Mardi 5 avril 2016

- Présidence de M. André Reichardt, vice-président -

La réunion est ouverte à 18 h 15.

Politique commerciale - Audition de M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce (DG TRADE) à la Commission européenne

M. André Reichardt, vice-président. - Nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation. Je dois excuser le Président Jean Bizet, que vous aviez rencontré en janvier. En déplacement aujourd'hui, il ne peut malheureusement être parmi nous. C'est aussi une satisfaction de pouvoir échanger avec un compatriote occupant un poste de responsabilité important au sein de la Commission européenne.

Nous vous entendrons avec intérêt sur la stratégie globale de la Commission européenne en matière de commerce international. N'a-t-on pas fait preuve d'une certaine naïveté en ouvrant grands nos marchés quand nos partenaires s'attachaient à protéger les leurs, de façon souvent subreptice ?

Comme vous l'imaginez, les négociations du traité transatlantique sont au coeur de nos préoccupations. Nous avons mis en place un groupe de suivi avec la commission des affaires économiques. Nos collègues Philippe Bonnecarrère et Daniel Raoul sont nos rapporteurs.

La question de la transparence des négociations est posée. Nous n'avons pas accès aux documents de position de la partie américaine ni aux textes consolidés. Une nouvelle procédure très encadrée de consultation des documents européens a été mise en place à la demande de la Commission européenne. Nous ne pouvons les consulter que dans un local dédié au SGAE. Surtout, les documents sont disponibles exclusivement en anglais !

Nous souhaitons par ailleurs connaître votre évaluation sur le caractère mixte de l'accord. La Cour de Justice n'a pas encore rendu sa décision sur l'accord avec Singapour. Si l'accord était mixte et qu'un (ou plusieurs) parlement national s'y opposait, quelles seraient les conséquences?

Sur le fond, ce projet de traité soulève beaucoup d'inquiétudes. En particulier, avec la crise agricole que nous traversons, nos agriculteurs attendent des garanties très fortes. Nous voulons tout spécialement protéger nos indications géographiques. Notre ministre Matthias Fekl, que nous avons reçu le 8 mars, nous a indiqué que les résultats du douzième round semblaient peu encourageants. Les négociations seraient précisément bloquées sur l'agriculture et les indications géographiques. Quelle est votre appréciation? Quelles conclusions peut-on en tirer sur l'évolution de la négociation ?

L'Europe doit obtenir la levée des obstacles non tarifaires qui sont autant d'entraves à l'accès au marché américain. Qu'en est-il par ailleurs des services financiers ? Nous avons jusqu'ici été plutôt frappés par l'absence de propositions de la partie américaine, en particulier sur la question sensible de l'ouverture des marchés publics.

Nous sommes aussi intéressés de connaître votre analyse sur un autre sujet délicat et potentiellement lourd de conséquences économiques et sociales pour l'Europe : la reconnaissance à la Chine du statut d'économie de marché dans le cadre de l'OMC. Une décision devrait être prise d'ici la fin de cette année. Quels seront les critères de la décision ? Quel serait l'impact pour l'Union européenne d'une telle reconnaissance ?

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Pour répondre aux questions-clé qui ont été posées, je commencerai par la stratégie commerciale globale de l'Union européenne. Oui l'Union européenne a une stratégie commerciale. Nous avons négocié des accords bilatéraux de haute ambition et d'autres, également de haute ambition, sont en cours de négociation. Pourquoi des négociations bilatérales ? On n'abandonne pas le multilatéral. Mais aujourd'hui l'accès au marché ne se gère pas dans les négociations multilatérales. On a voulu négocier en 2008 un accord multilatéral ambitieux. Mais ce fut finalement un échec. En particulier du fait de l'Inde mais aussi, dans une moindre mesure, des États-Unis et de la Chine. En tout cas pas à cause de l'Union européenne. Il est très peu probable d'obtenir des résultats ambitieux en matière d'accès au marché en multilatéral. Mais celui-ci reste essentiel pour fixer les règles du commerce international, avec un système de règlement des différends qui permet de les faire appliquer. Avec un processus d'appel et des jugements qui ont un effet obligatoire, sauf à encourir des sanctions. Il faut donc continuer à moderniser les règles en multilatéral. C'est ce qui a été fait à Bali en 2013 avec l'accord sur la facilitation du commerce et à Nairobi en 2015 où l'Union européenne a obtenu la fin des aides aux exportations agricoles, couvrant aussi les crédits exports, les aides alimentaires à des fins dédiées et l'activité des entreprises d'État. Un résultat intéressant sur les subventions horizontales, industrielles, les aides à la pêche et les subventions agricoles. Ces règles doivent être modernisées. Car 90 % de nos soutiens agricoles ne créent pas de distorsion au commerce. L'OMC reste pour nous importante mais nous n'aurons plus jamais le grand accord où tout est réglé. En revanche, le e-commerce, le numérique, l'investissement, la concurrence, ces nouveaux sujets à développer requièrent du multilatéral.

L'agenda bilatéral de l'Union européenne, c'est le TTIP, mais pas seulement. Et il y a quelques résultats, la Commission n'est pas naïve... Prenons l'accord avec la Corée. C'est l'accord le plus ambitieux, en vigueur depuis cinq ans. Quelles conséquences ? Les exportations européennes ont augmenté de 70 % en cinq ans en Corée. Nous y sommes passés de 9 à 13 % de parts de marché. D'un déficit de 10 milliards d'euros à un excédent de 10 milliards d'euros. Nous dégageons même un surplus avec la Corée dans le secteur automobile, où nos exportations ont triplé, et « l'invasion » annoncée des petites voitures coréennes ne s'est pas produite. Avec de tels résultats, des négociateurs naïfs peuvent continuer de négocier.

Nous négocions des accords bilatéraux pour créer de la croissance et de l'emploi. S'ils sont bien gérés, ils produisent de la croissance et de l'emploi. Pour l'Union européenne, où la demande interne et l'investissement ne sont pas très élevés, le commerce est utile. Il faut savoir que demain, 90 % de la croissance se fera hors d'Europe.

Il y a aussi la négociation avec le Japon - avec l'Inde et le Mercosur même si ceux-ci sont plus compliqués. L'accord avec le Vietnam ne présente pratiquement pas d'asymétrie en notre défaveur, sauf pour une transition spécifique pour l'élimination des droits de douane. Mais près de 99 % des lignes tarifaires sont libéralisées. Un accord en particulier positif sur les marchés publics et les services.

Le TTIP fait partie de cette stratégie. Par rapport à d'autres négociations, il s'agit d'aller plus loin dans la convergence réglementaire, sans baisser en aucune manière le niveau de protection des consommateurs. Il s'agit d'aller vers un accord sur de grands principes et faire en sorte que les régulateurs des deux parties puissent coopérer. Vers des accords sur l'analyse des risques et sur la manière de les gérer. En veillant surtout à ne pas réduire le rôle des législateurs de part et d'autre. Ce serait inacceptable pour les deux parties. C'est l'originalité du TTIP.

Le 12e round a-t-il été peu encourageant ? Il y a eu des progrès du côté américain sur la réglementation. En particulier sur la coopération réglementaire, dans les secteurs automobile et pharmaceutique notamment, qui sont une priorité pour l'Union européenne. Il faut éviter de dupliquer les audits des entreprises pharmaceutiques. Il s'agit de se mettre d'accord sur de bonnes pratiques. Cela permettra des économies. Il en va de même pour les reconnaissances d'équivalence sur les voitures.

Il existe entre les États-Unis et l'Union européenne des normes et des systèmes différents mais pour l'avenir, il est possible de trouver des solutions compatibles qui ne soient pas des obstacles au commerce.

Cette négociation est plus avancée aujourd'hui sur la négociation tarifaire que sur les services et les marchés publics, qui sont essentiels pour nous. Nous n'irons pas plus loin sur les réductions tarifaires s'il n'y a pas de progrès vers une ambition équivalente sur les marchés publics et les services. Et sur les marchés publics, nous en sommes encore loin, très loin. Il n'y aura pas de conclusion de cet accord sans un résultat satisfaisant sur les marchés publics. Les concessions réciproques doivent être équilibrées.

L'agriculture n'est pas une variable d'ajustement, elle est un objectif en soi. L'aspect défensif ne doit pas à lui seul faire notre position. L'Union européenne a aussi des intérêts offensifs importants. L'Union européenne dégage aujourd'hui près de 20 milliards d'euros d'excédent agroalimentaire avec le reste du monde. Sur les produits laitiers, nous avons des intérêts offensifs, étant plus compétitifs que les États-Unis. Sur les obstacles non tarifaires ? Nous n'envisagerons le démantèlement des droits sur les produits laitiers que si les États-Unis reconnaissent l'équivalence avec la pasteurisation « grade A ». Il en est de même pour les fruits et légumes, objets d'obstacles non tarifaires. Il est ainsi impossible d'exporter des pommes ou des poires aux États-Unis, sauf à répondre à des conditions extrêmement difficiles.

Tout cela doit se faire en protégeant les consommateurs. Nous n'importerons jamais de poulet chloré ni de porc à la ractopamine ou de la viande aux hormones. Pour la viande bovine mais aussi de volaille et la viande porcine, il faudra trouver des solutions sur la base de contingents tarifaires à des quantités raisonnables.

On ne donnera jamais, dans les accords bilatéraux, plus que ce que l'on était prêt à donner dans un cadre multilatéral de l'OMC. Il y a des limites très claires.

Il faut trouver des équilibres. L'Union européenne est prête à conclure cette négociation en 2016 si l'accord est ambitieux, équilibré et réaliste, mais il faut un mouvement de la partie américaine. Les indications géographiques sont prioritaires. Il est hors de question qu'un accord soit conclu si aucune protection sérieuse et accrue n'est obtenue sur nos indications géographiques.

Sur la transparence. On est ici, pour l'Union européenne, devant la négociation commerciale la plus transparente jamais vue dans le monde. Mme Cecilia Malmström a voulu que tous les textes de l'Union européenne soient publiés. Les parlementaires ont accès à des analyses spécifiques qui ne sont pas publiques. Même les textes consolidés doivent être accessibles en salle de lecture pour les ministères concernés, les parlementaires nationaux et européens. Certes, ces textes sont très généralement en anglais. Des administrateurs peuvent aider à expliquer le contenu des textes. L'important, c'est de comprendre la stratégie de négociation, explicitée sur le site de la Direction Générale du Commerce, où il y a libre accès à tous nos textes.

Sur la mixité de l'accord. Il est extrêmement probable que le TTIP sera considéré comme un accord mixte si on a un niveau d'ambition suffisant sur la coopération réglementaire ou les règles anti-corruption.

Le reste des accords fait l'objet d'une analyse juridique proposée par la Commission. Jusque-là, le Conseil des ministres s'est toujours prononcé, à l'unanimité, sur la mixité des accords. Sauf si la Cour de Justice devait en décider autrement sur l'accord avec Singapour, on restera sur cette position. L'application provisoire ne couvre que les compétences exclusives ou les compétences partagées que les États membres s'accordent à exercer conjointement.

Sur les services financiers, il faut améliorer le dialogue réglementaire entre régulateurs eux-mêmes. Que chacun ait la même évaluation du risque. Il y aura un réel intérêt à améliorer le dialogue entre régulateurs. Actuellement, il n'y a pas d'accord confirmé sur l'intégration des services financiers dans le TTIP mais nous en poursuivons l'objectif.

La Chine « économie de marché ». Tout d'abord, la Chine n'est pas une économie de marché.

M. André Gattolin. - Il y a des pays qui ont signé cette reconnaissance...

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - ...la question est : que se passe-t-il sur l'anti dumping ? Ensuite il y a une crise grave, très grave, sur l'acier, en raison des surcapacités chinoises. Nous avons besoin d'une défense anti-dumping efficace. On ne peut pas prendre en compte les coûts chinois qui sont manipulés et très différents de coûts obtenus en situation de marché. Mais il existe un protocole d'accession de la Chine à l'OMC dont, le 11 décembre 2016, tombe la disposition qui prévoit le recours automatique à l'assimilation des prix chinois à ceux de pays dits analogues (Inde, Brésil...). Il faut respecter nos engagements internationaux. Et nous n'avons pas intérêt à engager une guerre commerciale avec la Chine. Rappelons-nous la séquence sur les panneaux solaires chinois et la riposte anti dumping chinoise contre les vins européens. Il faut trouver des solutions efficaces et éviter une situation impossible avec la Chine. La Commission fera, ou ne fera pas une proposition mais continuer comme avant serait une attitude réductrice. Il faut concilier le respect des engagements internationaux avec les protections anti-dumping.

M. Louis Nègre. - Vous montrez qu'il y a une évolution positive dans la négociation. Mais je m'interroge sur trois points.

D'abord, sur le principe, je constate que l'usage du français a pratiquement disparu dans la négociation. Ensuite, si vous nous avez bien décrit les attentes européennes, que veulent les États-Unis ? Enfin, dans les négociations entre blocs géographiques, il faut être conscient des rapports de force. Dans l'industrie ferroviaire, par exemple, l'Europe est très performante, certes, mais que pèsent nos grands groupes face à la Chine qui investit massivement dans ce secteur - y compris en Europe - alors que le marché chinois, lui, est fermé ? Nos plus grands groupes « pèsent » 6 milliards d'euros, l'équivalent chinois, 24 milliards, quatre fois plus.

M. Jean-Paul Emorine. - À vous entendre, tout est simple. Pourtant, à l'usage, cela l'est beaucoup moins. Les sénateurs peuvent aller au SGAE et consulter les pièces. Pourquoi ne pas les mettre directement à disposition des parlementaires ? La transparence y gagnerait. Vous êtes en charge de la négociation européenne, mais chaque État est surtout intéressé par ce qui le concerne directement. Que pèsent les pays dans cette négociation ? Il faut toujours rappeler les rapports de force. Certes, les marchés américain et européen sont comparables, en termes de demande, mais les capacités d'offre sont différentes. La surface agricole américaine est de 372 millions d'hectares, contre 140 millions en Europe et 30 millions en France. Un rapport de 1 à 12. C'est comme si un jardinier dans son jardin était en compétition avec un légumier de plein champ. Toutes les négociations internationales doivent prendre en compte ces rapports de force et de capacité. Enfin, la France est très attachée aux signes de qualité - AOP/IGP - et je crois que l'Union a bien pris en compte cette position. Mais les perspectives sur l'élevage sont beaucoup moins bonnes. Ouvrir le marché à 300 000 tonnes de viandes américaines peut être dévastateur et peut faire disparaître ce qui reste de vie agricole dans des régions en voie de désertification.

M. Daniel Raoul. - Quelle est la position de la Commission sur la Cour commerciale internationale, censée être compétente sur les différends en matière d'investissements internationaux ? Comment va se dérouler l'arbitrage final sur la mixité de l'accord commercial avec les États-Unis ? La Commission doit-elle attendre la position de la Cour de justice européenne ? Le Conseil n'a-t-il pas, lui aussi, une légitimité dans cette matière ?

M. André Gattolin. - L'intervention du Conseil dépasse le mandat de négociation donné à la Commission !

M. Daniel Raoul. - Cette question intéresse pourtant directement le Conseil !

M. Philippe Bonnecarrère. - Je me dois de faire part de mon expérience et donner acte de l'effort de transparence. Je me suis rendu au SGAE afin de consulter les comptes rendus. Je les ai trouvés complets, rédigés de façon claire, permettant de se faire une bonne idée de l'évolution de la négociation. J'ai été surpris par la diversité des sujets qui peuvent aller des AOP jusqu'aux filtres à ultra-violet.

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Cela intéresse l'industrie cosmétique.

M. Philippe Bonnecarrère. - En dépit de cet effort de transparence, je m'interroge sur l'accompagnement économique de la négociation, notamment sur les études d'impact. Certes, le bilan de l'accord avec la Corée paraît positif, mais les États-Unis sont un partenaire autrement plus puissant. Dans ce contexte, la négociation peut-elle être favorable à l'Union européenne ? En matière agricole, les documents diffusés aux États-Unis montrent que l'accord serait très bénéfique aux agriculteurs américains et que les Européens vont perdre.

J'ajoute une question pratique : comment se déroule concrètement la négociation ? Y a-t-il un système de « sherpas » délégués par les États membres, un contrôle politique ?

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Concernant l'usage du français, il faut voir la réalité telle qu'elle est. Je suis déjà assez ancien au sein des services de la Commission, et j'ai vécu les étapes de l'évolution linguistique. Le français a été la langue diplomatique jusqu'aux années 50 et a été une langue d'usage jusqu'à la présidence de Jacques Delors. Il y a eu incontestablement un déclin. Le premier tournant a été l'adhésion de 1995 (Autriche, Suède, Finlande) qui a entraîné un basculement des usages. Le deuxième tournant a été les adhésions de 2004. Dix nouveaux membres. L'anglais s'est imposé. La France a « raté le coche ». Le français n'a pas disparu pour autant. À la Commission, les textes sont travaillés et adoptés en trois langues (anglais, français, allemand). L'adoption formelle après le processus législatif est toujours en 23 langues.

Risque-t-on de céder aux États-Unis ? Les deux ensembles sont de taille comparable et savent défendre leurs intérêts. Pour ce faire, il faut aussi comprendre les objectifs du partenaire et établir une relation de confiance. Mais le prétendu abandon des positions européennes et la naïveté des négociateurs européens sont des légendes. Nous conclurons quand la négociation sera mûre.

M. Louis Nègre. - Que veulent les États-Unis ?

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - L'Union européenne compte 28 États membres. Nous ne serons jamais un État fédéral.

M. Daniel Raoul. - Pourquoi dites-vous jamais ?

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. -En tout cas, pas à un horizon visible. À court terme, l'avenir de la construction européenne n'est pas dans un transfert de compétences. Il faut s'attacher à faire fonctionner ce qui existe.

M. Daniel Raoul. - Le référendum britannique va nous obliger à réfléchir à l'avenir. Il faudra des initiatives pour renforcer un noyau dur.

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Il n'y a pas de plan  B en cas de sortie du Royaume-Uni. L'objectif est le maintien du pays dans l'Union. S'il y avait une sortie, ce serait un gros problème autant pour les Anglais que pour les Européens. Il faudra certainement des initiatives mais le modèle purement fédéral est hors de portée. Je rappelle que la France avait été un des pays les plus opposés à cette idée de noyau dur, en 1994. Les Allemands poussaient au contraire en ce sens. Mais les choses ont changé, les plats ne repassent pas deux fois.

Je reviens aux objectifs américains, qu'il me faut comparer aux objectifs européens. Les Américains ont des objectifs sur les services et les droits de douane, notamment en agriculture. Mais ils connaissent nos limites et n'attendent pas une libéralisation totale.

C'est en particulier le cas sur la viande. Pour répondre à une préoccupation de M. Jean-Paul Emorine, il y a bien une quantité disponible de 300 000 tonnes de viandes bovines pour l'ensemble de nos négociations, mais certainement pas de 300 000 tonnes de viandes bovines américaines. Ce contingent inclut le contingent de 46 000 tonnes avec le Canada.

Sur les services, les Américains attendent la libre circulation des données dans le respect des données privées. Les Européens attendent plutôt des ouvertures en matière de transport maritime et aérien et de télécommunications. Il y a également un intérêt mutuel pour l'ouverture des marchés publics.

M. André Gattolin. - Quid de l'industrie pharmaceutique, de la chimie ?

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - La chimie est intéressée par la partie tarifaire. La pharmacie, beaucoup moins, car les droits de douane sont très faibles, les préoccupations portent plutôt sur la régulation. On n'arrivera pas à une reconnaissance des équivalences entre le système européen REACH et le système américain TSCA.

M. Daniel Raoul. - Pourquoi pas une acceptation de la réciprocité ?

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Les positions sont globalement un peu figées. Il y a une avancée concernant les audits d'entreprises pharmaceutiques de part et d'autre. Avant une exportation, un audit fait en Europe serait reconnu par les États-Unis et réciproquement.

Concernant l'accès aux marchés publics. Nous avons de gros intérêts, notamment sur le ferroviaire. Aujourd'hui, les entreprises européennes peuvent participer aux appels d'offres, à condition d'utiliser du matériel américain. Cela n'a aucun sens. Cette question de l'ouverture des marchés publics concerne également le marché chinois. Il y a de gros enjeux. L'Allemagne a un poids important dans ce domaine.

Je sais gré à M. Bonnecarrère d'avoir rappelé comment fonctionnait l'accès aux documents publics.

M. Philippe Bonnecarrère. - J'ai même pu prendre des notes.

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - L'Union européenne prépare une série de documents. Des notes intermédiaires de négociation et des textes consolidés lorsqu'un sujet a pratiquement abouti. L'accès est libre. Les notes intermédiaires sont les plus accessibles car elles permettent de comprendre le déroulement de la négociation. D'ailleurs, le bureau de représentation de la Commission à Paris est à la disposition des parlementaires français.

M. Jean-Paul Emorine a rappelé le déséquilibre dans le potentiel de l'offre agricole. L'Union européenne est très compétitive à la fois sur les productions brutes et sur les produits de l'industrie agroalimentaire. Plus les produits sont transformés et meilleurs on est. Les intérêts agricoles dépendent des filières. Sur la viande bovine, les limites de la négociation sont étroites, et l'Union européenne est dans une position défensive. C'est le contraire sur le lait. Une baisse des droits de douane américains permettrait d'augmenter les exportations européennes, mais le principal obstacle est lié aux normes, notamment la pasteurisation.

Concernant le règlement des différends sur les investissements, nous avons approuvé un nouveau modèle. Les Américains étaient plutôt sur un système d'arbitrage professionnel. L'Union européenne a préféré un système juridictionnel avec possibilité d'appel et des juges indépendants. Le système reprend le dispositif adopté avec le Canada et le Vietnam.

La mixité de l'accord TTIP ne doit pas être un problème. L'Union européenne est une union de droit. Il y a un accord sur le principe même d'un accord mixte, mais des désaccords sur les lignes de partage. La Cour de justice devra se prononcer.

M. Daniel Raoul. - La Cour devrait appliquer ce qui a été décidé par le Conseil.

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Il faut attendre la position de la Cour. Dans le passé, le Conseil s'est prononcé à l'unanimité sur ces questions. La Commission en tirera les conclusions.

Comment se passent les négociations ? Nous avons un « chef de négociation », un négociateur espagnol expérimenté. Mais il y a une vingtaine de chapitres spécialisés. Sur chacun, il y a un « lead négociateur ». Au niveau politique, la négociation relève de Mme Malmström, commissaire européen.

L'étude américaine sur les gains supposés de l'accord dans le domaine agricole doit être commentée et relativisée. Tout dépend des hypothèses. Les Américains sont partis d'une libéralisation totale des trois marchés qui les intéressent au premier chef : la viande bovine, les volailles, le porc. Cela inclut l'ouverture du marché européen aux viandes américaines, telles que les viandes aux hormones. À l'inverse, les Américains sont partis de l'hypothèse du maintien de leurs protections non tarifaires. Tout ouvert d'un côté, tout fermé de l'autre. À l'exception des barrières sur les importations de fruits et légumes qu'ils seraient prêts à lever. Évidemment, dans ces conditions, l'accord serait très favorable aux Américains. L'apport serait de 9 milliards d'euros pour les Américains et de 2 milliards pour les Européens. Mais comme je l'ai dit, tout dépend des hypothèses de départ. L'ouverture totale des marchés est un leurre. L'accès aux viandes aux hormones est exclu. Nos études montrent des avantages partagés et équilibrés. Je rappelle qu'aujourd'hui, les exportations européennes se montent à 16 milliards d'euros, contre 8 milliards d'importations.

M. Jean-Yves Leconte. - Pour préciser les études d'impact, avez-vous une vision plus précise par pays ? L'accord avec la Corée s'est accompagné de gros investissements coréens en Slovaquie par exemple. Les conséquences des accords sont variables selon les pays.

Il faut prendre conscience du déséquilibre des parties et de l'imbroglio des situations. Les États-Unis sont une force politique mais leur marché est fractionné entre États fédéraux. C'est le contraire en Europe : l'Union est un nain politique mais le marché est très intégré. La négociation est déséquilibrée et tourne vite au marché de dupes. Quand l'Union européenne ouvre un marché, c'est un boulevard pour le partenaire. Quand les États-Unis font une concession, il faut tout recommencer, État par État.

L'Union européenne doit être très attentive à l'évolution de la Chine. La nouvelle « route de la soie » est une façon de dégager ses surplus. Les enjeux sont considérables.

M. André Gattolin. - Voilà plusieurs années que je réclame des études d'impact plus précises. J'entends avec plaisir qu'elles sont annoncées pour la fin d'année. Les premières études étaient trop générales et tablaient sur un supplément de croissance de 0,5 % et 300 000 emplois. Mais la Commission ne peut négocier sans prendre en compte les attentes de l'opinion. Il y a une attente sur les conséquences précises de cet accord. Ce sont les parlementaires nationaux qui sont sollicités au premier chef.

Je partage l'analyse de nos collègues sur le déséquilibre. Un accord donne l'accès au marché européen, tandis que tout reste à faire au niveau des États américains. La construction européenne a créé un marché intérieur fluide. C'est un avantage considérable pour les Américains. Mais la Commission doit tenir compte des réactions des opinions publiques nationales. Il est impératif de disposer d'études d'impact nationales. Cela se fait au Canada, avec une étude province par province. Le paradoxe est que vous dites que l'Union européenne n'est pas une structure fédérale, mais les études d'impact nationales ne sont pas faites. Attention également à ne pas confondre les consultations d'experts et les consultations citoyennes. Faire fi des opinions publiques ne peut conduire qu'à de graves désillusions.

M. Jean-Luc Demarty, directeur général du commerce à la Commission européenne. - Les investissements coréens en Slovaquie préexistaient. Ce n'est pas une conséquence de l'accord commercial. La France a également bénéficié de cet accord. Je reconnais qu'il nous faut travailler sur les études d'impact. Sur l'impact économique, social, environnemental. Sur l'impact ex ante et ex post. C'est un grand chantier qui est mené par la Commission. Il nous faut des résultats pays par pays et par secteur.

Les premiers travaux montrent que certains pays sont très gagnants à l'accord - Autriche, Belgique. L'Allemagne est également gagnante. La France est dans la moyenne des résultats.

Il faut prendre en compte l'opinion publique. La Commission le fait, bien sûr, par l'intermédiaire de la représentation politique. Les États de l'Union fonctionnent sur un modèle de démocratie représentative. La Commission se présente et rend compte aux élus. Nous expliquons ce que nous faisons. Il est vrai qu'il y a un grand nombre de contre-vérités autour de ce TTIP. Encore aujourd'hui, une tribune d'un critique gastronomique dans Le Figaro comprend des affirmations inexactes. Après, tout est répété en boucle. C'est pareil sur le règlement des différends en matière d'investissements. La présentation courante était que les multinationales pourraient s'attaquer aux règlements européens, dûment adoptés par le législateur européen. C'est faux. Il faut un dialogue avec le citoyen et la Commission le fait en se présentant devant les élus. Mais on ne peut pas organiser un référendum tous les matins à chaque étape de la négociation. Les dossiers sont très complexes. Nous défendons l'intérêt européen, et l'intérêt des États en fait partie. En particulier, il est clair que l'agriculture n'est pas une variable d'ajustement.

La réunion est levée à 20 h 05.

Mercredi 6 avril 2016

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 17 h 05.

Institutions européennes - Audition de M. Harlem Désir, secrétaire d'État chargé des affaires européennes, sur les conclusions du Conseil européen des 17 et 18 mars

M. Jean Bizet, président. - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. C'est désormais entre nous par un rendez-vous régulier que nous dialoguons sur les conclusions du Conseil européen. Nous nous en félicitons. Comme je vous l'ai indiqué, nous souhaiterions aussi pouvoir instituer de semblables rendez-vous pour évoquer les suites de nos résolutions européennes dans les négociations en cours à Bruxelles et Strasbourg. Nos collègues sont légitimement très attachés à un tel suivi. J'ai fait un point récemment devant la commission sur le sort réservé à nos résolutions. Le rapport, que je vous ai adressé, relève les aspects positifs mais propose aussi des pistes d'amélioration dans notre dialogue avec le Gouvernement. Je souhaite que nous puissions concrétiser les différentes propositions qu'il comporte. Vous m'avez répondu par un courrier en ce sens, et je vous en remercie.

Le Conseil européen des 17 et 18 mars revêtait une importance particulière dans le contexte de la crise migratoire qui déstabilise l'Europe. L'Union européenne a arrêté les bases d'un accord avec la Turquie. Compte tenu de la position géostratégique de ce grand pays, un tel accord paraissait indispensable. L'Europe s'est beaucoup engagée pour répondre aux demandes turques. Mais peut-elle escompter en retour un engagement concret, une véritable mobilisation de la partie turque pour tarir effectivement ce flux massif de migrants qui convergent vers notre continent ?

Les principes qui figurent dans l'accord paraissent à première vue assez clairs. Mais beaucoup d'interrogations demeurent sur leur mise en oeuvre opérationnelle. Pouvez-vous notamment nous apporter des précisions sur l'engagement financier de l'Union ? Quels sont les montants prévus ? On a d'abord parlé de trois milliards, puis de trois autres... Quelles sont les conditions pour que ces sommes soient débloquées ? Nous restons par ailleurs dubitatifs sur la mise en oeuvre du principe « un migrant pour un migrant ». Comment fonctionnera ce mécanisme, qui ne pourra pas avoir un caractère automatique et qui devra bien intégrer l'examen des situations individuelles ?

La Commission européenne semble assez optimiste sur la libéralisation du régime des visas. La Turquie ne respecte que 35 des 72 critères de référence. A-t-on bien évalué la portée d'une telle libéralisation ? Est-il imaginable que la Turquie remplisse tous les critères d'ici juin comme semble l'envisager la Commission européenne ? On se souvient des rapports d'Hubert Haenel et de Robert del Picchia sur la Turquie ; à quelques années de distance, on a plutôt le sentiment d'avoir reculé.

La lutte contre les passeurs demeure une priorité. Le Conseil européen a évoqué la situation en Libye. Il a indiqué que l'Union se tient prête à soutenir le gouvernement d'entente nationale en tant que seul gouvernement légitime de la Libye y compris, à sa demande, pour lutter contre le terrorisme et gérer les migrations en Méditerranée centrale. Quelles sont les perspectives dans ce domaine ?

Nous entendrons également avec intérêt vos analyses sur les autres sujets abordés par le Conseil européen, en particulier la situation économique et les priorités stratégiques recensées dans l'examen annuel de la croissance Notre commission est particulièrement attentive à la situation difficile de notre agriculture. Nous serons donc intéressés par vos explications sur les orientations retenues par le Conseil européen dans ce domaine - un domaine que nous évoquons souvent au Sénat.

M. Daniel Raoul. - Y compris cet après-midi, en séance...

M. Jean Bizet, président. - J'aimerais que vous fassiez passer le message à M. Phil Hogan qui commence, je pense, à prendre conscience de la dimension européenne de la crise. Où en est le travail de la task force ? Un rapport d'étape était prévu à mi-parcours. Le Conseil « Agriculture » du 14 mars a conclu à la nécessité d'une limitation de la production, mais sur une base volontaire et individuelle : il est clair que les pays du Nord, dont certains ont accru leur production jusqu'à 15 %, ne sont pas prêts à y souscrire. Telles sont les interrogations que je souhaitais vous soumettre.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - Je vous remercie d'avoir bien voulu décaler cette audition, en raison du déplacement du Premier ministre, que j'accompagnais, en Belgique, pour y rencontrer le collège des commissaires mais aussi le Premier ministre belge, après les attentats. Ces nouveaux attentats ont montré que la menace était européenne : la réponse doit l'être aussi. Or, elle ne l'est pas suffisamment, pas plus que les décisions prises ne sont suffisamment suivies d'effet. C'est le cas pour le PNR (Passenger Name Record). Le Conseil, qui a pris en compte les demandes du Parlement européen en matière de protection des données a, sur nos instances, accepté d'accélérer les travaux des jurisconsultes pour établir les versions définitives des textes concernés, qui avaient fait l'objet d'un accord avec le Parlement européen en décembre dernier, afin qu'ils puissent être adoptés dès cette semaine. Nous souhaitons que le Parlement européen inscrive le PNR à l'ordre du jour de sa prochaine session plénière, la semaine prochaine, ou au plus tard à la session de fin avril.

La lutte contre le terrorisme exige une coordination accrue, et une meilleure mobilisation des outils existants. C'est un point sur lequel Bernard Cazeneuve n'a cessé d'insister, amenant le Conseil « Justice et affaires intérieures » à s'exprimer très fermement. L'utilisation des fichiers SIS, Europol, Écris - le fichier des casiers judiciaires - doit être systématique. Il faut assurer le contrôle aux frontières communes de toutes les personnes qui entrent dans l'espace Schengen et mettre en oeuvre l'ensemble des décisions prises en matière de coopération dans la lutte contre le terrorisme. Le ministre de l'Intérieur a également proposé, avec son homologue allemand, la création d'une task force européenne pour lutter contre les faux documents. Il s'agit d'envoyer des experts dans les pays de première arrivée. Nous demandons également que la lutte contre le financement du terrorisme soit intensifiée et que la directive sur les armes soit révisée sans retard.

Les événements ont douloureusement rappelé l'impérative nécessité de mieux organiser la sécurité de l'Union, son contrôle aux frontières et plus généralement, son action extérieure commune - politique étrangère, politique de défense, relations avec les pays tiers. Ces sujets occuperont une grande part de la réunion des ministres franco-allemands, demain.

Le Conseil européen de mars est traditionnellement consacré à l'économie, mais la question des migrations a été cette fois centrale ; il s'agissait de finaliser l'accord, dessiné début mars au cours d'une première réunion exceptionnelle, entre l'Union européenne et la Turquie. Les questions économiques ont cependant trouvé leur place, à la faveur d'un échange avec le président de la BCE, mais aussi autour de sujets que le Président de la République a souhaité y voir évoquer : l'agriculture, pour s'assurer de la bonne mise en oeuvre des décisions prises par le Conseil « Agriculture » du 14 mars ; la sidérurgie - sujet que le Premier ministre a de nouveau abordé, lors de son déplacement à Bruxelles, avec le collège des commissaires -afin que la Commission européenne, qui a d'ailleurs publié une communication allant dans notre sens, prenne toutes les mesures de défense commerciale pour faire face à la crise du secteur, qui ne tient pas seulement à une crise des marchés mondiaux mais aussi à une concurrence déloyale de la Chine. Le Président de la République a également souhaité que le Conseil européen reste très mobilisé pour la mise en oeuvre de l'accord de Paris sur le climat, qui entrera en vigueur une fois ratifié par 55 % des pays signataires, et se montre attentif à la pleine mise en oeuvre des travaux législatifs du cadre énergie-climat adopté fin 2014 - avec ses dispositions concernant le marché du carbone, l'efficacité énergétique, la diminution des émissions de gaz à effet de serre, la montée en puissance des énergies renouvelables - qui constitue la contribution de l'Europe à l'accord de Paris : il ne faudrait pas que les changements intervenus en Europe de l'Est conduisent à réduire ces ambitions.

L'essentiel des discussions a porté sur la crise migratoire et l'accord avec la Turquie. Cet accord, indispensable, est difficile à mettre en oeuvre. Il exigera de mobiliser énormément de moyens, en particulier en appui à la Grèce. Un tel accord était nécessaire : la fermeture de la route des Balkans entre la Grèce et la Macédoine crée un goulot d'étranglement, et quelque 52 000 réfugiés se trouvent aujourd'hui bloqués sur le territoire grec. Il était évident pour tout le monde que l'on ne pouvait laisser se reproduire en 2016 l'afflux qu'ont connu en 2015 des pays comme l'Allemagne, la Suède, l'Autriche. Même si d'autres pays, comme la France, n'ont pas connu un tel accroissement du nombre de réfugiés, il est clair que cette crise a un impact sur l'ensemble de l'Union européenne. En France, les demandes d'asiles ne sont certes passées que de 62 000 à 72 000, mais on sait ce qu'est la situation à Calais, qui vaut celle que connaît Vintimille.

D'où une prise de conscience générale quant à la nécessité de contrôler les frontières de l'Union et de créer les conditions pour que cesse un trafic meurtrier dans la mer Égée, en mettant en place, dans le respect de nos obligations d'accueil des personnes en besoin de protection internationale, un dispositif soutenable pour le système d'asile européen et s'appuyant sur une mobilisation plus large de la communauté internationale. Il s'agit d'éradiquer l'idée que le moyen d'être accueilli en Europe est d'utiliser les passeurs pour arriver illégalement sur le territoire européen - une idée qui alimente le trafic et expose à des conditions humanitaires de plus en plus inacceptables.

L'accord revêt ainsi deux aspects. Pour les migrants économiques, qui ne relèvent pas de l'asile, il s'agit de mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé entre la Grèce et la Turquie, pour l'application duquel manquaient non seulement les conditions juridiques mais une véritable volonté. À présent, cet accord est mis en oeuvre, et la Turquie admet, dès lors qu'il est bien établi qu'un migrant est arrivé en Grèce de façon illégale depuis son territoire, qu'il soit reconduit en Turquie. Pour les migrants qui sont susceptibles de bénéficier du droit d'asile, en particulier les Syriens, les textes internationaux et les directives européennes relatives à l'asile exigent un examen individuel, avec possibilité de recours. On ne saurait les renvoyer que si la Turquie est reconnue « pays tiers sûr » et que l'on a l'assurance que les autorités turques ne renverront pas ces personnes vers leur pays d'origine, où leur sécurité serait menacée. La procédure est donc différente ; elle est plus longue. C'est pourquoi parmi les premières réadmissions, il n'y a pas eu de Syriens. Il faut savoir que plus de deux millions et demi d'entre eux se trouvent sur le territoire turc. Pour que la Turquie accepte de réadmettre y compris des Syriens, nous avons proposé d'ouvrir, en échange, une voie d'accueil de Syriens depuis la Turquie, afin de substituer aux passages illégaux une voie légale d'accueil des Syriens en Europe. Cela se fera dans le cadre des accords de relocalisation déjà passés au sein de l'Union européenne : une partie des 160 000 réfugiés à « relocaliser » depuis la Grèce, l'Italie - ou la Hongrie, qui n'avait pas accepté le système de répartition - pourront désormais venir aussi directement de Turquie. Il est en effet préférable qu'ils arrivent par des voies légales, après avoir été identifiés dans les camps de Turquie par le Haut commissariat aux réfugiés, plutôt que d'être incités à venir illégalement en Grèce pour pouvoir bénéficier du système de relocalisation. Ainsi, une part des 30 000 relocalisés que la France s'était engagée à accueillir viendront de Turquie. De même en Allemagne, où les premières relocalisations de ce type ont commencé ces derniers jours.

J'en profite pour rappeler que la France est aujourd'hui le premier contributeur aux relocalisations, devant la Finlande. Ce mécanisme, dont j'avais eu l'occasion de dire qu'il démarrait trop lentement, est aujourd'hui opérationnel, et nous incitons les autres États membres à faire de même. C'est la contrepartie de la demande faite à la Grèce de ne pas laisser repartir ceux qu'elle enregistre dans les hotspots. Même problématique avec l'Italie, où les migrants en provenance de Libye restent très nombreux - plus de 400 personnes par jour sont encore secourues au large des côtes libyennes et acheminées soit vers Lampedusa soit vers les ports de Sicile.

Quelles sont les contreparties à cet accord avec la Turquie ? En premier lieu, ainsi que vous l'avez rappelé, une aide de 3 milliards d'euros, dont il a été convenu qu'elle pourrait être abondée, si nécessaire, du même montant, d'ici à la fin 2018. Je rappelle que ce financement ira à des projets dûment identifiés, destinés à améliorer l'accueil. Pour l'instant, il en est identifié à hauteur de 250 millions - aide à l'hébergement, à la scolarisation, accompagnement sanitaire, etc.

En ce qui concerne la libéralisation des visas, les conclusions du Conseil européen fixent un objectif de calendrier, en juin, mais il est assorti de critères : 72 doivent être remplis, concernant les procédures, la sécurité des documents et plus généralement, le régime de visas proprement dit, sachant que celui que pratique la Turquie est aujourd'hui très différent du nôtre pour les citoyens venant des pays du Maghreb. C'est un des problèmes auxquels nous avons été confrontés avec les immigrations illégales en provenance de la mer Égée : on n'a pas seulement vu arriver des réfugiés syriens, mais aussi des migrants venus d'Afghanistan, du Pakistan, ainsi que des Maghrébins, venus en charter à Istanbul ou Ankara pour embarquer, via des passeurs, vers la Grèce. J'y insiste, le processus de libéralisation des visas ne pourra aboutir que si les critères sont remplis et qu'un risque migratoire n'y est pas attaché - il ne s'agit pas de régler un problème d'un côté en en créant un de l'autre.

S'agissant, enfin, de l'ouverture de chapitres dans les négociations d'adhésion, sujet que nous avons souvent eu l'occasion d'évoquer ensemble, il a été décidé d'ouvrir le chapitre 33, ce qui, contrairement à d'autres chapitres ouverts auparavant, n'aura guère d'impact que symbolique, puisqu'il est relatif aux dispositions budgétaires. Ce chapitre ne fait pas partie de ceux sur lesquels Chypre a mis son véto en réaction au refus de la Turquie de ratifier le protocole d'Ankara, au moment de son adhésion. Nous sommes soucieux de ne pas perturber les négociations inter-chypriotes, qui ont beaucoup avancé ces derniers mois, et de ne pas mettre en difficulté les autorités de la partie grecque.

Au cours des quatre dernières années, ce n'est guère que le troisième chapitre ouvert : il n'y a pas de changement fondamental dans le processus. D'autant que l'ouverture de chapitres ne préjuge pas de l'issue de la négociation : la question de l'adhésion n'est pas plus à l'ordre du jour aujourd'hui qu'hier.

Pour aider la Grèce, nous avons décidé, conjointement avec l'Allemagne, d'apporter une importante contribution aux agences sur place, Frontex et l'EASO, le bureau européen d'appui à l'asile. La France a envoyé un peu plus que prévu - 323 fonctionnaires, interprètes, juges, experts de l'asile sont en place -, l'Allemagne un peu moins. Là encore, nous sommes le pays dont la contribution est la plus importante. Dès lors que nous appelons de nos voeux une communautarisation de la gestion de nos frontières communes et souhaitons la mise en place de gardes-frontières européens, nous nous devons d'apporter une aide aux pays les plus exposés : la Grèce ne peut pas faire face toute seule. De même, au plan humanitaire, nous allons mettre en oeuvre l'accord prévoyant un financement, par le biais du programme Écho, à hauteur de 700 millions d'euros, dont 300 millions dès cette année, pour aider la Grèce à faire face à la situation dans les camps, à Idomeni, au Pirée ou dans les îles grecques, et manifester ainsi notre solidarité, sachant que la situation des migrants qui s'y trouvent ne va pas se régler en quelques semaines. Je me rendrai en Grèce et en Turquie dans deux jours, avec le président en exercice du Conseil et plusieurs de mes homologues, pour y rencontrer les autorités, dont le Premier ministre, et nous nous rendrons dans un camp proche d'Athènes pour manifester notre solidarité et évaluer les difficultés et les besoins. Il est important d'être présent tout au long du processus.

La préparation du sommet des pays des Balkans occidentaux qui se tiendra en juillet à Paris est aussi l'occasion de rencontrer les membres des gouvernements de ces pays. Nous avons ainsi rencontré le Premier ministre albanais à Tirana la semaine dernière, car la préoccupation concerne à présent les nouvelles routes qui pourraient s'ouvrir. J'ai évoqué la situation en Libye. On peut craindre que les passeurs essaient de réouvrir une voie passant par la mer Adriatique et l'Albanie pour rejoindre l'Italie. Pour y parer, une coopération opérationnelle doit s'établir entre l'Albanie et l'Italie. Je crois qu'il existe aujourd'hui une volonté commune, et la façon dont les pays des Balkans occidentaux ont réagi à la crise, dans un esprit très européen, sans attitude démagogique ni décision unilatérale mérite d'être saluée. Il est vrai que la Macédoine a décidé de fermer sa frontière, mais elle l'a fait sous la pression de l'Autriche et de quelques autres pays qui lui ont fait comprendre qu'ils n'accepteraient plus les migrants en transit. Quant à l'Albanie, elle coopère aujourd'hui pleinement, tant sur les questions migratoires que de sécurité - un problème très sensible dans cette région.

J'en arrive à la Libye, où la situation a beaucoup évolué ces derniers jours puisque, comme vous le savez, le président du Gouvernement d'union nationale issu des négociations à l'ONU, M. Sarraj, s'est installé à Tripoli et a progressivement rallié le soutien d'un nombre croissant de municipalités et de milices. Nous l'avons beaucoup aidé en faisant adopter par l'Union européenne des sanctions contre les présidents respectifs des parlements de Tripoli et de Tobrouk qui refusaient l'un et l'autre de se rallier. Il reste qu'au plan légal, et selon les termes prévus par l'ONU dans sa médiation, il faut encore que la Chambre des représentants, dernier parlement élu, qui siège à Tobrouk, soutienne par un vote majoritaire ce Gouvernement d'union nationale. Or, pour l'instant, si beaucoup de membres de ce parlement se sont déclarés en sa faveur, certaines composantes importantes de la Cyrénaïque refusent encore de se rallier et la Chambre n'a pas pu se réunir pour manifester son soutien par un vote. Nous allons continuer à pousser pour que ce Gouvernement assoie son autorité sur le territoire libyen, et puisse ainsi contribuer à la lutte contre l'État islamique, installé autour de la ville de Syrte, mais aussi passer, en tant qu'autorité légitime, un accord visant à lutter contre l'immigration irrégulière. Même s'il est difficile de disposer d'une évaluation précise, il est aujourd'hui établi que plusieurs dizaines de milliers de migrants, amenés par des passeurs dans le nord de la Libye, cherchent à s'embarquer pour l'Europe. Les marines européennes sont en alerte et nous avons besoin, pour lutter contre les trafiquants, de passer un tel accord avec le Gouvernement libyen - sachant qu'obtenir celui du Conseil de sécurité n'est guère envisageable eu égard aux positions de la Russie.

En ce qui concerne l'agriculture, même s'il est vrai que l'accord du 14 mars repose sur des engagements volontaires, il était important d'obtenir une telle exception aux règles du marché intérieur, grâce à l'activation de l'article 222.

M. Jean Bizet, président. - Ce qui est en effet exceptionnel.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - Nous sommes convenus de la nécessité d'assurer un suivi des effets de cet accord sur le marché. Pour répondre à la crise de surproduction, une coopération entre les États membres est indispensable, en même temps qu'une action visant à trouver de nouveaux débouchés sur les marchés extérieurs - ce qui passe par la négociation avec la Russie, pour une levée de son embargo sanitaire - et une réflexion sur les mécanismes structurels. S'il n'est pas question de revenir aux quotas laitiers, on ne peut pas non plus faire comme si la suppression des outils de régulation ne menait pas à une impasse pour l'agriculture européenne. On a vu, ces dernières semaines, en Grande-Bretagne même, des manifestations d'agriculteurs, preuve que le problème n'est pas propre à la France. Nous avons sur ce plan largement emporté la conviction au sein du Conseil « Agriculture » et du Conseil européen, et même le commissaire Hogan a désormais une vision plus tempérée.

M. Daniel Raoul. - Il avait une marge de progression...

M. Simon Sutour. - Merci, monsieur le ministre, de prendre le temps de cet échange avec le Parlement. N'a-t-on pas entendu un membre du Gouvernement auquel vous appartenez déclarer qu'il serait bon qu'un débat ait lieu au Parlement avant et après tout Conseil européen ? Il est de fait important que nous puissions être écoutés en amont. C'est à quoi nous nous employons, dans le cadre des règles fixées par la Constitution.

Ce que vous avez indiqué sur le PNR et la protection des données personnelles est, pour le rapporteur que j'ai été, une bonne nouvelle. Pour l'adoption du PNR, vous nous indiquez que l'on compte désormais en semaines, grâce aux avancées sur la protection des données personnelles, dont le Parlement européen faisait une condition. Je m'étonne, au passage, d'avoir vu ce matin la commission des lois voter des dispositions contraires au règlement sur la protection des données personnelles, considérant que puisque celui-ci n'était pas encore adopté, elle pouvait les voter pour le temps restant à courir. Curieuse logique, qui mériterait quelques ajustements d'ici la séance d'avril, date à laquelle le règlement, d'application immédiate, aura été voté...

J'en viens à l'accord avec la Turquie. Je comprends le souci de realpolitik dont se prévaut l'Union, mais dans certaines limites. À l'heure où le comportement de la Turquie est à cent lieues des principes de l'Union, on ouvre des chapitres dans les négociations d'adhésion ! Tout en disant qu'on n'est pas près de les fermer, mais enfin... Et l'on fait miroiter une libéralisation des visas. Je me réjouis que le Président de la République ait été ferme sur ce point, déclarant clairement que les 72 conditions devraient être remplies. Quand on sait qu'à peine plus d'une trentaine le sont aujourd'hui, on mesure le chemin à parcourir. Surtout, on renvoie des malheureux vers un pays dont on dit qu'il est sûr alors qu'il l'est, au vrai, de moins en moins. Quand on voit la manière dont le régime traite la population kurde et le peu de cas qu'il fait de la liberté de la presse, avec les procès de journalistes en cours, on est porté à s'interroger. Il est vrai que l'Union, à petite voix, s'est manifestée, de même que le Gouvernement et le Président de la République français, mais peut-on oublier ce qui se passe à la lisière de l'Arménie, dans le Haut-Karabagh, où la Turquie ne cesse de souffler sur les braises, sans parler de Chypre, où 40 000 soldats sont cantonnés ? Et cela dans un pays membre de l'Union européenne ! « Selon que vous serez puissant ou misérable... » On accepte de la Turquie ce que l'on accepterait de personne. Je sais bien que lorsque l'on est en charge de l'exécutif, il faut faire sa part à la realpolitik, mais je ressens tout de même un malaise. Un malaise qui vient aussi des images difficiles que l'on a pu voir de ces migrants arrivés en Grèce et que l'on renvoie. C'est difficile à supporter, même si l'on sait ce qu'est le monde d'aujourd'hui.

Ce qui ne m'empêche pas de me réjouir de la bonne nouvelle concernant le PNR. Je n'oublie pas que cela fait quatre ans déjà que nous avons entendu Mme Reding sur ce sujet, avec la commission des lois. Les processus européens sont longs, et il se passe beaucoup de choses dans l'intervalle...

M. Jean Bizet, président. - Je partage votre sentiment, mais nous sommes un peu pris en tenaille. La dernière initiative en date de la Turquie, sur le Haut-Karabagh, est particulièrement choquante. On sait les rapports difficiles entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ; ce n'est pas le moment que le grand voisin turc incite l'Azerbaïdjan à faire ce qu'il ne faut pas faire.

M. Michel Billout. - Je rejoins Simon Sutour. S'il a fallu chercher une solution à une situation devenue intenable en Grèce, c'est parce que l'Union à vingt-huit a été incapable de définir une politique commune et que certains pays comme la Hongrie ou l'Autriche ont entrepris unilatéralement de fermer leur frontière, incitant les pays des Balkans à faire de même.

Le fait est que le moment est loin d'être le meilleur pour passer un accord avec la Turquie. Peut-on réellement faire confiance à M. Erdogan ? La pression va être très forte sur la contrepartie des visas. Car la question fondamentale, pour le président turc, n'est pas celle des trois ou six millions d'euros promis, mais bien celle-là. La France sera-t-elle à même d'y résister ? Nous verrons.

Quelle sera l'efficacité d'un accord par lequel on traite l'effet sans traiter la cause ? Fermer une route ne règlera pas le problème. On va très probablement voir se rouvrir la route libyenne, à un moment où la Libye a besoin de stabilité, mais aussi se développer la route de l'Adriatique, sans parler d'autres voies que l'on ne soupçonne pas encore. Faudra-t-il, à chaque fois, trouver un accord avec des pays qui sont loin de partager nos valeurs ?

Quant aux modalités de cet accord, elles ont de quoi surprendre. Échanger un migrant contre un autre dans le respect du droit international, selon un traitement individualisé ? C'est là une idée qui demandera beaucoup d'investissement et de temps.

Pour toutes ces raisons, le groupe CRC a demandé et obtenu la création d'une mission d'information, qui se mettra en place à la fin du mois. Il ne s'agit pas de donner des leçons, mais de permettre au Parlement de jouer son rôle de contrôle. On sent bien que cet accord ne suffira pas à régler la question et qu'il faut approfondir sérieusement la réflexion.

M. Jean-Yves Leconte. - Je partage beaucoup des inquiétudes exprimées et m'inquiète de l'effet contagieux sur les pays des Balkans candidats à l'adhésion. Alors qu'ils ont à juste titre le sentiment d'avoir été laissés un peu seuls face à l'afflux de réfugiés, ils nous voient traiter avec la Turquie sans poser beaucoup d'exigences.

Fermer les yeux en demandant à la Grèce de considérer la Turquie comme un pays tiers sûr, où l'on peut tranquillement renvoyer un certain nombre de réfugiés, revient à considérer que la situation interne de la Turquie n'est pas si dramatique que cela. Si l'on n'est pas ferme sur l'État de droit, comment, après cela, adresser des remarques à la Hongrie ou à la Pologne ? La realpolitik, c'est constater des différences tout en identifiant des intérêts communs avec l'autre partie, permettant d'agir de concert. Or, cet accord fait tout le contraire. Chaque entité a intérêt à l'accord, certes, mais pour des raisons différentes et avec des objectifs différents. Cela ne fera qu'aggraver les incompréhensions. Il suffit de comparer ce qui s'écrit dans la presse européenne sur la Turquie et ce qui s'écrit dans la presse turque sur l'Europe pour comprendre que l'on diverge de plus en plus. Ce que disent de l'accord les responsables turcs est préoccupant. Comment, face à de tels décalages, espérer régler ensemble un problème ? Sans compter que pour les Balkans, il est d'autant plus déconcertant de constater que la même semaine où cet accord est signé, la Cour pénale internationale acquitte M. Vojislav Seselj.

M. Alain Richard. - Ce sont des juges indépendants.

M. Jean-Yves Leconte. - Il reste que cela se conjugue pour créer une situation qui ne va pas aider les Balkans à progresser vers l'Union européenne.

Quant aux modalités de l'accord, elles me semblent faire bon marché d'un certain nombre de principes attachés au droit d'asile. Le rapprochement familial pourra être remis en cause, en Allemagne ; les recours ne seront pas suspensifs ; les demandeurs d'asile en Grèce sont de fait enfermés dans des camps. Il y aurait bien des choses à dire sur les conditions dans lesquelles tout cela se met en place.

Quant à l'aide financière à la Turquie, quand on sait que moins de 20 % des réfugiés sont dans des camps, les autres étant disséminés dans la population, on peine à comprendre comment elle sera utilisée à bon escient.

Au-delà de ces sujets d'inquiétude, on peut se demander ce qu'il va advenir du règlement de Dublin. Entend-on revoir le principe de l'État de première arrivée ? Selon quelle cohérence ? Pouvez-vous nous fournir des éléments sur la position de la France ?

M. Alain Richard. - Je n'ai que quelques mots à dire : l'accord est pour moi pleinement justifié et les chefs d'État et de Gouvernement ont bien fait de le conclure. Cela s'appelle gouverner.

M. Jean Bizet, président. - Il n'y avait guère de choix.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - Je comprends les interrogations que soulève la mise en oeuvre de cet accord. J'avais d'ailleurs insisté, avant sa conclusion, sur l'exigence de respect du droit - respect du droit des gens et de nos engagements internationaux, respect de notre droit interne. Face à la situation qui s'installait, il fallait mettre en place une alternative. C'est ce qui justifie cet accord. Le vice-président Timmermans, lors de nos débats préparatoire, a utilisé une image parlante : au cours de l'année 2015, une véritable autoroute d'immigration irrégulière s'est ouverte, qui commençait, avant d'emprunter la route des Balkans, par une traversée de la mer Égée dans des conditions aussi meurtrières qu'en Méditerranée : si la distance à parcourir est moindre, le flux de personnes entassées sur des bateaux pneumatiques est tel que c'est en permanence que l'on voir mourir de petits Aylan.

Une réalité s'est également imposée à nous : la fermeture de la frontière de la Macédoine, à la demande des autres pays des Balkans et de l'Autriche. En Allemagne, même si les autorités n'ont jamais promu une telle solution, la pression montait, non seulement en Bavière, premier Land d'arrivée, mais partout ailleurs, en vertu d'un système de répartition très solidaire. Il était devenu inimaginable de laisser la situation se reproduire en 2016. Ce système, lié à une insuffisance de la lutte contre l'immigration illégale et les trafiquants en Turquie, finissait par envoyer un signal non seulement aux réfugiés syriens mais à bien d'autres, en Afghanistan, au Pakistan et dans certains pays d'Afrique où cette route était perçue comme la façon d'entrer en Europe. Le sens profond de cet accord est de mettre fin à ce système et de faire passer le message que ce n'est pas de cette façon que l'on peut arriver en Europe. Il est vrai que les images que l'on a vues peuvent être dures, et c'est pourquoi nous devons être très attentifs aux conditions juridiques dans lesquelles s'organisent les réadmissions, mais il doit être clair, y compris pour les Syriens, qu'il y a d'autres façons d'arriver en Europe, en déposant une demande auprès des organismes de l'Union européenne en charge, en Turquie, en Jordanie, au Liban, tandis qu'à l'inverse, arriver illégalement en Grèce n'ouvre pas un droit au séjour. Cela suppose, pour fonctionner, que la Turquie déploie, dans le cadre de cet accord, un effort beaucoup plus important pour lutter contre les organisateurs de ce trafic, non seulement au départ des côtes turques mais aussi sur son territoire - car ces filières s'organisent depuis la frontière syrienne ou bien encore les grandes villes, où l'on arrive par avion avant de gagner la côte. On note déjà une diminution importante du nombre de traversées, même si le chiffre reste encore trop élevé : comme le faisait remarquer la Grèce, les 300 réadmissions intervenues lundi ont été plus que compensées, le même jour, par l'arrivée de 400 nouveaux entrants. Quel est notre but ? C'est bien qu'à terme, les gens cessent de partir, et qu'il ne soit plus nécessaire de procéder à autant de réadmissions. Quand on parle avec les autorités australiennes, qui ont été confrontées à des vagues importantes de migrations, on constate que le système mis en place, que nous avons d'abord considéré avec beaucoup de scepticisme...

M. Alain Richard. - Je dirai même plus, que beaucoup ont condamné.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - En effet. On constate que ce système s'est révélé efficace et qu'aujourd'hui, plus un bateau n'accoste. Lorsqu'un bateau est intercepté, les migrants sont renvoyés, dans le cadre d'accords passés avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et le Cambodge. S'ils veulent accéder à l'immigration, ils doivent s'enregistrer dans le système d'immigration légale. L'Australie est un pays qui continue d'accueillir beaucoup de migrants, y compris européens, mais il n'y a plus de naufrages au large de ses côtes. Personne n'ira payer un passage s'il sait qu'il n'y a aucun moyen, par cette voie, d'accéder à l'Australie. Il est vrai que le contrôle sera plus complexe en Europe, pour des raisons géographiques, mais telle est bien l'idée.

Le système d'échange « un pour un » ne saurait être automatique. Car nous devons montrer qu'il existe une voie légale qui passe par le dépôt d'une demande en Turquie, au Liban ou en Jordanie. On ne saurait indexer cette possibilité sur le nombre de personnes réadmises, autrement dit sur le nombre de ceux qui arriveraient frauduleusement sur les côtes grecques. Même en l'absence d'arrivées illégales, dont nous souhaitons qu'elles se tarissent, on acceptera des entrants. Il faut donc souhaiter que l'on arrive au-delà du un pour un. Dans le cadre des relocalisations, nous pouvons accueillir 72 000 personnes au cours des deux prochaines années. Il faut montrer clairement que cette voie est ouverte, alors que l'autre est fermée. Il est cependant fort possible que parmi les Syriens qui continueront d'arriver en Grèce, au terme de l'examen individuel qui aura lieu, sachant que la procédure restera dans un premier temps suspensive, certains ne soient pas renvoyés en Turquie. C'est la justice qui le décidera. Qu'est-ce qui nous permet de considérer que la notion de « pays tiers sûr » nous autorise à ne pas examiner leur demande d'asile et à renvoyer des réfugiés en Turquie, pour y déposer une demande d'asile par voie légale ? C'est que cette notion de pays sûr n'est pas à comprendre au sens qui est le sien dans le régime d'asile européen. Elle signifie que le pays tiers concerné peut offrir une protection internationale conforme aux règles de la Convention de Genève : que les demandeurs n'ont pas à craindre pour leur vie ou leur liberté en raison de leur origine ou de leur religion, et qu'ils ne subiront pas dans ce pays les conditions qui les ont fait fuir leur pays d'origine. La Turquie est le premier pays d'accueil de réfugiés syriens dans le monde : entre 2,5 et 2,7 millions de Syriens s'y trouvent. Et la communauté internationale considère qu'ils y ont trouvé refuge. Les y renvoyer est tout autre chose que les renvoyer en Syrie. Il faut évidemment s'assurer qu'ils n'y subissent pas un traitement inhumain et que prévaut bien le principe qui veut qu'ils ne soient pas refoulés vers leur pays. Un syrien kurde qui demanderait l'asile en Europe et qui serait identifié comme un proche du parti de l'union démocratique, le PYD, l'organisation syrienne proche du PKK, que combattent ardemment les autorités turques, peut être exposé à un risque. D'où l'exigence d'une procédure individuelle et d'un suivi précis des conditions dans lesquelles cet accord sera mis en oeuvre.

S'agissant de la protection des données, il est vrai, ainsi que l'a souligné Simon Sutour, que le processus a été long. Aujourd'hui, le Comité des représentants permanents, le Coreper, a lancé la procédure écrite, au terme de laquelle, c'est à dire vendredi prochain, si aucune opposition ne s'est déclarée, le texte sera considéré comme adopté par le Conseil des ministres. Il ira ensuite devant le Parlement européen, qui souhaite, comme vous l'avez rappelé, une adoption conjointe avec le PNR. Nous insistons désormais auprès du Parlement européen pour que ce soit fait avant la fin de ce mois. Plus aucune raison ne s'y oppose : il est face à ses responsabilités.

La Commission européenne a émis ce matin deux séries de propositions, l'une sur le paquet « frontières intelligentes », visant à renforcer les dispositifs technologiques communs de contrôle, qui va dans le sens de nos préconisations et ne devrait poser aucun problème, l'autre sur le règlement de Dublin, sur lequel s'interroge Jean-Yves Leconte. Sur ce point, la Commission a volontairement laissé deux options ouvertes. L'une serait d'aller vers un mécanisme automatique, qui pose le problème de la responsabilité de l'État de première entrée ; l'autre, qui s'inspire de ce que nous avons fait avec le système de relocalisation, tendrait à conserver le principe de Dublin - qui veut que le pays de première demande soit responsable du traitement de la demande d'asile - sauf en situation exceptionnelle de crise où l'on pourra procéder à une répartition dès lors qu'une décision collective serait prise en ce sens. Nous considérons que si l'on sort de cette dernière logique, on s'expose à voir tel ou tel État membre décider, pour des raisons qui lui sont propres, de laisser venir les réfugiés, tandis que la règle voudrait ensuite qu'ils soient automatiquement répartis.

M. Jean-Yves Leconte. - Un système de garde-frontières européens donne précisément une capacité d'intervention si un pays est défaillant.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - La Commission n'exclut pas que le mécanisme soit lié à la mobilisation des gardes-frontières européens. On peut en effet imaginer que si une décision commune de la Commission, du Conseil et de l'État membre concerné est prise pour mobiliser les gardes-frontières, alors est mis en oeuvre un système de répartition automatique. Mais ce n'est pas sans contradiction car cela peut entraîner des difficultés à mobiliser les gardes-frontières, du fait de l'opposition d'États membres qui ne voudraient pas de la répartition automatique. Alors que l'on cherche à mutualiser le contrôle des frontières, est-il prudent de créer des conditions qui pourraient rendre une mobilisation commune difficile ?

M. Alain Richard. - En faisant monter les exigences.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - C'est pourquoi nous plaidons pour une mise en oeuvre d'ensemble : un contrôle fort aux frontières communes, une solidarité avec les États confrontés à une situation d'urgence, passant par des moyens humains et des relocalisations, lesquelles ne doivent pas pour autant créer un appel d'air. Veillons à la cohérence de ce que nous mettons en oeuvre.

Notre système d'asile a sans doute besoin d'évoluer. Cela passe par une évolution du règlement de Dublin mais ce n'est là qu'un aspect. Il faut aussi que les listes des pays sûrs soient les mêmes - on a déjà avancé en ce sens, notamment pour les pays des Balkans, ce qui règle en grande partie le problème des demandes d'asile injustifiées en provenance d'Albanie ou du Kosovo ; au reste, les pays des Balkans en sont d'accord, et considèrent que ce n'est pas de cette façon que doit se régler la question de la liberté de circulation avec l'Union européenne. Les règles d'asile doivent également être harmonisées et une réflexion engagée sur les politiques d'immigration. Car l'existence de nettes différences entre les États membres dans les règles sociales attachées aux demandes d'asile n'est pas sans effets secondaires, les migrants se dirigeant plus volontiers vers les États ou le traitement des demandes traîne en longueur, ou bien encore où la prise en charge est meilleure.

Si l'on veut gérer l'espace commun, préserver les acquis de la liberté de circulation de Schengen et être cohérents dans notre politique d'immigration et d'asile, nous devons rapprocher nos législations. La révision du règlement de Dublin n'est pas seule en cause, et notre dialogue avec l'Allemagne est appelé, sur ce point, à se poursuivre. La répartition automatique n'est pas la formule magique, il faut une cohérence d'ensemble. Y compris dans la coopération avec les pays tiers. Après le sommet de La Valette, nous devons nous assurer que l'on offre à ces pays, et en particulier aux pays d'Afrique, de vraies perspectives de codéveloppement et d'immigration légale. Au Sénégal, au Niger, en Éthiopie, ce n'est pas un problème d'asile qui se pose, mais bien d'immigration économique. Si l'on veut créer une alternative à l'immigration clandestine, il faut, là aussi, qu'existe une voie d'immigration légale. C'est une question majeure, sur laquelle l'Union européenne doit avancer.

M. Jean Bizet, président. - Au sein de notre commission, Simon Sutour et Louis Nègre travaillent sur ces questions, en effet indissociables du reste.

Merci de vos propos clairs. Sur ce sujet complexe, on doit se garder de toute démagogie. Je dois dire que bien qu'étant un adepte forcené du couple franco-allemand, je n'ai guère apprécié que la Chancelière s'engage sans concertation dans la voie qu'elle avait unilatéralement choisie : un appel d'air qui allait se transformer en courant d'air, pour faire un méchant jeu de mots. Schengen n'était pas préparé à un tel afflux et la solidarité entre les États membres s'en est trouvée écornée mais lorsque le bateau a tangué, nous avons été nombreux à considérer que c'était un marqueur de l'Union, un acquis essentiel à préserver. Ma sensibilité économique me porte à ajouter qu'alors que la négociation sur le traité transatlantique est en cours, ce n'était pas le moment de rétablir des frontières intérieures. Une étude de France Stratégie montre au reste que cela représenterait 10 milliards de charges supplémentaires par an pour la France.

On peut comprendre la réaction initiale aux accords avec la Turquie, dont les standards sont loin de ceux de l'Union européenne, mais le fait est que nous n'avions pas le choix. Et ainsi que vous y avez insisté, notre action commune, chaotique dans un premier temps, est en cours de rationalisation. Il y a des procédures, il y a des règles, tel est le message à envoyer dans un monde globalisé où les mouvements de population sont inévitables. Que des enfants puissent perdre la vie dans l'aventure est inadmissible. J'espère que nous abordons, désormais, une période plus sereine.

Un mot, pour finir, sur l'agriculture. Il nous intéresserait de savoir comment la task force va travailler.

M. Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes. - Je pourrai vous adresser les résultats de l'évaluation qu'avec le ministre de l'agriculture nous menons, pour un premier bilan de l'accord du 14 mars. Plus généralement, je me tiens à votre disposition pour consacrer certains de nos échanges, comme vous le proposez dans votre rapport, au suivi des résolutions adoptées par le Sénat.

M. Jean Bizet, président. - Je vous en remercie, cela répondra à une demande forte de nos collègues.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Une résolution sur l'agriculture était cet après-midi en débat dans l'hémicycle. Même si ce n'était pas une résolution européenne, j'ai été surpris que nous n'en ayons été à aucun moment saisis.

M. Simon Sutour. - Nos propositions de résolution européenne s'adressent au Gouvernement mais, peut-être du fait d'un manque de diligence dans le suivi, nous avons de plus en plus tendance à adopter des avis politiques, s'adressant directement à la Commission européenne - qui répond parce qu'elle en a l'obligation. J'appelle votre attention sur ce point, dans un souci de bonne répartition des rôles.

M. Daniel Raoul. - La proposition de résolution en débat cet après-midi, qui touchait à l'important sujet de l'assurance récolte, est arrivée en séance sans être passée ni par notre commission ni par la commission de l'économie. Je m'interroge sur une telle procédure. Quelle peut en être la force ?

M. Jean Bizet, président. - Cette proposition de résolution était débattue par le Sénat au titre de l'article 34-1 de la Constitution. Dans le cadre de cette procédure, il n'y a pas d'examen préalable en commission. Peut-être le coup était-il un peu politique ? Il n'est guère heureux de faire de la politique sur le dos des agriculteurs, qui souffrent beaucoup.

M. Daniel Raoul. - Que dire, à ce compte, de la proposition de loi que vous avez présentée ? Restons mesurés.

M. Jean Bizet, président. - Monsieur le Ministre, il nous reste à vous remercier.

La réunion est levée à 18 h 30.

Jeudi 7 avril 2016

- Présidence de M. Jean Bizet, président, et de Mme Michèle André, présidente de la commission des finances -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Économie, finances et fiscalité - Audition, en commun avec la commission des finances, de M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne chargé de l'emploi, la croissance, l'investissement et la compétitivité

M. Jean Bizet, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir au Sénat avec nos collègues de la commission des Finances. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Le Président Juncker a demandé aux commissaires d'avoir des relations étroites avec les parlements nationaux. Au Sénat, nous avons veillé à concrétiser cette volonté en nouant des contacts avec un grand nombre de vos collègues. Ce dialogue régulier nous paraît essentiel, et nous avons reçu dernièrement M. Phil Hogan. Votre audition s'inscrit parfaitement dans cette démarche. Les sujets majeurs dont vous avez la charge la rendent d'autant plus intéressante.

Le plan d'investissement pour l'Europe doit ouvrir des financements à hauteur de 315 milliards d'euros sur trois ans. Nous l'avons examiné de près au Sénat, sur le rapport de nos collègues Jean-Paul Emorine et Didier Marie, pour la commission des affaires européennes, et du rapporteur général du budget Albéric de Montgolfier, au titre de la commission des Finances. Quel premier bilan tirez-vous de sa mise en oeuvre ? L'effet de levier, qui avait pu susciter quelques doutes, fonctionne-t-il ? C'est une nouvelle approche du financement, qui vise à drainer l'épargne privée, ce qui requiert de créer de la confiance.

Les porteurs de projets se sont bien mobilisés en France, où dix-sept projets ont été retenus en 2015. Quelle est votre appréciation sur le dispositif mis en place pour notre pays et sur les perspectives de mise en oeuvre du plan dans les prochains mois ? Nous avions insisté sur la nécessaire association des collectivités territoriales. Qu'en est-il concrètement ?

Nous avions aussi échangé avec votre collègue Phil Hogan, en charge de l'agriculture, sur la mobilisation du plan d'investissement pour des projets concernant la modernisation des structures agricoles. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point, essentiel pour nos territoires dans le contexte de crise que nous connaissons ? Vous m'avez indiqué à l'instant que des projets pourraient être retenus dans la filière laitière. Je m'en réjouis.

Au-delà de ce plan, l'Union européenne doit mobiliser toutes les énergies au service de la croissance et de l'emploi. Avec la stratégie Europe 2020, elle a retenu cinq objectifs ambitieux à atteindre d'ici 2020 en matière d'emploi, d'innovation, d'éducation, d'inclusion sociale, d'énergie et de lutte contre le changement climatique. Pascal Allizard et Didier Marie suivent ce dossier au sein de la commission des affaires européennes, où j'ai mis l'accent sur l'Union de l'énergie : comment souhaiter accroître les échanges internationaux en signant le traité transatlantique sans réindustrialiser l'Europe ? Quelle est votre évaluation de la mise en oeuvre de cette stratégie ? Quelles sont les priorités que vous entendez promouvoir dans les prochains mois ?

Au service de ces objectifs, les États membres doivent mettre en oeuvre des réformes structurelles qui ne sont pas toujours bien acceptées par les opinions publiques mais sont indispensables. Un point régulier est fait par la Commission européenne dans le cadre du semestre européen. Quelle est votre appréciation globale ? Quelle est votre analyse pour ce qui concerne la France ?

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Je tiens à remercier Jyrki Katainen d'être présent parmi nous ce matin ainsi que le président de la commission des affaires européennes de nous avoir associés à cette audition. En tant que présidente de la commission des finances, je ne peux que me satisfaire de ce que nous puissions, de nouveau, aborder le plan d'investissement pour l'Europe. En effet, le « plan Juncker » vient s'inscrire au coeur de nos travaux relatifs à l'environnement de l'investissement, qui portent également sur l'Union bancaire et l'Union des marchés de capitaux. Il a, par ailleurs, fait l'objet d'initiatives communes des commissions des finances et des affaires européennes, en particulier à travers l'adoption de la résolution européenne concernant le principe du plan d'investissement pour l'Europe, en mars 2015, et de celle touchant aux modalités de mise en oeuvre de celui-ci, en décembre dernier.

Dès lors que la relance de l'investissement en Europe constitue une priorité absolue, nous avons accueilli favorablement ce plan. Malgré tout, de nombreuses interrogations subsistent, en particulier en ce qui concerne l'effet multiplicateur des investissements financés dans ce cadre et les conditions de déploiement du plan. Je vous prie d'excuser l'absence du rapporteur général de la commission des finances.

M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne. - Merci de votre invitation. J'ai été membre du Parlement finlandais, et crois que les relations entre la Commission européenne et les décideurs politiques nationaux sont utiles et nécessaires.

Le plan d'investissement européen se compose d'un Fonds européen d'investissements stratégiques (FEIS), bien connu, d'un portail européen des projets d'investissement (PEPI) et d'une plateforme européenne de conseil en investissement (PECI).

Vous l'avez dit, les réformes structurelles sont souvent mal reçues. Ministre des finances, j'ai dû appliquer des restrictions budgétaires qui ont été mal comprises pour faire passer notre déficit sous les 3 % du PIB. L'objectif est de promouvoir une société plus humaine, alors que s'accroît le nombre de personnes retraitées. Mais il est difficile de faire accepter des changements, et ce quel que soit le pays considéré ! Pourtant, le monde évolue, et nos sociétés doivent s'adapter. Personne n'est à blâmer pour cette nécessité, et nul ne doit en avoir honte, ou se mettre sur la défensive. Au contraire, nous devons moderniser nos sociétés. C'est la condition de notre compétitivité.

Les réformes encouragées par la Commission visent à renforcer l'intégration européenne. S'il est aisé de vendre des cravates à travers l'Europe, le commerce des biens numériques est bien plus difficile. Quant au marché des capitaux, il est bien moins développé qu'aux États-Unis, où seuls 20 % des investissements sont financés par des banques - contre plus de 80 % chez nous.

La PECI a pour objectif de faciliter la rencontre entre les liquidités abondantes, notamment détenues par les compagnies d'assurance, et les projets d'investissements locaux en Europe. C'est un site Internet, qui donne à ces projets une grande visibilité, qu'ils concernent, par exemple, le ferroviaire ou le traitement des eaux. Lors de ma visite à Singapour, l'on m'a confirmé l'importance de telles plateformes numériques pour renforcer la concurrence entre les investisseurs potentiels.

Le FEIS fonctionne en créant des partenariats entre plusieurs acteurs. Les liquidités étant très abondantes, nous avons écarté les fonds publics, qui auraient évincé les investisseurs privés. En quelques mois, 54 projets ont été étudiés, pour un montant de 7,2 milliards d'euros. Plusieurs accords ont été signés avec des banques, notamment pour aider au financement de 14 000 petites et moyennes entreprises (PME). En France, 3,6 milliards d'euros seront consacrés à 40 000 PME. Au total, 76 milliards d'euros seront investis dans des PME.

Nous ne nous intéressons pas qu'aux projets industriels ! Par exemple, nous nous sommes inspirés d'un projet développé en Île-de-France, où une plateforme regroupe les projets nécessaires à la conversion de 40 000 habitations en sources d'énergie afin de faciliter leur financement par des banques. À Chypre, en Grèce, nous reproduisons ce modèle pour développer l'investissement dans le tourisme. Le Danemark a créé un fonds privé de 2 milliards d'euros, issus de fonds de pension, pour investir dans la transition énergétique en Europe du Nord : nous avons décidé que le FEIS en couvrirait les éventuelles pertes. Ce capitalisme modifié permet de faire revenir des montants importants dans l'économie réelle.

L'agriculture n'a pas beaucoup utilisé le FEIS pour l'instant. La France est en avance sur ce point, et je la citerai en exemple la semaine prochaine au Conseil agriculture, à Luxembourg. En effet, un projet d'amélioration d'une laiterie en France a été retenu. Nous réfléchissons, avec Phil Hogan, aux manières d'utiliser le FEIS pour protéger nos ressources en eau. L'essentiel est de développer l'emploi.

M. Jean Bizet, président. - Oui, le monde change, et n'attend pas l'Europe. Chaque pays s'adapte à son rythme - d'où la pertinence du concept de coopération renforcée.

Mme Fabienne Keller. - Je vous remercie de votre attention aux relations entre la Commission européenne et les parlements nationaux de même que de cette présentation. Le chômage des jeunes en Europe est une préoccupation majeure. Ce « plan Juncker » le réduira-t-il ? Faut-il d'autres politiques, plus ciblées ? Quels sont, à votre avis, les leviers principaux pour recréer de l'emploi en France ?

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Comment est composé le comité d'investissement du FEIS, qui sélectionne les projets ? Lors d'une audition organisée par la commission des finances le 30 mars dernier, le Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a affirmé : « le `plan Juncker' a produit des résultats, mais ils sont insuffisants ». Partagez-vous ce jugement ? Quelles sont, selon vous, les principales insuffisances du plan ? Dans une résolution européenne du Sénat, adoptée en mars 2015, la commission des finances avait constaté que les dotations du budget de l'Union européenne reversées au profit du plan Juncker étaient initialement dédiées à des programmes susceptibles d'être à l'origine d'un effet de levier significatif, comme le Mécanisme pour l'interconnexion en Europe ou le programme-cadre « Horizon 2020 ». Ainsi notre commission s'était-elle interrogée sur la capacité du plan d'investissement pour l'Europe à faire mieux que ces programmes, en termes d'effet multiplicateur. Pouvez-vous nous confirmer que le « plan Juncker » a eu un effet multiplicateur supérieur à celui qui aurait été constaté si les crédits qui lui sont consacrés étaient restés affectés au budget de l'Union européenne ? Quel est l'effet multiplicateur moyen de ce plan à ce jour ?

M. Marc Laménie. - Merci pour votre exposé pédagogique. Les investissements prévus sont importants pour l'activité en Europe, mais le montage des dossiers est compliqué, surtout pour les plus petites entreprises, qui n'ont pas toujours les bons relais.

M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne. - Le FEIS ne se concentre pas sur une population particulière. Pour les jeunes, l'Union européenne a lancé trois initiatives ainsi qu'un programme d'amélioration des compétences : 20 % des adultes ont des problèmes d'alphabétisation ! Responsable de la compétitivité, je coordonne ce programme, qui répond aussi à une exigence d'égalité. Nous pouvons aider les États membres États membres à réformer leurs politiques d'éducation et d'emploi. J'ai suggéré hier à Donald Tusk de placer ces questions à l'ordre du jour du Conseil européen, car elles sont cruciales à long terme. Hélas, le Conseil européen se concentre toujours sur la gestion des crises.

En France, plusieurs réformes ont déjà eu un impact positif sur l'économie : la soutenabilité des systèmes de retraite a été renforcée, ainsi que les compétences des autorités locales, et le coût du travail a été réduit. Mais le déficit public est toujours trop fort, et la dette des administrations s'accroît. Cela ne nuit pas à la crédibilité du pays pour le moment, mais pourrait déclencher un jour une crise très grave, pour la France et pour toute l'Europe. Il faut aussi réduire les obstacles règlementaires et fiscaux qui entravent l'activité et le développement des entreprises. Cela ne devrait pas être trop difficile, et la France profiterait beaucoup mieux de ses atouts ! La réforme du marché du travail ne plaît pas, je le sais, ni en France ni ailleurs en Europe. Mais vu les atouts de la France - bon niveau d'éducation, base industrielle solide, innovation développée - elle ne devrait pas hésiter. Salaire minimum, prestations de chômage : il faut prendre des mesures fermes pour stimuler l'emploi et renforcer la compétitivité.

Les huit membres du comité d'investissement sont des experts indépendants recrutés par un concours ouvert. Le directeur général et son adjoint nous sont proposés par un comité directeur composé de membres du Parlement.

Le processus de constitution du comité d'investissement est indépendant de la Banque européenne d'investissement : Je le souligne, car l'absence de pressions politiques dans l'évaluation des investissements est indispensable. La Commission n'intervient pas dans le choix des projets, et je ne cherche aucunement à contacter les membres du comité.

Il est vrai que les résultats sont insuffisants, mais le FEIS ne peut pas tout faire. Le déficit d'investissement de l'Union européenne atteint 400 milliards d'euros par an. La somme de trois cent milliards que nous apporterons en trois ans ne comblera qu'une partie de ce déficit. Le reste proviendra des canaux habituels. Le manque de fonds n'est pas en cause : des réformes structurelles sont nécessaires. Le niveau d'investissement en France est resté supérieur à la moyenne pendant la crise mais, en dépit de cette résilience, il reste insuffisamment orienté vers l'amélioration de la compétitivité.

Nous avions débloqué huit milliards d'euros du budget européen, dont cinq devaient être consacrés à la couverture des risques. L'effet multiplicateur a bien eu lieu, mais il reste insuffisant. L'objectif n'est pas d'allouer des fonds sans contrepartie, mais de couvrir les pertes possibles.

Comment les PME peuvent-elles entrer dans le programme ? La question m'est posée dans tous les pays. Il faut d'abord passer par une banque commerciale ou de dépôts. Un accord est ensuite passé avec le FEIS pour l'allocation de fonds ; le reste est couvert par le crédit. Pour les projets plus importants, les chefs d'entreprises peuvent s'adresser au bureau de la BEI à Paris : pas besoin d'aller au Luxembourg... Les investisseurs potentiels ne manquent pas : l'important est de leur faire connaître ce mécanisme.

M. André Gattolin. - Votre réponse à la présidente sur le cadre financier pluriannuel manque de précision : la fongibilité de ces fonds pose un problème démocratique. Est-il réaliste d'élaborer une projection budgétaire à sept ans, alors que des redistributions d'opportunité sont effectuées en cours de route ? Un tel cadre est déconnecté de la durée des mandats du Parlement européen et de la Commission. Les investisseurs chinois font office de roue de secours pour certains projets. Ils ont des relations privilégiées avec l'Europe centrale et orientale en matière de projets de transports, d'infrastructures et d'agriculture. Comment s'organise avec eux la gouvernance des projets ? Sont-ils directement impliqués dans le comité d'investissement ? Leurs choix s'inscrivent-ils dans des programmes comme la nouvelle « route de la soie » ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Le jour où une polémique sur les salaires soi-disant excessifs des présidents de Renault et Peugeot naissait, la nouvelle voiture de Tesla - dont la valorisation est égale à celle de Renault et Peugeot réunie - était dévoilée. L'entreprise a reçu 300 000 commandes. Peut-être nos rues seront-elles bientôt envahies de voitures Tesla...

Un rapport présenté par notre collègue Catherine Morin-Desailly l'a montré : l'Europe est inexistante et amorphe face aux « Gafa » (Google, Amazon, Facebook). De même, la défense européenne manque d'une base industrielle. En matière de drones, de dispositifs d'alerte avancée, notre retard nous contraint à vivre sous la protection américaine. Il y a quelques années, l'Europe a fortement investi dans l'aéronautique pour créer EADS, la plus grande compagnie du monde dans son domaine. Quel est le grand investissement qui nous fera entrer dans la nouvelle économie ? Pour le moment, nous en restons au saupoudrage.

M. François Marc. - L'enjeu fondamental est de faciliter la rencontre entre l'investissement et l'épargne en Europe. Un récent recensement a mis au jour, dans les États membres, un besoin global de financement de 500 milliards d'euros en matière d'investissement. Or l'Allemagne dégage un excédent budgétaire de 30 milliards d'euros : l'Union européenne peut-elle orienter cette disponibilité de fonds vers l'économie réelle ?

Vous avez évoqué de nouveaux instruments destinés à orienter l'épargne vers les PME, notamment l'exemple de la plateforme danoise. Jusqu'à quel niveau de risque ces instruments peuvent-ils être mobilisés ? Quels montants envisagez-vous d'y engager ?

Dans le cadre du « plan Juncker », comment se déroule la collaboration entre la Banque européenne d'investissement (BEI) et les banques nationales ? Des initiatives sont-elles en préparation pour l'approfondir, notamment au bénéfice des PME et ETI ?

M. Éric Bocquet. - Vous semblez appeler de vos voeux un allongement du temps de travail hebdomadaire et un recul de l'âge de la retraite. Mais, paramètre tout aussi essentiel, la productivité des Français est largement supérieure à celle de nos partenaires. Elle dépend aussi de la recherche et développement, de la formation des salariés, de l'innovation, des salaires qui pourraient relancer une demande trop faible. Ne faudra-t-il pas être plus nombreux à travailler plutôt que de travailler plus ?

La politique d'assouplissement quantitatif ne donne pas les résultats escomptés, le dispositif sera prolongé d'un an. Quelle analyse en faites-vous ?

M. Daniel Raoul. - Les transports apparaissent en deuxième position dans les projets retenus dans le « plan Juncker ». Les critères de sélection d'analyse des projets du FEIS sont-ils moins sélectifs que les critères d'accès à d'autres instruments financiers européens, tels que les fonds structurels et le mécanisme pour l'interconnexion en Europe ? En d'autres termes, le « plan Juncker » n'est-il pas une forme de rattrapage pour des projets de second rang ?

M. Jacques Chiron. - Le projet Energies Posit'if, que vous avez évoqué, est une société d'économie mixte (SEM) réunissant la région Île-de-France, la mairie de Paris, d'autres collectivités et un pôle bancaire associant la Caisse des dépôts et consignations et les Caisses d'épargne. Il aide les propriétaires à conduire des travaux de rénovation énergétique, pour lesquels le retour sur investissement est très long. L'objectif est de financer la rénovation de 40 000 logements, en faisant entrer dans la démarche les collectivités et les grandes régions, avec à la clef des créations d'emplois au niveau local, notamment dans le secteur du BTP. C'est un bon exemple de dispositif ciblé sur des PME.

M. Michel Canevet. - La stimulation de l'économie suppose une accentuation des efforts de recherche : l'objectif a été fixé à 3 % du PIB par la stratégie de Lisbonne. Dans quelle mesure les investissements que vous financez y concourent-ils ? En France, le taux d'investissement ne dépasse pas les 2,25 %. Voyez-vous une amélioration au niveau européen ?

Comment l'Europe peut-elle dépasser l'addition de stratégies nationales pour mettre en place une organisation numérique indépendante des majors américaines ?

M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne. - On critique à bon droit la durée du cadre financier pluriannuel. Certes, les plans chinois ne sont établis que pour cinq ans mais, comme Jean-Claude Juncker l'a rappelé, les Chinois n'ont pas besoin de passer par les deux ans de la procédure d'approbation ! Il est vrai que dans la vie réelle, la situation économique peut changer de façon radicale en sept ans. Néanmoins, aucune demande de correction ni critique de fond n'a été formulée au sein de la Commission, du Parlement européen ou des parlements nationaux. Nous prévoyons néanmoins une révision à mi-chemin, pour faire le point sur l'avancée des différents plans et apporter des corrections. D'un point de vue politique, cela peut se révéler difficile. Je reste néanmoins confiant.

La moitié des projets financés portent sur l'innovation et la recherche, avec des effets multiplicateurs attendus. Il faut en effet soutenir le transport, mais l'utilisation des instruments financiers n'est pas la même en France.

Nous avons envisagé, avec nos partenaires chinois, une participation à certains projets du FEIS dans une démarche purement pragmatique. Ceux-ci font l'objet, dans tous les cas, d'une évaluation préalable du risque financier par le FEIS. Les Chinois veulent se diversifier et sont particulièrement intéressés par les transports, notamment les projets qu'ils pourront reproduire par la suite. L'énergie les intéresse moins. Nous attendons des répercussions importantes.

Depuis le début du millénaire, une quarantaine d'entreprises européennes ont émergé dans le domaine des nouvelles technologies ; leur bénéfice dépasse le milliard d'euros. Le fait reste peu connu. Les success stories européennes devraient être plus nombreuses. Je ne crois pas que les ressources fassent défaut ; ce qui manque, c'est le financement du risque. Les capitaux moyens sont de 60 millions d'euros, contre 180 millions en moyenne aux États-Unis. Or la taille importe en l'espèce ! C'est pourquoi nous essayons de former des fonds de financement des investissements au niveau européen.

Les raisons du retard sont aussi structurelles. En trois ou quatre ans, Uber est passé de zéro à une capitalisation de plusieurs milliards. Son fonctionnement est simple : l'entreprise utilise des technologies existantes, associant en quelque sorte les pièces d'un puzzle. Les normes, les réglementations sont un frein, même si une régulation est nécessaire. Uber fait office de mouche du coche face aux taxis détenteurs d'une licence. Il faut trouver une solution. Face à ce modèle économique appelé à prendre de l'importance et bénéfique aux consommateurs, des règlements créés il y a vingt ou trente ans ont-ils encore un sens ? J'ai entendu hier quelqu'un parier cent mille euros qu'on ne trouverait aucune entreprise, dans la Silicon Valley, employant moins d'une moitié d'ingénieurs européens. C'est une véritable fuite des cerveaux vers un environnement beaucoup plus moteur pour l'innovation.

Quelle est la politique fiscale la plus appropriée ? Il faut protéger la confiance, tout en donnant une impulsion à l'économie. Notre rôle est de définir des priorités pour l'investissement.

Face à un projet, le comité d'investissement se pose les questions suivantes : est-il rentable ? Peut-on en tirer un bénéfice important ? Pourquoi ne trouve-t-il pas de financements privés ? Un mauvais projet ne devient pas un bon projet par la grâce des financements. Dans les bons projets, la capacité à prendre des risques fait la différence. Les banques commerciales sont chargées de trouver des partenaires et sont en mesure d'établir des plateformes à cette fin.

Vous placez vos espoirs, monsieur Bocquet, dans une augmentation de la population active. Or celle-ci se réduit, en France comme ailleurs. Quant à la productivité, je ne partage pas votre analyse : elle n'a pas évolué dans votre pays de manière aussi positive que chez vos voisins. L'investissement est essentiel, mais il doit être orienté vers la compétitivité : agissons à la racine en investissant dans le potentiel humain et dans l'éducation.

L'assouplissement quantitatif n'a pas donné les résultats attendus - non par manque d'argent, mais parce que cet argent restait sur les comptes en banque. Sur les raisons de ce constat, les avis divergent. La Commission européenne veut avant tout travailler sur la compétitivité. L'effort aurait été mieux accompagné si les États membres avaient conduit des réformes en profondeur. Mais sans l'assouplissement quantitatif, la situation serait bien pire.

Les critères de financement du FEIS sont très stricts. La Commission estime que les régions peuvent avoir accès à ces fonds structurels. Il est envisageable que leurs projets soient financés en partie par les fonds structurels et en complément par le plan d'investissement européen.

Le projet Énergies Posit'if est en effet un excellent modèle reproductible dans d'autres régions. L'objectif de 3 % du PIB consacrés à la recherche et au développement ne me semble pas suffisant. Il faut éviter les coupures dans le financement de la recherche, dues au fait qu'il est plus facile de réduire l'investissement que les salaires. Nous espérons augmenter l'effort dans ce domaine à l'horizon 2020.

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Je vous remercie de la passion que vous avez mise dans votre exposé, comme vous avez dû en mettre dans l'exercice de vos fonctions de Premier ministre. J'y reconnais la Commission plus proche des problématiques humaines que Jean-Claude Juncker appelait de ses voeux. Vos propos vont utilement éclairer nos débats des prochaines semaines : fin avril, le Parlement se penchera sur le programme national de réformes et le programme de stabilité. Merci du temps que vous avez consacré au Sénat.

La réunion est levée à 11 h 05.