en carbone des produits ? Il faut également respecter les règles du commerce international. Des rétorsions seraient à prévoir si nous mettions un tel dispositif en place...

Les concessions hydrauliques sont une question délicate. La Commission a ouvert en parallèle une procédure d'infraction aux règles de la concurrence et une procédure d'infraction au droit des marchés publics, avec des objectifs différents. La seconde concerne le cadre juridique applicable au renouvellement des concessions arrivées à terme ; la première, le maintien de la position dominante d'EDF. Les directions générales de la concurrence, des marchés intérieurs et de l'énergie sont parties prenantes. La France a deux mois pour répondre aux griefs formulés dans la lettre de mise en demeure envoyée par la direction de la concurrence. La Commission est prête à engager des discussions - nous n'aimons pas devoir saisir la Cour de justice. Mais nous devons faire appliquer la législation européenne, en l'occurrence les trois paquets « Énergie ».

Les moyens dont nous disposons nous sont apportés par les fonds structurels, la Connecting Europe facility et le plan Juncker. Ces instruments sont adaptés aux grands projets d'interconnexion, d'éolien offshore ou encore de photovoltaïque à grande échelle ; en revanche, les petits projets, notamment la rénovation de bâtiments, réclament de nouveaux instruments financiers, comme l'agrégation de projets, sur laquelle la France joue un rôle pionnier. Nous avons demandé à la Banque européenne d'investissement de développer des instruments d'agrégation de projets d'efficacité énergétique, première priorité de la Commission.

Le problème des capacités ne concerne pas seulement la France. La commissaire à la concurrence a lancé une étude sur onze pays afin de mettre en place un nouveau mécanisme de capacité harmonisé. La Commission doute que le mécanisme français, dans sa forme actuelle, soit compatible avec les lignes directrices et la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. En effet, les capacités étrangères ne peuvent y être intégrées ; il n'est pas précisé en quoi il faciliterait l'investissement ; enfin, il pourrait conforter une position dominante.

Nous estimons que le mécanisme de capacité doit être établi au niveau régional pour permettre l'émergence d'un véritable marché et éviter les distorsions. Un marché régional suppose notamment une interconnexion et des systèmes de formation des prix analogues entre les parties prenantes. L'idéal serait un mécanisme de capacité commun au niveau européen ; mais il convient de procéder par étapes, d'abord au niveau régional.

M. Jean Bizet, président. - Outre le climat, vous avez des attributions importantes en matière d'énergie. Or les dossiers difficiles - union économique et monétaire, migrants, terrorisme - s'accumulent, et je ne vois pas émerger une véritable Union de l'énergie. Dans la perspective du TTIP, il est vital que cette union voie le jour pour que nous redevenions compétitifs vis-à-vis d'autres acteurs, à commencer par les États-Unis. La réindustrialisation de l'Europe ne peut se concevoir autrement. Quel est votre avis à ce sujet ?

M. Miguel Arias Cañete, commissaire européen chargé de l'action pour le climat et l'énergie. - L'année 2015 a été compliquée avec la crise grecque, l'immigration, aujourd'hui le terrorisme qui ont capté l'attention des médias ; mais nous continuons à travailler sur les autres sujets.

Nommée en octobre 2014, la Commission a lancé dès février 2015 sa communication sur l'Union de l'énergie, assortie d'une liste de 48 mesures dont plus de la moitié seront mises en place avant la fin de l'année : market design de l'électricité, refonte de la législation communautaire sur le gaz, décarbonisation de l'économie, régulation des émissions de dioxyde de carbone par les voitures. Ce dernier dossier est particulièrement complexe.

Nous allons bientôt présenter un état des avancées dans ce domaine sous la forme d'une feuille de route. Les objectifs finaux sont un marché de l'énergie fonctionnel, des prix compétitifs vis-à-vis des États-Unis et de la Chine et des énergies plus respectueuses de l'environnement. Dans cette perspective, nous allons modifier les directives sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique, ainsi que les critères de performance des bâtiments et lancer un nouveau paquet sur l'énergie électrique. Tous ces changements sont orientés vers la création d'un marché plus intégré, à travers des prix régulés, un capacity market et un système d'appui aux énergies renouvelables.

La COP21 est un événement majeur et le moteur du changement de la matrice énergétique. La fusion, par le président Juncker, des directions générales énergie et climat est heureuse, car on ne peut mener de politique climatique sans politique énergétique. Mois après mois, vous verrez de nouveaux projets de législation arriver devant le Parlement européen.

M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Nous avons particulièrement apprécié la qualité de votre expression en français. Vos propos m'inspirent deux réflexions. D'abord, la dépendance énergétique de l'Europe est particulièrement forte, la majorité de nos ressources venant d'ailleurs. Tout ce que nous ferons pour le climat aura des répercussions dans ce domaine. Ensuite, l'Europe doit à mon sens garder la tête haute, son bilan est éloquent, alors que sur les autres continents s'engage une course aux ressources fossiles. Lors de notre déplacement en Australie cet été, nous avons entendu le chef du gouvernement de l'époque affirmer que le charbon était plus propre que certaines énergies alternatives ! En Chine - malgré des efforts récents en matière d'énergie renouvelable, au demeurant orientés vers l'Europe - le charbon reste dominant. Et ne parlons pas des États-Unis.

N'ayons pas de complexes. Nous sommes la région du monde la plus vertueuse, et nous n'avons pas de leçons à recevoir de certains organismes et ONG qui montrent notre pays du doigt. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, la France a une large part dans les résultats obtenus grâce à ses choix énergétiques, soutenus au fil des années par l'immense majorité des responsables politiques.

M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Vous vous êtes déclaré parfois optimiste, parfois pessimiste quant à un accord à la COP21 ; Jean Monnet, grand acteur de la construction européenne, se disait quant à lui ni optimiste ni pessimiste, mais déterminé. À l'évidence vous l'êtes, et nous aussi, pour obtenir un accord universel, ambitieux et contraignant. Cet objectif a recueilli l'unanimité dans l'hémicycle hier ; jamais la mobilisation n'a été aussi forte. N'imaginons pas, toutefois, que tout sera réglé à l'issue de la COP21. Beaucoup reste à faire pour contenir l'augmentation des températures en deçà de deux degrés.

M. Jean Bizet, président. - Je ne suis pas un environnementaliste de la première heure ; mais la raison l'a emporté sur les passions, et l'avenir ne se conçoit plus sans respect de l'environnement. Je ne crois pas non plus qu'il se conçoive à travers la décroissance. Le respect de l'environnement exige de la modération, mais aussi un effort de recherche et développement, compétence partagée entre l'Union européenne et les États membres. J'invite la Commission à soutenir cet effort pour mieux répondre à l'enjeu. Je crois à l'émulation en la matière ; par ce biais, la Californie a une grande avance sur les autres États. Il faut y consacrer plus de moyens encore.

La réunion est levée à 19 heures 30.

Jeudi 19 novembre 2015

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 8 heures 35.

Justice et affaires intérieures - Union européenne et lutte contre le terrorisme

M. Jean Bizet, président. - Notre pays vient à nouveau d'être frappé par le terrorisme djihadiste avec une violence sans précédent. Toutes nos pensées vont vers les victimes et leurs familles.

La minute de silence de lundi midi déclinée dans les 28 capitales souligne la dimension européenne de ce drame. Chaque pays, chaque ville, chaque citoyen européen est aujourd'hui une cible potentielle du terrorisme. La réponse à ce fléau ne doit pas être uniquement française mais aussi européenne !

Dans l'épreuve, nos concitoyens attendent les réponses permettant de faire face aux menaces qui pèsent sur leur sécurité. Nous avions mené ici-même, à la suite des attentats du mois de janvier, un travail important pour évaluer la dimension européenne de la lutte contre le terrorisme. Nos travaux avaient abouti à une proposition de résolution européenne qui fut adoptée par le Sénat. Notre résolution couvrait les différents domaines dans lesquels l'Union européenne pouvait apporter une réelle plus-value.

Nous avions demandé la mise en place d'une législation antiterroriste européenne sous la forme d'un acte pour la sécurité intérieure.

Or, près d'un an après et face au nouveau drame qu'a vécu notre pays, les réalisations apparaissent bien pauvres. Le PNR européen, toujours pas en place, en dépit de demandes réitérées, est un symptôme terrible de la faiblesse de la réponse européenne au défi djihadiste. Simon Sutour nous fera dans un instant un point sur ce dossier.

Dans son discours au Congrès, le Président de la République a évoqué plusieurs pistes : la clause de défense mutuelle prévue par le traité de Lisbonne, la protection des frontières extérieures, la lutte contre les trafics d'armes, le contrôle coordonné et systématique aux frontières et le PNR européen que je viens d'évoquer. Le Président Hollande a également mis l'accent sur les déchéances de nationalité concernant des binationaux.

Je rappelle que la première mouture de la proposition de résolution, envisagée par notre commission, comportait un volet important relatif aux déchéances de nationalité. Ce volet rappelait que le droit international valide les déchéances de nationalités lorsque sont en jeu la sécurité nationale, l'ordre public, les intérêts essentiels de l'État, à l'encontre de ceux qui ont commis des crimes particulièrement graves, notamment contraires aux buts et aux principes des Nations unies. Ce volet n'a cependant pas été retenu dans la rédaction finale de la résolution.

Face à l'urgence et à la gravité de la situation, nous devrons donc remettre sur le chantier ce dossier pour passer en revue les différents sujets. Il nous faudra évaluer les suites données à nos préconisations et le cas échéant réaffirmer notre demande d'une action européenne bien plus résolue.

J'ajoute qu'une refonte complète de l'Europe de la défense doit être envisagée. Nous devons aller vers une véritable armée européenne. Il faudra pour cela doter l'Union européenne de moyens financiers à la hauteur de ses ambitions, en commençant par revoir à la hausse la contribution des États membres au budget européen, aujourd'hui plafonnée à 1 % de leur PNB.

Justice et affaires intérieures - Protection des données personnelles : communication de M. Simon Sutour

Notre ordre du jour appelle une communication de Simon Sutour sur la protection des données personnelles.

L'actualité dans ce domaine s'est rappelée à nous avec le récent arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne d'octobre dernier qui a formulé plusieurs griefs sur l'échange de données avec les États-Unis.

Simon Sutour nous avait fait un point très complet, en avril dernier, sur les textes en cours de discussion au niveau européen, sur lesquels nous avions adopté des positions claires à travers le vote de résolutions européennes.

Les discussions avec les États-Unis, suite à l'arrêt de la Cour de justice, donnent à cette question de la protection des données personnelles, un éclairage tout particulier. En outre, comme je l'indiquais, la mise en place d'un PNR européen répond à une urgence. Nous voulons donc savoir où en sont les discussions avec le Parlement européen, dont on doit regretter le manque de diligence.

Je donne la parole à notre collègue.

M. Simon Sutour. - L'actualité dramatique que nous vivons tous montre l'urgence accrue de mettre en oeuvre les préconisations de nos résolutions européennes.

J'en viens à ma communication sur « la protection des données personnelles ».

La directive 95/46 établit un certain nombre de règles relatives à la licéité, à la sécurité et à la transparence du traitement des données à caractère personnel.

Mais ce texte fondateur remonte déjà à plus de 20 ans. Depuis lors, le monde de l'Internet a connu une croissance exceptionnelle. Rappelons que les internautes étaient au nombre de 30 à 40 millions en 1995, ils devraient être plus de 3 milliards en 2015 soit plus de 42 % de la population mondiale. Cette progression considérable des flux de données, notamment à travers les réseaux sociaux, l'informatique en nuage ou les moteurs de recherche, a augmenté dans les mêmes proportions le risque de perte de contrôle des données personnelles.

D'où la nécessité d'une actualisation du droit européen afin de renforcer la protection des citoyens européens tout en améliorant la sécurité juridique des entreprises responsables des traitements.

La Commission européenne a donc proposé le 25 janvier 2012 une proposition de règlement général sur la protection des données personnelles ainsi qu'une proposition de directive spécifique pour les données traitées dans le cadre de la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Ce paquet législatif a fait l'objet, à mon initiative, de deux résolutions européennes du Sénat le 6 mars 2012 et le 7 février 2013. Ces résolutions insistaient notamment sur l'importance du rôle de l'autorité de contrôle du pays de résidence des citoyens dont les données à caractère personnel font l'objet d'un traitement ainsi que sur la nécessité d'encadrer le transfert de données au pays tiers. L'idée principale était de faire en sorte que la protection des données personnelles des citoyens français ne subisse pas une « moins-value » avec l'entrée en vigueur d'un droit européen en la matière.

Je rappellerai très brièvement que les débats au Parlement européen ont principalement porté sur :

- l'encadrement du transfert des données aux pays tiers ;

- les sanctions pour les entreprises qui ne respectent pas les règles ;

- l'affirmation du principe de finalité des traitements et du principe, en corollaire, de l'« intérêt légitime » du responsable du traitement pour une autre utilisation des données personnelles ;

- le droit pour toute personne d'obtenir l'effacement de ses données ;

- le consentement explicite de la personne dont les données personnelles sont traitées ;

- le droit de la personne concernée à l'information dans un langage simple et clair ;

- l'encadrement du profilage ;

- la création de délégués à la protection des données dans les institutions publiques et les grandes entreprises responsables de traitements de données ;

- le droit pour les personnes concernées d'introduire une plainte auprès des autorités de protection des données de leur choix ;

- l'établissement d'une autorité compétente unique (le « guichet unique ») pour toutes les activités de traitement.

Le 15 juin 2015, le Conseil a arrêté sa position de négociation concernant le projet de règlement général. Le premier trilogue avec le Parlement a commencé le 24 juin.

La directive concerne, quant à elle, les données personnelles traitées par les autorités policières et judiciaires afin de prévenir, détecter ou poursuivre les infractions pénales.

Au-delà de la nécessité d'appliquer aux données personnelles à caractère pénal le même niveau de protection qu'aux données personnelles (profilage, consentement explicite...), le Parlement européen a surtout insisté sur l'encadrement du transfert de ces données spécifiques à des pays tiers ainsi que sur l'interdiction d'utiliser lesdites données dans un autre but que celui pour lequel elles ont été collectées.

D'une manière plus générale, les autorités répressives auraient accès aux données des personnes reconnues coupables d'une infraction pénale, des suspects pour des motifs raisonnables, des victimes et d'autres personnes liées à une enquête pénale. Les données des autres personnes seraient traitées seulement pour la durée nécessaire à l'enquête ou pour des fins ciblées et préventives.

Le 9 octobre 2015, le Conseil a arrêté sa position de négociation concernant le projet de directive.

L'objectif est toujours de parvenir à un accord sur l'ensemble du paquet législatif relatif à la protection des données d'ici la fin de l'année.

Pour conclure ce point, je relèverai que le Parlement européen est un bon « défenseur des libertés », peut-être devrait-il être un peu plus le « défenseur de la sécurité », mais les deux impératifs ne sont pas incompatibles.

Le processus a été perturbé par la décision de la Cour de justice de l'Union européenne du 6 octobre 2015 (l'arrêt « Schrems ») invalidant le « Safe Harbour » ; cet accord, établi en 2000, entre la Commission et le Département américain du commerce « pour faciliter le commerce et les relations d'affaires entre les États-Unis et l'Union » en offrant un cadre juridique à la circulation de données à caractère personnel en provenance de l'Union vers les États-Unis.

J'évoquerai brièvement l'état de ce dossier.

La Commission européenne avait jugé, en 2000, que la législation en vigueur aux États-Unis concernant la protection des données personnelles assurait « un niveau de protection adéquat ». Aux termes de l'accord « Safe Harbour », les entreprises américaines, dès lors qu'elles souscrivaient à un « code de conduite » après autoévaluation et autocertification de conformité, pouvaient donc, sans autre autorisation, procéder au transfert de données personnelles des citoyens européens.

Première conséquence de l'invalidation : le soin d'évaluer la conformité du transfert de données à une entreprise américaine ou étrangère, conformément aux impératifs de protection de ces données établis par la directive 95/46, est dorénavant laissé à la discrétion des autorités nationales de contrôle (la CNIL en France). En l'absence d'un accord-cadre bilatéral, il incombe désormais à ces autorités de prendre des mesures visant à s'assurer qu'aucun transfert de données personnelles n'ait lieu vers un pays ne possédant pas un niveau de protection adéquat et d'examiner les plaintes de toute personne s'estimant lésée dans ses droits fondamentaux du fait d'un transfert de ces données personnelles vers un pays tiers.

En mettant en cause la compétence de la Commission européenne dans la certification qu'un pays tiers « assure un niveau de protection adéquate », l'arrêt de la Cour risque de retarder le processus d'adoption du paquet législatif « protection des données ».

Il apparaît évident que le Parlement européen va souhaiter mieux encadrer les décisions relatives au niveau de protection adéquat dans les pays tiers en prévoyant des mécanismes d'évaluation régulière et en élargissant les possibilités de suspension.

Un point, enfin, sur le « PNR européen ». Où en est-on aujourd'hui ? Les négociations interinstitutionnelles ont commencé au début du mois d'octobre après l'adoption par le Conseil d'une position de négociation le 16 septembre dernier. Il ne semble plus désormais que les discussions sur le PNR soient considérées comme « liées » aux discussions sur le paquet « protection des données » comme le souhaitaient, il y a quelques mois encore, certains membres du Parlement européen. Toutefois, des divergences subsisteraient entre le Conseil et la commission « Libé » sur les points suivants :

- des pays comme l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, la France ou le Royaume-Uni regrettent que la commission « Libé » s'oppose à l'inclusion des vols intra-européens dans le champ d'application de la directive ;

- de même, les pays comme la Hongrie, la France, la Belgique, la République tchèque ou encore l'Espagne, la Grèce, l'Italie ou le Royaume-Uni déplorent que la commission « Libé » souhaite limiter le « PNR européen » au seul champ des crimes de terrorisme ou de criminalité grave de nature « transnationale ». La France, par exemple, juge inacceptable que le « PNR européen » ne s'applique pas à un crime grave dès lors qu'il ne serait commis que dans un seul État membre ;

- enfin, des délégations de pays comme la France ou la Belgique se déclarent très réservées quant à un éventuel accès direct d'Europol aux unités de traitement des informations. Dans le même sens, l'Allemagne estime qu'Europol doit demeurer un outil en soutien des États membres et pas un instrument primant sur eux.

En revanche, les délégations nationales et la commission « Libé » sont, semble-t-il, tombées d'accord sur l'idée d'inclure les agences de voyage et les tour-opérateurs dans le champ de la directive, même si des précisions doivent être apportées sur les modalités techniques de cet ajout.

Relevons, encore, que certaines délégations, comme la délégation allemande, proposent que la directive « PNR européen » ne soit pas finalisée avant que la Cour de justice de l'Union européenne ne fasse connaître sa position, attendue pour fin 2015 ou début 2016, sur la légalité de l'accord « PNR » entre l'Union et le Canada.

La présidence du Conseil de l'Union européenne se déclare, néanmoins, confiante en une issue favorable du processus avant la fin de l'année 2015.

En conclusion, je rappellerai que la Commission européenne, saisie du dossier en application du traité de Lisbonne, a déposé la proposition de directive dont nous discutons le 2 février 2011.

À notre initiative, le Sénat a adopté des propositions de résolution européenne afin que soit assuré un respect effectif des droits fondamentaux et appelant de ses voeux une mise en oeuvre rapide du dispositif.

Les délais extrêmement longs des processus de décision suscitent une légitime interrogation, en particulier lorsqu'il s'agit de trouver des solutions dans des situations d'urgence comme c'est le cas aujourd'hui avec un risque terroriste démultiplié. Ne pourrait-on pas envisager une accélération des procédures dans des dossiers reconnus prioritaires par des instances appropriées ?

Rappelons que l'on dit souvent, dans nos campagnes, « le mieux est souvent l'ennemi du bien » !

M. Jean Bizet, président. - Je crois, en effet, que nos concitoyens sont aujourd'hui en attente de décisions fortes et rapides.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je souhaiterais demander au rapporteur s'il a le sentiment que le dossier du PNR européen s'enlise actuellement au Parlement européen ?

M. Simon Sutour. - C'est la commission « Liberté et Justice » du Parlement européen qui s'occupe de ce dossier. Je ne vous cache pas que ce texte lui a fait quelque peu « violence ». Reconnaissons que le Parlement européen ne voulait pas, au départ, de cette directive sur le PNR. Ce sont les événements dramatiques que nous avons connus depuis le début de l'année qui ont, hélas, fait progresser le dossier. Je rappelle que nous avons fait adopter par le Sénat deux résolutions européennes : celle de 2009 afin que soit assuré un respect effectif des droits fondamentaux et celle du 15 mars 2015 appelant de ses voeux une mise en oeuvre rapide du dispositif. Notre intention a toujours été de protéger les libertés mais la traçabilité, dans le contexte actuel, nous paraît indispensable y compris en ce qui concerne les vols intra-européens. D'autre part, le processus de co-décision, c'est vrai, prend du temps. J'ai néanmoins bon espoir. Le président de la commission « Libé » du Parlement européen nous a déclaré « qu'on allait y arriver ».

M. Yves Pozzo di Borgo. - N'est-on pas en droit de penser que nos collègues du Parlement européen ont fait preuve, sur ce sujet, d'une certaine forme d'irresponsabilité ?

M. Jean Bizet. - Je reste raisonnablement optimiste. Nous retournerons voir les parlementaires de la commission « Libé » du Parlement européen afin de les convaincre d'accélérer le processus.

M. Philippe Bonnecarrère. - Je m'interroge sur l'impact concret du PNR européen en ce qui concerne la traçabilité des voyageurs aériens suspects. Les États européens ne disposent-t-ils pas d'autres instruments pour cette surveillance ? Que se passera-t-il en l'absence PNR européen ?

Je juge, moi aussi, utile d'actualiser la résolution européenne sur le terrorisme adoptée par le Sénat le 1er avril dernier compte tenu des derniers événements.

Sur la question des déchéances de nationalité et de l'apatridie, nous sommes en présence de deux droits : le droit conventionnel et le droit constitutionnel. Je pense qu'il est utile de modifier la constitution française pour permettre, au moins au plan national, une modification de l'article 25 du Code civil dans le sens que nous avions, un temps, envisagé il y a quelques mois.

M. Simon Sutour. - Nous avons eu, dans cette commission, un débat sur la nationalité. « Fabriquer des apatrides » pose, sans doute, un problème au regard du droit européen. Le débat est lancé sur la réforme de la Constitution. S'agissant de la surveillance des passagers des vols aériens, nous disposons déjà, bien sûr, d'une coopération policière et d'une entraide judiciaire. Mais le PNR européen, s'il ne sera jamais la « panacée », est un outil utile dont il serait dangereux de se passer. C'est un moyen, parmi d'autres, de « resserrer les mailles ».

Mme Gisèle Jourda. - Le PNR européen, selon moi, répond à une conception de l'Europe. Nous subissons une menace dans tout l'espace européen en étant en quelque sorte « assiégés sur nos valeurs ». Nous devons nous doter des moyens adéquats. Il serait insupportable de bâtir le PNR sur des réticences. Il est enfin temps de construire une Europe politique forte et une Europe de la défense puissante. Désormais, au-delà des déclarations, il faut « marquer » des actes.

M. Didier Marie. - Nous sommes, en effet, dans une situation exceptionnelle. Il me paraîtrait intéressant d'étudier les modalités de mise en oeuvre des clauses de solidarité prévues par le traité de Lisbonne ou le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. En tout état de cause, les valeurs européennes, ce sont avant tout les libertés individuelles. Il convient de veiller au respect de ces libertés en conciliant cet impératif avec la protection de la population. Je suis favorable à l'adoption d'un PNR européen. J'en appelle à une politique de sécurité beaucoup plus intégrée au niveau européen avec des mécanismes de contrôle par les citoyens. Oui, il faut des mesures exceptionnelles mais restons vigilants sur la question des libertés. Une plus forte intégration politique européenne me paraît aussi indispensable.

M. Jean Bizet, président. - Des conventions internationales existent sur la question des déchéances de nationalité et de l'apatridie. La France en a ratifié un certain nombre. Les décisions prises jusqu'à présent en la matière peuvent apparaître comme symboliques mais elles sont susceptibles, dans le contexte dramatique que nous connaissons aujourd'hui, d'exercer un effet de dissuasion qui ne doit pas être sous-estimé.

Nous devons faire le point sur les suites qui ont été données par l'Europe à toutes les préconisations de notre résolution européenne sur le terrorisme. Nous devons continuer à exercer une pression forte pour rappeler aux institutions européennes que l'Europe est aussi directement concernée par les actes terroristes qui surviennent dans tel ou tel État membre.

Transports - Transparence et concurrence dans le transport aérien : rapport d'information et avis politique de MM. Jean Bizet, Éric Bocquet, Claude Kern et Simon Sutour

M. Jean Bizet, président. - Le rapport du groupe de travail sur la transparence de la concurrence dans les transports aériens vous a été remis. C'est pourquoi nos interventions d'aujourd'hui se limiteront au rappel des principaux enjeux politiques, laissant de côté chiffres et raisonnements techniques.

L'organisation des transports aériens a subi au cours des vingt dernières années deux chocs presque simultanés, dont les propriétés sont très différentes, mais qui représentent chacun un défi pour les grandes compagnies historiques. Tout d'abord, les compagnies à bas tarifs, souvent appelées low cost, ont permis une démocratisation sans précédent des voyages aériens au sein de l'Union européenne, mais avec trop souvent des pratiques extrêmement contestables pour la gestion de leur personnel et les contreparties exigées des petits aéroports desservis, le tout accompagnant une conception très restrictive de la contribution aux recettes publiques.

Presque simultanément, les trois grandes compagnies aériennes basées dans le Golfe persique ont développé une offre quasiment irrésistible sur le plan tarifaire pour les liaisons entre l'Union européenne et l'Asie du Sud - jusqu'à l'océan Pacifique, avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande.

Simon Sutour exposera les enjeux de la concurrence entre compagnies européennes et compagnies du Golfe, puis Claude Kern abordera la concurrence avec les opérateurs low cost, sans évoquer toutefois les conditions parfois très particulières présidant à la gestion du personnel, sujet dont Éric Bocquet nous entretiendra.

Nous présentons donc aujourd'hui une communication à quatre voix portant sur un sujet majeur, car notre pavillon aérien est directement touché. J'ai déposé un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale, tendant à éliminer les distorsions de concurrence provoquées par les charges patronales. Le dispositif que j'ai proposé est identique à celui défendu à l'Assemblée nationale par M. Le Roux. Il reprend une mesure appliquée par Alitalia.

Air France va mieux aujourd'hui, mais à titre exclusivement conjoncturel, puisque les défis structurels demeurent. Air France est une compagnie de droit privé, mais c'est aussi un nom, un renom et un symbole du savoir-vivre à la française.

M. Simon Sutour. - Les émirats pétroliers du Golfe ont une obligation évidente pour l'avenir : préparer l'après pétrole. Développer l'aviation civile est une des stratégies mises en place à cette fin. Les enjeux sont déjà considérables, ils seront incomparablement plus graves si l'Union européenne et ses États membres continuent à laisser faire.

Mais commençons par le commencement : l'offre de billets permettant de rejoindre l'Asie méridionale moyennant une escale dans le Golfe, avec une combinaison de tarifs et de prestations incompatibles avec l'environnement économique des compagnies européennes. Le résultat ne s'est pas fait attendre : les liaisons concernées deviennent de plus en plus l'apanage des trois compagnies Emirates, Etihad et Qatar Airways. L'Australie et la Nouvelle-Zélande ne sont aujourd'hui desservies en direct depuis l'Europe que par Virgin Atlantic et British Airways, deux compagnies britanniques ayant l'une et l'autre des liens capitalistiques avec celles du Golfe, respectivement Etihad et Qatar Airways.

Assez vite cependant, la soif de nouveaux clients à transporter s'est traduite par la recherche de liaisons supplémentaires permettant de drainer toujours plus de voyageurs. Comment faire ? C'est simple : aux liaisons habituelles depuis les hubs européens, il suffit d'ajouter des vols reliant deux grands aéroports régionaux non à leur hub national, mais à ceux du Golfe. Reste à obtenir ces autorisations d'un type totalement nouveau, pour ne pas dire dérogatoire à la desserte purement nationale des aéroports régionaux.

J'en viens à la troisième étape : l'acquisition directe de participations dans le capital de compagnies européennes. Il ne s'agit plus cette fois d'aspirer une partie de la clientèle, ni même simplement d'ajouter quelques voies de chalandage supplémentaires, mais de devenir directement opérateur de transport aérien dans un espace géographique extérieur au Golfe. L'exemple habituellement cité en premier lieu est celui d'Alitalia : formellement, la compagnie historique italienne existe toujours, mais Etihad possède quasiment la moitié de son capital. Bref, les décisions stratégiques ne se prennent plus à Rome. Le cas de British Airways mérite également d'être examiné à l'aune de cette politique d'investissement. En effet, lorsque l'apparition de vols directs entre les États-Unis et l'Europe a provoqué l'émoi de trois compagnies aéronautiques américaines, British Airways a pris fait et cause pour leurs concurrentes du Golfe. Comment ne pas y voir un lien avec l'investissement réalisé par Qatar Airways, qui détient 10 % du capital d'IAG, qui est la société holding possédant tout à la fois British Airways, Iberia et Vueling ?

M. Claude Kern, rapporteur. - Contrairement aux opérateurs du Golfe, les compagnies low cost n'ont pas besoin d'investir dans l'espace européen pour s'y trouver, puisqu'elles y ont vu le jour !

C'est le « troisième paquet aérien » qui leur a donné les moyens de voler à grande échelle, en mettant fin aux monopoles nationaux qui régnaient jusque-là en maîtres sur leurs espaces historiques respectifs. Ainsi, de très nombreux citoyens européens ont pu prendre la voie des airs grâce à des tarifs accessibles au plus grand nombre. Il est difficile de ne pas saluer une semblable démocratisation du secteur.

Tout est-il parfait pour autant ? Hélas, non ! Ainsi que le président Jean Bizet l'a indiqué, les objections à la gestion très particulière du personnel vous seront exposées par notre collègue Éric Bocquet. Je me bornerai donc aux deux autres aspects : la captation de subventions et l'évitement face aux impôts.

Pratiquer une politique tarifaire imbattable conduit logiquement à des pertes d'exploitation. Sinon, les liaisons auraient existé depuis longtemps. Pour résoudre ce qui s'apparente à la quadrature du cercle, la principale compagnie low cost européenne - qui est également la principale compagnie aéronautique en Europe toutes catégories confondues - a trouvé une solution simple, sinon moralement admirable. Le montage est le suivant : la desserte de tel aéroport est conditionnée par la souscription d'une prétendue « prestation de services » rémunérée au prix fort. L'aéroport concerné doit donc verser une très substantielle somme d'argent à la filiale de Ryanair dénommée Airport Marketing Services. Théoriquement, cette filiale spécialisée fait de la publicité sur Internet afin d'accroître l'attractivité du territoire où se trouve l'aéroport. Concrètement, la publicité en question se trouve sur le site de Ryanair ; elle est accessible aux personnes ayant manifesté leur intérêt pour la plate-forme concernée.

Qu'arrive-t-il trop souvent ? Après un certain temps, l'intervention d'Airport Marketing Services paraît insuffisamment rémunérée aux gestionnaires de la compagnie. Une majoration est donc proposée, ou plutôt exigée, car tout refus est immédiatement sanctionné par l'arrêt de la desserte. Certains aéroports se trouvent donc brutalement privés de la seule compagnie dont les avions s'y posaient. Pour éviter cette conséquence désagréable, les collectivités territoriales acceptent souvent de payer plus cher, afin de soutenir le développement économique local. Le rôle d'Airport Marketing Services ne doit surtout pas être sous-estimé dans la galaxie de Ryanair, puisque les sommes drainées par cette structure extrêmement légère sont supérieures aux bénéfices du groupe ! En pratique, l'activité aérienne de Ryanair est déficitaire, mais tout va mieux grâce à la rémunération gargantuesque obtenue par cette filiale, unique en son genre dans le monde aérien.

Pour limiter toutefois le déficit de son activité aérienne, Ryanair a fait preuve d'une ingéniosité parfois coupable dans la recherche de bas prix de revient. Je me contenterai maintenant d'évoquer l'une des principales dépenses des compagnies aériennes : la gestion de la flotte. Ryanair ne possède pas d'avion, mais deux filiales sur l'île de Man et une multitude de filiales habituellement domiciliées dans l'État du Delaware. Ce dernier point ressort des auditions auxquelles nous avons procédé. La combinaison de ces deux paradis fiscaux permettant d'échapper à pratiquement toute imposition des avions, actif économique majeur s'il en est pour toute compagnie aérienne.

Enfin, je déplore solennellement que notre compagnie historique, Air France, réduise la desserte interne de notre pays. Un exemple emblématique est fourni avec la suppression annoncée de toute liaison aérienne entre la capitale de la France et le siège du Parlement européen ! En effet, la ligne Paris-Strasbourg disparaîtra prochainement, au motif que l'accélération programmée des liaisons par train pourrait éventuellement réduire la fréquentation par voie des airs. On croit rêver ! Comment défendre encore la place de Strasbourg comme capitale européenne ?

Je vais maintenant passer la parole à Éric Bocquet, pour qu'il vous présente la façon dont Ryanair et certains autres opérateurs low cost gèrent leurs ressources humaines avec un sens affirmé de l'économie.

M. Éric Bocquet. - J'achève donc la présentation du rapport et de l'avis politique avec la gestion du personnel, la dimension la plus importante à mes yeux de ce qui vient fausser la concurrence entre les grandes compagnies historiques d'une part et les compagnies low  cost d'autre part.

En ce domaine, l'imagination est au pouvoir, mais seulement pour le pire !

Au début est l'embauche. Hôtesses, stewards et pilotes n'ayant jamais travaillé pour la compagnie doivent bénéficier d'une formation d'adaptation à l'emploi. Jusque-là, rien d'inhabituel. Pourtant, cette forme très particulière d'entreprise se singularise en faisant payer cette formation. Les conditions de travail parfaitement déplorables aidant, le turnover de la main-d'oeuvre est très élevé. À l'exception des pilotes, le personnel navigant ne reste guère plus d'un an. Et les nouvelles recrues vont payer de nouveau ! C'est un exemple unique où le mécontentement légitime du personnel se traduit par des recettes supplémentaires encaissées par l'employeur. Au demeurant, que les pilotes restent plus longtemps ne signifient pas qu'ils payent moins : lorsque le temps de vol annuel est insuffisant pour conserver la qualification professionnelle, les pilotes payent pour voler. C'est simple, mais il fallait y penser ! Dans sa résolution du 11 novembre, le Parlement européen a fustigé cette pratique, communément dénommée « pay for fly ».

Cette originalité n'est d'ailleurs pas la seule, puisque l'emploi dit « atypique » est fréquent dans le monde du low cost. Qu'est-ce que l'emploi atypique ? Concrètement, il s'agit de contrats à durée déterminée, d'emploi via une société d'intérim, enfin du recours à de prétendus travailleurs indépendants. Dans ce dernier cas, des personnes n'ayant aucun employeur autre que Ryanair par exemple sont rémunérés à la prestation, un peu comme on ferait pour son plombier qui aurait réparé une fuite. La différence est que ce pilote prétendument indépendant travaille exactement dans les mêmes conditions, à la même fréquence et avec la même subordination qu'un pilote salarié. Mais son employeur ne lui paye aucune protection sociale et l'éventuelle cessation du travail n'étant pas un licenciement, aucune indemnisation n'est versée à ce titre !

Faut-il ajouter que l'action syndicale est pratiquement impossible dans ce cadre. Interdire tout syndicat est illégal. Certes, mais les compagnies low cost ne sont pas nécessairement à ce genre de détail près lorsqu'elles font héberger le personnel navigant dans un camping ! C'est moins cher que l'hôtel, et nul ne peut y voir une résidence principale, ni une base d'affectation. Pour achever mon propos, je mentionnerai moi aussi l'évasion fiscale et sociale. En effet, les prétendus travailleurs indépendants d'un genre particulier sont habituellement domiciliés dans un paradis fiscal, par exemple une île anglo-normande. Ainsi, la rémunération versée ne subit aucune diminution ultérieure au titre de l'impôt sur les revenus. Idem pour les cotisations sociales. Résultat : le train de vie immédiatement procuré par la rémunération est comparable à celui des salariés de droit commun effectuant le même travail dans les compagnies historiques, mais l'employeur low cost dépense deux fois moins. Son personnel est privé de toute protection sociale.

M. Jean Bizet, président. - Les conséquences du double choc d'offre ont été décrites par les trois autres membres du groupe de travail constitué au sein de notre commission. Comme ils n'ont omis aucune des turpitudes que l'on reproche aux concurrents des compagnies historiques, je n'y reviens pas.

En revanche, je voudrais insister sur le rôle de l'industrie aéronautique dans les évolutions à venir des transports de passagers. Car le modèle des compagnies à hub voit en tout état de cause son avenir compromis par l'arrivée d'avions long-courrier dont la capacité est inférieure à 300 passagers.

Pourquoi cette offre nouvelle me paraît-elle porteuse de nouveaux bouleversements ? Parce qu'elle ouvre la voie à la multiplication des liaisons de point à point tout autour du globe, entre aéroports dont la distance excède 15 000 kilomètres et dont aucun n'est un hub. En d'autres termes, les aéroports secondaires pourront être reliés entre eux non seulement sur le territoire national, non seulement dans un espace plus vaste comme l'Union européenne, mais quasiment partout sur Terre !

La révolution du low cost doit beaucoup aux liaisons de point à point entre petits aéroports. La venue du Boeing 787 Dreamliner et de l'Airbus A350 me semblent annoncer pour les années à venir des bouleversements d'où sortiront en vainqueurs ceux qui auront su prendre à temps les bonnes décisions. Il y a là une sorte de redistribution des cartes, donc une chance à saisir. J'espère que les compagnies européennes sauront ne pas la laisser passer !

Sur cette parole d'espoir, je m'apprête avec nos collègues à répondre aux questions que vous voudrez bien nous poser.

M. Jean-Paul Emorine. - Je voudrais commencer par trois observations factuelles. Bien que le transport aérien soit une activité mondialisée par excellence, notre compagnie historique emploie des salariés dont le statut est sans rapport avec la situation qui règne chez nos concurrents. À l'avenir, la flotte chinoise va tripler ! Enfin, il ne faut pas que les vols low cost fassent perdre en sécurité ou en respect des horaires.

L'Airbus A380 est un avion magnifique pouvant embarquer plus de 800 voyageurs. Aux États-Unis, la recherche de Boeing est financée par le ministère de la défense, mais cet industriel reproche à Airbus le dispositif des avances européennes ! Le carnet de commandes d'Airbus concerne la terre entière.

Il y a cinq ans, j'ai pris un vol Varig pour aller au Brésil, un prix deux fois plus faible que celui d'Air France. Si notre compagnie historique ne s'adapte pas, elle disparaîtra.

J'en viens aux hubs. Le ciel de Paris est saturé. C'est Lyon qui va épauler Aéroports de Paris.

Enfin, le TGV qui reliera Paris et Strasbourg en moins de deux heures conduit fatalement à supprimer la liaison aérienne.

M. Yves Pozzo di Borgo. - La compagnie easyJet gère-t-elle son personnel de la façon décrite par notre collègue Éric Bocquet ?

M. Éric Bocquet. - Non.

M. Claude Kern. - Je comprends la problématique du temps de trajet, mais il faut déjà réserver une place dans le TGV avec deux mois d'avance ! L'avion reste donc nécessaire. Au demeurant, un temps de trajet à peine inférieur à deux heures ne bouleversera pas le cadencement des rames.

M. Didier Marie. - Ce rapport fort intéressant ne manque pas d'inquiéter. Nous assistons à une mondialisation croissante du tourisme. Lorsque 5 % des Chinois voyageront, il y aura beaucoup de personnes dans nos rues ! Mais les capacités de transport aérien se seront accrues d'abord. La question est loin d'être résolue.

J'en viens au second point : l'élimination du dumping social organisé par certaines compagnies, qui est inacceptable. Il est impossible d'agir efficacement à l'échelle nationale, bien que certaines compagnies incriminées concernent des publics très importants. Peu de procès ont eu lieu, peu d'aides ont été remboursées.

Quant aux compagnies du Golfe, elles ont besoin d'autorisations d'atterrir. Pour éliminer la concurrence déloyale, les négociations doivent être conduites à l'échelle de l'Union européenne. Quelles sont les intentions de la Commission européenne à ce propos ? Des prises de participation opérées dans des compagnies européennes ont un aspect problématique, dès lors que les opérateurs du Golfe sont aidés par leurs États respectifs.

M. Jean Bizet, président. - La polémique entre Airbus et Boeing ne pourrait plus durer si l'OMC incluait l'aviation civile.

Le règlement n° 868/2004 date d'avril 2004, mais il n'a guère été mis en oeuvre. Il est d'ailleurs stupéfiant de circonvolutions qui anéantissent la protection attendue. Notre compagnie nationale a engagé des actions contentieuses auprès de la Commission européenne. Enfin, la politique en matière d'achat d'avions et d'affrètement des vols fait l'objet d'une suggestion du rapport sur la gestion stratégique de la concurrence par la Commission européenne.

M. Michel Raison. - Le système des faux travailleurs indépendants va très au-delà du simple assouplissement du droit du travail, que j'appelle de mes voeux. Cette façon de gérer ses ressources humaines est particulièrement grave dans le domaine aérien, car elle peut compromettre la sécurité des vols. L'absence de cotisations sociales est anormale.

M. Éric Bocquet. - Vous avez raison. Il y a là un véritable souci en matière de sécurité, mais aussi de responsabilité en cas de catastrophe.

L'existence de cotisations sociales, par exemple en France, provoque une distorsion de concurrence.

M. Michel Billout. - Je remercie les co-rapporteurs, qui ont illustré avec précision ce sujet d'une grande importance. Mais je reste inquiet, car je comprends la préoccupation éprouvée par les personnels d'Air France, qui ne veulent pas évoluer vers le prétendu modèle social de Ryanair.

J'espère que ce rapport éclairera les enjeux. Faute de réaction de l'Union européenne contre le dumping social, les difficultés seront inévitables.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Nos collègues parlementaires élus à Strasbourg se sentent un petit peu seuls quand ils défendent sa place de capitale européenne. Sur place, trop peu d'investissements ont été réalisés. L'arrêt de la desserte aérienne depuis Paris est symbolique pour la France !

M. Jean Bizet, président. - Sur place, nous avons constaté qu'il est bien plus facile de s'entretenir avec un commissaire européen à Strasbourg plutôt qu'à Bruxelles. C'est pourquoi j'ai proposé à M. Harlem Désir d'organiser un déplacement conjoint à Strasbourg, ville qui pourrait devenir la capitale de l'Eurogroupe.

Certains parlementaires européens considèrent la situation d'un point de vue purement budgétaire.

Le Parlement européen vient de publier la résolution qu'il a votée mercredi dernier en vue du prochain paquet aérien. Ces conclusions sont totalement cohérentes avec celles de notre rapport. Nous serons très attentifs aux propositions que la Commission européenne doit formuler le 2 décembre.

Je propose que les quatre membres du groupe de travail adressent un courrier au secrétaire d'État chargé des transports, M. Vidalies, afin de lui remettre notre rapport.

Notre pavillon national va mieux, c'est exact, mais sur un plan strictement conjoncturel. Nous exprimerons au secrétaire d'État les inquiétudes qui persistent.

Aujourd'hui, la sécurité des aéroports est reportée sur les compagnies aériennes, alors que cette fonction régalienne est totalement prise en charge par les finances publiques aux États-Unis.

Après le 2 décembre, j'envisage de réagir par conférence de presse aux propositions de la Commission européenne, et de remettre notre rapport à Mme Violeta Bulc, commissaire européen chargée des transports, en exigeant la moralisation de certaines pratiques.

M. Simon Sutour. - J'approuve cette suggestion.

Nous proposons aujourd'hui à notre commission d'envoyer un avis politique à la Commission européenne. Le rapport présenté l'an dernier par M. Le Roux aboutit à des orientations comparables aux nôtres. Maintenant, il faut agir !

À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a adopté, à l'unanimité, le rapport de MM. Jean Bizet, Éric Bocquet, Claude Kern et Simon Sutour, ainsi que l'avis politique, qui sera transmis à la Commission européenne, dans la rédaction suivante.

Avis politique
sur la concurrence dans les transports aériens

Vu le règlement (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l'exploitation de services aériens dans la Communauté,

Vu le règlement (CE) n° 868/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant la protection contre les subventions et les pratiques tarifaires déloyales causant un préjudice aux transporteurs aériens communautaires dans le cadre de la fourniture de services de transport aérien de la part de pays non membres de la Communauté européenne,

Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la mise en oeuvre du ciel unique européen (COM (2013) 410 final) du 4 juillet 2013,

Vu la communication de la Commission européenne fixant les lignes directrices sur les aides publiques en faveur des aéroports et des compagnies aériennes du 20 février 2014,

La commission des affaires européennes du Sénat fait les observations suivantes :

Les règlements du Conseil (CEE) n° 2407/92, 2408/92 et 2409/92, remplacés par le règlement (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil ayant libéralisé la prestation de transport dans le ciel de l'union européenne, ils ont compromis la viabilité du modèle traditionnel des compagnies à réseau associant des lignes intérieures court ou moyen-courrier entre aéroports régionaux ou desservant un hub national d'une part, des lignes internationales de hub à hub d'autre part ;

Les opérateurs à bas prix, habituellement dénommés « low cost » ont utilisé les possibilités nouvelles pour développer à un rythme exceptionnellement soutenu leur offre de voyage à bas prix, principalement entre aéroports régionaux - au sein d'un même État membre ou entre États membres. La démocratisation ainsi opérée des voyages aériens est satisfaisante en soi, mais la recherche de prix de revient aussi bas que possible s'est accompagnée d'abus trop fréquents, parfois pratiqués à grande échelle. Il convient aujourd'hui de mettre un terme à l'emploi de travailleurs prétendument indépendants dont la réalité du travail et de la subordination aux donneurs d'ordre est identique à celle des salariés. De même, les schémas d'évasion fiscale ne doivent plus perdurer ;

Indépendamment des compagnies low cost, les trois grands transporteurs basés dans le Golfe ont bouleversé la logique des liaisons internationales de hub à hub, puisque les voyageurs quittant l'Europe à destination d'Abu Dhabi, Doha ou Dubaï ont dans leur très grande majorité une destination finale située à des milliers de kilomètres. En pratique, les hubs européens reliés aux trois grandes plates-formes aéroportuaires du Golfe jouent - pour ces liaisons - le rôle traditionnellement dévolu aux aéroports régionaux envers le hub national. Londres, Francfort, Paris, Rome et Madrid ne sont pas des aéroports régionaux d'un émirat pétrolier, mais les liaisons aériennes fonctionnent comme si tel était le cas ! C'est vrai à un point tel que les compagnies européennes sont presque totalement exclues de nombreuses destinations en Asie du sud-est, a fortiori en Australie où les deux seuls opérateurs de transport encore présents sur les liaisons avec l'Union européenne - British Airways et Virgin Atlantic - ont des liens capitalistiques avec les compagnies du Golfe (respectivement Qatar Airways et Etihad Airways). La situation actuelle des grandes compagnies nationales historiques basées dans les États membres de l'Union européenne est extrêmement difficile, puisque British Airways offre le seul exemple d'une adaptation réussie sur le plan de la rentabilité ;

De façon générale, la commission des affaires européennes demande avec insistance que la politique suivie par l'Union en matière de concurrence dans les transports aériens prenne effectivement en compte le fait que le marché pertinent est en réalité constitué par le Globe tout entier, ce qui doit conduire à ne plus prendre en considération le seul prix des billets d'avion acquittés sur le sol de l'Union européenne ;

S'agissant de façon plus précise des conditions de la concurrence entre prestataires de services aériens opérant au sein de l'Union, la commission des affaires européennes du Sénat souhaite que soient intégrés au plus vite les principes suivants :

- l'utilisation d'une définition harmonisée pour la totalité de l'Union européenne des deux notions suivantes : « travailleurs salariés » et « travailleurs indépendants » ;

- l'adoption de règles uniformes et spécifiques régissant l'emploi de travailleurs très mobiles au sein de l'Union européenne en raison de leur activité ;

- la prise en compte des coûts effectivement induits par les passagers en départ direct, en arrivée définitive ou en transit pour établir les redevances versées aux aéroports par les compagnies aériennes ;

- la possibilité, pour les États membres, de ne pas imposer aux passagers en transit une double taxation qui fait aujourd'hui payer pour chacun d'eux une somme identique à celle que la compagnie doit acquitter pour un voyageur qui atterrit et pour un autre qui s'envole ;

- l'introduction dans le droit de l'Union d'un dispositif encadrant les contreparties que les compagnies aériennes peuvent exiger des petits aéroports afin de les desservir ;

En outre, la commission des affaires européennes du Sénat souhaite que soient prohibés au plus vite les dispositifs d'évasion fiscale permettant de soustraire les aéronefs aux impôts sur les actifs économiques des entreprises - notamment par une domiciliation fictive dans un paradis fiscal ;

Elle demande par ailleurs que les États membres puissent utiliser le dispositif des services d'intérêt économique général pour garantir la desserte aérienne de telle ou telle plate-forme régionale ;

S'agissant de la concurrence avec des opérateurs externes aux États membres, la commission des affaires européennes du Sénat estime indispensable que l'Union européenne prenne l'initiative d'une négociation internationale afin d'étendre les attributions de l'OMC pour y inclure l'aviation civile ;

Elle demande avec insistance l'application effective du règlement (CE) n° 868/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant la protection contre les subventions et les pratiques tarifaires déloyales causant un préjudice aux transporteurs aériens communautaires dans le cadre de la fourniture de services de transport aérien de la part de pays non membres de la Communauté européenne. Si besoin est, ce règlement devrait être adapté afin de rendre équitable la concurrence entre compagnies relevant d'États membres et celles relevant d'États tiers ;

Enfin, en attendant d'appliquer les règles posées dans le cadre de l'OMC, la commission des affaires européennes souhaite vivement que les prises de participation au sein de compagnies aériennes basées dans un État membre, par des opérateurs basés dans des États tiers, respecte à l'avenir deux principes :

- la réciprocité du droit, afin que les opérateurs européens ne soient pas les seuls susceptibles d'être au moins partiellement rachetés par des opérateurs provenant d'États tiers ;

- la vérification préalable de l'absence de pratiques déloyales et de la sincérité des comptes publiés par l'éventuel investisseur originaire d'un État tiers.

La réunion est levée à 10 heures 25.