Mercredi 6 avril 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures - Audition de M. Bruno Bézard, directeur général du Trésor

La réunion est ouverte à 10 h 03.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Monsieur le Directeur général, merci d'être venu nous parler ce matin de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (BAII) ou Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB). Le concept, mis en avant par les autorités chinoises, de « route de la soie », s'accompagne de la volonté de créer les outils financiers pour mener à bien des grands projets effectivement nécessaires. On mesure bien l'ambition de la Chine en Asie et sur un axe Asie-Europe qui peut même passer par l'Afrique. La France va contribuer au capital de la nouvelle banque à hauteur de 3,4%. Une telle création est sans précédent depuis des décennies. Faut-il y voir une stratégie en direction de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) ? Tous les pays n'y participent pas ; je pense en particulier aux États-Unis...Quelles ont été les conditions de la participation de la France ? Y voyez-vous une évolution du rôle de la Chine dans l'économie mondiale ?

M. Bruno Bézard, directeur général du Trésor. - C'est un point d'inflexion majeur et historique pour la communauté internationale. Le sujet n'est pas seulement financier mais aussi politique. C'est une page d'histoire qui s'écrit avec cette montée de la Chine dans le système financier international. Certes, cette banque est née en Chine ; elle est profondément chinoise, son siège est à Pékin et son président est chinois. Elle a d'abord rassemblé 20 pays asiatiques, auxquels se sont joints ensuite des pays « non-régionaux », dont la France et tous ses grands partenaires européens. L'idée est de soutenir le développement de l'Asie par la création des infrastructures dont manque effectivement ce continent. La Chine, rappelons-le, a fondé son développement sur les infrastructures : « si tu veux t'enrichir, construis d'abord des routes » disait Deng Xiaoping. Ce choix politique est au coeur de la culture chinoise contemporaine. Bien sûr, il ne faut pas faire preuve de naïveté : il n'est pas question que d'économie. Ce projet s'inscrit dans la volonté de la Chine de s'insérer davantage dans la communauté internationale, d'améliorer la « connectivité » en Asie et de mieux relier la Chine au reste du monde. C'est la fameuse « route de la soie ».

La France a été l'un des premiers pays occidentaux à soutenir cette initiative de la Chine. Le 17 mars 2015, je suis allé à Pékin annoncer l'adhésion commune de la France, de l'Italie et de l'Allemagne, l'idée étant de manifester une forte cohésion et solidarité de la zone euro. Cette démarche commune est sans précédent.

Nous aurions certes pu avoir une réaction différente à cette initiative, en craignant une potentielle entreprise de « domination » de la Chine, en estimant que l'AIIB (sigle en anglais) concurrencerait la Banque asiatique de développement (BAD) ou encore qu'elle déstabiliserait les institutions de Bretton Woods. On a d'ailleurs pu entendre ce genre d'objections parmi les pays invités. Toutefois, les grands pays occidentaux ont, pour une grande part, adhéré, car ils ont compris que cette participation était dans leur intérêt. C'est pourquoi nous avons eu un niveau d'exigence très élevé : transparence des procédures et des règles de passation des marchés, transparence des recrutements, attention extrême aux questions environnementales, à la protection des travailleurs et de leurs droits sociaux. Nous avons véritablement bataillé au cours de longues séances de négociation pour obtenir des engagements juridiques satisfaisants. Le président de l'AIIB, Jin Liqun, a bien compris ces exigences et les a reformulées en trois mots : « lean, clean and green ». Par ailleurs, le fait qu'il y ait dans cette institution une « chaise » unique pour la zone euro constitue en soi une grande innovation, avec une représentation tournante au sein du conseil d'administration. Contrairement à la Banque mondiale et au FMI, l'AIIB n'a d'ailleurs pas de conseil d'administration résident à Pékin, ce qui est moins coûteux. L'AIIB aura donc un conseil d'administration non-résident, comme par exemple la banque européenne d'investissement (BEI), ses membres étant convoqués pour chaque réunion.

Pour la Chine, la création de cette banque constitue un message fort envoyé à la communauté internationale. Au-delà de l'instrument financier au service des infrastructures en Asie, il s'agit également d'un signal politique envoyé par la Chine. La France a toujours considéré que les pays émergents devaient avoir une place plus grande au sein de la communauté financière internationale. Le Congrès américain a retardé la réforme du FMI, en refusant de l'approuver pendant plusieurs années. Ironie de l'histoire, c'est, depuis peu, chose faite. Certains voient cette création comme une remise en cause des institutions de Bretton Woods, ce qui me semble excessif. C'est une banque multilatérale de développement de plus, avec une forte tonalité chinoise. Cette création s'inscrit aussi dans un mouvement que nous appelons de nos voeux : une plus grande intégration de la Chine dans la communauté internationale, alors qu'elle a jusqu'ici été un peu un « franc-tireur », ce qui nous gêne parfois, comme en Afrique, où elle prête dans des conditions parfois opaques à des pays dont nous avons dû annuler les dettes. Nous souhaitons que la Chine respecte davantage certaines disciplines internationales comme de ne pas ré-endetter certains pays surendettés. Pour citer trois exemples où nous avons soutenu la Chine dans sa volonté de s'intégrer davantage : la Chine vient d'adhérer à la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) ; le renminbi a intégré le panier des DTS (droits de tirage spéciaux), ce qui signifie notamment que les émissions obligataires en DTS auront une composante renminbi ; nous saluons enfin la participation régulière de la Chine, comme d'ailleurs du Brésil, de l'Afrique du Sud et de la Corée du Sud, en tant que membres ad hoc aux réunions du Club de Paris, instance que je préside et dans laquelle les créanciers échangent des informations sur la dette des pays surendettés et négocient des traitements de dette. Ces pays émergents sont devenus, aujourd'hui, des bailleurs incontournables, par le biais tant de prêts bilatéraux que d'achats d'obligations. Nous estimons qu'il est dans l'intérêt de tous que ces grands pays émergents rejoignent progressivement le Club de Paris et respectent ses grands principes d'action, afin de renforcer leur inclusion dans le système multilatéral et d'améliorer la représentativité et l'efficacité du Club.

Pour toutes ces raisons, nous pensons que cette création de l'AIIB, doit être encouragée dès lors que sont respectés des critères sociaux, environnementaux et de gouvernance, et que la France doit y jouer son rôle, dans un cadre européen.

M. Christian Cambon. - J'entends ce plaidoyer vibrant en faveur de l'AIIB, mais je voudrais vous entendre sur la position de trois acteurs qui ne sont pas sans influence dans la zone, à savoir les États-Unis, le Canada et le Japon. Les États-Unis semblent assez hostiles et ont vivement critiqué le Royaume-Uni lorsqu'il a choisi de devenir membre de l'AIIB. Pour manifester leur mauvaise humeur, ils ont lancé le partenariat transpacifique, en octobre 2015, en vue de faciliter les échanges commerciaux de part et d'autre du Pacifique. C'est un traité de libre-échange qui va supprimer quelques 18 000 droits de douane. Comment expliquez-vous l'attitude des États-Unis qui sont favorables au libre-échange et qui devraient donc être intéressés par le développement des infrastructures ? Comment comprenez-vous leur hostilité ainsi que celle du Japon et du Canada ? Comment va se passer la cohabitation dans la région ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - La création de l'AIIB est un signal fort de la volonté de la Chine de jouer un rôle plus important dans la communauté financière internationale et dans l'ordre international global. Il ne s'agit donc pas seulement pour la Chine d'optimiser ses excédents d'épargne. Les pratiques de la Chine comme prêteur sont différentes de celles des banques multilatérales existantes, dont on critique parfois la lourdeur. Cette lourdeur s'explique par l'évaluation de la viabilité financière, mais surtout par des études d'impact environnemental et social des projets. Nous pensons tous au petit opuscule de Guillaume Poitrinal qui compare les temps de réalisation des projets français et chinois. Les procédures chinoises sont certes plus rapides, plus simples, semblent donc plus efficientes, mais au prix de certaines dérives. Pensez-vous que ce serait important que l'AIIB puisse avoir des coopérations avec la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale, sachant que certains analystes disent que la puissance de feu de l'AIIB sera à terme plus importante que celle de ces deux banques ? Cela pourrait peut-être servir de garde-fou.

M. Jacques Gautier. - Ma question ne concerne pas la thématique du jour. L'année 2015 est une grande année pour les exportations d'armement qui se chiffrent à 16 milliards d'euros. C'est un grand succès pour l'équipe France, ce qui comprend aussi l'accompagnement de la Coface. Il existe un litige entre DCNS et la Coface sur le dossier de la résiliation de la vente des navires BPC à la Russie et de leur revente ultérieure à l'Égypte. La discussion porte sur les dépenses de construction - de l'ordre de 60 millions d'euros -, le contrat avec la CNIM qui a été traité directement avec la Coface sans DCNS, et les frais supplémentaires pour lesquels la Coface ne valide que deux tiers des sommes présentées par DCNS. Le sénateur Daniel Reiner et moi-même, suivons ce dossier au titre du programme 146. Les industriels viennent vers nous et sans vouloir nous immiscer entre eux et le Trésor, nous voulons tirer la sonnette d'alarme et savoir quel est votre point de vue sur la question. Il nous semble en effet qu'il faut parvenir à une solution satisfaisante pour tous.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Une question centrale dans notre commission, même si elle est collatérale au sujet de l'audition de ce matin.

M. Bernard Cazeau. - Nous nous réjouissons de voir que les pays de la zone euro se retrouvent, pour une fois, sur un projet important comme celui de l'AIIB. Que peut-on attendre de la participation des pays de la zone euro en général et de la France en particulier dans l'AIIB ?

M. Jeanny Lorgeoux. - S'agissant de l'institution d'une « chaise unique de la zone euro », est-ce l'expression d'une volonté chinoise d'avoir un interlocuteur unique ou celle d'une « européanité » en marche ?

M. Robert del Picchia. - Qui est à l'initiative de la participation de la France dans l'AIIB ? Quid de l'Agence française de développement (AFD) ? Ces deux institutions seront-elles concurrentes ou complémentaires ? Le Droit de tirage spécial (DTS) va-t-il désormais être utilisé par certains organismes comme instrument de facturation, comme ce fut le cas de l'OPEP un bref moment ? Enfin, peut-on imaginer que la Chine souhaite aller au-delà de la création d'un contrepoids aux institutions de Bretton Woods en créant également, par exemple, un organisme parallèle au programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) ?

M. Jean-Pierre Raffarin. - Merci de nous dire un mot sur l'évolution de l'AFD.

M. Jean-Paul Emorine. - L'AIIB va représenter des investissements très importants et l'on peut se réjouir que les pays de l'Union européenne y participent. Avec mon collègue le sénateur Richard Yung, nous avons beaucoup travaillé sur l'union des marchés de capitaux que le Président Juncker voudrait développer. Ces marchés de capitaux représentent 70 % des montants financiers aux États-Unis et 30 % dans l'Union européenne. Comment l'union des marchés de capitaux va-t-elle pouvoir s'intégrer dans ce nouvel espace asiatique ?

M. Jean-Pierre Raffarin - Monsieur le directeur général, à vous la parole pour répondre à ces questions.

M. Bruno Bézard - Pour répondre au sénateur Cambon, les États-Unis, le Japon et le Canada ont été réticents à la création de l'AIIB, mais pour des raisons différentes. Les États-Unis, pour une question de politique intérieure, le Congrès versus l'administration, dont je ne suis pas certain qu'elle soit fondamentalement hostile à ce projet. Cela traduit une peur de la Chine, mais aussi le sentiment de la remise en cause d'un système international perçu comme dominé, jusqu'à présent, par les États-Unis. Pour le Japon, la raison est totalement différente. Le Japon domine la Banque asiatique de développement, qui, elle, y a vu, initialement, une concurrente. J'ai reçu son Président, avec qui nous avons discuté des enjeux de l'apparition de ce nouvel acteur. Vous connaissez l'extrême sensibilité des relations entre la Chine et le Japon. Je pense toutefois que ces pays finiront par rejoindre l'AIIB. Il y a des signes. Ainsi, lors de la visite du Président Xi Jinping à Washington, à l'automne dernier, il y a eu une déclaration conjointe disant que la contribution de la Chine au financement du développement des infrastructures en Asie était la bienvenue. Sur la question du partenariat transpacifique, je ne suis pas certain que la création de l'AIIB ait été le facteur déclenchant, même si cela a pu être une incitation à avancer. On ne peut nier qu'il y a des jeux de pouvoirs géopolitiques dans cette région du monde. Pour répondre à Mme Perol-Dumont, je suis d'accord avec vous sur le fait que les « lourdeurs » de la Banque mondiale sont aussi des gages de sécurité et de respect des procédures. Nous avons beaucoup insisté sur la nécessité pour la nouvelle banque de respecter les procédures d'appel d'offres, la transparence des candidatures et de mener des études d'impact - la France a été un des pays les plus exigeants, avec ses partenaires européens, s'agissant des études d'impact -. J'ai aussi beaucoup apprécié le livre de Guillaume Poitrinal. En Chine, le prix à payer pour la rapidité, c'est parfois l'absence de contrepouvoir, d'études d'impact et les petits arrangements. On ne peut pas associer le nom de la France à cette banque si elle n'est pas « propre ». Les lourdeurs sont donc parfois justifiées. En revanche, on n'est pas obligé de faire des conseils d'administration résidents surabondants qui coûtent cher. Sur l'opportunité d'une coopération entre l'AIIB et la Banque mondiale et ses « petites soeurs » régionales, il faut aller dans ce sens et cela commence. La Banque asiatique de développement a compris qu'il fallait composer. Il y aura clairement des accords de coopération entre l'AIIB et les institutions financières internationales existantes. Pour répondre à M. Lorgeoux, la Chine n'a rien demandé à la zone euro, même si elle a toujours soutenu la zone euro et l'euro, notamment pour une raison d'équilibre avec les États-Unis. La Chine aurait pu le suggérer mais ce n'est pas le cas. L'idée est venue de quelques Trésors des pays de l'Union européenne qui ont évoqué l'idée entre eux avant d'en parler aux autorités politiques. Pour répondre à la question « que peut-on attendre ? », nous pouvons attendre plusieurs choses. Il y aura bien sûr des retombées économiques, si nos entreprises savent être présentes, notamment dans les secteurs de l'assainissement de l'eau, des villes propres et pour certains projets d'infrastructures. Il sera sans doute difficile de se positionner sur des travaux publics au Laos ou en Birmanie par exemple, en raison d'une forte concurrence. D'une façon générale, les retombées économiques ne seront pas automatiques car il existe une forte concurrence. Toutefois, il n'y a pas que des retombées économiques. Le fait d'être « en accompagnement » critique et vigilant de la Chine, dans son développement international, dans cette partie du monde, où nous avons aussi une partie de notre histoire, est très positif. Je pense au Laos, au Cambodge et au Viêt Nam. Si la France pouvait être en « accompagnement » de certains projets de l'AIIB dans cette partie du monde, ce serait un merveilleux symbole. Ces pays ne souhaitent pas être seuls face à la Chine et sont désireux d'avoir un partenaire dont ils connaissent la culture, à côté du partenaire chinois. Je suis très favorable à des partenariats entre l'AFD et l'AIIB, mais il faudra se battre car la concurrence sera rude. Vous me demandez qui a pris la décision ? Je répondrai que c'est le Gouvernement qui a décidé, mais je rends un hommage particulier à Laurent Fabius qui a eu une vision politique forte sur ce sujet. En ce qui concerne les DTS, je crois qu'ils vont se développer, mais encore une fois vous ne les aurez pas demain dans votre porte-monnaie. J'ai oublié de vous dire que la Chine préside le G20 et que c'est historique. Nous avons mis en place une collaboration technique très forte avec la Chine pour l'aider dans sa présidence. Vendredi dernier, s'est tenue à Bercy une réunion de 35 ministres des finances et gouverneurs de banque centrale pour discuter de l'architecture financière internationale. Ce séminaire était présidé par la France - Michel Sapin et le gouverneur de la Banque de France - ainsi que par le gouverneur de la Banque centrale chinoise. De nombreux ministres des finances étaient présents, notamment ceux de l'Allemagne, du Royaume-Uni, de l'Italie, de l'Espagne, de pays d'Afrique et de pays émergents, ainsi que des économistes pour discuter de l'évolution du système monétaire international. La place du DTS est un sujet à traiter et la Chine insiste - le renminbi vient d'être intégré au panier de devises qui sert de base à son calcul - pour que le DTS ait une place plus importante.

Concernant l'impact de la non-livraison du BPC, nous sommes en discussion avec les industriels. J'ai reçu le président de DCNS il y a quelques semaines. Il y a un équilibre à trouver, l'Etat doit être vigilant dans l'analyse quantitative précise des fonds qui doivent être remboursés aux industriels. Il y a une expertise du sinistre en cours et des échanges entre DCNS et la Coface. Nous avons fait une avance sur indemnités, très importante pour la trésorerie de DCNS.

Concernant l'AFD, le président de la République a pris des décisions et fait des annonces pour donner plus de moyens à l'AFD, pour qu'elle fasse plus de prêts et de dons, notamment en faveur du climat. Pour cela, il faut que l'AFD voie son haut de bilan renforcé. L'Etat fera son devoir d'actionnaire. L'AFD, qui est un établissement public et a vocation à le rester, verra son bilan renforcé grâce à l'action financière de l'Etat. Parallèlement, le Président de la République a annoncé l'établissement de relations entre l'AFD et la CDC. Des conventions seront mises en place. L'AFD doit être plus proche des territoires, ce qui est précisément une caractéristique de la CDC. L'AFD, qui a un réseau international, et la CDC, doivent pouvoir se compléter. Nous pensons qu'il y a beaucoup de synergies possibles entre les deux établissements publics et nous sommes en train de travailler à les mettre sur le papier. La CDC n'aura pas à apporter des financements, de sorte que les craintes qu'elle avait exprimées à cet égard sont désormais sans fondement. La crainte qu'avait la CDC d'une « contagion des bilans » est également dissipée.

M. Jean-Pierre Raffarin. - L'Etat renforcera donc le haut de bilan de l'AFD ?

M. Bruno Bézard. - Oui, nous avons travaillé comme l'aurait fait un groupe privé à l'égard d'une filiale à laquelle il tient beaucoup, mais dont le bilan, pour des raisons historiques et techniques, est insuffisant pour porter prudentiellement le financement de nouveaux prêts. Nous avons travaillé pour trouver une solution qui permette à l'Etat de faire son devoir d'actionnaire en renforçant le haut de bilan.

Concernant l'union des marchés de capitaux, c'est un projet auquel la France est très attachée. Mais nous voulons une composante concrète. Il s'agit de développer le financement désintermédié des entreprises, qui ont un problème d'accès aux financements bancaires. Il s'agit également de développer une nouvelle titrisation, qui, loin des dérives que nous avons connues, soit de qualité et de sécurité ; dans ces conditions, elle peut être très utile pour alléger le bilan des banques. Il est également nécessaire de défragmenter les marchés européens et de la zone euro qui sont encore très fragmentés. Enfin dans le contexte d'un possible Brexit, je souhaite rappeler que nous sommes attachés à ce qu'il y ait une égalité de concurrence entre les places financières européennes : si, en cas de Brexit, la place financière de Londres veut continuer à fournir des services en toute liberté dans l'ensemble du marché intérieur, il faut que ce soit selon les mêmes règles du jeu.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Un classement est sorti récemment qui indique que la place financière de Londres est devenue la première place au monde. La place de Paris est classée 37ème. Cela m'a surpris, sachant que la finance est, après le tourisme, le deuxième poste économique de la ville de Paris.

M. Bruno Bézard. - Mon expérience m'a appris à me méfier des classements. La presse a par exemple annoncé que la France avait reculé d'un certain nombre de places dans l'accueil des investissements internationaux, et on s'est aperçu que c'était une erreur. Pour autant, nous travaillons bien sûr pour renforcer la place financière de Paris, en particulier dans le cadre du comité 2020. Il faut connaître les domaines dans lesquels nous sommes forts et les développer en priorité. Nous tentons aussi de construire des réponses aux hypothèses de Brexit. Pour faire le lien avec le reste de la séance, j'ajouterai qu'il faut faire de Paris une place importante pour le renminbi. Il y a là-dessus une compétition avec Londres.

Questions diverses

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, Je voulais faire le point avec vous sur les différents groupes de travail de la commission.

La mission d'information de la commission au Mali, qui s'y est rendue il y a une dizaine de jours, au lendemain de l'attentat de Bamako, s'est très bien déroulée et a été un signal politique fort du soutien de notre commission au processus de paix et de reconstruction du Mali. Henri de Raincourt et Hélène Conway-Mouret, co-présidents du groupe de travail et rapporteurs de l'aide publique au développement pour notre commission, ont eu de nombreux entretiens de haut niveau, avec notamment le Premier ministre et le ministre des affaires étrangères, et ont pu rencontrer tant des acteurs de terrain de l'aide au développement que des militaires de l'opération Barkhane.

Josette Durrieu, André Trillard et Joël Guerriau sont à La Haye en ce moment même, à la réunion des commissions des 28 états-membres chargées de la défense et des affaires étrangères, pour échanger sur la PESD-PSDC, puisqu'ils représentent notre commission dans la conférence interparlementaire qui a pris la suite de l'assemblée parlementaire de l'UEO.

Jacques Legendre et Gaëtan Gorce, qui animent le groupe de travail « migrants », se rendent demain à Calais et Grande-Synthe et y auront de très nombreux entretiens, y compris avec des migrants, au cours d'une visite de la « jungle ».

Jean-Claude Malhuret et Leïla Aichi sont en ce moment même, pour notre groupe de travail « Turquie », en déplacement à Istanbul, Ankara et Izmir. À ce sujet, il se trouve que ni Alain Joyandet, ni Claude Haut, qui étaient prévus pour participer au déplacement en Turquie, n'ont finalement pu s'y rendre. Je vous propose donc que, dans le respect de l'équilibre proportionnel entre les groupes politiques, ce soient Jacques Legendre et Gaëtan Gorce qui puissent, en conséquence, effectuer un déplacement en Grèce sur la question des migrants, plus précisément à la frontière gréco-macédonienne, qui est devenue un tragique « cul de sac » de la route des Balkans pour les migrants. Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.

Sur cette question de la Turquie, vous savez que nos collègues du groupe CRC ont pris l'initiative de la création d'une mission d'information, dans le cadre du « droit de tirage » des groupes politiques, sur « La position de la France sur l'accord entre l'UE et la Turquie du 18 mars » dernier sur les migrants. Cette mission aura six mois pour travailler et rendra donc ses travaux vraisemblablement en septembre. Naturellement, je vous propose de maintenir quant à nous notre calendrier pour les rapports « Turquie » et « Migrants » de notre commission, dont j'invite les co-présidents, pour des raisons de bonne coordination, à se porter candidats, si possible, au sein de cette mission d'information qui comportera 27 membres.

M. Jacques Legendre. - Nous avons prévu de présenter notre rapport sur les migrants devant la commission en juin.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Entendu. Enfin, je voulais vous informer que nous avons relancé la coopération de défense franco-britannique et franco-allemande : le 19 mai nous recevrons à Paris les députés de la commission défense du Bundestag, à l'Assemblée nationale, dont c'est le « tour » d'être l'hôte de ces réunions conjointes ; le 12  juillet nous recevrons au Sénat, avec les députés français, les parlementaires britanniques de la chambre des Communes et de la chambre des Lords, ce qui nous permettra de tirer les premiers enseignements du vote britannique du 23 juin sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne en matière de coopération de défense. J'attends la réponse du Parlement iranien, le MAJLES, que nous avons sollicité, pour une rencontre sous forme de « dialogue stratégique » à Paris, pour discuter des conclusions de notre rapport Iran de l'an passé, comme nous avons pu le faire dernièrement, sous une forme particulièrement constructive, avec les membres du Conseil de la Fédération russe.

Enfin, à l'issue d'une réunion de concertation ce matin avec le président de la commission des affaires européennes, nous avons convenu que la proposition de résolution susceptible d'être proposée par la commission des affaires européennes sur la « Stratégie globale de sécurité européenne » serait examinée, dans le délai d'un mois prévu par le règlement du Sénat, par notre commission, et que les rapporteurs pourraient en être Jacques Gautier et Daniel Reiner, en liaison naturellement avec nos collègues Yves Pozzo di Borgo et Gisèle Jourda, qui l'auront initiée à la commission des affaires européennes. Nous pourrions par ailleurs choisir de travailler ensemble à l'avenir, les deux commissions, affaires étrangères et affaires européennes, sur des sujets de temps long.

Enfin, je signale que notre collègue Jean-Paul Emorine va mener au nom de notre commission une évaluation des résultats de la « diplomatie économique » menée par le quai d'Orsay, en liaison avec les milieux économiques, et préparer ainsi une table ronde d'auditions devant la commission pour le mois de juin.

M. Jean-Paul Emorine. - Je souhaite partir du rapport que Mathias Fekl, secrétaire d'état chargé du commerce extérieur, est venu présenter devant notre commission.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est une excellente idée et je vous en remercie.

Audition de M. Eric Chevallier, ambassadeur de France auprès de l'Etat du Qatar

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, nous sommes heureux d'accueillir l'ambassadeur de France au Qatar.

Monsieur l'ambassadeur, nos principaux centres d'intérêt portent sur la situation du Qatar, sur les plans intérieur, économique et politique, ainsi que sur l'état de nos relations bilatérales en matière de coopération militaire, et enfin sur le rôle de ce pays dans la région - politique étrangère, lutte contre Daech : on mesure à la fois la puissance et la fragilité du Qatar, souvent suspecté d'ambiguïté.

M. Eric Chevallier, ambassadeur de France auprès de l'Etat du Qatar. - Mesdames et messieurs les sénateurs, je commencerai par évoquer la situation intérieure du Qatar et sa dynamique.

Un rappel géographique préalable : le Qatar est un tout petit état, d'une dizaine de milliers de kilomètres carrés, coincé entre les deux géants que sont l'Arabie saoudite et l'Iran. Il s'agit d'une zone de peuplement assez ancienne, avec deux grandes catégories de population, des nomades marchands qui partaient vers la péninsule arabique, et des marins qui collectaient les perles naturelles avant que cette économie ne soit détruite dans les années 1930 par la perle artificielle, ou qui allaient jusqu'en Asie pour commercer.

Il s'agit d'une société assez traditionnelle, qu'on peut qualifier de conservatrice, avec une élite dirigeante qui essaie de faire entrer le Qatar dans le nouvel ordre international et mondial, à l'initiative de l'émir Cheik Tamim, au pouvoir depuis presque trois ans. Ce jeune dirigeant de trente-cinq ans a reçu le pouvoir de son père, qui a organisé et structuré une transmission sans heurt, dans le but de démontrer que le Qatar était capable d'une transition apaisée.

La population est peu nombreuse : elle compte 300 000 nationaux, alors que la population totale du Qatar s'élève aujourd'hui à 2,5 millions d'habitants. Il y a donc une forme de sentiment obsidional de la part de la population qatarienne, qui représente 12 % à 13 % de la population résidant dans le pays. Les deux autres grandes catégories d'habitants sont soit des travailleurs migrants en provenance notamment d'Inde ou du Népal, qui contribuent au développement économique du Qatar, notamment dans le domaine des infrastructures, soit des expatriés internationaux venus du monde entier, qui occupent plutôt des emplois de cadres intermédiaires ou supérieurs. Les Indiens sont 600 000, soit deux fois plus nombreux que les Qatariens eux-mêmes.

La nouvelle équipe dirigeante est pleinement au pouvoir. On entend parfois dire que l'émir père est encore aux affaires, ce qui est - je crois - totalement inexact. L'émir a désormais pleinement pris le pouvoir dans le pays, dans un triumvirat de fait qui inclut un vice-émir, qui n'est pas prince héritier, et un Premier ministre, également ministre de l'intérieur.

Le pouvoir est très vertical, mais on trouve en même temps énormément d'éléments de négociation destinés à créer du consensus au sein de la population qatarienne. Les structures tribales sont encore assez importantes, et des équilibres sont à l'évidence recherchés par l'émir et son entourage pour que chaque grande tribu ait, d'une manière ou d'une autre, des positions importantes dans le champ politique, économique ou institutionnel.

On peut dire que le Qatar constitue l'un des pays les plus stables de la région, d'autant qu'il s'agit d'un pays immensément riche. Il y a un an, le Qatar était encore le pays au PIB par habitant le plus élevé du monde, en intégrant l'ensemble des 2,5 millions de personnes qui y vivent.

C'est un pays qui traverse depuis vingt ans une mutation considérable. Il existe probablement peu de pays dans ce cas. Le coeur de Doha est ainsi aujourd'hui planté de très nombreuses tours et de bâtiments modernes, plutôt assez harmonieux. Il y a vingt ans ou trente ans, c'était encore une zone quasi désertique.

Cette évolution provoque évidemment des turbulences dans une société assez traditionnelle et conservatrice, qui voit tout à coup une évolution considérable se dessiner.

C'est un pays où les femmes travaillent, conduisent et peuvent demander le divorce. Si la société demeure conservatrice, le statut de la femme y est sans doute un peu différent de celui que l'on trouve dans certains autres pays de la région.

Le Qatar comporte notamment le taux d'emploi des femmes le plus élevé de la région. Deux facteurs ont contribué à cette situation. Le premier est le modèle très important que représente Sheikha Mozah, la mère de l'émir actuel, épouse la plus visible de l'émir père, qui a incarné cette volonté d'émancipation des femmes dans le pays et qui a construit énormément de choses, notamment en matière d'éducation des filles.

Le second facteur est celui de la nécessité. On compte 300 000 Qatariens, avec une force de travail de 150 000 personnes environ. Pour continuer à diriger le pays avec une démographie aussi faible et des mutations aussi importantes, il est nécessaire d'avoir une forme de « qatarisation » de la société. Si l'on se prive de la moitié de la population, il reste fort peu de monde. C'est aussi ce qui explique que les femmes occupent de plus en plus des postes à responsabilité.

Un certain nombre de familles qatariennes ont construit des fortunes considérables de plusieurs milliards de dollars. Les pères se posent aujourd'hui la question de savoir comment pérenniser la fortune familiale. Le goût des jeunes hommes pour le travail, du fait du confort matériel dans lequel ils vivent, n'est pas toujours très élevé. Or les femmes d'une quarantaine d'années ont fait des études brillantes, au Qatar ou à l'étranger, et ont beaucoup travaillé, car c'est un facteur d'émancipation. Même les plus conservateurs des patriarches des très grandes familles se disent que s'ils veulent conserver le capital familial, il faut transmettre les responsabilités aux femmes. C'est pourquoi l'on voit aujourd'hui, dans le secteur privé mais aussi, de plus en plus, dans le secteur public, des femmes occuper des postes de responsabilités.

Quant à la fortune du Qatar, elle provient surtout, outre du pétrole, d'une ressource considérable en gaz, grâce au champ que les Qatariens partagent en bonne intelligence avec les Iraniens, et de la liquéfaction de ce gaz.

Ce pays a été le premier à se doter des infrastructures permettant de liquéfier le gaz pour en remplir des bateaux pouvant partir loin, sans être dépendant des pipelines, qui constituent toujours des enjeux de géopolitique et de sécurité très compliqués. Les Qatariens ont ainsi pu facilement acheminer rapidement du gaz vers des pays en pleine croissance, comme la Chine, le Japon, la Corée, etc.

L'évolution du prix des hydrocarbures, 75 à 80 % du prix du gaz étant indexé sur celui du pétrole, a certes provoqué un choc, mais c'est sans doute le pays de la région le plus résilient quant à l'impact de la réduction du prix des hydrocarbures, du fait de sa richesse considérable, de sa taille et de ce que le processus de liquéfaction remontant à une vingtaine d'années, les installations sont aujourd'hui totalement amorties, tout en étant assez récentes pour ne pas devoir être totalement reconstruites.

Un chiffre très éloquent vient d'être publié dans une étude internationale, qui démontre que le coût de commercialisation du gaz liquéfié par le Qatar s'élève à 1,8 dollar, alors que les Américains sont à neuf dollars et les Australiens à douze dollars.

Quant à la relation bilatérale, la francophilie et la francophonie sont étonnantes dans ce petit pays au milieu du Golfe.

La francophilie s'explique par plusieurs facteurs. Tout d'abord, le Qatar estime avoir été soutenu par la France au milieu des années 1980, au moment du conflit territorial avec Bahreïn. L'émir m'a confié que son père l'avait élevé dans l'idée que la France avait été aux côtés du Qatar lorsqu'il s'était trouvé dans une situation difficile, alors même qu'il n'existait pas d'intérêt immédiat en la matière. Ce sont des choses que les Qatariens n'oublient pas.

En deuxième lieu, c'est Total qui a contribué au développement du pays en devenant la major internationale la plus impliquée dans le processus d'industrialisation et de liquéfaction du gaz, alors que d'autres grandes majors n'y ont pas cru. British Petroleum a ainsi quitté le pays. C'est ce qui explique que le seul chef d'État présent aux obsèques de Christophe de Margerie, il y a un an et demi, ait été l'émir du Qatar. Total fête cette année ses quatre-vingt ans de présence au Qatar, et c'est évidemment un événement important.

Cet amour de notre pays, parfois très étonnant, se double d'une francophonie de l'élite dirigeante. L'émir parle français parfaitement, la plupart de ses frères et soeurs également. L'émir a mis deux de ses enfants au lycée franco-qatarien Voltaire, qui prépare au baccalauréat français. La soeur de l'émir, Sheikha Mayasa, qui préside Qatar Museums, a inscrit son fils aîné en maternelle au lycée français de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE), le lycée Bonaparte. Sheikha Hind, une autre soeur de l'émir, qui est désormais directrice générale de la Qatar Fundation, vient de finir un master international à HEC. Enfin, un frère de l'émir, qui est président du Comité olympique, est Saint-Cyrien.

Notre relation bilatérale est globale et stratégique du fait de notre accord de défense et parce que nous avons très largement équipé les armées qatariennes. Elle est également économique. En 2015, nous avons atteint des records incroyables dans tous les champs de la coopération économique : nous avons signé pour 8 milliards d'euros de contrats, dont les acomptes ont déjà été versés - contrat pour le Rafale de 6,5 milliards environ, très important pour Dassault, mais aussi pour MBDA et pour Thalès ; contrat de 350 millions d'euros pour l'armée de l'air ; et contrats civils de 1,3 milliard d'euros pour les grandes entreprises.

Nous sommes par ailleurs passés de la neuvième place en parts de marché au Qatar, soit 3 % en 2014, à plus de 10 % en 2015, ce qui place notre pays au deuxième rang en parts de marché, juste derrière les Etats-Unis. Nous avons dépassé les Britanniques, les Italiens, les Allemands, les Turcs, les Chinois, les Coréens, les Japonais. Nous dégageons désormais environ 2,5 milliards d'euros d'excédents commerciaux avec le Qatar, ce qui met le Qatar au cinquième rang des excédents commerciaux mondiaux de notre pays.

Ces chiffres sont bien sûr largement liés à l'aéronautique, Qatar Airways étant un très gros acheteur d'Airbus. C'est aussi la compagnie qui a lancé l'A350. Même si l'on ne tient pas compte de l'aéronautique, on enregistre 25 à 30 % de progression en 2015 dans pratiquement tous les secteurs. On pense bien entendu au secteur de luxe, mais cela vaut aussi pour les infrastructures, les équipements, etc.

Cette dynamique commerciale s'accompagne d'une progression du nombre d'entreprises françaises qui s'implantent au Qatar. On en est à une bonne centaine et, si l'on compte les franchises, on en compte nettement plus. La plupart des grandes entreprises du CAC 40 sont là et c'est, pour un certain nombre, l'un des trois principaux centres de profits au monde.

Cela vaut aussi pour les PME, même si la situation est plus difficile pour elles, le coût d'installation s'avère plus lourd. On essaye toutefois d'aider les PME à se développer.

Enormément de marques sont franchisées. Cela va de Carrefour à Monoprix, en passant par Pierre Hermé, Ladurée, Angelina, Lenôtre, etc. On trouve aussi des bijoux Chanel ou Boucheron.

Le tourisme constitue un secteur dont l'enjeu est important. On a calculé qu'un Qatarien qui vient en France dépense environ 3 000 à 4 000 euros par jour.

En matière de visas, le mouvement est très positif. Malgré l'impact sur le tourisme des événements de janvier et novembre 2015, la France a connu l'année dernière une augmentation des demandes de 20 %.

Le nombre d'inscriptions pour apprendre le français à l'Institut français du Qatar a par ailleurs augmenté de 30 % en 2015. L'aspiration à la francophonie est donc assez importante.

Un certain nombre d'événements culturels ont par ailleurs lieu au Qatar. Nous entretenons également une relation sportive. Ce qui singularise le Qatar, c'est sa volonté de diversifier son économie, le sport étant un élément très important de cette diversification. Cela vaut pour l'organisation de la Coupe du monde 2022, pour le Paris-Saint-Germain, pour BeIN Sports, mais aussi pour énormément d'événements sportifs de niveau mondial : championnat du monde de handball ou de natation en bassin de 25 mètres, championnat du monde de squash ou jeux paralympiques, etc. Le Qatar compte en fait une cinquantaine d'événements sportifs internationaux par an.

C'est une véritable stratégie. Le Qatar veut devenir un des trois ou quatre grands « hubs » internationaux du sport et il est en train de s'en donner les moyens, même en matière de droits audiovisuels. Cent cinquante milliards d'investissements restent prévus par le Qatar d'ici la Coupe du monde de 2022 - stades, infrastructures de déplacement, etc. Le ministre des finances qatariennes m'a récemment confié qu'il disposait de 500 millions par semaine à dépenser en infrastructures. Il le disait sans arrogance...

Nous travaillons beaucoup ces éléments de francophilie et de francophonie dans le cadre de la relation bilatérale, notamment au service des entreprises françaises. Le contrat Rafale de l'année dernière a été très emblématique, mais il n'y a pas que cela. Il existe d'autres enjeux très importants en 2016. On les accompagne activement.

Il convient cependant d'être très vigilant. En effet, le Qatar s'est beaucoup professionnalisé dans sa façon d'acheter. Il y a eu une période d'addiction à la dépense, mais on est en phase de traitement... Le Premier ministre m'a dit récemment que l'évolution du prix des hydrocarbures tombait fort bien, car cela leur permet de revenir à des dépenses plus raisonnables.

Les critères de qualité mais aussi de compétitivité de chacun des projets sont très sérieusement étudiés par les donneurs d'ordre qatariens. La très bonne relation bilatérale ne suffit pas à compenser une offre de qualité ou de compétitivité déficiente. En revanche, lorsque les offres sont de qualité, nos bonnes relations bilatérales permettent d'accompagner le mouvement, mais il ne faut pas inverser les facteurs : c'est d'abord ce que proposent les entreprises qui est important.

Enfin, s'agissant du positionnement international, qui fait effectivement l'objet de beaucoup de discussions, on peut considérer que le Qatar, un pays formellement wahhabite, est appuyé sur une population conservatrice, même si ses élites dirigeantes souhaitent l'insérer dans le monde. L'une des idées est d'en faire une sorte de Singapour. Je pense que cela prendra du temps, mais c'est la pensée de l'élite dirigeante.

Ce tout petit pays, très riche, objet de convoitises, coincé entre deux géants, s'est dit il y a quelques années que l'une des façons de s'assurer une forme de sécurité consistait à diversifier les partenariats de défense, et à essayer de voir s'il n'existait pas de moyens d'influencer la force politique montante du monde arabo-musulmane, notamment sunnite, que représente l'islam politique. Il y a eu, pour des raisons pragmatiques plus qu'idéologiques, il y a cinq ou six ans, une volonté très claire de passer d'une diplomatie de médiation plutôt modeste à une diplomatie d'engagement, partisane, face aux forces montantes de la région autour de l'islam politique, notamment en Égypte, mais aussi en Turquie ou en Tunisie. D'une certaine manière, ce pari a été, dans un premier temps, remporté du point de vue tactique et pragmatique avec l'arrivée au pouvoir de Morsi en Égypte, d'Ennahdha en Tunisie, Erdoðan étant déjà puissant en Turquie.

Pour ce faire, ils ont notamment utilisé un relais puissant, celui d'Al Jazeera, devenue alors - et de loin - la télévision la plus importante du monde arabe et qui, tout d'un coup, a été utilisée pour appuyer cette politique.

Certains ont vu un lien - bien que je sois personnellement plus prudent - entre le constat que ce pari était en train de se retourner partiellement et le changement de pouvoir. Aujourd'hui, l'émir et le Premier ministre ont décidé de revenir à une diplomatie de médiation plutôt que de recourir à une diplomatie d'engagement partisane. On le voit très clairement.

Ainsi, on a constaté que le Qatar avait fait passer un certain nombre de messages de modération aux milices de Tripoli avec lesquelles il a des liens, ce qui a contribué à l'installation du Premier ministre Sarraj et du nouveau gouvernement d'union nationale libyen. Il y a deux jours, le gouvernement qatarien a publié un communiqué de soutien très clair à la présence du gouvernement de Sarraj.

En Tunisie, lorsque Ennahdha a perdu les élections, le Qatar, qui avait développé des liens très étroits avec ce parti, a incité ce dernier à rester dans le processus démocratique plutôt que de le quitter. Le Qatar n'a pas rompu avec Ennahdha mais il y a eu évolution et recentrage et le premier ministre tunisien, qui représente un gouvernement d'inspiration laïque, était récemment au Qatar.

Cela se traduit également dans les relais de puissance que le Qatar utilise. Il n'a pas fait changer totalement la ligne politique d'Al Jazeera, mais l'a fait évoluer et l'émir soutient aujourd'hui fortement un think tank qui constitue également un groupe de médias. Le groupe est dirigé par un de ses conseillers les plus proches, Azmi Bishara, chrétien, tenant d'une posture relevant plutôt du nationalisme arabe et pas de l'islam politique ; il lui a donné des moyens pour qu'il dispose d'un centre de recherche, d'un centre d'enseignement, d'un journal qui est aujourd'hui l'un des plus influents du monde arabe, et d'une télévision qui émet de Londres, et qui n'est aujourd'hui pas du tout sur la même ligne qu'Al Jazeera.

Le Qatar ne se prive donc pas de continuer à parler avec une partie des représentants de l'islam politique, mais il dispose cette fois ses oeufs dans plusieurs paniers - ce qui d'ailleurs peut être utile, quand on a besoin, pour ce qui nous concerne, de parler à des gens à qui on ne parle pas forcément de façon directe.

S'agissant des relations avec l'islam radical, je ne dirai rien sur ce qui s'est passé avant que je n'arrive. Je n'en sais rien, et j'essaie de considérer ce qui se passe depuis que je suis arrivé. Je n'ai pas beaucoup d'interrogations sur le fait que, pour l'émir et son Premier ministre, également ministre de l'intérieur, la menace de l'islam radical est considérée comme aussi dangereuse pour le Qatar que pour nous.

Ceci va dans le sens de ce que l'émir désire faire du pays : l'ouvrir au monde, diversifier son économie, et par exemple, organiser des compétitions sportives, même des tournois de tennis féminin avec les meilleures joueuses mondiales comme il le fait aujourd'hui ... On imagine ce que cela peut représenter pour les tenants de l'islamisme radical que tout cela se passe dans un pays officiellement wahhabite.

Après les attentats de Paris en novembre dernier, le Premier Ministre du Qatar en visite à Paris a indiqué que le Qatar avait mis depuis plusieurs mois déjà l'ensemble de ses structures de sécurité en alerte maximale, pensant pouvoir être lui-même menacé.

L'émir du Qatar, lors de la remise de mes lettres de créance, m'a demandé que l'on développe nos relations en matière de sécurité, afin d'étudier la mise en place de stratégies de coopération, en particulier en ce qui concerne le renseignement. Sans entrer dans le détail, les relations de nos services avec les services qatariens se développent, particulièrement dans le domaine de la sécurité intérieure.

Le nouveau patron de TRACFIN était à Doha en novembre, résultat de la rencontre entre les Premiers ministres français et qatarien en novembre dernier, afin qu'une coopération se développe en matière de suivi des flux financiers.

La gendarmerie nationale a tissé des liens étroits avec la force de sécurité intérieure, le général Favier ayant développé antérieurement des relations avec celui qui est aujourd'hui Premier ministre lorsqu'il était patron de la force de sécurité intérieure.

La police nationale, après la visite de Bernard Cazeneuve, il y a un an et demi, entretient également des liens avec celle du Qatar.

Je ne prétends pas que tout cela produit déjà des résultats considérables, mais il n'y a aucun doute que ces différentes coopérations commencent à connaître un retour positif en matière de sécurité intérieure pour notre pays.

M. Cédric Perrin. - Monsieur l'ambassadeur, vous avez apporté un certain nombre de précisions sur les évolutions récentes qu'a connu le Qatar. Vous avez évoqué la puissance financière, qu'on ne peut ignorer, qui a permis à ce tout petit pays de développer un soft power très important, principalement basé sur une diplomatie de la médiation, consacrée par la Constitution en 2003, avec pour objectif d'entretenir de très bonnes relations avec l'ensemble de ses voisins.

Toutefois, le printemps arabe de 2010-2011 a marqué une rupture dans la diplomatie de ce petit pays, dont la volonté de puissance s'est affirmée en Libye en 2011, et en Syrie en 2014. Je ne suis pas toujours en phase avec ce que vous dites. J'aimerais en particulier savoir si les échecs qui ont été ceux de l'enlisement en Syrie, des dérives djihadistes, ou de celui dû au soutien des Frères musulmans en Égypte ne mettent pas en évidence une diplomatie qui ressemble aux personnages de la fable de la grenouille et du boeuf, bien trop ambitieuse au regard de la puissance réelle du pays...

Deuxièmement, le second volet du soft power qatari réside dans la diffusion de ses valeurs vers un public arabe mais également international - mécénat en Occident, PSG, aide aux populations en difficulté. Jusqu'où cette volonté de s'investir dans le sport par l'intermédiaire de fonds très importants peut-elle aller ? C'est une question que l'on se pose tous. Doit-on se réjouir de cet investissement en France ? Il est intéressant que cela se fasse chez nous plutôt qu'ailleurs, mais ne doit-on pas s'en inquiéter ?

Enfin, vous avez dressé un portrait très idyllique du Qatar, mais la Coupe du monde de 2022 donne néanmoins lieu à un certain nombre de critiques. Le Qatar arrivera-t-il à modifier l'image qu'on lui reproche, en partie à cause de l'exploitation des populations étrangères en très grandes difficultés ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Monsieur l'ambassadeur, il y a quelques années, dans le cadre de l'un de mes rapports, j'avais reçu M. Cirelli, alors président de GDF, qui m'avait indiqué, tout comme vous l'avez fait, que l'économie du Qatar était essentiellement basée sur cette énorme poche de gaz qu'il se partage avec l'Iran.

À l'époque où le Qatar et la Syrie étaient plutôt proches, l'émir du Qatar proposait qu'un tuyau partant du Qatar passe par la Syrie et la Turquie et alimente l'Europe. Les Iraniens, qui voulaient également exploiter ce champ commun de gaz étaient dans une autre logique et avaient proposé à Bachar el-Assad un tuyau partant d'Iran et passant par la Syrie et par la mer plutôt que par la Turquie, ce qui aurait beaucoup gêné le Qatar.

Certains disent que ce qui s'est passé en Syrie est parti de là. J'avais trouvé à l'époque un peu rapide que la France ferme son ambassade. Vous étiez alors ambassadeur. On a l'impression que cette tension à propos du gaz a été à la base de beaucoup de choses, même s'il est plus facile de penser qu'il s'agit d'un débat entre chiites et sunnites.

Cet élément est-il toujours aussi fort - bien que la liquéfaction du gaz permette d'éviter les tuyaux - et explique-t-il la politique du Qatar à l'égard de l'Iran et de la Syrie ?

M. Michel Boutant. - Monsieur l'ambassadeur, j'ai été, comme tous mes collègues, extrêmement intéressé par toutes les informations que vous avez pu nous donner, et qui m'ont permis de comprendre peut-être davantage encore le lien très fort entre le Qatar et la France - même si, en France, on se pose un certain nombre de questions, et en particulier celle de l'ambiguïté du Qatar dans le domaine du terrorisme et de son financement.

D'aucuns estiment qu'une partie du financement viendrait de généreux donateurs. On n'ose pas croire que l'Etat qatarien serait un de ces financeurs, mais vous nous avez rappelés que le wahhabisme était dominant au Qatar. Or, du wahhabisme au salafisme, il n'y a qu'un pas, et le chemin entre salafisme et terrorisme n'est pas très long.

Il existerait donc, d'un côté, une ouverture à l'Occident et à la France en particulier et, de l'autre, peut-être en coulisse et de manière dissimulée, des liens avec le terrorisme. Ceux-ci sont-ils ou non avérés ?

Mme Christiane Kammermann. - Monsieur l'ambassadeur, je suis très heureuse de vous retrouver comme ambassadeur au Qatar, petit État richissime, qui a connu une évolution importante. Je vous ai connu à Damas, en Syrie, monsieur l'ambassadeur, dans une situation extrêmement difficile. J'ai vu votre travail. J'ai regretté que la France décide que vous partiez, mais c'était pour votre sécurité. Les Français sur place et les Syriens ont beaucoup regretté votre départ, et ce pour plusieurs raisons dont la question des visas accordés aux Syriens.

Vous avez évoqué des femmes qatariennes, qui ont probablement beaucoup plus évolué que celles des pays voisins. Sont-elles arrivées à des postes clés ?

Vous avez parlé de francophilie. Je suis persuadée que vous faites beaucoup de choses pour la francophonie. En tant que sénateur des Français établis hors de France, je constate qu'elle est en chute libre dans le monde, ce qui est absolument navrant.

J'aurais souhaité que vous parliez davantage de Daech. Ses membres sont-ils infiltrés au Qatar ?

J'aurais également aimé que vous parliez un peu plus de l'islam radical. La population qatarienne est-elle inquiète ? Qu'en est-il de nos compatriotes Français au Qatar ?

M. Robert del Picchia. - Monsieur l'ambassadeur, quelles sont les relations du Qatar avec les pays du Conseil de coopération du Golfe, marquées à une époque par le rappel de leurs ambassadeurs, ainsi qu'avec Téhéran ?

M. Jacques Legendre. - Monsieur l'ambassadeur, merci pour cet exposé magistral. Vous avez parlé d'un pouvoir stable. Pourriez-vous nous dire s'il existe aujourd'hui au Qatar des forces sociales ou politiques d'opposition à la dynastie en place ?

Vous avez évoqué la francophonie. Un certain nombre d'entre nous a été étonné de voir le Qatar rejoindre la francophonie lors du sommet de Kinshasa. Cela s'est-il traduit depuis sur le plan de la francophonie institutionnelle, par exemple par l'adhésion des universités qataries à l'Agence universitaire de la francophonie (AUF) ? Existe-t-il des parlementaires francophones au Parlement qatari qui pourraient rejoindre l'Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) ?

M. Alain Gournac. - Monsieur l'ambassadeur, merci pour tout ce que vous avez dit à propos de la coopération permanente avec la gendarmerie. Je ne sais ce qu'il en est de police.

Vous avez évoqué Daech. Beaucoup disent en France que de riches familles qatariennes paient pour jouir d'une forme de tranquillité. Est-ce le cas ? L'Etat qatarien laisse-t-il ces grandes familles agir ainsi ?

M. Jeanny Lorgeoux. - Monsieur l'ambassadeur, quels sont aujourd'hui les rapports du Qatar avec l'Égypte ?

M. Éric Chevallier. - Il s'agit d'un large panorama de questions.

Monsieur le sénateur Perrin, vous disiez que j'ai dressé un tableau idyllique de la situation. Je ne le crois pas, et en tout cas je ne le veux pas. Je ne dis pas que les choses sont simples. J'ai rappelé que la société est conservatrice. Vous disiez que nous n'avons pas la même analyse. Je pense au contraire que nous sommes d'accord. J'ai bien rappelé que le Qatar, lors des printemps arabes, avait transformé sa diplomatie de médiation en diplomatie militante, en utilisant tous ses moyens, jusqu'aux moyens médiatiques.

Cependant, depuis l'arrivée du nouvel émir, les choses sont différentes. Le précédent Premier ministre était également ministre des affaires étrangères. L'actuel Premier ministre est ministre de l'intérieur. Cela pourrait apparaitre seulement symbolique mais Ceci illustre assez bien le recentrage, y compris sur la lutte anti-terroriste. La volonté de rôle de médiation et non plus une diplomatie militante, les Qatariens estiment que c'est un élément de leur sécurité, en utilisant les moyens importants dont ils disposent. Je crois donc que nous avons la même analyse.

Pour ce qui est de l'influence dans notre pays, je suis ambassadeur : c'est à la représentation nationale de décider de ce qui est pertinent ou non. J'essaie d'être le plus factuel en me bornant aux faits, sans m'attacher aux représentations.

De façon factuelle, la France est le deuxième pays d'investissement du fonds souverain qatarien, après la Grande-Bretagne, pour environ 30 milliards de dollars. Les investisseurs privés y ajoutent sans doute une dizaine de milliards de dollars.

La plupart de ces moyens sont investis soit dans l'immobilier, individuel ou hôtelier, soit dans la prise de participations dans de très grandes entreprises. Cela fait partie de la stratégie qatarienne de diversification des ressources. Il arrivera bien un moment où le Qatar aura moins de ressources venant des hydrocarbures. Il faut donc se diversifier. On peut le faire grâce au sport, ou en prenant des parts de 3 %, 4 %, 5 % dans les entreprises. Les grandes entreprises françaises ou étrangères qui analysent l'investissement du fonds souverain estiment plutôt qu'il s'agit de partenaires de long terme, qui influent très peu sur les décisions stratégiques, et qui ne sont là que pour garantir un revenu.

Quant au PSG, selon une récente évaluation, il représente 190 millions de taxes et d'impôts annuels et cinq cents emplois directs.

S'agissant de l'hôtellerie de luxe, Katara Hospitality a acheté quatre hôtels de grand luxe en France. Sans vouloir porter de jugement, je pense que les investissements qui ont été réalisés contribuent à l'attractivité de la France qui, pour Paris tout au moins, connaissait un important déficit dans le domaine de l'hôtellerie de grand luxe comparé aux autres capitales. Ces investissements importants ont permis d'y remédier pour partie.

Une polémique a récemment eu lieu au sujet du fonds en faveur des banlieues. Ce fonds n'a jamais existé comme tel. Il s'agit d'une initiative d'un certain nombre de gens venus de France. Les Qatariens se sont montrés dans un premier temps intéressés, puis ont compris que ce n'était pas acceptable. Ce fonds s'est alors transformé en un fonds commun de soutien à « Future French Champions », cofinancé par le Fonds souverain qatarien et la Caisse des dépôts, et s'adresse aujourd'hui à des entreprises innovantes ou à des ETI. Ceci n'a strictement aucun lien avec une communauté ou une population particulière. Je comprends que l'on puisse se poser des questions, mais ce n'est pas avoir une vision idyllique qu'essayer de décrire la réalité.

La coupe du monde de football de 2022 est un sujet très intéressant. Je ne suis pas capable de juger s'il y a tricherie ou non. Je n'en sais rien. Les procédures actuellement en cours concernent avant tout d'autres coupes du monde...

M. Cédric Perrin. - Je n'ai pas jugé : j'ai parlé d'image.

M. Éric Chevallier. - C'est un autre sujet, mais en termes de tricherie, je ne suis pas capable de trancher. Je n'ai aucune information spécifique pour me prononcer.

En revanche, les chantiers relatifs à la Coupe du monde impliquent une arrivée de travailleurs migrants très importante venant d'Inde, du Népal ou d'ailleurs. Il y a ainsi deux fois plus d'Indiens au Qatar que de Qatariens, soit 600 000 personnes. Les Népalais - ou d'autres nations - sont également en nombre.

La Coupe du monde de 2022 est aujourd'hui un sujet de débat au sein de la société qatarienne. J'ai ainsi rencontré plusieurs hommes d'affaires qatariens de premier plan obligés de faire évoluer les dispositions du droit du travail du fait du surcroît de visibilité donné aux conditions de travail des travailleurs migrants.

Je ne prétends pas que les conditions des travailleurs au Qatar sont satisfaisantes. J'essaye d'étudier le processus. Je n'ai pas de doute sur le fait que la Coupe du monde de 2022 est en train de créer une dynamique positive du point de vue de l'évolution des droits des travailleurs.

Amnesty international, dans un récent rapport, reconnaît au Comité d'organisation de la Coupe du monde de football de 2022 un véritable engagement en faveur du droit des travailleurs, estimant toutefois qu'un certain nombre de dispositions sont totalement insatisfaisantes. Amnesty international réclame par exemple un corps d'inspection indépendant qui puisse mener des inspections pour respecter les critères mis en place par l'organisation de la Coupe du monde, qui constituent des standards de droit du travail supérieurs à ceux jusqu'à maintenant en vigueur au Qatar.

Le Qatar a nommé il y a deux jours, après la publication du rapport, sous la pression des ONG, une société indépendante qui va réaliser l'audit des conditions de travail sur tous les chantiers de la Coupe du monde de 2022.

Amnesty international reprochait notamment aux Qatariens le fait que les gens ne soient pas payés. Désormais - et c'est une évolution positive pour le droit des travailleurs expatriés du Qatar - les employeurs sont obligés de verser les salaires sur un compte bancaire, ce qui garantit la traçabilité. Cette décision vient d'être prise contre une partie de l'establishment qatarien, qui désormais va être obligé de devoir agir partout de la sorte.

Autre sujet : aujourd'hui, les sociétés de recrutement dans certains pays d'origine réclament aux travailleurs parfois jusqu'à six mois à neuf mois de salaire pour les faire figurer dans leur liste, afin qu'ils puissent ensuite être éventuellement employés. Ces travailleurs doivent donc s'endetter et, même s'ils touchent 200 dollars par mois, sont tenus de rembourser 50 dollars à 60 dollars par mois à la société qui les a recrutés

Le Qatar est en train de mettre en place des programmes de négociation avec les grands pays d'origine des expatriés pour réduire ce phénomène, que l'on n'empêchera malheureusement sans doute jamais totalement. Ce qui est intéressant, c'est de considérer la dynamique en cours.

Il reste des sujets importants, comme par exemple l'exit permit. Une nouvelle loi a été votée en décembre dernier. Elle sera mise en oeuvre à la fin de l'année. On verra si les décrets d'application permettront qu'un travailleur sera libre de changer d'entreprise ou de rentrer dans son pays sans l'accord de l'employeur, car c'est évidemment un élément de dépendance vis-à-vis de l'employeur, qui déséquilibre la relation. C'est un sujet majeur. Pour le moment, on s'interroge, mais on va voir ce qui se passe.

La situation des travailleurs étrangers au Qatar est aujourd'hui difficile. Bien évidemment, la richesse du pays doit permettre d'améliorer leur situation - et l'ambassade de France mène un certain nombre d'actions en ce sens. Nous prendrons d'ailleurs une initiative, à cet égard, avec les autres Européens, le 9 mai.

S'agissant du gaz, je pense que le véritable sujet est aujourd'hui celui de la liquéfaction et du transport par bateau plus que celui des pipelines, même si la question n'a pas complètement disparu.

Le Qatar, qui agaçait ses voisins, dont l'Arabie saoudite, a opté pour une politique moins militante, et a fait passer un certain nombre de messages L'ambassadeur saoudien ainsi que l'ambassadeur bahreïnien, sont revenus. Un nouvel ambassadeur émirien a été nommé. Le Qatar a présidé le sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG) l'année dernière, et tout le monde s'y est rendu.

Aujourd'hui, le Qatar a décidé de renouer des contacts avec ses voisins, mais il existe un autre géant, l'Iran, avec qui le Qatar partage le champ de gaz. On en revient à la question de la liquéfaction. Ce gaz, il faut le transporter. Si le détroit d'Ormuz est bloqué, en cas de forte tension avec l'Iran, ce n'est plus simplement un problème de gestion du champ lui-même, mais d'envoi des bateaux et de commercialisation. C'est ce qui explique que le Qatar tout en prenant soin d'afficher son soutien à l'Arabie saoudite face à l'Iran, veille à envoyer des messages d'apaisement aux Iraniens.

Le Qatar a été le derniers pays du Golfe à rappeler son ambassadeur de Téhéran lors de la récente crise. . L'émir, à l'assemblée générale des Nations unies, à New York, en septembre dernier, a proposé des discussions entre le CCG et l'Iran à Doha. Il a même indiqué que le Qatar, dont c'est l'intérêt stratégique et économique, était prêt à entretenir une relation de bon voisinage avec l'Iran. Et il a précisé encore récemment que le Qatar ne souhaitait pas voir se développer la tension entre sunnites et chiites, meilleur moyen d'enflammer la région.

Je ne dirai rien de mon passé damascène. Je ne suis plus censé m'occuper du dossier syrien - même si je considère avec effroi tout ce qui continue à se passer.

Quant à l'ambiguïté du Qatar concernant le terrorisme et le financement de celui-ci, jusqu'à preuve du contraire - je reste très prudent sur ce sujet - aucun service occidental n'a démontré une participation du Qatar ou de ses institutions au financement d'organisations terroristes. Il est évident que, dans cette diplomatie militante tous azimuts, quelques financements ont pu aller vers des zones plus que grises. Ce qui est intéressant, c'est d'observer l'évolution qui a eu lieu.

En partie sous la pression internationale, mais également du fait du danger que cela pouvait représenter pour le Qatar lui-même, plusieurs dispositions ont été prises récemment, dont une loi sur les ONG et les organismes caritatifs qatariens, soupçonnés d'être une source éventuelle de dissémination d'argent. Ces organismes sont contrôlés beaucoup plus étroitement, et ceux qui reçoivent de l'argent sont obligés de déclarer non seulement l'origine, mais également la destination et l'utilisation des fonds.

Une réunion a récemment eu lieu entre ONG qatariennes et françaises. Ces dernières étaient surprises de constater le contrôle qu'exerce l'État qatarien en dans ce domaine. Cela n'élimine pas tout, mais au moins une large partie.

Un nouveau mécanisme créé au sein de la Banque centrale qatarienne permet de contrôler les flux financiers. C'est sur cette base qu'une coopération de TRACFIN a récemment été demandée. L'un des éléments positifs de cette coopération entre TRACFIN et son homologue au sein de la Banque centrale qatarienne est de pouvoir travailler sur tous les flux financiers qui ne sont pas d'origine étatique.

Si l'on s'intéresse sérieusement à la question de la lutte contre Daech, il faut travailler sérieusement sur les flux financiers. L'une des façons de le faire est de permettre à TRACFIN et à son homologue qatarien de travailler ensemble. On a donc intérêt à développer des relations sécuritaires avec le Qatar, qui a énormément de réseaux et de connexions, et qui se dit aujourd'hui d'accord - sans aller trop loin dans le détail - pour que des éléments opérationnels puissent faire l'objet de discussions avec les services.

Enfin, s'agissant de la lutte contre Daech, même si le Qatar n'y contribue que faiblement sur le plan directement opérationnel, il participe à la coalition contre Daech. C'est symbolique mais, surtout - ce que peu de personnes savent - l'ensemble des frappes dans le cadre la lutte contre Daech en Irak et en Syrie sont commandées à partir du territoire qatarien, concrètement la base située à trente kilomètres de Doha, où sont cantonnés 10 000 militaires américains, et où l'on trouve également des militaires français. L'ensemble des informations s'y trouvent regroupées, dont celles relatives à la décision des frappes. Un nouveau contingent français avec un Awacs viennent d'y arriver. Je m'y rends environ toutes les trois semaines. Comme vous le savez, la composante aérienne de la Centcom après le départ d'Arabie saoudite a été déplacée au Qatar.

La contribution qatarienne opérationnelle aux frappes contre Daech se résume à epsilon, mais le Qatar a accepté que les frappes soient décidées à partir de son territoire.

Pour ce qui concerne la question de la sécurité des Français, je suis personnellement, et toute l'ambassade avec moi, très mobilisé. On en compte environ cinq mille Français au Qatar. Cette communauté française continue à croître. Les problèmes de sécurité sont évidemment étudiés de très près.

En janvier 2015, immédiatement après les attentats de Paris, j'ai reçu un appel du Premier ministre, qui est également ministre de l'intérieur, pour me demander ce que je désirais pour renforcer la sécurité de la communauté française. Dans les heures qui ont suivi, la sécurité autour des écoles françaises, des entreprises françaises, de l'ambassade et de la résidence de France a été augmentée. On m'a même adjoint une escorte de sécurité. Je l'ai acceptée pour ne pas me singulariser,

La collaboration, du point de vue de la sécurité de la communauté française est donc très étroite avec les autorités qatariennes.

S'agissant de la francophonie, j'ai été le premier surpris du fait que le Qatar rejoigne ce mouvement. Il n'existe pas encore de participation à l'AUF, mais il y aura, à partir de la rentrée de septembre, une mineure de français à l'université du Qatar, qui compte 17 000 étudiants, essentiellement des jeunes filles. Il existe par ailleurs douze écoles pilotes au Qatar, en dehors des écoles publiques franco-qatariennes, où le français est enseigné et deux lycées (1500 élèves chacun) où l'on enseigne en Français. Quant à la question sur le Parlement qatarien et l'APF, il existe un Majlis al-Shura, qui constitue une sorte de conseil consultatif. Je laisse ceux de vos collègues qui étaient récemment à Doha faire un commentaire sur ce sujet. Enfin, la relation du Qatar avec l'Egypte est très mauvaise. Qui a tort, qui a raison ? Ce n'est pas à moi de le dire. Je ne fais que décrire ici la situation : le Qatar considère que la stratégie du président al Sissi, qui consiste, comme il l'a dit lui-même, à éradiquer l'islam politique - qui, en Egypte, représente peut-être 15 %, 20 %, 30 % de la population, soit dix, quinze à vingt millions d'habitants - ne peut que produire de la radicalité. L'Islam politique est une des composantes de la demande politique dans le monde arabo-musulman sunnite.

Le Qatar considère qu' faut donc bien une offre en face de cette demande (même si le Qatar comme je l'ai dit n'en fait plus son point d'appui privilégié) , sans quoi on risque de pousser les gens dans la radicalité. Je ne tranche pas le débat, je l'explique. La relation est très mauvaise entre les deux pays.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup pour cette présentation très éclairante. Vous soulevez des questions qu'on ne peut toutes arbitrer, mais vous le faites avec clarté et lucidité.

La réunion est levée à 12 heures 37.