Mercredi 25 mai 2016

- Présidence de M. Jacques Legendre, président -

La réunion est ouverte à 14 h 20.

Audition de M. Ralf Gruenert, représentant ad interim et Mme Céline Schmitt, porte-parole et responsable de l'information du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) en France

M. Jacques Legendre, président. - L'audition de M. Ralf Gruenert et Mme Celine Schmitt portera sur la déclaration Union européenne-Turquie du 18 mars dernier relative à la crise des réfugiés, qui constitue l'objet de notre mission d'information.

Nous souhaitons recueillir votre point de vue sur cet accord et, notamment, sur le volet des réinstallations. Le HCR a émis, nous le savons, de fortes réserves sur le programme dit « 1 pour 1 », qui prévoit la réinstallation de réfugiés syriens en Europe depuis la Turquie en contrepartie de la réadmission par celle-ci des Syriens ayant gagné la Grèce par la mer. Pouvez-vous nous livrer votre analyse sur la validité juridique de ce dispositif ?

Nous attendons aussi que vous nous exposiez comment le HCR intervient dans la mise en oeuvre de cet accord, en Turquie mais aussi en Grèce.

Quelle appréciation portez-vous sur les voies légales disponibles - y compris celles offertes par l'accord avec la Turquie - pour répondre à la présente crise des réfugiés ? Sont-elles désormais suffisantes ? Sinon, combien de réinstallations supplémentaires faudrait-il proposer pour répondre aux besoins ?

Enfin, l'action du HCR a été pénalisée, ces dernières années, par le niveau insuffisant des contributions volontaires. Qu'en est-il pour 2016 ? Les annonces de contributions en augmentation suffiront-elles à couvrir les besoins ?

M. Ralf Gruenert, représentant ad interim du HCR en France. - Merci pour votre invitation qui nous permet d'expliquer notre position sur cet accord au sujet duquel le HCR a émis des réserves. Nous n'approuvons pas les retours de réfugiés en masse sans possibilité de déposer une demande d'asile en Grèce ; nous nous opposons également aux centres d'hébergement fermés, voire aux centres de détention sur les îles. Enfin, le principe du 1 pour 1 - une forme de troc - ne nous paraît pas acceptable.

En revanche, cet accord met fin au chaos qui régnait avant sa signature : plus d'un million de personnes ont traversé l'Europe sans contrôle. Il introduit une notion de responsabilité partagée à travers le transfert annoncé de 6 milliards d'euros à la Turquie pour financer l'installation des camps. Le HCR est toujours favorable aux voies légales, c'est pourquoi nous soutenons la réinstallation en provenance de Turquie, du Liban et de Jordanie.

Mme Céline Schmitt, porte-parole et responsable de l'information du HCR en France. - Au moins 10 % parmi les 4,8 millions de réfugiés syriens se trouvant dans les pays voisins de la Syrie, soit 480 000 personnes, auront besoin d'une réinstallation ou d'une aide humanitaire pour leur transfert vers un autre lieu sûr avant la fin 2018. Les engagements pris par les États le 30 mars dernier à la conférence de Genève s'élèvent à 185 000 places comprenant réinstallations, visas humanitaires (France), bourses d'études et programmes de parrainage privé (Canada, Allemagne). Nous encourageons les États à explorer ces voies.

Le montant de l'aide humanitaire a augmenté, mais les besoins aussi. Le nombre de personnes déplacées dans le monde, qui était de 60 millions en 2014, sera supérieur en 2015. Seuls 50 % de notre budget qui s'élève à sept milliards d'euros ayant été financés (en 2015), 50 % de nos programmes ont pu être mis en oeuvre. Les personnes les plus vulnérables sont ciblées en priorité. Dans les crises oubliées, comme en Centrafrique ou au Burundi, les programmes n'ont été financés qu'à hauteur de 20 à 30 %.

M. Ralf Gruenert. - Donner une protection aux réfugiés est une responsabilité globale, c'est pourquoi le HCR a demandé une augmentation globale des réinstallations, et un quota de 10 % pour la réinstallation des réfugiés Syriens.

M. Michel Billout, rapporteur. - Estimez-vous que les personnes nécessitant une protection internationale la trouveront en Turquie, considérée aux termes de l'accord comme un pays sûr ? Un tribunal d'appel grec vient de statuer en sens contraire.

La limitation géographique prévue par la Turquie dans l'application de la convention de Genève a-t-elle eu des conséquences sur votre action dans ce pays ? Les mesures récemment prises par cette dernière pour renforcer la protection des réfugiés font-elles évoluer votre rôle là-bas ? La protection temporaire accordée aux réfugiés syriens l'est-elle au terme d'un examen individuel et d'un enregistrement, ou automatiquement et collectivement ? 90 % des réfugiés syriens sont répartis dans les villes, et non dans les camps. Les arrivées en Turquie se poursuivent-elles ?

L'accord a redéfini le rôle des hotspots qui, de centres d'enregistrement, sont devenus des camps de rétention pour les réfugiés. Quel est votre témoignage sur la situation dans ces centres ?

M. Ralf Gruenert. - La décision que vous évoquez a été prise par un tribunal d'appel à Lesbos.

La Turquie a donné refuge à près de deux millions de Syriens, et voté de nouvelles lois pour leur accorder une protection temporaire. La protection vise d'abord à les protéger d'un refoulement vers la Syrie ou d'autres pays ; elle permet aussi, pour les réfugiés qui restent dans le pays, d'accéder au marché du travail, aux soins, ou à un logement.

Le HCR encourage la localisation des réfugiés dans les villes, car nous ne sommes pas favorables aux camps. L'accès au travail est pour le moment difficile, mais nous attendons une amélioration. Avec l'assistance du HCR et de l'Europe, la Turquie est en train de mettre sur pied un organisme chargé d'améliorer l'accès aux soins.

Nous vérifions les informations selon lesquelles des retours vers la Syrie auraient eu lieu.

Enfin, le HCR n'a pas quitté les îles grecques, mais il ne facilite pas le transport vers les hotspots et ne participe pas à leur gestion.

Nous nous félicitons de la décision prise de démanteler du camp d'Idomeni, où les conditions étaient déplorables, et du transfert de ses occupants vers d'autres centres plus sûrs.

Le nombre d'arrivées en Grèce a beaucoup baissé et environ 300 retours vers la Turquie ont été enregistrés.

M. Michel Billout, rapporteur. - Les arrivées en Grèce ont globalement été stoppées, mais nous ne savons pas si les migrations continuent vers la Turquie, la Jordanie ou le Liban.

M. Ralf Gruenert. - Les arrivées continuent mais ont diminué ; on relève également quelques retours, notamment de la Jordanie vers la Syrie, liés au cessez-le-feu. Mais des arrivées ont aussi été enregistrées à la frontière turque et libanaise, à cause de la situation à Alep.

Mme Céline Schmitt. - Nous vous remettrons les dernières statistiques. La dégradation de la situation à Alep a provoqué de nouveaux déplacements à l'intérieur du pays et vers la Turquie. Nous continuons le dialogue avec les autorités turques et nous encourageons les autorités à permettre aux civils dans le besoin d'une protection internationale à rechercher la sécurité.

Dans certaines zones de Syrie, il peut y avoir des retours, mais la situation est très volatile. L'une de nos équipes qui est récemment allée à Homs, ville entièrement détruite, nous a signalé des retours, mais les défis de reconstruction sont énormes. Dans d'autres zones, certaines familles ne se sont déplacées que de quelques centaines de mètres pour fuir les combats et rester près de chez eux.

M. Jean-Pierre Vial. - En Turquie et en Jordanie, seuls 20 à 30 % des réfugiés vivent dans les camps. À travers l'accompagnement et la gestion administrative, êtes-vous en mesure d'intervenir de façon équivalente dans et en dehors des camps ?

Les conditions de l'accueil sont liées au nombre de personnes accueillies : si cela se passe mal, le pays concerné réduira ses engagements. Un peu plus de 10 000 réfugiés syriens ont été accueillis en France. D'après nos informations, vous avez une quasi-délégation pour choisir, sur le terrain, les familles qui bénéficieront des réinstallations en Europe. Comment procédez-vous ? Notre gouvernement, les organismes que nous avons interrogés désignent le HCR comme le seul opérateur, sans possibilité pour l'État d'agir sur le choix des personnes qu'il accueillera.

M. Ralf Gruenert. - Vous avez parlé de gestion ; c'est bien de cela dont il s'agit. Nous devons gérer le défi posé par un grand nombre d'arrivées. En 2015, nous avons pâti des conséquences d'une absence de gestion des flux migratoires. L'afflux croissant de réfugiés en milieu urbain nous a conduit à mettre au point des méthodes innovantes et de nouveaux moyens d'assistance auprès d'eux, comme les cash cards permettant de retirer l'argent sur un compte et de reprendre une vie plus normale.

Le HCR a de l'expérience dans le traitement des retours volontaires, qui s'effectuent principalement de Jordanie vers la zone d'origine. Nous informons les réfugiés et leur apportons une assistance au transport et à l'intégration.

Pour la réinstallation, nous nous appuyons sur notre système d'enregistrement reconnu, qui utilise des méthodes biométriques. Les données sont partagées avec les États. Voici un an, nos procédures étaient critiquées parce que trop longues... Le HCR ne fait que proposer les réinstallations aux États, dont la décision reste souveraine. C'est un défi pour le HCR que d'interagir avec 28 systèmes d'accueil différents, avec des exigences d'information variables. Notre expérience dans la gestion et le partage de l'information est reconnue.

En Turquie, l'enregistrement est assuré par le gouvernement turc et partagé avec le HCR qui y applique ses critères de vulnérabilité avant de soumettre la réinstallation à l'État choisi ; ce dernier conserve là aussi la décision finale.

Mme Céline Schmitt. - La majorité des réfugiés vivant hors des camps, le HCR agit aussi en zone urbaine à travers différents programmes destinés aux personnes les plus vulnérables. En 2009, nous avons adopté une stratégie de protection et d'assistance aux réfugiés dans les zones urbaines puis, en 2014, une stratégie d'alternative aux camps. Je vous ferai parvenir les deux stratégies. Le principal critère de réinstallation est la vulnérabilité.

M. Didier Marie. - Le HCR a indiqué que les capacités d'accueil en Grèce étaient notoirement insuffisantes pour accueillir tous les migrants. La situation dans les hotspots, notamment pour les enfants isolés et les femmes, s'est-elle améliorée sur le plan sécuritaire et sanitaire ? Vous dénoncez la transformation des hotspots en camps de rétention, voire de détention, mais quelle est l'alternative ?

Je n'ai pas saisi votre réponse sur l'octroi à la Turquie du statut de pays de premier asile ou de pays tiers sûr. Le HCR a-t-il accès aux camps installés sur le territoire turc et, le cas échéant, comment fonctionnent-ils ? Les populations y sont-elles bien accueillies ?

Il nous a été signalé que certains migrants renvoyés en Turquie ne bénéficiant pas d'une protection internationale avaient été presque immédiatement reconduits aux frontières extérieures, notamment des Afghans.

1 500 relocalisations avaient été effectuées à la fin mai, pour un objectif de 20 000. Quels sont les principaux blocages ? Que pensez-vous de la proposition de la Commission européenne, du 4 mai dernier, d'imposer des amendes pour contraindre les pays du groupe de Visegrad à remplir leurs obligations en la matière ?

M. Ralf Gruenert. - La situation d'Idomeni était inacceptable, mais il existe des camps où une assistance adéquate est fournie. Nous avons accès aux hotspots. Ceux-ci étant situés sur des îles, les personnes accueillies ne peuvent pas en sortir sans permission. Nous ne sommes pas favorables aux centres d'accueil fermés. Nous ne nous opposons pas aux retours, dans la mesure où la personne a pu déposer une demande d'asile et en a été déboutée à l'issue d'une procédure équitable. C'est valable pour la Grèce comme pour la France et pour toutes les nationalités. Des Bangladeshis ont été retournés de Grèce vers la Turquie. Il est indispensable de distinguer le migrant du réfugié.

Le HCR a également mis en place un programme de recherche de logements en Grèce. La situation s'est améliorée mais pourrait se dégrader si les arrivées augmentaient à nouveau, notamment à la frontière macédonienne, près d'Idomeni.

Les relocalisations ont fait l'objet d'une réponse tardive. Les blocages se situent plutôt en Grèce et en Italie et sont de nature bureaucratique. La France occupe le premier rang pour les relocalisations ; j'espère qu'elle servira d'exemple et que les blocages seront résorbés.

La Commission européenne a développé un plan de répartition des responsabilités entre États européens. La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés stipule que la responsabilité de protection est partagée. Le système actuel ne fonctionne plus ; il faut en trouver un autre à l'échelle de l'Europe. Naturellement, le HCR ne peut se substituer à la Commission européenne.

Nous sommes favorables à la répartition, qui est une expression de cette responsabilité partagée. En Slovénie, des réfugiés sont récemment arrivés et la Croatie s'est déclarée prête à en accueillir. Au départ, l'objectif des réfugiés était l'Allemagne mais la situation a changé. Il faut accompagner la répartition et s'assurer qu'il n'y aura pas de mouvements secondaires. Les chiffres proposés aux pays d'Europe de l'Est sont modestes ; avec l'accompagnement adéquat, nous pouvons les convaincre sans les contraindre. Cela passe aussi par un discours d'explication auprès de la population : ces arrivées ne sont pas une menace pour la culture du pays. Cet effort doit être intensifié.

Nous avons accès aux camps installés en Turquie, qui sont de très bon niveau. Le défi est plutôt la situation des réfugiés hors de ces camps. Le transfert de six milliards d'euros devrait stabiliser leur situation.

M. Michel Billout, rapporteur. - Manifestement, vous ne souhaitez pas répondre à la question du pays de premier asile ou de pays tiers sûr... Dans votre communiqué du 18 mars intitulé « Position du HCR sur l'accord », vous demandiez une amélioration de la situation en Turquie et en Grèce ; un accès juste et équitable à la demande d'asile avant le renvoi éventuel en Turquie, des garanties contre le refoulement et un certain nombre de dispositions à prendre en Turquie même avant le renvoi depuis la Grèce. Le 1er avril dernier, vous appeliez de nouveau à la mise en oeuvre des garanties prévues dans l'accord avant le retour des migrants. Ces progrès ont-ils eu lieu ? Qu'en est-il de l'exigence que la Turquie revoie sa position limitant l'application de la convention de Genève aux ressortissants de certains pays ? Ce qui s'y passe actuellement dans le pays ne nous rassure pas sur l'avenir de l'accord.

M. Ralf Gruenert. - La directive européenne « Procédures d'asile » définit une série de conditions au renvoi des personnes vers un pays sûr : l'absence de risque de persécution ou de refoulement, l'application de la convention de Genève par ce pays, la possibilité d'obtenir un titre de séjour, l'assistance délivrée aux personnes ayant des besoins spécifiques, l'accès à des solutions durables. Commençons par appliquer ces critères.

Il faut également tenir compte du fait que les conditions de vie des Syriens qui ont trouvé refuge en Turquie devraient s'améliorer grâce à l'assistance financière et à l'accès au marché du travail. En matière d'accès à l'école, des progrès restent à faire. Sous certains aspects, cet accord est une opportunité.

C'est pourquoi ma réponse à votre question est hésitante ; nous sommes moins critiques que d'autres organismes. N'oublions pas que la Turquie a accordé une protection à plusieurs millions de réfugiés, alors que l'Europe a laissé plus d'un million de personnes traverser ses frontières sans gestion administrative avant de réagir. Sans gestion des flux mixtes de réfugiés et de migrants, les populations demanderont que cesse l'accueil des réfugiés et leurs gouvernements auront des difficultés à défendre l'assistance apportée.

Mme Céline Schmitt. - Nous avons demandé que des garanties soient mises en place et notamment que chaque personne souhaitant demander l'asile en Grèce puisse le faire, avec une possibilité d'appel. La Grèce a récemment adopté une loi sur l'asile mais des améliorations restent à faire, notamment le développement de structures d'accueil et d'enregistrement et d'examen des demandes. Lorsque les hotspots ont été transformés en centres de détention, le HCR y a suspendu certaines de ses activités en conservant néanmoins une présence sur place pour le « monitoring de protection », c'est-à-dire une surveillance relative au respect des droits de l'homme et à l'accès à l'information. D'autres activités ont depuis été rétablies suite à la recherche d'alternatives à la détention par les autorités grecques. Une partie des enfants non accompagnés ont été transférés vers d'autres centres. Nous appelons les États membres à aider la Grèce à répondre à la situation.

En Turquie, une protection temporaire est accordée (par décret) aux réfugiés syriens. La demande d'asile y est aussi accessible aux non-Syriens. Nous cherchons à obtenir davantage de garanties contre le refoulement. Nous avons enfin demandé un accès aux centres de retour. Le dialogue se poursuit.

M. Ralf Gruenert. - L'accord a aidé à limiter l'activité des passeurs, une industrie dirigée par des réseaux criminels qui génère entre trois et six milliards d'euros par an, très bien implantée en Turquie. Plus de 3 700 personnes ont perdu la vie en mer.

M. Michel Billout, rapporteur. - L'accord a-t-il découragé les passeurs ou incité les autorités turques à prendre des mesures plus fermes à leur égard ? Un officier français, commandant en second de l'opération Sophia, nous a déclaré hier qu'il s'attendait à la mise en place d'autres routes par les passeurs. L'une d'entre elles passe par l'Égypte. L'activité des passeurs est-elle arrêtée, ou simplement suspendue le temps d'une réorganisation ?

M. Ralf Gruenert. - Un business de six milliards d'euros ne s'arrête pas du jour au lendemain. Des réseaux pourraient se reconstituer en Égypte. À l'avenir, moins de familles prendront la route très dangereuse de la mer Égée mais les flux ne se tariront pas. En France, en Italie aussi, des réseaux sont actifs, bien que souvent sous-estimés.

Mme Céline Schmitt. - Nous suivons l'évolution de la situation des arrivées en Italie. En mars, le nombre de personnes arrivées en Italie a augmenté d'un peu plus de 20 % ; la répartition des nationalités d'origine, cependant, n'a pas évolué : il s'agit toujours de réfugiés d'Afrique subsaharienne (Nigérians, Gambiens, Soudanais, Erythréens, Somaliens et Ethiopiens), principalement de jeunes hommes, avec quelques familles syriennes et irakiennes. Au total en 2016, 46 714 personnes ont effectué la traversée vers l'Italie cette année. C'est quasiment le même nombre que le total enregistré durant les cinq premiers mois de 2015 (47 463).

M. Jacques Legendre, président. - Merci d'avoir répondu à nos questions.

Audition de M. Jean-François Dubost, responsable du programme de protection des populations à Amnesty International France, et de Mme Sylvie Houedenou, responsable de la commission des personnes déracinées à Amnesty International France

M. Jacques Legendre, président. - L'audition de M. Jean-François Dubost et Mme Sylvie Houedenou portera sur la déclaration Union européenne-Turquie du 18 mars dernier relative à la crise des réfugiés, objet de notre mission d'information.

Amnesty International s'est montrée, dès le stade de la négociation, très critique à l'égard de cet accord et de sa principale disposition qui consiste à renvoyer en Turquie tous les migrants arrivés en Grèce depuis le 20 mars dernier, y compris les demandeurs d'asile.

Quelle est votre analyse sur la validité juridique de ce dispositif ? L'Union européenne méconnaît-elle, à travers lui, ses obligations légales et morales au regard du droit d'asile ? Quid de sa mise en oeuvre ?

Cette audition fait l'objet d'une retransmission en direct, sur le site Internet du Sénat, et d'un enregistrement qui sera consultable à la demande sur ce site.

M. Jean-François Dubost, responsable du programme de protection des populations à Amnesty International France. - Merci de nous avoir permis de nous exprimer sur cet accord et sur ses conséquences concrètes. Nous avons d'autant plus à coeur que la représentation nationale se saisisse de cette question que celle-ci a été peu consultée au moment de la prise de décision. Nous aurions voulu un véritable débat.

L'accord, ou plutôt la déclaration Union européenne-Turquie est destinée à trouver à l'extérieur de l'Union européenne des solutions à un problème auquel celle-ci n'a pas su répondre. Les causes profondes de la crise ne tiennent pas tant au nombre de personnes déplacées qu'à la qualité de la réponse collective apportée par les États membres. La déclaration foule aux pieds certains principes cardinaux édictés par le droit international - la Convention relative aux réfugiés de 1951, mais aussi la directive européenne « procédures d'asile » qui définit les pays tiers sûrs. D'un point de vue moral, nous condamnons le marchandage qu'est le principe du « 1 pour 1 » : les États membres n'accueillent que sur une base volontaire la réinstallation depuis la Turquie de personnes qui ont risqué leur vie pour y parvenir.

À plus long terme, la déclaration pourrait être une première étape vers la mise en place d'un système équivalent négocié avec d'autres États, la proposition de refonte du règlement de Dublin présenté par la Commission européenne semblant le permettre.

Des représentants des ministères de l'intérieur et des affaires étrangères ont justifié devant vous la déclaration par la nécessité de réduire les flux irréguliers, de préserver les capacités d'accueil des Etats membres et de protéger les migrants des réseaux de passeurs. Cela a été dit dès le début des négociations.

Certes, ceux qui transitent par la mer Égée sont formellement en situation irrégulière car ils n'ont pas de documents. Mais ce sont très clairement des réfugiés : 90 % d'entre eux sont issus des dix principaux pays d'origine des réfugiés dans le monde. Ils relèvent bien de l'article 31 de la Convention de 1951 qui confère une immunité aux réfugiés en situation irrégulière dans le pays d'accueil. De plus, réduire ces flux entre en contradiction avec le principe de protection des personnes qui fuient les persécutions.

Quant aux capacités d'accueil, là encore les États, sauf à couper les routes empruntées, ont des obligations vis-à-vis des personnes en recherche de protection. L'Union européenne est le premier espace économique mondial ; ses États membres avaient les moyens d'ajuster ces capacités.

La déclaration a été présentée comme indispensable pour mettre un terme aux trafics ; mais il ne suffit pas d'empêcher la traversée. L'outil le plus efficace contre les réseaux illégaux est le développement de voies légales d'accès pour les réfugiés. Ajouter des obstacles et des contrôles aux frontières ne fera qu'alimenter le trafic de ceux qui recherchent une protection. Les barrières n'arrêtent pas le mouvement de fuite.

On a mis en avant la logique du contrôle des migrations et des frontières et proposé en guise d'alternative un système volontaire d'accueil portant sur 54 000 à 72 000 personnes, un total hors de proportion avec les besoins. C'est une véritable défaillance.

Les fonctionnaires que vous avez entendus ont reconnu que le système d'asile grec - réformé en quatre jours alors que la France a mis un an et demi à le faire - n'atteindrait pas immédiatement sa pleine efficacité ; il en va de même pour le système de protection des réfugiés mis en place en Turquie. Par conséquent, il aurait fallu prendre ces dispositions beaucoup plus en amont. Les grands perdants sont les réfugiés qui, en attendant, ne bénéficient ni des garanties minimales de la législation, ni de la protection contre le refoulement prévue par la Convention de 1951.

L'accord considère la Turquie comme un pays de premier asile ou un pays tiers sûr selon les cas. Or les critères pour ce faire ne sont pas réunis. Pour commencer, la limitation géographique opérée par ce pays dans l'application de la Convention de 1951 exclut les non Européens. Nous sommes opposés par principe à l'usage de la notion de pays tiers sûr, qui rapporte des cas individuels à une notion générale. Rien dans les conventions internationales n'oblige une personne à déposer une demande dans un État plutôt que dans un autre ; à cet égard, la conformité de la législation européenne à la Convention de 1951 n'a jamais été contrôlée.

Enfin, le nombre de places offertes à la réinstallation est très faible au regard de la situation en Turquie et à l'échelle régionale et mondiale. Les mécanismes de contrôle et de renvoi font appel à des instruments contraignants, alors que la protection est soumise à la bonne volonté des États. Depuis l'accord, le nombre de personnes ayant bénéficié de la réinstallation est très faible. La France a néanmoins prévu d'accueillir 6 000 réfugiés en deux ans.

Tout ceci est d'autant plus inquiétant que les tentatives de relocalisation intra-européennes ont toutes échoué depuis un an alors que 22 000 personnes devaient être réinstallées selon la décision prise en 2015. Mais les États ont eu du mal à s'engager.

La Commission européenne a précisé les conditions juridiques de cet accord avec la Turquie pour le rendre compatible avec la législation européenne, mais il ne s'agit que d'un verni de protection, le but de cet accord étant avant tout de dissuader l'arrivée de réfugiés.

Bien en amont de la signature de cet accord, nous avons adressé des notes au Président de la République et au ministère de l'intérieur pour les alerter sur ces points.

Nous publierons le 3 juin un état des lieux d'une vingtaine de pages à la suite d'une mission de recherche qui a récemment pris fin en Turquie et qui démontre l'ineffectivité de la protection offerte aux réfugiés ainsi que les risques de refoulement depuis ce pays.

Mme Sylvie Houedenou, responsable de la commission des personnes déracinées à Amnesty International France. - L'accord entre l'Union européenne et la Turquie a un impact direct sur la situation des réfugiés, qu'ils soient en Grèce ou en Turquie.

Depuis l'entrée en vigueur de cet accord, tous les migrants et réfugiés qui arrivent sur les îles grecques sont mis systématiquement en détention et sont privés de leur liberté de circulation, ce qui est inacceptable. Sur les îles de Lesbos et de Chios, les centres d'accueil prévus ont été transformés en centres de détention : 4 200 réfugiés se trouvent ainsi dans une situation inacceptable. Ces camps sont surpeuplés et on y trouve des enfants en bas âge, des nourrissons, des femmes enceintes et des personnes malades ou blessées. Des chercheurs ont constaté que les conditions de vie y étaient déplorables : pas de savon, pas de toilettes, trop peu de médecins. Ainsi, dans le camp de Moria à Lesbos, il n'y a que trois médecins pour 3 150 personnes. Les installations sont dégradées et la vulnérabilité des réfugiés n'est pas prise en compte, à l'exception des mineurs isolés.

J'en viens à la procédure d'asile en Grèce : depuis l'entrée en vigueur de cet accord, deux procédures sont en place. Les personnes arrivées avant le 20 mars sur ces iles bénéficient de la procédure traditionnelle, tandis que celles arrivées après cette date sont soumises à une procédure « accélérée » de 15 jours, le temps pour les autorités grecques d'évaluer si la Turquie est un pays sûr pour ces personnes. Si tel est le cas, elles sont renvoyées en Turquie sans que les conditions de fond aient été étudiées. Nous nous sommes, en autre, rendu compte que des personnes arrivées avant le 20 mars, mais qui n'avaient pas été enregistrées, sont soumises, elles aussi, à la procédure « accélérée ».

L'information des réfugiés n'est pas assurée : ils ne savent pas qu'ils vont être mis en détention pendant toute la procédure et ils ne bénéficient pas d'assistance juridique gratuite en première instance.

Nous sommes donc assez préoccupés par leur situation sur ces îles.

J'en viens aux réfugiés en Turquie : certaines données sont très alarmantes, notamment l'augmentation des violations de leurs droits. Nous avions déjà publié un rapport en décembre 2015 à ce sujet. Après l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, la situation s'est encore aggravée. Plusieurs réfugiés ont été renvoyés dans leur pays d'origine : quelques heures après la signature de l'accord, une vingtaine d'Afghans ont ainsi été renvoyés dans leur pays sans avoir pu présenter leur demande d'asile. Les autorités turques ont prétendu qu'il s'agissait de retours volontaires, mais tel ne semble pas avoir été le cas : la contrainte physique a été utilisée. Des enfants mineurs et des femmes enceintes ont été renvoyés en Syrie. En l'espace de trois jours, il y a eu des renvois collectifs de réfugiés qui se trouvaient dans le sud de la Turquie. La plupart de ces personnes n'avaient pas été enregistrées comme demandeurs d'asile. Beaucoup de réfugiés nous ont dit qu'ils ne se faisaient pas enregistrer de peur d'être renvoyés. Nous avons eu le témoignage de personnes qui ont été refoulées et d'autres qui ont essuyé des tirs.

En Turquie, ces personnes ne bénéficient pas du statut de réfugié au sens de la convention de Genève de 1951, puisque la Turquie a signé cette convention mais y a mis des réserves géographiques : cette convention ne s'applique donc pas aux non-européens. Les réfugiés ne disposent donc que d'une protection temporaire.

Nous assistons à la mise en place d'une « forteresse » Turquie, comme ce fut le cas pour l'Europe : tout est fait pour que les réfugiés ne puissent entrer sur le territoire. La frontière terrestre entre la Turquie et la Syrie a été fermée, sauf pour les personnes qui ont un besoin urgent de soins. Ces derniers mois, la Turquie a imposé une obligation de visa pour les réfugiés syriens qui arrivent en avion de pays tiers. Ce pays s'inspire de la législation européenne pour faire en sorte que ces personnes ne puissent arriver sur son territoire. Trois députés européens se sont rendus, il y a quelques semaines, en Turquie et ont fait le même constat.

Nous faisons plusieurs recommandations : la Turquie ne peut être considérée comme un pays tiers sûr. Nous souhaitons la mise en place d'un plan de réinstallation à grande échelle pour les réfugiés se trouvant en Turquie, afin qu'ils atteignent un pays où ils puissent demeurer de façon pérenne. L'Union européenne doit favoriser la réunification familiale de ces réfugiés : ainsi un fils réfugié en Turquie n'a pu rejoindre son père installé en Grande-Bretagne. C'est inquiétant.

Pour l'Union européenne, nous recommandons de favoriser la relocalisation des réfugiés en Grèce vers d'autres pays de l'Union et nous demandons que soit mis un terme à la détention de tous les réfugiés. En outre, les réfugiés doivent être informés de la procédure d'asile et être avertis qu'ils vont être mis en détention pendant plusieurs mois. Ils doivent pouvoir avoir accès à un conseil juridique pendant toute la procédure.

M. Jean-François Dubost. - Il a souvent été dit que les autorités turques avaient ouvert aux réfugiés l'accès à leur marché du travail : s'agissant de la protection internationale prévue par la législation turque, les conditions d'accès au travail sont, en réalité, très restrictives. De fait, il est quasiment impossible de bénéficier de ce droit et les réfugiés, y compris les enfants, travaillent de façon irrégulière avec les conséquences que cela emporte. Certaines personnes n'ont eu d'autre choix que de retourner en Syrie du fait de leurs conditions de vie : c'est une situation de refoulement de fait.

De même, l'ouverture du marché du travail aux réfugiés syriens qui bénéficient d'une protection ad hoc ne permet pas à tous de travailler. En effet, des textes ont précisé les conditions dans lesquelles les réfugiés syriens pouvaient solliciter ce droit à travailler. Nous sommes loin d'une ouverture large permettant à ces personnes de subvenir à leurs besoins. En outre, il n'existe qu'une centaine de places d'accueil pour les réfugiés ; les autres sont livrés à leur sort et ne disposent pas de ressources leur permettant de se loger convenablement. Ces personnes se retrouvent à la rue, dans des maisons délabrées, dans des campements informels ou dans des chambres surpeuplées louées fort cher.

Selon l'ONG Human Rights Watch, 400 000 enfants réfugiés n'auraient pas accès à l'éducation en Turquie. Certes, les trois millions de réfugiés dans ce pays pèsent sur ses capacités d'accueil mais l'Union européenne apporte une contribution financière. En outre, nous préconisons d'arrêter tout renvoi de réfugiés en Turquie et demandons que l'Union européenne offre davantage de réinstallations.

M. Michel Billout, rapporteur. - Merci pour votre propos introductif très complet. Pour ma première question, je vais me faire l'« apôtre » de cet accord. Vous avez décrit la détresse des réfugiés en Grèce mais ce problème a précédé l'accord. Face à la fermeture de la route des Balkans et à l'arrivée massive de réfugiés en Grèce, il était urgent de stopper le flux dans la mesure où ce pays ne pouvait accueillir tout le monde. Cet accord n'a-t-il pas eu la vertu de mettre un terme à ce phénomène et de donner du temps pour régler la situation ?

Quelle autre solution aurait été préférable à cet accord pour endiguer ces arrivées ? Cet accord, s'il réussissait, pourrait servir de modèle dans le futur. Il est important de savoir en quoi il est utile, efficace, et s'il pose des problèmes.

Vous nous avez dit que plutôt que de renvoyer les migrants vers la Turquie, il aurait été préférable de les réinstaller dans des pays de l'Union européenne mais, quid des réactions dans ces pays ? Voyez l'Autriche !

M. Jean-François Dubost. - Nous sommes confrontés à dix années de défaillance du système grec qui a misé sur un contrôle de ses frontières au détriment de la structuration de son système d'accueil. Ce pays a donc une part de responsabilité en tant que porte d'entrée de l'Union. Nous avons voulu régler le problème de l'accueil défaillant en Grèce en concluant un accord avec un État pour y bloquer les réfugiés. Or, nous savons que ce pays détient ces personnes dans des conditions quasi-carcérales - les ONG n'ont pas accès à ces centres - et qu'il les renvoie vers le danger. En outre, la protection qu'il leur offre n'est ni durable ni effective : or, le droit international prévoit la protection juridique et la possibilité d'intégration par le travail, par l'éducation et par la formation. C'est la règle du jeu fixée depuis 1951.

Nous ne pouvons nous satisfaire de voir les réfugiés bloqués en Turquie plutôt qu'en Grèce.

Nous aurions pu venir en aide à la Grèce il y a quelques mois ; nous aurions pu proposer des niveaux de relocalisation beaucoup plus importants : il est presque scandaleux de voir des chiffres aussi faibles : la France s'en sort plutôt bien, au 13 mai, avec 362 personnes relocalisées tandis que d'autres États n'en ont accueilli aucune. Bien sûr, il aurait fallu développer des voies légales à partir de la Turquie : si ce pays a du mal à faire face aux trois millions de réfugiés, la communauté mondiale aurait pu proposer une réinstallation de ces personnes, comme cela se pratique depuis le Liban ou la Jordanie. Une aide humanitaire et technique aurait également pu être proposée à ce pays pour l'aider à élever son niveau de protection. Ces alternatives nécessitent des politiques à moyen et long terme ; or nous assistons à des réactions de court terme.

Mme Sylvie Houedenou. - Le flux des réfugiés correspond à 0,2 % de la population européenne alors qu'au Liban, il s'agit de 10 %. Certes, le flux est important, mais acceptable à l'échelle de l'Union.

M. Michel Billout, rapporteur. - Les contreparties proposées à la Turquie - l'aide financière de 3 milliards qui pourrait être doublée, la libéralisation des visas, la poursuite du processus de candidature de la Turquie à l'Union européenne - ne sont-elles pas suffisantes pour inciter le gouvernement turc à améliorer l'accueil des migrants ?

M. Jean-François Dubost. - Nous nous limitons à la question des réfugiés : le système d'accueil turc ne peut convenir. Il y avait deux prérequis à prendre en compte : la certitude absolue qu'il n'y aurait pas de refoulement de réfugiés ni de traitement contraire aux normes internationales. Or, tel n'est pas le cas. Jusqu'à quel degré l'Union européenne est-elle prête à coopérer avec des États tiers qui ne respectent pas les principes que nous défendons ?

Les engagements de l'Union européenne en matière de réinstallation sont extrêmement faibles : ni contrainte, ni clé de répartition, ni réelle volonté d'accueillir. Certains États posent des critères de religion et de qualification des réfugiés en Grèce pour accepter de les relocaliser. Les contreparties proposées par l'Union européenne ne sont pas à la hauteur de l'enjeu ni de ses capacités.

M. Didier Marie. - Vous dressez un tableau sombre de la situation. Mais cet accord est récent et les moyens promis permettront peut-être d'améliorer l'accueil des réfugiés en Grèce. Pour la Turquie, les retours doivent se passer dans les meilleures conditions et l'accueil doit s'améliorer. Pensez-vous, en définitive, que cet accord soit fondamentalement mauvais ou qu'il puisse s'améliorer et être efficace ?

M. Jean-François Dubost. - Cet accord est une « enveloppe politique » qui comprend un certain nombre d'instruments, comme le plan d'action conjoint négocié entre l'Union et la Turquie et formalisé en novembre 2015. L'accord a précisé certains aspects mais a confirmé des instruments qui fonctionnaient déjà.

Pour la Grèce, il en va de même : les dispositifs existent depuis longtemps. Peut-être cet accord montre-t-il qu'il est urgent d'agir, mais la situation en Grèce reste défaillante et la relocalisation ne fonctionne pas.

Les premiers signaux donnés par les autorités turques sur la protection des réfugiés ne sont pas bons et s'inscrivent en violation des principes internationaux. Peut-être la situation s'améliorera-t-elle dans les prochains mois, mais devait-on signer cet accord avant de tenter d'améliorer la situation ? Pour nous, c'était l'inverse qu'il fallait faire. L'accord aurait dû être conforme à nos principes et aux règles internationales. Enfin, les États de l'Union ne se sont pas précipités pour offrir des places de réinstallation pour les réfugiés en Turquie, ce qui aurait pu constituer un signe de bonne volonté. Cet accord pourrait être bloqué, comme le laisse présager la décision de justice grecque qui a conclu que la Turquie n'était pas un pays tiers sûr. Il y aura sans doute des saisines des deux cours européennes de justice et des droits de l'homme : tout cela prendra du temps. En attendant, que se passe-t-il pour ces femmes, ces enfants et ces hommes qui n'ont pour seul défaut que d'avoir fui leur pays ?

Mme Gisèle Jourda. - Selon les dernières informations, la Grèce ne pourrait actuellement examiner qu'une dizaine de demandes d'asile par jour. En outre, on nous dit que 90 réfugiés arrivent quotidiennement dans ce pays. Comment endiguer cette situation et avec quels moyens ?

Sur la centaine de réfugiés qui ont bénéficié de l'asile en Grèce, un seul l'aurait été en raison du fait que la Turquie n'était pas un pays sûr. Cette décision de justice pourrait-elle bloquer l'accord ?

M. Jean-François Dubost. - Aujourd'hui, 50 000 personnes sont bloquées en Grèce. Il y a eu un appel à la solidarité européenne avec des demandes précises d'interprètes et d'officiers d'asile. Au 12 mai, 15 % des besoins en interprètes étaient couverts, 14 % des besoins en officiers d'instruction de demande d'asile l'étaient mais aucun en matière de juges dédiés à la procédure d'appel. En revanche, 42 % des besoins étaient couverts pour les personnes en lien avec Frontex. Ce qui montre que l'on choisit de miser sur les dispositifs de contrôle et de renvoi plutôt que sur l'accueil.

La décision de justice que vous avez évoquée devrait être confirmée par toutes les décisions en appel et validée par la justice grecque. Nous avons salué cette décision qui confirme notre analyse. Reste à savoir quelles en seront les conséquences : les réinstallations à partir de la Turquie vont-elles cesser ? Ce serait une erreur. Des négociations vont-elles se poursuivre avec la Grèce qui a modifié sa législation en quatre jours ? Quatre jours ! Il est inconcevable de reconstruire un système d'asile en si peu de temps. Pour l'heure, cette décision pourrait bloquer une partie de l'accord.

M. Jacques Legendre, président. - Considérez-vous que les trois millions et demi de réfugiés en Turquie se trouvent dans un pays qui n'est pas sûr pour eux ? Faudrait-il les faire partir pour les accueillir dans un pays sûr ? Et où trouver un pays sûr au Proche-Orient ? Il faudrait tous les recevoir en Europe. Est-ce envisageable ?

M. Jean-François Dubost. - Nous ne demandons pas que l'Union européenne accueille tous les réfugiés : tous les pays du monde doivent prendre leur part, à commencer par les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande... Les pays du Golfe pourraient également en accueillir.

M. Jacques Legendre, président. - Sont-ils vraiment sûrs ?

M. Jean-François Dubost. - Certes...

La Corée du Sud, le Japon pourraient également en recevoir.

La Turquie, le Liban, la Jordanie, l'Égypte et le Kenya auraient besoin du soutien de la communauté internationale pour leur venir en aide : il existe des critères et des procédures comme la réinstallation, les admissions humanitaires, le recours à des « visas-asile », le regroupement familial... Le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a fixé des critères pour les personnes les plus vulnérables. Cette année, il y aurait un million de personnes vulnérables à réinstaller dans le monde. Ce qui manque, c'est une coordination internationale et l'Union européenne pourrait jouer un rôle lors des négociations qui vont s'ouvrir en prévision de l'assemblée générale des Nation Unies en septembre. Le Secrétaire général tentera de mettre en place un système de répartition à l'échelle mondiale pour prendre en charge les réfugiés. Il faut sortir d'une vision à court terme pour traiter de cette question qui va malheureusement perdurer pendant de nombreuses années.

M. Jacques Legendre, président. - Pensez-vous que l'on peut contraindre un État à recevoir sur son territoire des réfugiés contre l'avis de sa population ? Dans nos pays européens, cela va devenir de plus en plus difficile. Parfois, les migrants se retrouvent concentrés sur une partie du territoire : élu du Nord, je vois la situation à Calais qui est vécue par la population comme insupportable.

Mme Sylvie Houedenou. - Vous parlez de rejet de la population européenne. Nous avons récemment publié une enquête qui démontre le contraire : en France, 82 % de la population est prête à accueillir plus de réfugiés et ces données se retrouvent dans chaque pays européen. Il ne manque plus que la volonté politique.

M. Claude Kern. - Comment avez-vous posé la question ? S'agissait-il de l'accueil dans le pays, en général, ou dans la commune de résidence ?

M. Jean-François Dubost. - L'étude a été menée dans 27 États, dont la France : 83 % des personnes sont favorables à la protection et à l'accueil des réfugiés et 63 % souhaitent que leur Gouvernement fasse plus. Lorsqu'on précise les questions, 9 % des sondés sont prêts à accueillir des réfugiés chez eux, 19 % dans leur quartier et le reste des personnes interrogées dans la commune ou le pays. On peut interpréter ce sondage comme démontrant une hostilité grandissante à mesure que la proximité s'affirme, mais aussi comme le fait que les sondés ne voient pas où, dans leur quartier, ces réfugiés pourraient aller, ce qui peut révéler une méconnaissance des conditions réelles dans lesquelles des demandeurs d'asile sont déjà accueillis.

Nous nous sommes engagés dans un travail de terrain auprès des communes de France : nos militants ont essayé de sensibiliser l'opinion publique et les retours sont loin d'être négatifs. Il faut expliquer et repositionner le débat auprès des conseils municipaux pour obtenir des ouvertures de places. À notre échelle, les résultats sont plutôt satisfaisants et les autres associations ne constatent pas un rejet massif. La minorité hostile à l'accueil de réfugiés se fait parfois virulente et est souvent reprise par des médias et des hommes politiques. En outre, la politique d'accueil n'est pas assumée par les Gouvernements, dont celui de la France, alors que des initiatives tout à fait intéressantes sont prises par des communes. Les retours positifs et les valorisations sont très rares et c'est bien dommage. La réinstallation fonctionne très bien en France mais elle reste confidentielle. Le ministère de l'intérieur a refusé les accueils au sein des familles alors que la demande était forte : six mois après, nous notons des velléités pour l'organiser. Nous devrions à la fois accueillir les réfugiés et prendre en compte le ressenti de nos concitoyens.

M. Michel Billout, rapporteur. - Votre enquête portait-elle sur l'accueil des réfugiés ou celle des migrants ?

M. Jean-François Dubost. - Elle portait sur l'accueil des réfugiés. L'usage des termes est extrêmement important et l'on a pu faire des confusions dans des débats qui ont dérouté nos concitoyens.

M. Michel Billout, rapporteur. - Une distinction très forte a été faite entre les réfugiés fuyant la guerre et les migrants qui fuient la misère et la famine. Maire d'une commune de 8 500 habitants, mon conseil municipal s'est porté volontaire pour accueillir des réfugiés et la réaction de la population a été très positive. A l'inverse, l'électorat du Front national, très présent, est des plus réticents à accueillir des migrants économiques même si parfois la distinction avec les réfugiés ne me semble pas, quant à moi, très évidente.

M. Jacques Legendre, président. - Merci pour cet échange fructueux. Nous allons continuer à réfléchir sur notre capacité à mettre en place un système qui permette d'accueillir les réfugiés dans des conditions raisonnables et humaines.

La réunion est levée à 16 h 40.