Mardi 3 janvier 2017

- Présidence de M. Jean-Claude Requier, président -

La réunion est ouverte à 11 h 5.

Audition de M. Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors

M. Jean-Claude Requier, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête entame aujourd'hui ses travaux avec l'audition de M. Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors, par ailleurs récemment élu président du Mouvement européen-France.

Ce think tank bien connu s'est montré très actif pour commenter l'actualité de l'espace Schengen dans le contexte tendu que nous connaissons, marqué par la crise migratoire et le terrorisme. L'Institut Jacques Delors a ainsi publié plusieurs études sur le fonctionnement de Schengen, ses limites et ses perspectives, ainsi que sur le coût du « non-Schengen », le droit d'asile ou encore les politiques migratoires en Europe. Vous-même avez, Monsieur le Directeur, signé un certain nombre de ces papiers.

Notre commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous lui présentiez l'état de votre réflexion sur les difficultés auxquelles est aujourd'hui confronté l'espace Schengen, ainsi qu'une mise en perspective. Schengen permet-il de mettre en oeuvre correctement la liberté de circulation des personnes et des marchandises proclamée par les traités européens ? Quelle est votre appréciation des récentes mesures, dont certaines ont déjà été prises, avancées pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures ? Plus généralement, ne sommes-nous pas confrontés à un manque de confiance et de solidarité ? Dans ce cas, comment y remédier ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix à quinze minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yves Bertoncini prête serment.

M. Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors. - Je suis très honoré d'ouvrir cette série d'auditions sur les frontières européennes, le contrôle des flux de personnes et de marchandises et l'avenir de l'espace Schengen, qui tombe très à propos.

Monsieur le Président, vous avez bien voulu signaler que l'Institut Jacques Delors avait beaucoup publié sur le sujet. Je ne peux donc commencer ce propos sans faire référence à notre ancien Président António Vitorino, sous l'égide duquel nous avons beaucoup travaillé sur ce sujet. En tant qu'ancien commissaire européen à la justice et aux affaires intérieures, il nous a apporté et nous apporte encore une expertise très précieuse. Notre nouveau Président, Enrico Letta, a été lui aussi aux premières loges face à la crise migratoire quand il était Président du Conseil italien. Je m'appuierai sur l'ensemble de nos travaux, conduits à Paris et depuis notre bureau en Allemagne, que je vous ai déjà communiqués.

Il faut partir du fait que Schengen est une réalisation concrète créant une solidarité de fait, selon les termes de la déclaration Schuman, réalisation née dans un cadre franco-allemand, donc en dehors de la sphère communautaire, pour des raisons très pragmatiques. Elle a concerné d'abord deux pays, puis très vite cinq, avec les pays du Benelux.

Quand on parle de Schengen, il faut en évoquer la genèse et rappeler que cela marche. Ce dispositif a permis depuis environ vingt-cinq ans à des centaines de millions de personnes de franchir nos frontières intérieures sans être contraintes de faire la queue en pure perte. Schengen est l'une des réalisations de l'Europe populaire. Ce matin, grâce à Schengen, 350 000 frontaliers français sont allés travailler au Luxembourg, en Suisse, en Allemagne et ailleurs. En ce moment même, des dizaines de milliers de chauffeurs routiers sont concernés. Cela évite aussi aux douaniers ces files d'attente qu'ils ont des difficultés à gérer et qui - j'y reviendrai, puisque c'est aussi le sujet - ne permettent pas d'arrêter les terroristes. C'est aussi l'occasion pour les petits commerçants et artisans établis de part et d'autre des frontières de recevoir des touristes, des frontaliers, des habitants à proximité qui viennent faire un petit tour, mais qui ne le feraient pas s'il leur fallait faire deux heures de queue à l'aller et au retour.

Je tiens à rappeler ce point en préambule : Schengen fonctionne, également parce qu'il est flexible. Cet espace réunit vingt-six pays, dont vingt-deux des vingt-huit pays de l'Union européenne, autour de l'idée qu'il faut en terminer non pas avec les contrôles - bien sûr qu'il en faut, simplement, il faut les redéployer -, mais avec les contrôles fixes et permanents aux frontières intérieures, tout en autorisant les États membres à les rétablir quand c'est nécessaire, je tiens à le souligner. On entend beaucoup parler d'une « suspension » de l'espace Schengen. Je n'en crois rien. Quand un accord contient des clauses de sauvegarde et que celles-ci sont activées, cet accord, qui est flexible, continue de s'appliquer.

Cela étant, Schengen, qui est tout autant un accord, un espace et un code, a été récemment confronté à deux crises très importantes : d'une part, la crise des réfugiés, d'autre part, la menace et les attentats terroristes.

Vous l'avez souligné, Monsieur le Président, ce sont à la fois des crises de solidarité et de confiance. Je traiterai donc ces deux crises l'une après l'autre, bien qu'elles aient des points communs, par exemple la communication politique, totalement inadaptée, à mon avis, à laquelle elles ont donné lieu du côté tant des États membres que de l'Union européenne.

Il s'agit d'une crise de copropriétaires et de copropriété, en termes de confiance et de solidarité, qui s'est d'abord exprimée lors de la crise migratoire et de l'afflux migratoire massif. Elle affecte l'espace Schengen dans la mesure où la suppression des contrôles systématiques aux frontières intérieures s'est accompagnée de la surveillance des frontières extérieures par les pays géographiquement concernés, par exemple la Grèce et l'Italie.

La crise migratoire de l'espace Schengen traduit aussi une crise du règlement de Dublin. En effet, indépendamment du code Schengen, les Européens ont décidé que, quand des demandeurs d'asile arrivent aux frontières extérieures de l'Union européenne, leur demande d'asile doit être examinée dans le pays d'entrée, et seulement dans ce pays. Voilà qui entérine de facto une asymétrie géographique très forte. Cela signifie, en effet, que les demandeurs d'asile, à moins d'arriver en parachute directement à Berlin, demandent l'asile en Grèce, en Italie et dans les pays du Sud, puisque c'est de ce côté qu'arrivent les flux de réfugiés que l'on a connus très récemment.

Cette situation doit constituer un point de réflexion pour votre commission d'enquête. Si les pays que l'on charge du contrôle aux frontières extérieures doivent filtrer, mais aussi instruire toutes les demandes d'asile sans que les pays voisins viennent à leur secours et sans qu'il y ait une répartition de la charge des demandeurs d'asile, on comprend que, face à un afflux massif exceptionnel, ils ne soient pas forcément volontaires... Le président Berlusconi, dans son style coutumier, avait été assez franc à ce sujet au début des « printemps arabes » : « Pourquoi voulez-vous que je contrôle ces demandeurs d'asile tunisiens et que je les garde chez moi, puisque ce n'est pas chez moi qu'ils veulent venir ? Puisqu'ils veulent partir, je les laisse partir. » On a tenté de corriger ce problème de solidarité avec le fameux mécanisme de relocalisation de 160 000 demandeurs d'asile pour les pays où un afflux massif a été constaté, c'est-à-dire la Grèce et l'Italie. Or ce mécanisme de relocalisation fonctionne très mal : 8 000 demandeurs d'asile étaient concernés sur les 160 000 à la fin du mois de décembre. Une réflexion reste à mener sur ce qu'il est possible ou souhaitable de faire en matière de solidarité. Des mécanismes pérennes sont à mettre en place si l'on veut que les États du Sud, ceux qui gardent nos frontières extérieures, se sentent soutenus et responsabilisés face à ces afflux migratoires massifs.

Une crise de confiance touche aussi ces États. J'ai entendu un très haut diplomate allemand affirmer que, dans cette crise migratoire, les Italiens avaient réussi à « se faire passer pour des victimes alors qu'ils étaient des coupables » - phrase extrêmement « allemande » d'ailleurs si vous me permettez cette remarque ! En d'autres termes, les Italiens, les Grecs étaient soupçonnés de n'avoir ni la volonté de contrôler leurs frontières ni la capacité à le faire. Or il est très dur de contrôler la frontière gréco-turque.

Ce problème de confiance est en passe d'être réglé. En effet, la création des hotspots, mais surtout du corps européen de garde-frontières, est une façon de réduire ce déficit de confiance. Il faut travailler sur cette équation : c'est à nous de surveiller les frontières extérieures de l'espace Schengen, car ce sont « nos » frontières. Les avoir laissées aux Grecs et aux Italiens n'est en rien une naïveté : c'est un problème de souveraineté. Il faut une souveraineté partagée pour des frontières déjà partagées. Cela a été mis en place sous l'effet d'une crise, comme c'est souvent le cas en matière européenne, et il faut pérenniser la création du corps européen de garde-frontières au-delà de cette période de crise. Du point de vue politique, c'est assez logique.

L'espace Schengen a également été confronté à un second défi, celui de la menace terroriste et même, très concrètement, des attentats terroristes. Nous avons alors constaté des réflexes nationaux inverses à ceux de la crise des réfugiés. Dans le contexte terroriste, en effet, la solidarité est plutôt instinctive : instinctivement, on peut se sentir proche de la France après les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre, ou, plus récemment, de l'Allemagne après les attentats de Berlin. Spontanément, il y a un élan. Il n'en est pas de même en matière d'asile : cela entraîne au contraire une crispation, y compris en France, et l'on se demande s'il faut vraiment accueillir ces demandeurs d'asile. Si la solidarité existe en matière de lutte contre le terrorisme, un problème de confiance demeure malgré tout.

La solidarité instinctive a eu un effet transformatif sur le code Schengen, qui organise la coopération policière et judiciaire entre les pays de l'Union européenne. Après les attentats du 13 novembre 2015, notamment sous l'impulsion de la France, il a été possible d'adopter à l'échelon européen le fameux échange plus ou moins systématique des données concernant les passagers aériens qui voyagent en direction ou au sein de l'espace Schengen. Le code Schengen a également été modifié afin de pouvoir contrôler les Européens revenant de l'extérieur. Avant, ce n'était pas le cas. Maintenant que l'on constate que des Européens vont en Syrie et en reviennent, il le faut. Le code Schengen est donc flexible.

Des efforts ont également été accomplis pour durcir le commerce des armes au sein de l'Union européenne, pour contrôler le financement du terrorisme. La France a également activé - c'est symbolique, mais aussi concret - l'article 42-7 du traité de Lisbonne, clause de solidarité qui a permis aux Français d'être soutenus dans leur effort visant à combattre le terrorisme à la source, c'est-à-dire non pas aux frontières, mais en Syrie et en Irak. Dans les frappes qu'elle a menées et dans la façon dont elle a éliminé sur place des terroristes, la France a bénéficié du concours de très nombreux États membres de l'Union européenne, sous une forme ou sous une autre. Sur ce sujet, il faudrait communiquer davantage : les Français n'ont pas conscience que d'autres Européens les aident à la suite de l'activation de cet article.

Cela étant, le problème de confiance demeure. Il faut répéter que l'on n'arrête pas les terroristes aux frontières - je ne connais pas d'exemple. Quand ils arrivent aux frontières, les terroristes sont sur leurs gardes ; or, il faut les arrêter quand ils ne sont pas sur leurs gardes. Il faut aller les traquer en Syrie ou en Irak, et là où ils se cachent en Europe, ce qui nécessite de la coopération policière et judiciaire. Malheureusement, nous avons constaté une certaine forme de crispation qui allait à l'encontre de cette logique, sans laquelle on n'arrête pas les terroristes : il n'est qu'à prendre l'exemple franco-belge, juste après le 13 novembre. Fort heureusement, des progrès ont été réalisés, puisque Salah Abdeslam, le terroriste fugitif du 13 novembre, a pu être arrêté en Belgique, grâce à une coopération franco-belge, et être ensuite rapidement remis aux autorités françaises dans le cadre d'un mandat d'arrêt européen.

Il faut souhaiter que ce soit l'annonce d'un changement de logique, notamment celle de l'approfondissement de la coopération policière et judiciaire contre le terrorisme en matière de renseignement. Sur ce point, de nombreux progrès restent à faire. Les attentats du 13 novembre 2015 ont montré qu'il était très difficile de faire coopérer la police et la justice au sein d'un même pays. À l'échelon européen, il faut franchir une « barrière d'espèce », si je puis dire, pour approfondir cette coopération, faute de quoi les services de police, de justice et de renseignement, qui accomplissent un travail formidable, se rendent coupables de non-assistance à personne en danger. Tout circule au sein de l'espace Schengen : la très grande masse des honnêtes gens comme quelques criminels délinquants et terroristes. Cependant, si l'information et le renseignement ne circulent pas, il y a un problème. La direction est claire : il faut davantage partager le renseignement.

Sur ce point, l'autre question centrale, qui n'est pas européenne, c'est celle des moyens financiers, humains et technologiques dont peuvent disposer les services de police, de justice et de renseignement. Des progrès ont été réalisés en France ; je pense qu'il en sera de même en Allemagne. Il faut plus de moyens financiers, humains et techniques pour traquer les terroristes où ils se trouvent.

Je m'attarderai maintenant sur le problème de la communication politique qui entoure l'espace Schengen lorsque celui-ci est confronté à des crises migratoires et terroristes.

« Schengen » est l'une des marques de l'Europe, comme Erasmus et Airbus. Or cette marque est prise en étau entre deux représentations mystiques et mythologiques des frontières ou de l'absence de frontières.

Ainsi, il est tout à fait frappant que les autorités nationales continuent de communier autour de la mystique des « bonnes vieilles frontières » qui nous protègent. Le soir du 13 novembre, sous le coup de l'émotion, François Hollande a annoncé que sa première décision était de « fermer les frontières ». Il ne l'a pas fait, car « fermer les frontières » signifie que plus rien ne passe, plus aucune personne, plus aucune marchandise. Qui plus est, parce que la COP21 avait lieu deux semaines plus tard, il avait eu la possibilité, dès le matin même, de rétablir le contrôle systématique aux frontières. C'était donc déjà fait. D'une certaine façon, il l'a ré-annoncé.

Nous savons bien que Salah Abdeslam a été contrôlé à la frontière franco-belge, mais n'a pu être arrêté parce que les renseignements n'avaient pas été échangés correctement entre la France et la Belgique. François Hollande a donc communiqué autour de cette idée que c'est à la frontière que tout se passe, que la menace vient de l'extérieur et qu'on sera bien mieux protégé avec des frontières. Après les attentats de Berlin, Angela Merkel n'a pas dit cela. Tant que les responsables politiques nationaux continueront, comme cela a été le cas en France, de communiquer autour de cette idée que les « bonnes vieilles frontières » nous protègent et que c'est à la frontière que l'on peut se défendre, il y aura un problème de représentation de l'espace Schengen. L'espace Schengen est une boîte à outils pour coopérer ; on n'arrête pas les terroristes aux frontières. On a besoin d'espions pour arrêter les terroristes, pas de plantons !

Dans le cadre de la crise migratoire, on voit bien l'effet de cette communication politique qui consiste à dire aux passeurs de ne plus venir, puisque les contrôles ont été rétablis aux frontières franco-belges ou austro-allemandes. Dans ce contexte, cette communication politique est un peu plus excusable, si je puis dire.

Mesdames, Messieurs les Sénateurs, puisque vous êtes membres d'une commission d'enquête, je vous encourage à vous rendre sur le terrain et à voir ce qui se passe aujourd'hui même ou demain à la frontière franco-belge, par exemple. Je me suis rendu à la frontière slovaque, à la frontière entre le Danemark et la Suède. Rétablir le contrôle systématique aux frontières nationales est une possibilité laissée aux États : ceux-ci l'annoncent, mais ne le font pas, en raison de l'interdépendance économique et humaine entre les pays de l'espace Schengen. C'est d'ailleurs pour cette raison tout à fait pragmatique que l'espace Schengen a été conçu, et non pour des raisons idéologiques par des « technocrates de Bruxelles ». Aujourd'hui, rétablir un contrôle systématique et permanent aux frontières intérieures de l'espace Schengen coûterait beaucoup trop cher et stériliserait les moyens humains et financiers qui sont beaucoup plus utiles, par exemple face au terrorisme, pour la coopération policière et judiciaire et pour agir à la source, en frappant en Irak et en Syrie.

Par souci d'équilibre, je conclurai en déplorant la communication inadéquate des autorités européennes, qui communient dans une autre mystique, la mystique circulatoire. C'est sans doute lié au traité de Rome, qui structure les réflexes bruxellois en la matière. Rétablir ponctuellement le contrôle aux frontières nationales, ce n'est pas « suspendre » Schengen, c'est aussi appliquer Schengen, car Schengen, ce n'est pas que la liberté, c'est aussi la sécurité. Pour la Commission européenne, mais aussi le Conseil européen, il faut en revenir « à l'esprit de Schengen ». Or nous sommes toujours dans Schengen et, à cette heure-ci, Schengen fonctionne. Il doit le faire sous l'angle de la liberté, mais aussi sous celui de la sécurité. Il faut être très attentif à la façon dont Schengen est perçu et parfois mal défendu, y compris à Bruxelles par ceux-là mêmes qui prétendraient le soutenir.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Spontanément me viennent deux questions. En 2016, vous avez cosigné avec António Vitorino un texte dans lequel vous écrivez Schengen « Scheng-haine ». Que cachez-vous derrière cette expression ?

Qu'en est-il du rétablissement des contrôles aux frontières à l'intérieur du périmètre Schengen, puisque, d'après vous, les pays disent effectuer des contrôles, mais ne le font pas ? Voilà quelques semaines - c'était au début du mois d'octobre dernier -, dans le cadre des auditions préparatoires à l'examen du projet de loi de finances pour 2017, le ministre de l'intérieur d'alors, aujourd'hui Premier ministre, a annoncé devant la commission des lois du Sénat - je parle de mémoire - que, grâce à ce contrôle rétabli à nos frontières, on avait évité l'arrivée de 40 000 migrants sur notre territoire. Je ne comprends pas : l'a-t-il fait ou non ? S'il l'a fait, tant mieux. S'il ne l'a pas fait, pourquoi avoir fait cette déclaration ?

M. Yves Bertoncini. - Monsieur le Rapporteur, je répondrai d'abord à votre dernière question. J'ai bien dissocié la communication politique de la réalité et souligné que cette mesure n'avait absolument aucun effet sur les terroristes : on n'arrête pas les terroristes aux frontières. En revanche, il n'en est pas de même en matière migratoire : dire aux migrants qu'il est inutile de venir parce que les frontières entre la France et la Belgique, par exemple, sont rétablies peut avoir un effet. J'ai d'ailleurs précisé qu'il était possible et parfois souhaitable de le faire, tant qu'il n'y avait pas de confiance dans le contrôle des frontières extérieures, même si c'est en passe d'être réglé.

Permettez-moi une anecdote toute récente. Je suis retourné dans mes Alpes natales pour les fêtes de fin d'année. On a arrêté près de la frontière franco-italienne, vers Montgenèvre, deux véhicules qui tentaient de transférer en France des migrants clandestins. Bien sûr qu'il faut des contrôles, mais il ne les faut pas qu'aux frontières. Il faut traquer les réseaux de passeurs, les prendre à la source, passer des accords avec les pays d'origine - un accord a d'ailleurs été conclu entre l'Union européenne et la Turquie. Il faut travailler beaucoup plus en amont qu'aux frontières.

L'anecdote que j'ai relatée se passait par ailleurs à Montgenèvre, la nuit, sur une route où il y avait peu de passage ; cela n'a donc pas causé un grand désagrément. En revanche, si l'on veut agir de la même façon à la frontière franco-belge en ce moment même, alors qu'il y a six cent vingt kilomètres de frontières et mille points de passage, sachant que les clandestins n'empruntent pas les autoroutes principales, on bloquera tout le monde pour rien !

Bien sûr, on a pu empêcher des migrants d'entrer sur le territoire français, aux frontières ou en deçà, mais, sur cette question, la France devra aussi traiter avec ses voisins, notamment l'Allemagne. Je parle non pas des migrants clandestins, qui n'ont pas à rentrer et qui doivent évidemment être reconduits, mais des demandeurs d'asile. En effet, la France n'a pas été confrontée à un afflux massif de demandeurs d'asile, contrairement à l'Allemagne. Il s'agit plus là d'un enjeu d'ouverture et de solidarité vis-à-vis des demandeurs d'asile venant de Grèce, d'Italie, voire d'Allemagne que d'un enjeu de fermeture.

Concernant Schengen, en effet, pourquoi tant de haine, pourquoi tant de « Scheng-haine » ? J'y ai déjà fait un peu allusion, c'est d'abord un problème lié aux autorités nationales. Sur ce point, je dissocie l'Allemagne de la France. Il n'y a pas eu de la part d'Angla Merkel de dénonciation de Schengen, même si on a pu entendre des discours de cette nature en Allemagne.

Alors que la France a été frappée par d'horribles attentats terroristes au mois de novembre 2015, pourquoi stigmatiser l'étranger et rétablir les frontières dans un pays qui, en outre, a pratiqué la ligne Maginot... ? C'est assez étonnant, car cela ne nous a pas protégés de grand-chose ! Or, dans le même temps, les autorités nationales se sont bien gardées de mettre en cause la police et la justice, qui ont pourtant failli. Le travail de la police, de la justice et du renseignement est difficile, mais avec Charlie Hebdo et le 13 novembre, on est face à des défaillances terribles que l'on connaît maintenant. Pourquoi alors s'en prendre à Schengen ? C'est la traditionnelle logique du bouc émissaire. Cela rejoint peut-être une figure de la mythologie politique, celle de nos « bonnes vieilles frontières ». Il faudrait que tout le monde aille voir le film de Dany Boon, Rien à déclarer, qui montre cet attachement et ses limites. La logique du bouc émissaire fonctionne d'autant plus en cas de choc traumatique émotionnel.

Sur la partie européenne, en revanche, c'est une forme de haine de soi. C'est aussi dû au fait de mal défendre Schengen, de ne le défendre en tout cas que comme une réalisation « libérale », si je puis dire, pour les élites. Or la réalité de Schengen, c'est une Europe populaire, du quotidien. Peut-être est-ce parce que cela a été lancé en dehors de l'Europe de Bruxelles au début, par cinq pays, avant d'être communautarisé de jure et de facto ? 350 000 frontaliers en France, des douaniers qui n'en pouvaient plus, des transporteurs routiers, des petits commerçants et artisans : d'une part, c'est de la liberté populaire. D'autre part, c'est de la sécurité : des frontières intelligentes, la coopération policière et judiciaire, l'action à la source, etc., tous ces sujets que vous allez aborder dans le cadre de cette commission d'enquête.

Malgré cela, certains à Bruxelles défendent très mal Schengen. C'est catastrophique et, je le répète, c'est une forme de haine de soi. En d'autres termes, quand les États membres actionnent les clauses de sauvegarde pour mieux protéger leur population, soit de façon symbolique, soit de façon concrète, ils « violeraient » Schengen : cela veut dire que Schengen n'est pas la sécurité. C'est une mauvaise perception de ce qu'est Schengen, c'est-à-dire non pas seulement un espace, mais aussi un code.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Pensez-vous que tous les pays qui constituent l'espace Schengen ont le même niveau d'efficacité en termes de protection des frontières extérieures à ce périmètre ? Par ailleurs, la solidarité entre les pays joue-t-elle réellement lorsque l'un d'entre eux a plus de difficultés que d'autres à remplir cette mission ?

M. Yves Bertoncini. - On peut presque faire un parallèle avec la crise de la zone euro, malgré une différence notable : on est dans la zone euro ou en dehors d'elle. Schengen permet des flexibilités, notamment le rétablissement ponctuel de contrôles. Je le précise parce que l'on prédisait à un moment la « mort de Schengen ». Au pire moment, neuf États sur vingt-six ont rétabli leurs contrôles aux frontières nationales, ce qui est tout à fait normal et légal. C'est le climat dans lequel cela s'est fait qui a été dommageable : que la France et la Belgique, la Suède et le Danemark, l'Autriche et l'Allemagne soient en bisbille témoigne d'un problème d'esprit entre ces États membres. Aujourd'hui, seuls quelques États membres font encore usage de ces clauses de sauvegarde, et pour trois mois - l'Autriche, l'Allemagne, la Suède, le Danemark -, auxquels il faut ajouter la France, pour des raisons liées à l'état d'urgence. Nous nous dirigeons vers un retour à la normale, si je puis dire.

Pourquoi ? Parce qu'une course contre la montre est engagée sur ces enjeux de confiance. Pourquoi ne voulait-on pas que ces États membres prennent leurs propres précautions s'ils pensaient que, notamment en Grèce et en Italie, tout passait, y compris, certains terroristes infiltrés ?

Comme pour la zone euro, nous avons élargi l'espace Schengen, accepté des États membres qui souhaitaient rejoindre cet espace, sans en tirer toutes les conséquences sur la façon dont il fallait contrôler ce que ses États membres faisaient, voire se substituer à eux - même si cela n'est pas dit ainsi. Le corps européen de garde-frontières permet de réduire le déficit de confiance. C'était d'ailleurs une condition sine qua non pour que, les frontières étant mieux gardées à l'extérieur, les États membres puissent considérer que la fluidité de circulation à l'intérieur de l'espace Schengen peut être maintenue, sauf cas exceptionnel.

Même si c'est insuffisant, cela permet de réduire le déficit de confiance entre États membres : on a beaucoup parlé de déficit de solidarité, alors que c'est plutôt d'un déficit de confiance qu'il s'agit. Sans doute fallait-il une crise aussi aiguë pour actionner et activer ce partage de la souveraineté qui n'est pas encore terminé, car il est très difficile en matière de police, de justice et de renseignement. Il faut poursuivre cette logique sans laquelle se maintiendra toujours la tentation d'en revenir aux « bonnes vielles frontières nationales », au moins en théorie, même si c'est pure mythologie face au terrorisme.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Ne pensez-vous pas que l'espace Schengen est un outil pertinent, mais qui n'a pas pu montrer toute sa pertinence, faute pour les États de lui avoir donné les moyens nécessaires, à l'instar de ce qui se passe aujourd'hui avec Frontex, agence qui est restée longtemps une très bonne idée, mais dont la concrétisation était impossible faute de budget ? Aujourd'hui, par la force des choses, la situation évolue. Si on décidait de supprimer Schengen, peut-on en estimer aujourd'hui les conséquences ?

M. Yves Bertoncini. - Là encore, le parallèle avec la zone euro est assez tentant.

Revenons-en aux faits. François Mitterrand et Helmut Kohl dînent un soir à Strasbourg, voient les camions sur le pont de Kehl et décident que cela ne peut plus durer : « Maintenant que nous sommes interdépendants, à quoi sert-il d'arrêter tous ces camions ? » Les douaniers eux-mêmes n'en pouvaient plus. Des grèves de douaniers avaient eu lieu dans les Alpes, parce qu'ils se faisaient insulter. Et tout cela avait un coût. Schengen s'est construit sur ces bases très pragmatiques et pas du tout idéologiques. Les Pays-Bas ont voulu rejoindre cet espace pour des raisons tout aussi pragmatiques, se demandant ce qu'il adviendrait de Rotterdam si le flux commercial franco-allemand arrivait directement de Hambourg en France. Cela s'est fait à cinq.

Ensuite, Schengen a été élargi et les précautions que l'on prend aujourd'hui vis-à-vis de pays comme la Roumanie ou la Bulgarie, qui s'estiment maltraités alors qu'ils n'ont guère plus à se reprocher que la Grèce quand celle-ci a été admise dans l'espace Schengen, n'ont pas été prises à l'époque. Or il n'est pas sûr que leurs douaniers soient suffisamment payés pour être insensibles à la corruption. En plus, intégrer la Bulgarie et la Roumanie créerait une continuité terrestre avec la Grèce, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui : quand on entre en Grèce, il faut ressortir de l'espace Schengen pour y revenir par voie terrestre. On fait donc plus attention aujourd'hui vis-à-vis de pays non encore entrants, y compris la Croatie.

On fait aussi plus attention à la façon dont ceux qui font déjà partie de cet espace peuvent accepter une forme de surveillance, voire de partage de leur souveraineté. Ce n'était pas possible à froid. António Vitorino, l'ancien président de notre Institut, a bien essayé de proposer un corps européen de garde-frontières au début des années 2000, mais sans succès. Comme bien souvent en matière européenne, c'est à chaud que tout se passe : quand on est confronté au choix du retour en arrière ou d'une avancée dans la même logique, on va plutôt dans la même logique, avec des coûts politiques très forts à chaque fois.

J'en viens à la question du coût du démantèlement. Nous avons établi une compilation des coûts, la Commission européenne, la fondation Bertelsmann l'ont fait. Au-delà des dizaines de milliards d'euros que l'on peut jeter dans le débat, il faut être très précis et très concret sur ceux que cette décision toucherait très concrètement.

Ainsi, les frontaliers, au nombre de 350 000, qui sont partis ce matin et vont revenir ce soir, seront contrôlés systématiquement, car, si l'on décide de contrôler un flux, il faut contrôler tout le monde. Cela leur coûtera du temps, donc de l'argent : ils devront partir bien plus tôt le matin et rentreront bien plus tard le soir. Cela leur coûtera de l'essence. C'est très concret : 350 000 emplois, cela concerne un million de personnes, si on élargit à la famille. Les routiers aussi seront contrôlés. J'ai vu cela dans ma jeunesse au tunnel du Fréjus, quand j'allais jouer au football dans la vallée de la Maurienne : on voyait défiler des camions qui passaient une demi-journée au tunnel du Fréjus. Tout cela représente du temps, de l'argent ; ce seront peut-être des marchés perdus pour les entreprises.

Ceux qui seront touchés ne seront pas seulement ceux qui voyagent. Le seront aussi ceux qui produisent et vendent dans les pays d'à côté. La France est l'un des plus grands pays touristiques. Les touristes qui viennent de Bruxelles à Lille juste pour la journée ne viendront plus s'ils doivent passer une heure trente à la frontière à l'aller et au retour. Le Royaume-Uni perd déjà des touristes à cause de cela. De nombreux étudiants à Sciences-po m'ont affirmé avoir un visa Schengen et ne pas aller au Royaume-Uni, parce que cela coûte de l'argent. Les petits commerces de part et d'autre des frontières seront aussi touchés.

En additionnant tous ces coûts, on parvient à une estimation de l'ordre de 5 à 20 milliards d'euros pour la France. France Stratégie a effectué des calculs. Jean Pisani-Ferry vous livrera sa propre estimation. Ce démantèlement aurait des coûts très importants qu'il faut absolument mettre en regard de l'efficacité, car c'est aussi de cela qu'il s'agit.

On peut affirmer que la sécurité des Français a un prix et qu'il faut rétablir les contrôles systématiques à la frontière franco-belge, pour ne prendre que cet exemple. Cela concerne six cent vingt kilomètres de frontières. Il faudrait placer un douanier par kilomètre - et encore, on n'est pas sûr qu'il voie tout passer -, prévoir que les douaniers fassent les trois-huit, car leur présence doit être permanente, soit environ 2 000 douaniers. Cela a un coût. Qui plus est, cela ne sert à rien pour arrêter les terroristes, qui passeraient encore, d'une autre manière, la nuit.

Cela découragerait sans doute certains passeurs, mais, encore une fois, il faut traiter le problème à la source et conclure des accords avec les pays d'origine et de transit. Nous sommes dans les bonnes résolutions de début d'année : essayons d'apaiser ou de traiter les crises syrienne, irakienne, libyenne, mais ne pénalisons pas aux frontières intérieures tous les Européens qui bénéficient de l'espace Schengen au quotidien.

M. Jacques Legendre. - Vous avez parlé de la difficulté ou de l'impossibilité de tenir une frontière. Historiquement, ce n'est pas vrai. Pendant des années, la France a eu des frontières qui étaient complètement contrôlées. Il suffisait d'y mettre les moyens. Nous avons choisi de démanteler progressivement les moyens que nous mettions à la frontière en termes de lignes de douane. Dans le folklore du Nord, on se souvient encore des douaniers qui, avec leurs chiens, traquaient les passeurs de tabac entre la France et la Belgique. Était-ce très utile ? Je n'en suis pas persuadé et je crois que personne ne plaide pour un tel retour. Ceux que l'on traquait à la frontière, c'étaient les étrangers éventuellement animés d'intentions belliqueuses, par exemple à la frontière franco-allemande. C'était surtout du contrôle économique. Nous sommes entrés dans une autre période. On ne peut pas dire qu'il est impossible de tenir une frontière. Pour un pays comme la France, c'est possible, mais cela coûte cher et ce n'est pas nécessairement économiquement rentable. On a fait un autre choix, celui d'un espace de circulation.

Vous avez raison de dire que c'est sans doute l'un des acquis les plus populaires de l'Union européenne. Mais était-il logique de diminuer comme on l'a fait, de manière très importante, les contrôles internes, alors que nous n'avions plus de douaniers ? Les contrôles de police sont tout de même assez aléatoires. Salah Abdelslam a été contrôlé par la gendarmerie française au poste de péage autoroutier de Cambrai. Il y a eu sans doute en Belgique un dysfonctionnement interne, puisque les services belges consultés n'avaient rien qui justifiait une arrestation. C'est une demi-heure après que les gendarmes ont relâché l'intéressé qu'un nouvel avis est arrivé de Bruxelles informant qu'il fallait le garder. Cela s'est passé non à la frontière, mais à un poste de péage autoroutier, qui se situe à quarante kilomètres de la frontière et qui est physiquement le seul endroit où il y a un contrôle entre Bruxelles et Paris. S'y trouvent parfois les douaniers, souvent les gendarmes, et les voitures sont obligées de s'arrêter pour payer le péage. Voilà la réalité perçue de la frontière.

Notre problème n'est-il pas que, lorsque l'on a voulu cet espace libre de circulation de Schengen, on n'a pas mis en place aux frontières extérieures un système de contrôle efficace ? Pour avoir récemment conduit une mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, j'ai été frappé par le fait que les Turcs ont longtemps laissé passer tous ceux qui voulaient entrer en Grèce au point que la Grèce s'est trouvée submergée. Or, une fois que l'accord a été conclu, comme par miracle, pratiquement plus personne ne passait de Turquie en Grèce. Cela montre bien que les Grecs avaient du mal à contrôler leurs frontières, mais que les Turcs, quand ils le voulaient, contrôlaient assez bien la leur.

Sur les limites extérieures de Schengen, le problème concerne non seulement l'état des contrôles frontaliers sur les territoires de Schengen, mais aussi la volonté ou la mauvaise volonté de ceux qui sont de l'autre côté de la frontière. Les Turcs contrôlent quand cela les arrange. Pour les Italiens, le problème, c'est bien l'inexistence d'un État libyen : quand on arrête en Italie quelqu'un qui veut passer en Europe, on ne peut pas le ramener en Libye, on est obligé de l'admettre sur le territoire européen. On comprend alors la tentation italienne qui consiste à les laisser partir. Jusqu'à une époque récente, cela se terminait sur les quais de Calais.

J'aimerais connaître votre sentiment, non sur la critique des bonnes vieilles frontières de papa, mais, très précisément, sur ce qu'il faut faire pour avoir une sécurité réelle aux frontières de Schengen et sur un mode de contrôle de la circulation des personnes à l'intérieur de l'espace Schengen revu et corrigé puisque, quand certains circulent à l'intérieur de Schengen, il y a parfois intérêt à être fixé assez vite sur leur dangerosité ; on l'a vu avec Salah Abdelslam.

M. Jean-Pierre Vial. - Je formulerai une observation qui prolonge les remarques exprimées à l'instant par mon collègue et qui concerne la frontière franco-italienne. Pour avoir passé deux journées au poste frontalier afin de comprendre comment cela se passait, je rejoins volontiers votre analyse d'une opposition entre le discours politique, qui se sert de Schengen comme bouc émissaire, et la réalité. Je vous remercie d'ailleurs d'avoir rappelé l'historique de Schengen. C'est sur ce sujet que je souhaite que vous approfondissiez votre réflexion.

Pour ma part, je m'interroge sur ce paravent que l'on commence à installer, à savoir, après Frontex, les garde-frontières. Dans le cadre de la mission d'information à laquelle j'ai participé sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, nous avons pu constater sur le terrain que, comme par enchantement et brutalement, les frontières avaient eu un effet dès le lendemain de la signature de la convention. Or les moyens humains ou matériels des garde-frontières, turcs ou grecs, de la gendarmerie, de la police, des garde-côtes n'ont pas changé du jour au lendemain. Pourtant, du jour au lendemain, cela a fonctionné. Cela montre bien que, quand les pays mobilisent leurs moyens, cela peut fonctionner.

Frontex, comme les gardes frontaliers, est-il vraiment l'outil nécessaire quand on sait les moyens qui existent aujourd'hui en Méditerranée et qui peuvent être mobilisés ? Au regard des effectifs déployés, les gardes frontaliers mobilisés par l'Europe sont-ils véritablement une solution ? Ne vaut-il pas mieux accompagner les pays à condition qu'il y ait une véritable politique ?

Les difficultés que nous avons rencontrées et les événements qui se produits aussi bien en France qu'en Allemagne ont montré des dysfonctionnements au sein de la justice et de la police. Vous avez évoqué de façon très discrète le rapport particulièrement éloquent, même si les médias l'ont peu mis en exergue, de la mission conduite par l'Assemblée nationale, dans lequel tout est dit : les insuffisances, la nécessité de voir fonctionner à l'échelon européen les polices entre elles, les justices entre elles, et les moyens de sécurité, et ce y compris au sein des pays, vous l'avez souligné.

La crise de Schengen ne nécessite-t-elle pas aujourd'hui de mettre davantage sur la table les véritables dysfonctionnements et la nécessité de mobiliser les moyens qui existent ? Encore faut-il les mobiliser. Vous avez cité la politique sur le transport aérien, qui a eu bien des difficultés à être mise en place à l'échelon européen, alors qu'il suffisait d'observer ce qui se faisait aux États-Unis. Sur ces sujets, n'y a-t-il pas matière à davantage cibler les vraies difficultés pour que l'Europe puisse se saisir des outils qu'elle a partiellement déjà en main ?

M. Olivier Cigolotti. - Dans votre propos introductif, vous avez souligné l'intérêt de Schengen. Sans vouloir remettre en cause cet espace, un certain nombre de questions se posent. Tout d'abord, Schengen a été mis en oeuvre à une période où le risque terroriste n'était pas celui que l'on connaît malheureusement aujourd'hui et la sécurité de nos concitoyens est à l'évidence un enjeu actuel.

À votre avis, la volonté européenne de constitution d'un corps européen de garde-frontières est-elle réelle ? En a-t-on les moyens ou n'est-ce que de l'affichage ?

Mon autre question porte sur le système d'information Schengen. N'a-t-on pas atteint les limites de ce système d'information ? Est-il aujourd'hui utilisé et renseigné par l'ensemble des États membres de sorte que la coopération de police, de justice et de renseignement puisse être concrète et opérationnelle ?

M. Michel Billout. - Monsieur le Directeur, je souhaite vous inviter à élargir votre propos. Dans une tribune du mois de janvier 2016, vous avez exposé votre conception de ce que devrait être un renforcement de Schengen en réponse à la crise migratoire et à la menace terroriste, à savoir une politique européenne qui agirait au-delà des frontières et des foyers terroristes. Quelles seraient selon vous les mesures à mettre en oeuvre dans un premier temps pour aller dans ce sens ? Vous avez évoqué tout à l'heure l'accord entre l'Union européenne et la Turquie ou les accords avec les pays sources d'immigration. Est-ce pour vous le modèle qu'il faut développer, alors que ce sont des solutions qui peuvent générer d'autres problèmes ?

Certes, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie fonctionne, mais c'est parce que nous avons transmis la solution à d'autres, avec toutes les incertitudes que cela comporte. Au-delà de l'efficacité de la police turque, on peut s'interroger sur la relation entre l'État turc et les réseaux de passeurs. Je pense aussi à l'accord qui est en train de se conclure entre l'Union européenne et le Soudan, qui soulève d'autres problèmes, puisque l'on accorde beaucoup de crédit à des États particulièrement autoritaires.

Mme Pascale Gruny. - Nous avons besoin de savoir concrètement ce qui bloque dans la coopération entre les pays de l'Union européenne.

Quid des accords du Touquet, que vous n'avez pas du tout évoqués ? Dans la région des Hauts-de-France se trouve Calais. Certes, à la suite du démantèlement de la « jungle », la situation est un peu plus calme, mais c'est le calme avant la tempête. Nos concitoyens nous interrogent à longueur de temps sur ce sujet. Les flux migratoires sont très importants et très mal vécus dans cette région. Il faut apporter des réponses concrètes à la population, notamment au regard des prochaines échéances électorales. On a souvent déclaré qu'il fallait revoir les accords du Touquet. La frontière britannique se trouve chez nous, en France. Avec le Brexit, que vont devenir nos relations avec le Royaume-Uni par rapport à ces flux migratoires ? Qu'est-il possible de faire ?

M. Jean-Louis Tourenne. - Les explications que vous donnez ne m'étonnent pas : nous avons là affaire à des attitudes habituelles, qui relèvent de la contradiction. Celle-ci est typique quand on parle de l'Europe : on insiste à la fois sur les défaillances de l'Europe et sur la nécessité, à l'intérieur, d'avoir des politiques qui ne sont pas forcément en conformité avec l'esprit européen. En l'occurrence, les gouvernements sont appelés à des réponses contradictoires : d'une part, la négociation européenne pour essayer de rendre plus opérationnel l'espace Schengen, d'autre part, la réponse à l'angoisse et au besoin de sécurité des populations. En la matière, les discours ne sont pas forcément suivis d'effet, mais lorsqu'on dit que l'on va rétablir un contrôle aux frontières, on alimente le sentiment d'insécurité et on donne raison à ceux qui pensent que la protection est largement insuffisante.

D'où vient ce manque de confiance des populations dans l'espace Schengen ? Sans doute du discours que nous tenons, mais aussi du caractère un peu vaste de cet espace. On a du mal à imaginer que l'on peut être protégé sur un espace aussi vaste. Notre histoire, marquée par des frontières nationales, ne nous y a pas habitués.

L'espace Schengen vise à développer à la fois la liberté et la sécurité, et pourtant, nous ne parlons que de la liberté donnée. Vous-même, Monsieur Bertoncini, avez répondu aux questions qui vous ont été posées sur les conséquences financières de la suppression des dispositions Schengen. Encore une fois, l'aspect « sécurité » est un peu oublié, or la remise en cause de l'espace Schengen est directement liée au besoin accru de sécurité après les attentats. Il faut rétablir une communication équilibrée, notamment sur la sécurité, qui est le besoin le plus immédiat. Je retiens de vos propos que la meilleure façon d'assurer réellement la sécurité, et non de satisfaire à un fantasme, est d'avoir des personnels et des moyens suffisants, non seulement aux frontières, mais également à l'intérieur. Les auteurs d'attentats en préparation ou d'attentats commis n'ont été appréhendés qu'à l'intérieur des pays, jamais aux frontières. Il est donc préférable de libérer des personnels des frontières anciennes pour les redéployer en plus grand nombre à l'intérieur et mettre en place des coopérations.

Bien qu'il soit loin d'en traduire la richesse, le sentiment que je retire des propos que vous avez tenus, Monsieur Bertoncini, est que la remise en cause de Schengen est sans doute moins urgente que la nécessité de communiquer mieux et de répondre au besoin de sécurité exprimé par les populations.

M. André Gattolin. - Concernant les deux questions majeures, celle des frontières extérieures et celle des frontières intérieures, ou, du moins, des flux de circulation à l'intérieur de l'Union européenne, je me demande si nous n'arrivons pas aux limites de la construction de l'Union européenne. En effet, contrairement à tous les grands États fédéraux, nous ne mettons dans le pot commun ni l'armée, ni la sécurité, ni la fiscalité. Est-ce que ce n'est pas là un modèle de fédéralisme inversé ?

Les institutions européennes disposent d'un budget ridicule. Quand on a conçu Schengen, la solution de facilité qui a été retenue a consisté à faire porter la charge des frontières par chacun des pays frontaliers. C'est ridicule ! Je me suis rendu en Italie il y a trois semaines au nom de la commission des affaires européennes. Le coût porté par ce pays est considérable. Il ne concerne pas seulement les migrants, mais aussi le repêchage des gens en mer sur cette large frontière maritime où le droit de la mer s'applique. On ne peut pas ramener chez eux les gens qui sont tombés à l'eau. On est obligés de leur prêter assistance. Nous commençons à prendre conscience de cette complexité extrêmement forte concernant les frontières extérieures, mais je ne suis pas sûr que les budgets de Frontex et des hotspots soient à la hauteur des enjeux.

Vient ensuite la question intérieure. Il y a trois ans, j'ai dirigé une mission au nom de la commission des affaires européennes sur Europol et Eurojust. La coopération entre les pays est d'autant plus complexe à mettre en oeuvre que la Commission souhaite intégrer ces deux offices en une agence au motif qu'ils ne fonctionneraient pas. La Commission a demandé la présidence d'Europol et, chaque pays ayant un siège, elle devait en avoir deux. S'agissant d'Eurojust, à part les efforts récents qui ont été faits en matière de terrorisme, les missions sur la criminalité transfrontalière sont toujours plus larges alors que le budget n'a pas augmenté dans le dernier cadre financier pluriannuel.

En l'absence de police fédérale, la question n'est pas seulement celle de la coordination entre les polices nationales. On sent bien que, du côté des États nations, on ne sait pas à qui on va confier cette responsabilité, ni même si on a envie de la confier. Si, demain, nous avions une véritable police fédérale, elle ne s'occuperait pas que des problèmes de terrorisme et de migrations, mais également des détournements d'aides européennes, ce qui n'arrangerait pas tout à fait les États ni certains intérêts économiques dans ce pays.

La Fondation Robert Schuman nous expliquera pourquoi elle estime qu'il n'est pas nécessaire de refonder l'Europe. En la matière, il y a un manque de moyens et un manque de volonté politique, or j'ai beaucoup de mal à voir comment nous allons sortir de ce fédéralisme inversé uniquement avec de la coopération et du normatif.

M. Yves Bertoncini. - Quand on est gardien de but et qu'on voit un ballon arriver, faut-il sortir de ses buts ou rester sur sa ligne ? J'ai toujours vu les gardiens sortir. Si on reste sur la ligne, sur la frontière, on n'arrête pas le but.

Votre commission d'enquête porte sur les frontières, mais aussi sur le contrôle des flux des personnes et des marchandises. C'est la question du contrôle qui est fondamentale pour les Européens et pour l'avenir de l'espace Schengen. Ce dernier ayant été confronté aux deux défis que sont les flux migratoires et le terrorisme, comment reprendre le contrôle ?

L'enjeu politique et intellectuel est de dissocier le contrôle et la frontière. Il faut agir à la source, et, en la matière, l'union fait la force. Le grand projet français de l'Europe puissance peut sauver l'Europe, et même Schengen. L'Europe puissance, c'est ce qui nous permet d'agir à la source, en Syrie et en Irak, à la fois sur la menace terroriste et sur une partie des flux migratoires. L'Europe puissance a fait ce qu'elle pouvait en Syrie. La France a essayé d'inciter d'autres pays européens et les Américains à frapper en 2013. Elle n'a pas été suivie, et la France seule ne le pouvait pas. Il faut que les Européens soient davantage capables d'agir à la source, y compris militairement, et qu'ils le fassent bien - de ce point de vue, je ne suis pas sûr que ce qui a été fait en Libye ait été totalement approprié, en tout cas dans la gestion des conséquences.

Au fond, c'est une crise de souveraineté à laquelle nous sommes confrontés. Sommes-nous capables d'agir à la source plutôt que de nous rabougrir sur nos frontières intérieures ? Non seulement cette deuxième hypothèse entraînerait des coûts, mais ses effets seraient moindres en termes de sécurité. Agir à la source, c'est aussi passer des accords avec les pays qui accueillent beaucoup de réfugiés comme le Liban, la Jordanie ou la Turquie. C'est une question de realpolitik. Les crises ont des coûts. Mieux vaut transférer de l'aide, de l'assistance financière et technique aux pays dont sont issus les demandeurs d'asile afin qu'ils y restent - ce qui, je le rappelle, est leur souhait. Les demandeurs d'asile, classiquement, fuient d'abord dans leur pays puis dans les pays frontaliers pour essayer de revenir chez eux par la suite. C'est une constante. Ils ne viennent pas d'un seul coup ailleurs, notamment en Europe. J'ajoute qu'ils ne sont pas venus massivement en France, même si Calais est un peu l'arbre qui cache la forêt. Ce que signifie Calais, c'est que la France est un pays de transit.

Concernant le terrorisme, agir à la source signifie aussi agir sur notre propre sol. Les trois terroristes du Bataclan étaient « bien de chez nous ». Deux étaient nés en banlieue parisienne, et le troisième à Strasbourg. Ils ont certes un peu voyagé puisqu'ils sont allés prendre de l'argent, des instructions à l'étranger, mais ils étaient de chez nous.

Monsieur Legendre, Amedy Coulibaly a été contrôlé dans le XVIIIe arrondissement de Paris quelques jours avant les attentats de Charlie Hebdo ; il allait bientôt exfiltrer sa compagne via l'Espagne. Cet homme né chez nous n'a pas été arrêté quand des policiers français l'ont contrôlé à Paris. Ils ne l'auraient pas plus arrêté à la frontière franco-espagnole puisque l'information dont ils disposaient n'était pas adéquate.

Le vrai sujet est donc l'information que partagent les polices du même pays et les polices européennes, le système d'information Schengen. Mais il y a une « barrière d'espèce », puisque nous nous espionnons les uns les autres. Nous en avons eu la confirmation régulièrement : le ministre des affaires étrangères français a été espionné par les Allemands, nous espionnons les Allemands, les Américains nous espionnent. En laissant ces derniers de côté, l'espionnage entre pays européens a des raisons industrielles et politiques. S'il y avait plus de groupes comme EADS - je crois que Jean-Dominique Giuliani en redira un mot car il a écrit sur ce sujet -, s'il y avait un peu plus de coopération industrielle, d'intérêts stratégiques européens, on s'espionnerait un peu moins les uns les autres et on s'échangerait un peu plus d'informations. Si l'on est dans un espace ouvert avec des esprits fermés, cela ne pourra que difficilement fonctionner en matière de partage de renseignements.

Concernant les flux migratoires, nous avons un problème de solidarité et de confiance. La solidarité vis-à-vis du Calaisis était nécessaire, et elle a été organisée au niveau national par une répartition des demandeurs d'asile. Quoi qu'il en soit, Calais restera un tunnel, un moyen d'accéder au Royaume-Uni, qui est attractif, et il sera sans doute nécessaire de revenir, une fois que les Britanniques auront quitté l'Union européenne, ou même avant, sur la façon dont les flux sont contrôlés. Il faut d'ailleurs rappeler que les Britanniques nous payent pour faire cela. Il faut aussi rappeler que les Britanniques, qui ne sont pas dans Schengen, coopérent étroitement en matière policière et judiciaire. L'auteur des attentats de Londres de 2005, qui avait réussi à fuir et à sortir du Royaume-Uni, avait ainsi été arrêté à Rome.

La situation en Turquie a été évoquée. D'après les autorités, le terroriste présumé de l'attentat d'Istanbul pourrait être arrivé par la frontière syro-turque. Il n'est donc pas facile d'arrêter les terroristes aux frontières, même quand des pays ne sont pas dans Schengen. Seule la coopération policière et judiciaire le permet.

Pour les migrants, agir à la source signifie, et cela a commencé, agir avec les pays d'origine de ces migrants en leur donnant un intérêt à ne pas les laisser partir ; cela signifie aussi agir avec les pays de transit. C'est évidemment difficile en Libye où il n'y a plus d'État, ou peut-être deux à la fois. C'est un défi de longue portée, au-delà des seules crises migratoires.

Permettez-moi de conclure sur une formule : quand on évoque les peurs comme cela a été fait, il faut se souvenir que la peur peut être aussi un moteur positif de l'histoire. Si nous avons lancé la construction européenne, c'est parce que nous avions peur. Nous avions peur de nous entre-tuer à nouveau, et nous avions peur de Joseph Staline. Il ne faut pas laisser les peurs aux extrémistes. Les peurs peuvent être utilisées de manière positive, parce que l'union fait la force.

Ce sont souvent les technostructures qui bloquent la coopération policière, judiciaire et du renseignement alors que les opinions publiques y sont plutôt favorables. Face à ces crises, quand on est confronté au choix du retour en arrière ou de nouvelles avancées, les attentes légitimes des opinions publiques peuvent nous aider à avancer non seulement pour Schengen, mais surtout pour les Européens, parce qu'il faut rappeler que Schengen est un outil à leur service.

M. Jean-Claude Requier, président. - Comme quoi les crises font avancer l'Europe !

Je vous remercie, Monsieur Bertoncini.

Audition de M. Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman

M. Jean-Claude Requier, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman, qui connaît bien le Sénat puisqu'il y a travaillé de 1983 à 1998, en particulier en tant que directeur de cabinet du président René Monory de 1992 à 1998.

La Fondation Robert Schuman est un think tank qui participe régulièrement aux travaux de notre assemblée et qui a notamment publié plusieurs études sur des sujets intéressant notre commission d'enquête, notamment s'agissant du retour aux frontières.

Monsieur le Président, notre commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous lui présentiez l'état de votre réflexion sur les difficultés auxquelles est aujourd'hui confronté l'espace Schengen, ainsi qu'une mise en perspective.

Schengen permet-il de mettre en oeuvre correctement la liberté de circulation des personnes et des marchandises, proclamée par les traités européens ? Quelle est votre appréciation des récentes mesures, dont certaines ont déjà été prises, avancées pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures ? Plus généralement, ne sommes-nous pas confrontés à un manque de confiance et de solidarité, et comment, dans ce cas, y remédier ?

Que penser de ce retour aux frontières sur lequel votre fondation a réfléchi ? Quels en seraient les bénéfices attendus, et les désavantages ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu public.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Dominique Giuliani prête serment.

M. Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman. - Permettez-moi de dire tout le plaisir que j'ai à me retrouver devant votre Haute Assemblée, qui, une fois de plus, fait la preuve de son sérieux et de son sens de l'opportunité en se penchant sur l'un des problèmes qui préoccupent le plus nos concitoyens et les citoyens européens.

Comme le rappelait M. Gattolin lors de la précédente audition, l'Union européenne a été construite comme une confédération d'États à l'envers, car la construire à l'endroit dans les années 1950 aurait impliqué de poursuivre les conflits, les guerres et les oppositions. Concernant la libre circulation, qui est l'un des objectifs des traités européens, celle des personnes est venue après celle des biens, et la libéralisation progressive de la circulation des services et des capitaux. Elle est venue naturellement, comme une liberté supplémentaire qui a été offerte aux citoyens européens.

Il n'y a donc pas lieu d'en faire un fondement idéologique de la construction européenne. C'est une liberté qui nous a été permise par l'Union européenne et dont l'origine est intergouvernementale. Je tenais à le rappeler, puisque, dans l'ensemble des critiques que l'on porte sur l'espace Schengen, on met en cause les institutions communes de l'Union européenne. Or, comme le disait Yves Bertoncini, ce sont cinq États membres de l'Union européenne, dont le nôtre, qui ont jugé nécessaire d'offrir à nos acteurs économiques, sociaux, politiques et à nos citoyens une liberté supplémentaire qui, selon eux, a contribué, à partir de 1985, au développement de nos intérêts communs, qu'ils soient économiques, sociaux, matériels ou politiques. Si nous devions revenir sur cette liberté, il faudrait le faire en fonction des principes qui sont les nôtres, c'est-à-dire avec mesure et proportionnalité en fonction des impératifs de sécurité et de défense de nos concitoyens.

La question de l'immigration est devenue l'un des défis majeurs de l'Union européenne, car elle suscite des peurs et des mouvements de réaction politique. Les citoyens européens, notamment les Français, ont le sentiment que nous ne maîtrisons pas les mouvements migratoires. De ce point de vue, la crise de l'espace Schengen doit être analysée avec le plus de lucidité et d'objectivité possible.

Elle a été engendrée par une crise d'une exceptionnelle ampleur qui n'a pas été prévue. Elle était pourtant prévisible, parce que l'Europe est et restera encore pour longtemps le continent le plus exposé à la pression migratoire. Je rappelle que, dans les années 1960, Robert Schuman écrivait déjà que le destin de l'Afrique conditionnerait celui de l'Europe. Les prévisions démographiques de l'Organisation des Nations unies concluant à un doublement de la population du continent africain d'ici à 2050, on peut penser que la pression migratoire est devant nous pour longtemps.

En prévoyant l'ouverture progressive de la libre circulation en contrepartie d'un renforcement des frontières extérieures, il est clair que nous n'avons pas fait porter suffisamment notre attention sur le renforcement des frontières extérieures de l'Union européenne.

De plus, il me semble que certains de nos choix de politique étrangère à nos frontières mériteraient d'être questionnés par votre commission d'enquête, qu'il s'agisse des positionnements de nos diplomaties lors des « printemps arabes » ou des relations avec nos partenaires à nos frontières orientales. Ces prises de position diplomatiques ont des conséquences évidentes en termes de pression migratoire, qu'il s'agisse de migration économique ou de réfugiés.

Je rappelle que le Préambule de la Constitution de 1946, qui a été intégré à celle de 1958, rappelle que le droit d'asile fait partie de nos obligations juridiques et pas seulement morales. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes trouvés dans la difficulté d'accueillir à la fois des flots de réfugiés engendrés par les conflits à nos frontières et des flux de migrants économiques qui vont continuer.

Nous analysons la crise actuelle de l'espace Schengen comme un recul de la solidarité entre les États membres - nous l'observons dans d'autres domaines -, un affaiblissement de l'engagement des États membres au sein de l'Union européenne et la multiplication de vaines tentatives de repli national, particulièrement dangereuses pour l'ensemble des États membres de l'Union européenne, non seulement sur le plan collectif mais aussi sur le plan individuel.

Cette liberté supplémentaire qui a été donnée aux Européens a eu pour conséquence un développement des échanges économiques à l'intérieur de l'Union européenne, dont je rappelle qu'elle reste la première puissance commerciale du monde, le commerce intracommunautaire en faisant vraisemblablement la zone la plus importante dans ce domaine au monde. C'est une liberté de commercer à l'intérieur de l'Union européenne, mais aussi, pour les États tiers, de commercer avec l'Union européenne, qui reste le premier continent pour les investissements étrangers dans le monde et découle naturellement de l'Union économique et monétaire.

Le bilan est difficile à chiffrer. Vous évoquiez précédemment le coût d'une sortie de l'espace Schengen. Monsieur le Rapporteur, vous connaissez les travaux de France Stratégie ou de la fondation Bertelsmann. Je leur laisserai le soin d'exposer ces travaux qui sont ce qui se fait de plus sérieux, bien qu'ils alignent les milliards d'euros sans qu'il soit possible de confirmer ces chiffres en cas d'un retour à des frontières nationales. Toutefois, l'intérêt de ces études est de rappeler qu'au moins trois domaines seraient concernés : le tourisme, qui représente 85 millions de visiteurs pour la France, soit un apport de près d'un demi-point de PIB chaque année ; les travailleurs frontaliers, qu'évoquait précédemment M. Bertoncini ; le commerce et nos acteurs économiques en général. Dans une fourchette large, la fondation Bertelsmann estime que, pour l'Allemagne, le coût d'un retour à la situation précédant les accords de Schengen pourrait dépasser les 200 milliards d'euros d'ici à 2025.

Vous évoquez dans votre questionnaire la souveraineté nationale : avons-nous eu raison de partager notre souveraineté ? Je ne suis pas sûr que les accords de Schengen aient vraiment organisé des transferts de souveraineté. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est que nous devons nous interroger sur une conception moderne de la souveraineté nationale. Si, en vertu de la définition traditionnelle, est souverain celui qui peut décider - chez nous, démocratiquement -, des grandes options économiques, politiques et sociales sur un territoire défini, nul État dans le monde ne peut aujourd'hui être souverain sans coopération avec ses voisins et partenaires.

Cette coopération ne fait pas l'objet d'une communication politique sur le plan intérieur où que ce soit dans le monde. Nous rejoignons la question évoquée précédemment : cette interdépendance oriente et conditionne la politique de tous les États du monde, mais, au sein de l'Union européenne, elle a l'avantage de s'inscrire dans un droit connu et codifié par des traités, basé sur des valeurs partagées entre des États aux systèmes proches, même si certains sont différents.

Vous évoquiez notamment des États qui avaient moins de pouvoir, moins de prérogatives. Personnellement, je pense que c'est plutôt une question de volonté politique. C'est la raison pour laquelle je crois que mieux assurer nos choix souverains en matière d'immigration, c'est aussi accepter, dans la communication politique avec nos concitoyens européens, qu'en matière de sécurité, de défense et d'immigration, notre souveraineté passe par la coopération. Il nous faut rester pragmatiques pour assurer une maîtrise des flux migratoires dans la durée, pour notre pays, mais aussi pour l'ensemble de l'Union européenne, car nous ne pourrons pas rester isolés au sein d'un continent relativement petit par la taille et, par ailleurs, nous ne saurions faire face seuls à l'ampleur des défis posés par la pression migratoire que nous subirons à l'avenir.

Concernant les mesures qui ont été mises en oeuvre récemment, nous considérons que le chemin parcouru est considérable. Le renforcement de Frontex et son nouveau statut, la révision du code frontières Schengen et les possibilités d'une application souple de ses dispositions, le dispositif « frontières intelligentes », le partenariat avec cinq pays d'Afrique qui devrait être développé, sont autant d'avancées que nous devons à la Commission européenne, et particulièrement à son président, Jean-Claude Juncker, qui, dès l'origine, s'est engagé pour une meilleure maîtrise des flux migratoires. Dans son programme présenté en 2014, il mesurait déjà combien cette question était essentielle pour l'Union européenne. Personnellement, je regrette que nous ayons laissé aux institutions communes le soin de le faire. Je pense que c'est l'absence de volonté politique de certains États membres, dont peut-être le nôtre, qui explique que ces questions soient traitées ainsi. En tant que compétences partagées, l'immigration et l'asile ne peuvent être exercées seulement par des institutions communes. Elles nécessitent une volonté politique des États membres.

Pour améliorer la situation de l'espace Schengen, il faut d'abord renforcer les mesures qui ont déjà été prises, notamment pour Frontex. Monsieur le Rapporteur, vous rappeliez que son premier budget était de 19 millions d'euros, alors qu'il est maintenant de 254 millions d'euros ; cela prouve qu'on a tout de même pris la mesure, même tardivement, de la situation.

Par ailleurs, nous devons faire preuve de plus de fermeté, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'espace Schengen. Certains États membres, comme la Grèce ou l'Italie, devraient instaurer une sorte de conditionnalité interne. Nous devrions nous montrer plus fermes dans l'application des principes de Schengen vis-à-vis de ces États, en contrepartie d'une aide et du renforcement de Frontex ou de la création d'un parquet européen permettant de traquer les infractions aux législations européennes. Nous devrions instaurer une conditionnalité dans notre aide et étendre cette conditionnalité aux pays qui se montrent réticents à accueillir des réfugiés, notamment les pays d'Europe centrale et orientale, avec lesquels nous sommes particulièrement généreux.

Cette conditionnalité va de soi en matière externe. C'est d'ailleurs ce qu'a commencé à faire Mme Mogherini. Je crois qu'il faut développer cette action. Les fonds d'aide au développement de l'Union européenne sont considérables aussi bien en Afrique de l'Ouest qu'en Afrique de l'Est. Il faut conditionner nos aides à la signature d'accords de réadmission et à l'acceptation du retour des personnes qui seraient en infraction avec notre législation sur l'immigration. La France est le pays qui totalise le plus d'accords de réadmission signés, une quarantaine - même notre partenaire allemand n'en a pas signés autant ! Nous pourrions utiliser l'échelon européen pour en signer davantage.

Toutefois, cela ne saurait remplacer une volonté politique forte des États membres. Pour renforcer l'espace Schengen et en assurer la survie, ces derniers pourraient, par exemple, recourir à des accords qui ne seraient pas forcément signés à vingt-six. Il s'agit d'une réflexion générale concernant l'évolution de l'Union européenne que je suis prêt à défendre devant votre commission.

Je pense notamment que le mouvement d'intégration doit désormais se faire par l'exemple. Si notre pays prenait l'initiative, avec l'Allemagne, l'Italie, la Grèce ou l'Espagne, d'harmoniser les conditions de l'asile, les conditions d'accueil faites aux réfugiés, et bien sûr les politiques migratoires, sachant que les besoins sont différents dans chaque pays, avec un peu de temps et de délai, nous aurions peut-être un exemple de coopération qui pourrait ensuite être étendu à d'autres pays de l'Union européenne.

Comme Yves Bertoncini, nous ne souhaitons pas que la liberté donnée par l'espace Schengen puisse être amputée pour des raisons, au reste légitimes, de sécurité et de maîtrise des flux migratoires. Nous pensons que nous aurons besoin d'une immigration maîtrisée, que certains États membres de l'Union européenne, notamment l'Allemagne, auront plus de besoins de main-d'oeuvre et d'immigration que d'autres. Nous pensons également que les questions de sécurité, notamment face à la menace terroriste, devront être traitées avec le sérieux qui convient et que, pour cela, une préférence européenne est la condition de la puissance européenne évoquée par M. Bertoncini. Nous pensons, enfin, que c'est peut-être plus par l'exemple que par les procédures et les mécanismes législatifs que nous pourrons démontrer que nous avons la volonté politique de préserver cet espace de libre circulation.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Pensez-vous qu'à ce stade, indépendamment de la volonté politique de tel ou tel pays, une réelle politique migratoire européenne soit possible ? En effet, nous savons que, si la problématique est européenne, nos législations sont nationales. Sommes-nous, de votre point de vue, capables de nous doter d'une législation migratoire européenne ?

M. Jean-Dominique Giuliani. - Non, je ne le crois pas, Monsieur le Rapporteur. C'est la raison pour laquelle j'évoquai une politique migratoire partagée par quelques États membres. Je pense que c'est ainsi, dans ce secteur comme dans d'autres, que l'Union européenne pourrait rebondir.

M. Gattolin rappelait que j'avais pris position personnellement pour dire qu'il ne fallait pas refonder l'Europe. Je crois en effet que les fondations sont solides. L'idée de coopération a été acceptée par nos opinions publiques. On le voit dans toutes les études. En revanche, il faut peut-être rebâtir les murs et refaire le toit. C'est la raison pour laquelle, en matière migratoire, je pense qu'il faut donner l'exemple à quelques-uns, sans forcément s'inscrire dans une optique communautaire.

J'ai tout à fait conscience, disant cela, de ne pas répondre au schéma traditionnel qui est celui de la Fondation Robert Schuman, mais je crois qu'il faut être très pragmatique : c'est comme cela que Schengen est né, et c'est comme cela qu'il peut rebondir et devenir plus efficace.

M. Jean-Pierre Vial. - M. Gattolin disait précédemment que l'Europe avait été construite à l'envers, et que le régalien ne faisait pas partie de son corpus politique. Or, des mesures sont prises aujourd'hui pour donner à l'Europe les moyens d'intervenir en matière d'immigration, comme Frontex et les garde-frontières. Je m'interroge sur la nécessité de mettre en place de tels moyens plutôt que d'utiliser les capacités des États en mobilisant davantage leur police et leur justice, y compris au niveau européen. Quelle est votre position à ce sujet ?

M. Jacques Legendre. - J'entends bien l'appel au pragmatisme qui vient de nous être lancé, mais si, au sein de l'espace Schengen, certains pays ont des politiques d'accueil migratoire différentes, cela ne va-t-il pas conduire à créer des frontières à l'intérieur de Schengen ? Comment gérer cette situation ?

M. André Gattolin. - La commission des affaires européennes a eu l'occasion d'auditionner Fabrice Leggeri, directeur de Frontex. Il ressort de nos entretiens qu'en raison de la localisation du siège de l'agence à Varsovie, les postes ne sont pas du tout attractifs pour ceux qui ont choisi une carrière européenne. Je crois que le niveau de salaire est de 60 sur 100. De ce fait, une administration qui est essentiellement polonaise ou issue des pays baltes gère des questions qui concernent très directement les pays du Sud, et qui appellent des niveaux de compétence élevés.

J'évoquai le fédéralisme inversé et la manière parfois un peu baroque que l'on a de construire l'Europe. Il est positif d'avoir donné à la Pologne une grande agence comme Frontex, mais on n'en a pas mesuré toutes les conséquences, y compris en termes de compréhension des problèmes de frontières maritimes du sud de l'Europe et de capacité de recruter les meilleurs éléments au niveau européen.

M. Jean-Dominique Giuliani. - S'agissant de Frontex, le risque est effectivement de créer une unité européenne de sauvetage en mer. Étant moi-même officier de marine de réserve, je sais que la fonction de garde-côte est précise. Par exemple, en France, la marine et les douaniers travaillent sous l'autorité du Premier ministre, et c'est ce dernier ou son cabinet qui donnent l'ordre d'ouvrir le feu si l'on doit intercepter des trafiquants de drogue en mer, ce qui n'existe pas au niveau européen. Je suis donc extrêmement sceptique sur l'idée de garde-côtes européens. En revanche, il est tout à fait essentiel d'avoir un contrôle de nos frontières et d'aider les États défaillants à le faire, et il me semble que Frontex peut le faire correctement. Son directeur est tout à fait dans cet état d'esprit. Il est l'un de nos compatriotes et, ayant servi dans l'administration française, il en connaît le fonctionnement.

Vous avez raison, Monsieur Gattolin, le fait que le siège de Frontex se trouve en Pologne n'est pas forcément le choix le plus opportun, mais ce sont nos chefs d'État et de gouvernement qui en ont ainsi décidé. Personnellement, j'aurais trouvé intéressant de situer ce siège au sud de l'Europe. D'après mes informations, la Pologne n'avait pas ratifié l'année dernière l'accord de siège de Frontex. Mais, comme je l'ai écrit dans un éditorial, peut-être l'a-t-elle fait depuis.

Quoi qu'il en soit, la situation de Frontex en Pologne n'est pas satisfaisante, tant sur le plan matériel que vous évoquiez que par l'engagement des autorités polonaises en faveur de l'agence. Nos amis polonais ont le tort de regarder plus à l'Est qu'au Sud, et je crois que, si nous devons avoir des relations normalisées avec nos grands voisins de l'Est, il ne faut pas multiplier les obstacles. Les grands sujets que nous avons au Sud sont à mon avis plus importants pour l'Union européenne. Vous avez raison, Monsieur Vial, c'est une question de mobilisation des moyens nationaux et de volonté politique.

C'est pourquoi je comprends très bien la question de M. Legendre, qui évoquait le risque de recréer des frontières à l'intérieur de l'espace Schengen. Ce risque existe, mais je ne verrais que des avantages à ce que la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, par exemple, essaient d'harmoniser leurs conditions d'accueil, au moins des réfugiés et des demandeurs d'asile, ne serait-ce, dans un premier temps, que pour l'autorisation de travail et le pécule servi aux demandeurs d'asile. Des efforts sont faits au niveau européen mais, puisqu'on n'arrive pas réellement à avancer, il me semble que l'on pourrait le faire sur le plan intergouvernemental, montrant ainsi l'exemple.

C'est évidemment plus compliqué en matière d'immigration économique, mais l'on sait bien que les besoins sont différents selon les États membres de l'Union européenne. Une tentative de politique migratoire commune avait été initiée en 2008 sous la présidence française, mais, comme nous étions vingt-huit, elle a avorté. C'est la raison pour laquelle, avec beaucoup de pragmatisme, je pense que nous devons essayer de montrer l'exemple à quelques-uns.

L'esprit extrêmement pragmatique et un peu nouveau qui anime la Fondation Robert Schuman me porte à croire que, si nous voulons profiter pleinement de ce que nous avons déjà réussi ensemble au sein de l'Union européenne, le préserver pour l'avenir et espérer rebâtir les murs, peut-être avec de nouvelles compétences sur un certain nombre de sujets, nous avons besoin d'une intégration par l'exemple sur l'initiative des États membres, à l'échelon intergouvernemental. C'est la condition pour permettre à un train européen d'intégration de repartir, et peut-être, d'être un jour communautarisé.

Ce pragmatisme, ce réalisme m'ont par exemple permis de trouver quelques points d'accord avec Hubert Védrine, qui était encore plus critique que moi et qui estimait qu'il fallait refonder l'Europe. Il a accepté de corriger ce terme en disant qu'il s'agissait plutôt de reconstruire le toit et les murs de la maison.

M. Jean-Claude Requier, président. - Je vous remercie, Monsieur Giuliani.

La réunion est close à 12 h 45.

- Présidence de M. Jean-Claude Requier, président -

La réunion est ouverte à 14 h 40.

Audition de M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie

M. Jean-Claude Requier, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, héritier du Commissariat général du Plan.

M. Pisani-Ferry est accompagné de M. Vincent Aussilloux, directeur du département Économie, et de M. Boris Le Hir, qui travaille dans ce même département.

Outil de pilotage stratégique, France Stratégie a pour mission d'évaluer, d'anticiper, de débattre et de proposer. Chacun de ces termes peut s'appliquer à l'espace Schengen, dont le fonctionnement traduit concrètement le grand principe de liberté de circulation des personnes et des marchandises, mais qui fait aujourd'hui l'objet de critiques, voire de remises en cause dans certains États membres, y compris en France.

France Stratégie a publié, en février 2016, une note d'analyse sur les conséquences économiques d'un abandon des accords de Schengen, dont il ressort que le coût annuel pour notre pays s'établirait à 1 à 2 milliards d'euros à court terme et à environ 10 milliards d'euros à plus long terme.

C'est précisément pour cette étude que notre commission d'enquête a souhaité vous entendre. Pour alimenter sa réflexion, elle a besoin de connaître ce que pourrait induire un rétablissement des contrôles aux frontières, quels secteurs et acteurs économiques seraient touchés et si, au contraire, des avantages peuvent être attendus d'une telle décision.

Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures consécutif aux attentats qui ont touché notre pays a-t-il déjà des répercussions tangibles - je pense aux difficultés du secteur touristique ? Nous serions également très intéressés de connaître le coût budgétaire d'un rétablissement de ces contrôles.

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le fil conducteur de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun d'entre vous, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean Pisani-Ferry, Vincent Aussilloux et Boris Le Hir prêtent serment.

M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie. - Voilà qui invite les experts à prendre leurs responsabilités concernant notamment les chiffres qu'ils publient...

Je vous remercie de nous entendre sur ce sujet. Effectivement, nous avons publié en février 2016, au moment où le sujet suscitait intérêt et préoccupation, une note d'analyse sur les conséquences économiques d'un abandon des accords de Schengen, par laquelle nous avons cherché à examiner quelles pourraient en être les conséquences économiques. J'insiste sur le mot « économiques », puisque notre expertise ne s'étend pas aux questions de sécurité, sur lesquelles nous ne nous sommes donc pas prononcés. Cette étude a été la première à circuler en Europe sur ce sujet, suivie par d'autres. Je serai donc amené à compléter notre analyse est à dire ce que je pense de ces autres études.

Notre préoccupation était européenne et française et portait assez peu sur les autres pays européens pris individuellement. Nous avons cherché à évaluer deux types d'impacts économiques : d'abord, un impact à court terme, immédiat, en essayant de chiffrer ce que pourrait être l'effet d'une moindre porosité des frontières sur les échanges de marchandises et de personnes ; puis nous avons essayé d'envisager les effets à plus long terme.

Le premier exercice vise à mesurer ce que pourrait être l'impact d'un renforcement des contrôles aux frontières pendant une durée de quelques mois à quelques trimestres, de façon non permanente.

Le second exercice vise à évaluer ce que pourrait être l'impact d'un rétablissement permanent des contrôles aux frontières, avec des effets structurants sur les flux de biens.

Les coûts directs de court terme dont il est question sont d'abord les coûts administratifs liés à la mise en place de ces contrôles avec ce que cela suppose d'investissements et de coûts de fonctionnement. Nous ne les avons pas chiffrés nous-mêmes. Il se trouve que, depuis lors, une étude menée par RAND Europe pour le Parlement européen, strictement complémentaire de la nôtre, s'est concentrée sur cet aspect-là des choses.

De notre côté, nous avons essayé plutôt de chiffrer les coûts économiques - donc non budgétaires - pour les différents agents économiques, à savoir les secteurs du tourisme et du fret, ainsi que les frontaliers.

L'étude de RAND Europe estime que, pour la France, les coûts fixes seraient compris entre 1 et 2 milliards d'euros en investissements et entre 150 et 250 millions d'euros par an en coûts de fonctionnement - admirez la précision de ces chiffres ! On retrouve les mêmes chiffres pour l'ensemble des pays de la zone Schengen, même s'ils ne sont pas strictement analogues d'un pays à l'autre : cela dépend de la géographie, de l'étendue des frontières, du nombre de points de passage et de bien d'autres paramètres.

J'en viens maintenant à ce que nous avons chiffré nous-mêmes. Nous avons chiffré d'abord l'impact sur le tourisme en nous attachant à mesurer les effets non pas sur le tourisme de moyenne ou de longue durée, mais sur les séjours journaliers qui pourraient être affectés par un passage de la frontière plus long. On compte 122 millions d'excursionnistes, c'est-à-dire des gens qui passent la frontière pour aller faire quelques courses ou aller au restaurant. Nous avons estimé que le coût économique pour notre pays lié à une baisse des ressources touristiques consécutive à une diminution du nombre des courts séjours et des excursions entre 500 millions et 1 milliard d'euros.

En ce qui concerne les frontaliers, nous n'avons pas supposé qu'ils allaient quitter leur emploi de l'autre côté de la frontière, mais simplement qu'ils allaient subir un coût économique lié à l'allongement du temps de passage et du temps de transport. Nous avons chiffré ce coût en bien-être pour les salariés concernés entre 250 et 500 millions d'euros.

Quant au troisième impact, il concerne les transports de marchandises du fait de l'allongement du temps de transport. À part pour le tourisme de courte durée, tout reste en l'état : on continue à travailler de l'autre côté de la frontière, on continue à échanger ; simplement, les salariés subissent un coût en bien-être, les entreprises subissent un coût lié à l'allongement de la durée de transport, mais l'échange international demeure à son niveau. Donc, le coût estimé sur les exportations et les importations se situe entre 60 et 120 millions d'euros, ce qui correspond strictement à l'allongement du temps de transport.

Au global, le tourisme supporterait la moitié du coût d'un abandon des accords de Schengen et les frontaliers un quart. Un huitième de ces coûts seraient budgétaires - ils n'étaient pas intégrés dans notre étude initiale, mais nous avons repris l'estimation de RAND Europe -, le dernier huitième étant supporté par le transport de marchandises.

Tout cela n'est pas considérable, sachant qu'il s'agit non pas d'un coût budgétaire, mais d'un coût en bien-être. De fait, des mesures temporaires de contrôle aux frontières ne représentent pas un enjeu économique très marquant.

En revanche, nous nous sommes interrogés sur les coûts indirects à moyen et à long terme, qui sont beaucoup plus difficiles à évaluer parce que la méthodologie ne peut pas être la même. Nous avons fait appel à un grand spécialiste du commerce international, le professeur Thierry Mayer, pour mesurer l'intensité à ce jour des échanges, toutes choses égales par ailleurs, entre les pays membres de la zone Schengen par rapport aux pays qui n'en sont pas membres. Autrement dit, le fait de participer à cette forme d'intégration a-t-il des impacts économiques mesurables ?

Tous les spécialistes qui travaillent sur le commerce international mettent l'accent aujourd'hui sur l'importance des réseaux de personnes : l'échange est le fruit de décisions prises par des personnes, et donc la fréquence avec laquelle elles voyagent ou s'installent de l'autre côté de la frontière est un déterminant très important de l'intensité du commerce international entre deux pays. De fait, on peut imaginer que l'appartenance à la zone Schengen a un impact sur le commerce international en créant et en facilitant naturellement les relations, propices ensuite aux activités économiques et aux échanges.

Notre méthode a consisté à estimer le surplus de commerce existant entre les pays de la zone Schengen par rapport aux pays qui n'en font pas partie. Nous avons pris en compte bien sûr les autres déterminants dans l'intensité des échanges - le poids économique des pays en question, la distance entre les uns et les autres, la présence ou non d'une frontière commune, d'une langue commune, etc. -, et, une fois cette série de variables intégrée, nous avons estimé que l'appartenance à la zone Schengen expliquait à peu près 10 % du montant des échanges, ce qui est considérable. Je ne vous dirai certainement pas qu'il est mesuré avec une précision absolue ; il est le fruit d'une comparaison que nous avons faite, à situations équivalentes, entre les pays situés en zone Schengen et les autres.

Ce chiffre de 10 %, il faut le convertir en un coût économique. Première étape : nous nous sommes attachés à mesurer le surplus d'échanges qui peut être attribué à la participation à la zone Schengen. Deuxième étape : dans l'hypothèse d'une réduction des échanges à la suite d'une sortie des accords de Schengen ou d'un démantèlement des accords de Schengen, ce qui, par équivalence, pourrait conduire à une réduction des échanges de même ampleur, il faut compter avec un tarif douanier, tarif que nous avons estimé à trois points, sur l'ensemble des biens, ce qui n'est pas négligeable, sachant que, dans le cadre d'autres négociations, nous nous sommes battus pour moins que cela.

Une fois qu'on a l'équivalent tarifaire, on peut utiliser les méthodes classiques de chiffrage des mesures de libéralisation ou de protection commerciale avec les mêmes instruments, en l'espèce le modèle MIRAGE du CEPII, le Centre d'études prospectives et d'informations internationales, centre internationalement reconnu en matière de commerce international et qui fait partie du réseau de France Stratégie. La seule différence, c'est que l'application d'un tarif douanier, même si elle a également un coût économique, a l'avantage de produire des recettes.

Sans surprise, les échanges commerciaux enregistreraient une diminution de l'ordre de 10 % à l'horizon 2025. En calculant, à partir de ce modèle, la variation du PIB qui s'ensuivrait, on estime que la France verrait celui-ci baisser de 0,5 %, soit 10 milliards d'euros. C'est moins que pour les pays de l'espace Schengen de manière globale, qui sont plus ouverts que la France et pour lesquels la réduction des échanges est plus importante. La France n'est pas un pays particulièrement ouvert au commerce international du fait de sa taille et en raison d'un niveau d'échanges - importations et exportations - sensiblement inférieur à celui de l'Allemagne.

Quelques points complémentaires en réponse aux interrogations soulevées dans votre questionnaire.

Les autres études ont adopté des méthodologies qui ne sont pas très différentes de la nôtre. Ensuite, les paramètres varient et peuvent donc aboutir à des chiffres un peu différents. Tout cela est valable à un horizon d'une dizaine d'années, sachant que toutes les études s'accordent à considérer qu'on peut travailler à deux horizons : un horizon immédiat pour chiffrer l'impact sur des transactions et des échanges qui demeurent ; un horizon de long terme pour chiffrer l'impact sur les échanges eux-mêmes.

Vous nous avez également demandé si l'abandon des accords de Schengen remettrait en cause l'Union européenne et l'euro. Il convient d'être prudent : l'Union européenne, sous la forme de la Communauté européenne, a existé avant Schengen et certains pays membres de l'Union européenne ne sont pas dans l'espace Schengen. Par conséquent, il ne faut pas exagérer et spéculer à l'excès sur des conséquences qui seraient désastreuses pour l'Union dans son ensemble, tout en étant conscient du fait que cet abandon aurait un impact économique. Néanmoins, la reconstitution d'un système de contrôle aux frontières serait un élément parmi d'autres, préoccupants, de désagrégation de l'Union européenne, et s'inscrirait dans un ensemble et dans une dynamique.

La question sur laquelle je conclurai est de savoir si l'on peut faire autrement et mieux. Je m'aventure là en dehors de mon domaine d'expertise puisque nous ne sommes pas des spécialistes des questions de sécurité. Simplement, de notre point de vue, l'idée que c'est par le contrôle aux frontières que l'on assure le mieux le respect des objectifs de sécurité ne va pas de soi. On peut se demander où il vaut mieux affecter les moyens, s'ils doivent être constants : faut-il plutôt les consacrer à des contrôles statiques à la frontière, compte tenu de la multiplicité des points de passage, ou bien à des contrôles plus mobiles ? Faut-il les consacrer à un renforcement des frontières extérieures de l'Union, à des moyens de contrôle par les systèmes d'information, à un renforcement de la coopération entre les services de police et de renseignement ou à d'autres actions encore ? Très franchement, je suis incapable de vous indiquer le rapport coût-bénéfice de ces différentes options.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Le président de la Commission européenne a déclaré voilà quelque temps que, si l'espace Schengen venait à disparaître, l'euro n'aurait plus d'intérêt. Votre opinion est-elle aussi tranchée que la sienne ? Un certain nombre de pays frappent à la porte de l'espace Schengen : la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie et Chypre. À moyen terme, voire à long terme, quel impact cela peut-il avoir sur l'ensemble des échanges économiques et dans quelle mesure cela peut-il contribuer à les développer ? Enfin, comment est-il possible de faire mieux fonctionner Schengen ? Vous avez évoqué la sécurisation des frontières. Peut-être avez-vous un point de vue propre à votre domaine de compétence ?

M. Jean Pisani-Ferry. - En ce qui concerne la déclaration du président Juncker, vous aurez compris que je la trouvais excessive. Il faut prendre garde de voir une complémentarité entre la participation à l'euro, d'une part, et l'intégration économique et la citoyenneté européenne, d'autre part. Schengen est l'un des éléments de la citoyenneté européenne, de la même manière que la liberté de circulation et d'installation et un certain nombre de droits attachés à la participation à l'Union européenne sont totalement séparables de Schengen. Il existe des complémentarités entre ces différents éléments ; maintenant, revoir le fonctionnement des accords de Schengen pour des raisons qui tiennent à leurs dysfonctionnements, serait-ce un coup fatal porté à l'Union européenne ? Je ne le crois pas. En revanche, il faut être vigilant, car l'accumulation d'initiatives allant dans le même sens finirait par vider de toute signification la participation à l'Union européenne. À elle seule, la remise en cause de Schengen ne serait cependant pas un coup fatal porté à l'euro.

S'agissant de l'élargissement de la zone Schengen, on parle de pays vis-à-vis desquels on a quelques raisons d'être prudent. Il n'y a pas lieu de penser qu'ils ne bénéficieraient pas, sur le plan économique, d'une participation à cet espace ; maintenant, cela ne doit pas se faire sans condition et il ne s'agit pas, en ce moment précis, de faire preuve d'imprudence en la matière, qu'il s'agisse des sujets de sécurité ou de la question des réfugiés. Pour autant, il est souhaitable qu'à terme ces pays membres de l'Union européenne puissent intégrer l'espace Schengen, une fois que les conditions requises seront remplies.

Vincent Aussilloux pourra sans doute compléter mon propos.

M. Vincent Aussilloux, directeur du département Économie. - Quand on parle d'un retour à la situation qui prévalait avant Schengen, on vise des contrôles perlés à la frontière, c'est-à-dire non systématiques. Bien entendu, les contrôles de ce type ne sont pas les plus efficaces pour empêcher les flux, notamment de personnes qui chercheraient à entrer dans le pays pour commettre des actes terroristes. Bien évidemment, les contrôles aléatoires sur les voitures ou les camions sont faciles à éviter compte tenu de la multiplicité des points d'entrée sur le territoire, sans même parler des points d'entrée non routiers. La France se caractérise en effet par l'étendue de ses frontières, ce qui permet d'éviter facilement ces points de passage et de contrôle localisés et bien identifiés. Pour avoir travaillé sur ces questions avec les douanes, je puis vous dire que l'efficacité des contrôles est bien meilleure quand ils ciblent en tout point du territoire des véhicules repérés à l'avance grâce à des informations spécifiques. Mobiliser un certain nombre de douaniers dans des guérites à des points de passage, entre la France et la Belgique par exemple, n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'utiliser les ressources en hommes et en femmes dont disposent les douanes.

M. Jean Pisani-Ferry. - Pour avoir travaillé à Bruxelles à la fin des années quatre-vingt, c'est-à-dire avant l'entrée en vigueur de l'espace Schengen, je peux vous dire que nous étions déjà dans un système de circulation quasiment sans contrôle. Abandonner Schengen impliquerait de revenir bien en amont de la situation qui prévalait dans ces années-là, où la circulation était nominalement contrôlée, sans l'être vraiment en réalité.

M. Jean-Yves Leconte. - Si l'on rétablit les contrôles, ce n'est pas pour faire ce que l'on ne faisait pas trop bien avant ! On imagine des contrôles sur le modèle de ceux qui sont en vigueur entre l'espace Schengen et les pays hors Schengen. Pour le coup, j'ai tendance à penser que votre estimation est très optimiste. On peut déjà considérer que ce serait la fin des travailleurs frontaliers. Ayant vécu longtemps dans un pays frontalier de l'Ukraine, je sais combien il est difficile d'attendre plusieurs heures au passage d'une frontière. C'est ce qui explique l'impact qu'il y aurait sur les marchandises : c'est d'abord l'appartenance à l'Union européenne qui fait que les marchandises peuvent circuler, et non pas l'appartenance à Schengen.

La deuxième chose, c'est qu'il est très difficile - et vous l'avez plus ou moins dit à la fin de votre exposé - d'évaluer les réelles conséquences économiques de la fin de Schengen. Ne plus pouvoir considérer l'ensemble de l'espace Schengen comme un espace unique aurait un effet symbolique majeur et chaque pays devrait alors compter sur ses propres forces. La structure du commerce extérieur français est particulièrement mauvaise par rapport à celle de ses partenaires de la zone euro ; nous sommes structurellement déficitaires quand presque tous les autres sont structurellement excédentaires. Compte tenu de cette observation, avons-nous plus à perdre que les autres ?

Enfin, il faut savoir qu'à l'aéroport de Roissy, quand on n'arrive pas d'un pays de l'espace Schengen, il y a quasi systématiquement des problèmes. Cela suscite des stratégies d'évitement soit du pays, soit de l'aéroport, parce qu'il n'est pas possible d'attendre chaque fois deux heures. Ce n'est pas le cas dans les autres pays européens. Vous vous êtes attaché à mesurer l'impact d'un rétablissement des frontières, mais, compte tenu de l'image très dégradée de notre pays en matière de sécurité depuis les attentats - cette remarque vaut également pour l'Allemagne -, en avez-vous évalué l'impact très négatif à long terme pour notre pays ?

M. Philippe Kaltenbach. - J'aurais besoin d'une confirmation : dans l'étude réalisée par RAND Europe, les coûts de fonctionnement pour la France sont estimés entre 150 et 250 millions d'euros - principalement des charges de personnels. Après un rapide calcul, je parviens à la conclusion qu'il faudrait créer entre 3 000 et 5 000 postes de douanier pour assurer un contrôle raisonnable aux frontières - je ne crois pas à un contrôle systématique aux frontières, c'est impossible, ou alors il faudrait en revenir à une période que je n'ai pas connue ; même quand j'étais petit, au passage de la frontière italienne, seule une voiture sur cent était arrêtée. Ce chiffre me paraît insuffisant : à quels types de contrôles aux frontières correspondent ces créations de postes ? À des contrôles systématiques ? À des contrôles perlés - une voiture sur cinquante ? une voiture sur dix ? toutes les voitures, ce qui nécessiterait alors plus de 5 000 douaniers ?

L'aspect symbolique, maintenant, est extrêmement difficile à chiffrer. Ceux qui réclament la sortie de Schengen s'inscrivent plus dans cette dimension symbolique. La suppression de Schengen aurait un coût économique, serait source de difficultés pour tous ceux qui doivent passer la frontière, mais le coût symbolique serait très difficile à estimer : image de la France par rapport à l'extérieur, image de l'Europe... Peut-on mesurer la force symbolique de la suppression de Schengen et d'un retour à la période d'avant Schengen ?

M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur le Commissaire général, je vous remercie de votre analyse des conséquences économiques que pourrait avoir un abandon des accords de Schengen.

Nous raisonnons en quelque sorte avec le nez dans le guidon parce qu'il y a eu des attentats et parce que, en termes de communication politique, l'ensemble du personnel politique considère qu'il faut répondre à une forme de peur, de crainte de l'opinion publique. Dans ce genre de situation, ce n'est pas forcément la raison qui l'emporte : c'est plus la peur et la réponse aux peurs, qui est subjective. Vous l'avez démontré, compte tenu de la manière dont les contrôles aux frontières sont menés aujourd'hui et dont ils étaient menés avant, l'abandon des accords de Schengen n'est probablement pas une réponse au problème du terrorisme que nous connaissons aujourd'hui.

Il ne faut pas que nous soyons otages également sur le plan idéologique de ce sentiment de peur : il faut le comprendre, tout en y apportant des réponses adaptées. Ne pensez-vous pas, compte tenu de l'état de l'opinion dans l'Union européenne en général et en France en particulier, singulièrement après le Brexit, qu'il soit nécessaire de se retourner vers les peuples de l'Union pour refonder en quelque sorte l'Europe, remettre à plat l'idée de l'Europe ? Ne considérez-vous pas qu'il faille aujourd'hui véritablement tout rediscuter en quelque sorte ? Ce que les pères de l'Europe ont voulu construire après la Seconde Guerre mondiale, c'est un continent de paix. Ensuite, la construction s'est faite sur le plan économique et sur le plan de la finance, sans que soit suffisamment prise en compte sans doute l'Europe des peuples, notamment les questions sociales. Me vient immédiatement à l'esprit le cas des travailleurs détachés, difficilement compréhensible par les salariés avec lesquels ils entrent en concurrence. Ne pensez-vous pas qu'au bout du bout du compte, au lieu d'avoir le nez dans le guidon, il ne serait pas plutôt nécessaire de regarder un peu plus loin l'horizon de l'Union européenne pour reconstruire une Europe qui soit à l'image de la philosophie qui inspirait les pères fondateurs au moment de la construction européenne ?

Si chaque fois on raisonne et on réagit en fonction du temps politique, qui est un temps de communication, sans prendre de recul, j'ai le sentiment que nous allons dans le mur et qu'au bout du compte l'Europe ne s'y retrouvera pas, non plus que les peuples de l'Union européenne. Pour se réapproprier en quelque sorte cette belle idée de l'Union européenne, ne pensez-vous pas que, plutôt qu'une forme de slogan qui peut apparaître comme un idéal, mais qui ne correspond pas à la réalité, à savoir l'abandon des accords de Schengen, il serait plutôt nécessaire, au moment où nous sommes de notre histoire et de l'évolution de l'Union européenne, compte tenu de la manière dont les peuples perçoivent aujourd'hui l'Europe, de réfléchir, de travailler sereinement, de manière transpolitique et « transcourants » à l'idée que nous pouvons nous faire de l'Union européenne, aujourd'hui et demain, et d'aboutir en quelque sorte à une forme de refondation de l'Europe ?

On fait référence à Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne : c'est une caricature ! J'ai été membre du Parlement européen pendant six ans et j'ai eu l'occasion de le rencontrer : c'est quand même lui qui a empêché - et les effets continuent aujourd'hui de se faire sentir - une transparence complète et totale sur la fraude fiscale, sur l'ensemble du continent européen. L'Europe marche en quelque sorte sur la tête.

Je ne sais pas si mes questions portent sur des aspects qui sont en dehors de votre domaine de compétence ; je ne le pense pas, et c'est la raison pour laquelle je me permets de vous les poser.

M. Jean Pisani-Ferry. - Nous sommes d'accord sur le fait que le retour à la situation qui prévalait avant les accords de Schengen ne serait pas à la mesure du problème dont on parle. C'est d'ailleurs l'une des faiblesses de l'étude de RAND Europe. C'est ce que vous avez souligné, Monsieur Kaltenbach, en faisant remarquer que, pour assurer un contrôle effectif aux frontières, il faudrait plus d'équivalents temps plein que ce qui est envisagé. Disons que c'est une cote mal taillée.

M. Vincent Aussilloux. - En réalité, leur étude, comme la nôtre, part de la situation qui prévalait avant Schengen, que ce soit à court terme ou à long terme. Effectivement, les 3 000 à 5 000 ETP dont vous parlez, c'est l'ordre de grandeur de l'effectif douanier supplémentaire que nous avons « perdu » depuis 1995. Aujourd'hui, avec le retour des contrôles non systématiques, c'est effectivement la situation de référence, celle qui prévalait avant les accords de Schengen.

Certes, aux aéroports, le contrôle est quasi systématique, mais ce n'est certainement pas le cas aux points de passage routier pour les voitures particulières, les autocars et les camions. Les moyens humains et physiques qu'il faudrait déployer pour assurer un contrôle systématique sont bien entendu hors de notre portée. Ils seraient démesurés, d'autant que, même dans le cas des contrôles systématiques aux points de passage routier, les personnes voulant les éviter pourraient passer ailleurs, compte tenu de la topographie de notre territoire. Sauf à construire un mur - et encore -, le contrôle systématique des frontières ne serait donc pas possible. Ce n'est donc pas en référence à cette situation que nous nous sommes placés ; nous avons cherché à mesurer la situation qui prévalait avant la mise en oeuvre des accords de Schengen en ce qui concerne les effets de court terme.

S'agissant des effets de long terme, pour répondre à une question de M. Leconte, nous avons voulu mesurer les conséquences sur le commerce indépendamment de l'appartenance à l'Union européenne et à la zone euro. En considérant les pays qui sont déjà membres de l'Union européenne et, parmi eux, ceux qui sont dans la zone euro, ainsi que les pays qui, tout en n'étant pas membres de l'Union européenne, sont dans l'espace Schengen, on parvient à isoler les effets spécifiques à Schengen. Certes, ils sont importants - 10 % de commerce supplémentaire -, parce qu'ils passent par les réseaux de personnes, mais ils passent également par les réseaux d'entreprises. Les entreprises, depuis les accords de Schengen, peuvent assez facilement localiser une de leurs filiales, un centre de production de l'autre côté de la frontière, comme si celle-ci n'existait plus. À partir du moment où les temps de passage vont être allongés simplement par des effets d'encombrement et non pas en raison d'un allongement du temps de contrôle, en particulier les jours d'affluence, l'idée germera dans l'esprit des chefs d'entreprise, des artisans et des travailleurs frontaliers qu'il est plus compliqué d'aller de l'autre côté de la frontière pour y étendre ses activités. C'est là que les effets sur le commerce sont assez importants ; c'est non pas tant le commerce longue distance qui est affecté, mais le commerce entre villes frontalières qui, depuis Schengen, a eu tendance à s'étendre sans tenir compte des frontières nationales administratives. Elles existent encore, certes, et le commerce est nettement plus faible de part et d'autre de la frontière franco-belge, par exemple, mais cette différence tend à s'estomper.

Un retour à la situation qui prévalait avant Schengen conduirait donc à une diminution globale du commerce de l'ordre de 10 %.

M. Jean Pisani-Ferry. - Sur la situation spécifiquement française et le caractère déficitaire de notre commerce extérieur, je ne crois pas que ce soit un élément très déterminant ; ce qui est plus important, c'est le volume global du commerce, l'ouverture globale. Encore une fois, la France est un pays qui exporte et importe relativement peu non seulement par rapport à des pays de plus petite taille, mais également par rapport à l'Allemagne. Cela s'explique par le fait que nous sommes un peu moins insérés dans l'échelle des valeurs globales. C'est cela qui déterminerait essentiellement l'impact plus ou moins important sur le plan économique d'une sortie de Schengen.

La force symbolique de Schengen est par nature difficile à mesurer. J'ai le souvenir du premier jour où j'ai passé la frontière polonaise sans contrôle en atterrissant à l'aéroport de Varsovie, alors que les guérites avaient été démantelées. Je me suis alors dit que le Mur n'existait vraiment plus ! Cela a une valeur symbolique lorsque des segments - ils ne sont pas si nombreux - de la population, en particulier chez les jeunes, considèrent que traverser les frontières fait partie de leur mode de vie et de leur citoyenneté. Il faut donc faire attention à la valeur symbolique de ce type de mesures.

Au-delà, « la frontière qui protège » est une idée à très forte valeur symbolique chez nos concitoyens face à la menace actuelle, alors même que cette menace qui nous concerne, avant d'être extérieure à l'Union européenne, provient en partie de chez nous.

J'en viens à votre dernier point, Monsieur Vaugrenard, sur la capacité de l'Union européenne à répondre à une situation nouvelle. En dehors de la question spécifique de Schengen, c'est vraiment cela qui est en jeu. Les problèmes auxquels nous faisions face au moment de la création de la Communauté, ou même il y a vingt ans, n'étaient pas de même nature, et l'Union joue aujourd'hui sa légitimité dans sa capacité à répondre à une gamme de problèmes nouveaux. Une Union qui ne serait pas capable de traiter les problèmes d'aujourd'hui, seulement ceux d'hier, perdrait une part considérable de sa légitimité aux yeux de nos concitoyens, et à juste titre.

On peut appeler cela une refondation, on peut appeler cela de différentes manières. Nos concitoyens manifestent un certain agnosticisme, ce que traduisent bien les enquêtes d'opinion : certains ont a priori une position pro-européenne ou une position antieuropéenne, mais une grande masse de nos concitoyens considère que des problèmes relèvent plus naturellement du niveau européen parce qu'ils sont plus à la dimension de l'Union, et que d'autres problèmes relèvent plus naturellement du niveau national ou infranational - à chaque gamme de problèmes son échelle naturelle. Mais encore faut-il qu'il y ait une capacité à définir et à mettre en oeuvre des réponses à la mesure de ces problèmes.

La légitimité de l'Union européenne se joue donc sous nos yeux, dans sa capacité à répondre à cette nouvelle forme d'insécurité à laquelle nous sommes confrontés.

M. Jean-Claude Requier, président. - Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)

M. Jean-Claude Requier, président. - Notre commission d'enquête va maintenant entendre M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'OCDE.

La crise migratoire qui touche l'Union européenne, et plus particulièrement certains de ses États membres, constitue l'un des phénomènes qui, avec le terrorisme, ont mis en lumière les limites, voire les dysfonctionnements de l'espace Schengen.

Quelles sont les spécificités de ces migrations ? Dans quel contexte plus général se situent-elles ? Les routes de transit observables aujourd'hui présentent-elles des particularités et ont-elles récemment évolué ? Quelle appréciation portez-vous sur les politiques migratoires aujourd'hui menées en Europe et quelles en sont les conséquences sur la mise en oeuvre des accords de Schengen ? Telles sont quelques-unes des interrogations qui intéressent notre commission d'enquête.

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je précise à l'intention de nos collègues que M. Dumont est dispensé de l'obligation de prêter serment, en tant que fonctionnaire d'une organisation internationale.

M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'OCDE. - Je m'efforcerai de parler comme si j'étais sous serment !

Le champ de votre questionnaire est très vaste. Puisque vous venez d'aborder la question des conséquences économiques du démantèlement des accords de Schengen, je n'y reviendrai pas ; je précise simplement que l'OCDE n'a pas procédé à des calculs particuliers sur ce point.

En revanche, je suis en mesure de vous donner un certain nombre d'éléments de cadrage concernant la crise migratoire et l'évolution des migrations internationales, d'une manière plus générale.

En 2015, selon les dernières statistiques disponibles pour l'ensemble des pays de l'OCDE, près de 4,8 millions de personnes se sont installées de manière permanente dans un pays de l'OCDE, ce qui représente une augmentation de 10 % par rapport à 2014. On revient ainsi au niveau observé avant la crise de 2007-2008, qui avait provoqué un recul des migrations internationales. Ce mouvement est imputable, pour près des deux tiers, à ce qui se passe en Europe, et notamment aux migrations intraeuropéennes.

Quand on observe l'Europe dans son ensemble, près d'un million de ressortissants de pays tiers sont venus s'y installer de manière permanente en 2015. On relève le même chiffre aux États-Unis. Un autre million de personnes se sont déplacées de manière permanente, c'est-à-dire pour plus d'un an, d'un pays européen à un autre au cours de l'année 2015. Au sens des migrations internationales, telles que l'OCDE les mesure, près de deux millions de personnes ont donc migré vers un pays de l'Union européenne en 2015.

Ces migrations permanentes vers l'OCDE sont donc le fait, pour un tiers, de l'application des règles de libre circulation - essentiellement des mouvements intraeuropéens, mais aussi quelques mouvements entre d'autres pays de l'OCDE qui ont créé une zone de libre circulation, comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Un autre tiers de migrants se déplacent au titre du regroupement familial, ce chiffre excluant les familles accompagnant des travailleurs - il serait porté à 40 % si on les incluait. Enfin, en 2015, les travailleurs représentaient 15 % de ces migrations et les réfugiés - personnes se déplaçant pour des raisons humanitaires dans le langage de l'OCDE, cette définition étant un peu plus large - un peu moins de 10 %, ce chiffre étant amené à augmenter en 2016 et en 2017, au fur et à mesure du traitement des demandes d'asile.

Un fait marquant est à noter : la dynamique de l'immigration vers l'Allemagne. En 2014, avant la crise des réfugiés, l'Allemagne avait déjà accueilli 575 000 personnes. Sept ans auparavant, l'Allemagne et la France étaient à peu près au même niveau, la première accueillant 233 000 nouveaux arrivants, contre 206 000 pour la France. L'immigration vers l'Allemagne, hors réfugiés, a donc plus que doublé pendant cette période, alors qu'elle est passée de 206 000 à 260 000 pour la France.

Ce dernier chiffre diffère de celui du ministère de l'intérieur, qui ne compte que les premiers titres délivrés ; l'OCDE prend en compte l'ensemble des titres à vocation permanente et y ajoute les ressortissants européens installés depuis plus d'un an. Il se décompose comme suit : 88 000 ressortissants européens installés depuis plus d'un an, environ 100 000 personnes arrivant à titre familial - regroupement familial, mais aussi rapprochement de conjoints de Français -, le reste concernant des changements de statut qui ne sont pas identifiés dans les statistiques du ministère de l'intérieur - par exemple, des étudiants qui obtiennent un statut permanent. Selon nous, on compte donc 259 000 personnes ayant obtenu le droit de s'installer en 2014, même si certaines d'entre elles sont entrées en France auparavant.

La différence de dynamique entre l'Allemagne et la France est donc patente. Dans le cas de l'Allemagne, cette dynamique est très largement portée par l'augmentation des migrations intraeuropéennes, en provenance d'Europe centrale, foyer traditionnel d'immigration vers l'Allemagne, mais aussi, plus récemment, de Roumanie et de Bulgarie - 113 000 personnes en 2010 et 295 000 en 2015 - et d'Europe du Sud, qui contribue pour près de la moitié à cette augmentation.

Dans le même temps, on observe également une dynamique très forte au Royaume-Uni, en dépit des objectifs politiques affichés de réduction de l'immigration. Là aussi, on observe une forte augmentation du nombre de personnes originaires de Roumanie - elles sont passées de moins de 16 000 en 2012 à 170 000 en 2015, dépassant le niveau de l'immigration en provenance de Pologne (111 000) -, sans comparaison avec ce qu'a pu connaître la France. L'immigration en provenance d'Europe du Sud a aussi augmenté, mais dans des proportions moindres, puisqu'elle est passée de 50 000 en 2009/10 à plus de 150 000 en 2015. Je précise que les chiffres que je viens de citer concernant les migrations intraeuropéennes vers l'Allemagne et le Royaume-Uni peuvent inclure des migrants de court terme.

La dynamique de ces migrations intra-européennes est donc très forte. Ces mouvements sont liés à la crise économique en Italie, en Grèce et en Espagne, mais aussi à la dernière vague d'élargissement de l'Union européenne. Par ailleurs, les flux traditionnels persistent, notamment en provenance d'Europe centrale et orientale vers l'Allemagne.

Le panorama général est donc assez disparate, l'Allemagne jouant malgré tout un rôle moteur. Rapportés à la population de chaque pays, ces flux sont très variables : en moyenne, les nouveaux immigrants permanents, intra-européens et originaires de pays tiers, représentent 0,7 % de la population européenne ; pour l'Allemagne, le taux est exactement le même ; pour la France, il est de 0,4 %. Pour d'autres pays, comme le Luxembourg ou la Suisse, ce taux peut être largement supérieur - plus de 103 000 Européens sont venus s'installer de manière permanente en Suisse en 2014, contre environ 88 000 en France.

Il faut ajouter à ces chiffres ceux qui concernent les flux temporaires, que l'on mesure beaucoup moins bien - j'exclus les mouvements liés au tourisme et aux voyages d'agrément de très courte durée. En ce qui concerne les migrations temporaires de travail, on observe une augmentation au sein de l'OCDE dans toutes les catégories, de 2013 à 2014 : plus 25 % pour les saisonniers, plus 15 % pour les mobilités intra firme, plus 15 % pour les stagiaires et environ 10 % pour les travailleurs détachés.

Les dernières statistiques disponibles pour les travailleurs détachés, établies en fonction des certificats PDA1, remontent à l'année 2014 : elles font état de près de 2 millions de détachements concernant 1,15 million de personnes, une même personne pouvant faire l'objet de plusieurs détachements dans l'année. La France accueille près de 190 000 travailleurs détachés en 2014, mais elle envoie aussi environ 120 000 travailleurs détachés dans les pays voisins : le solde est donc de l'ordre de 70 000 détachements. Les détachements déclarés sont de 103 jours en moyenne en 2014 et ils représentent des pourcentages très variables de la force de travail des pays concernés : près de 10 % pour le Luxembourg, 3,6 % pour la Belgique, 2,5 % pour l'Autriche et encore moins pour la France. On observe également de très grandes disparités entre les pays européens concernant le détachement, qui fait partie intégrante des questions liées à la mobilité au sein de l'Union européenne.

Jusqu'à présent, je ne vous ai pas parlé de la crise des réfugiés, à l'origine d'une dynamique migratoire qui vient s'ajouter à celle que j'ai mentionnée précédemment. En 2015, on a enregistré l'arrivée d'un million de personnes sur les côtes de l'Union européenne ; la même année, on a enregistré 1,3 million de demandes d'asile dans l'Union européenne - 1,6 million de demandes dans l'ensemble des pays de l'OCDE -, soit le double de l'année précédente, qui correspondait au pic connu pendant la crise yougoslave.

Il faut manier avec précaution les statistiques relatives aux demandes d'asile, car elles ne prennent en compte que les demandes déposées en bonne et due forme, la procédure variant selon les pays. En Allemagne, elle comporte deux étapes, un préenregistrement et un enregistrement définitif ; en 2015, on avait compté plus d'un million de demandes préenregistrées, chiffre révisé à 900 000, mais les enregistrements définitifs s'élevaient à 450 000. Donc, 450 000 demandes n'ont pas fait l'objet d'un enregistrement définitif en 2015 et ce chiffre sera répercuté sur 2016.

En 2015, on a enregistré 1,3 million de demandes d'asile dans l'Union européenne ; ce chiffre sera légèrement supérieur en 2016. Cette augmentation ne reflète donc pas la persistance des flux - ils sont restés importants pendant le premier trimestre 2016, mais l'afflux de la Turquie vers la Grèce s'est tari, même s'il n'a pas complètement cessé, puisque l'on enregistre encore 3 000 arrivées par mois sur les côtes grecques. En 2016, le nombre des arrivées sur les côtes européennes s'est élevé à 360 000, trois fois moins qu'en 2015. Compte tenu des délais de traitement des demandes d'asile, leur nombre restera extrêmement élevé en 2016.

On observe une très grande disparité dans la situation des pays. En 2015, la Suède a accueilli l'équivalent de 1,6 % de sa population, la France 0,15 %, soit environ 80 000 demandes d'asile. En ce qui concerne la France, les chiffres de 2016 devraient s'établir autour de 90 000 demandes d'asile ; l'augmentation a été de 20 % en 2015, elle sera de 10 % ou de 15 % en 2016. Quoi qu'il en soit, elle reste beaucoup plus faible que dans d'autres pays, même si certains n'ont pas vu augmenter le nombre de leurs demandes d'asile.

On relève également une grande disparité des pays d'origine, qui évolue cependant en fonction des routes migratoires et des réseaux de passeurs. Une personne passant par la Turquie et la Grèce et remontant par l'Autriche et l'Allemagne a de fortes chances de s'arrêter dans ces deux derniers pays ; une personne arrivant de Libye en passant par l'Italie poursuivra sa route vers la France et vers d'autres pays.

Selon les données les plus récentes, on a enregistré 173 000 arrivées en Grèce en 2016 - soit six fois moins qu'en 2015 -, dont 47 % de Syriens, 24 % d'Afghans, 15 % d'Irakiens, le reste étant composé de Pakistanais et d'Iraniens. À titre de comparaison, les arrivées enregistrées en Italie se sont réparties comme suit : 21 % pour le Nigeria, 12 % pour l'Érythrée, 7 % pour la Guinée, 7 % pour la Côte d'Ivoire, 7 % pour la Gambie, le reste se répartissant entre le Sénégal, le Mali, le Soudan, le Bangladesh, la Somalie, quasiment pas de Syriens.

On observe donc deux dynamiques migratoires très différentes, qui ne relèvent pas des mêmes causes...

M. André Gattolin. - Quel est le nombre d'arrivées enregistrées en Italie en 2016 ?

M. Jean-Christophe Dumont. - Selon le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies, près de 180 000, contre 150 000 en 2015, soit une légère augmentation - on a observé un tassement en décembre 2016, mais il suivait un pic en octobre et novembre.

Il faut par ailleurs remarquer une augmentation importante du nombre de mineurs non accompagnés, qui représentent désormais près de 15 % des arrivées en Italie. Sur l'ensemble de l'année 2015, on avait enregistré 82 000 demandes d'asile émanant de mineurs non accompagnés, dont plus de 37 000 en Suède uniquement. Ce chiffre est probablement sous-estimé, parce que tous les mineurs non accompagnés ne sont pas enregistrés de la même façon en Allemagne. Cette année, le chiffre sera plus faible, mais une tendance durable semble se dessiner, notamment sur la route migratoire de la Méditerranée centrale. Cette situation pose de nombreux défis aux pays qui doivent y faire face.

Vous m'aviez posé la question des politiques migratoires européennes : elle peut être abordée sous divers angles. Je me limiterai à l'immigration légale, en écartant l'asile, qui ne relève peut-être pas du champ de votre commission d'enquête.

On observe une convergence des politiques nationales qui tient à deux faits. D'une part, un certain nombre de directives européennes encadrent les droits nationaux et ont créé, de façon tout à fait parcellaire, des standards minimaux communs. D'autre part, en ce qui concerne les migrations de travailleurs qualifiés, une compétition existe entre les différents pays de l'OCDE, notamment européens, pour attirer les talents. D'une façon générale, un modèle hybride prévaut en Europe : une offre d'emploi est exigée, ainsi que la réunion d'un certain nombre de conditions, en termes de rémunération minimale, de niveau de qualification, etc. Il s'agit donc d'un modèle fondé sur la demande et sur l'offre. Les politiques européennes convergent vers celles que l'on observe dans les pays d'installation, qui sont beaucoup plus attractives.

L'OCDE a publié une étude en juin 2016, intitulée Recruiting Immigrant Workers - Europe, qui comporte une série d'études de cas - celle qui concerne la France devrait paraître très prochainement. Nous y montrons que l'Europe « boxe en dessous de sa catégorie » dans la compétition pour les talents. L'immigration de travail en provenance de pays tiers représente une part extrêmement faible de l'ensemble de la population européenne. Si l'Europe accueille environ 50 % des travailleurs migrants peu éduqués installés dans l'ensemble des pays de l'OCDE, elle n'accueille qu'environ 32 % des travailleurs migrants hautement qualifiés. Si l'on examine les intentions d'immigration, on observe à peu près les mêmes proportions - 42 % de peu qualifiés contre 37 % de qualifiés. L'Europe attire principalement des personnes originaires de territoires voisins et a beaucoup de difficultés à recruter en Asie, principal continent d'origine des migrants vers l'Amérique du Nord.

On relève donc de nombreuses difficultés pour l'Europe à tirer son épingle du jeu dans la compétition pour les talents et cet ouvrage formule un certain nombre de propositions pour redresser la barre, concernant notamment la réforme en cours de la carte bleue européenne - elles ont alimenté en partie la réflexion de la Commission européenne -, mais également bien au-delà puisque la question de l'attractivité ne se résume pas à la réforme de titres de séjour.

Pour conclure, je voudrais insister sur quelques défis.

Tout d'abord, les travaux de l'OCDE montrent bien que le problème ne se pose pas tant en termes de démographie - une demande de force de travail qui viendrait compenser une population active en déclin - que d'ajustement de la demande à l'offre. Dans un contexte où l'on enregistre de nombreuses sorties du monde du travail, la demande évolue très rapidement, notamment en raison des nouvelles technologies. Face à cette évolution de la demande de travail, l'immigration peut jouer un rôle d'ajustement, mais ce dernier n'est pas automatique. C'est donc l'un des premiers enjeux auxquels doivent répondre les politiques migratoires.

Ensuite, au niveau global, on assiste à une augmentation très rapide du nombre de diplômés de l'enseignement supérieur dans le monde - il y a quelques années encore, l'Inde et la Chine formaient environ 17 % des diplômés de l'enseignement supérieur, elles en formeront près de 30 % en 2020. Par ailleurs, la classe moyenne se développe dans les pays émergents (la Chine et l'Inde comptaient en 2000 moins de 5% de la classe moyenne mondiale et pourraient représenter environ 50% d'ici à 2030), avec une forte demande de mobilité, soit pour des études, soit pour du tourisme. Ces évolutions constituent un véritable changement de paradigme, notamment dans le cadre des négociations commerciales, où les questions migratoires étaient souvent marginales. La facilitation des visas fera à l'avenir partie intégrante des demandes exprimées par les pays émergents dans le cadre de ces négociations - c'est déjà le cas, également, entre pays de l'OCDE, comme on l'a vu récemment avec les États-Unis et le Canada. Cette problématique est donc appelée à peser davantage à l'avenir.

Enfin, les migrations en provenance du continent africain, en particulier d'Afrique subsaharienne, restent modestes : elles concernent environ 300 000 personnes par an. Le taux d'émigration des personnes nées en Afrique est faible : 1,7 % des personnes nées en Afrique vivent dans un pays de l'OCDE. En revanche, les intentions d'émigration sont très élevées parmi les jeunes, et augmentent. La population du continent africain va doubler d'ici à 2050, passant de 1 milliard à 2 milliards d'habitants, c'est un fait connu. Ce qui l'est moins, c'est qu'avec près de 400 millions de jeunes de 15 ans à 24 ans en 2050, près de 30 % des jeunes dans le monde seront Africains. Les politiques migratoires, notamment la politique de facilitation des visas, joueront donc un rôle clé dans les années à venir, en termes d'attractivité, de sécurité et d'équité vis-à-vis des différents pays d'origine.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Je souhaite revenir sur votre dernière observation concernant les pays d'Afrique subsaharienne. L'OCDE s'est-elle penchée sur la question des accords de réadmission, leur nombre et leur efficacité, dans le cadre de la gestion des politiques migratoires ? La France a signé une quarantaine d'accords de réadmission, je ne suis pas au courant de la situation des autres pays européens. Cette thématique fait-elle partie des approches que vous étudiez en matière de codéveloppement ?

Ma deuxième question porte sur le niveau de qualification de l'immigration de travail. La France n'attire pas les gens qualifiés, d'après ce que vous dites. Est-ce lié à la politique des visas ? J'avais en tête que, au sein de l'immigration légale dans les pays de l'OCDE, l'immigration économique représentait de 7 % à 9 % des arrivées,...

M. Jean-Christophe Dumont. - Plutôt 14 %.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - ... alors que le poids de l'immigration familiale est deux fois supérieur.

M. Jean-Christophe Dumont. - Nous n'avons pas mené d'étude spécifique sur les accords de réadmission. En revanche, nous avons étudié, il y a quelques années, l'efficacité des programmes de retour volontaire assisté - notamment des incitations financières au retour dans le pays d'origine. De nombreux modèles ont été testés, mais il faut admettre que l'efficacité de ces dispositifs a été très limitée, car ils se réduisaient le plus souvent à des effets d'aubaine.

Pour citer quelques cas extrêmes, les Pays-Bas ont offert 10 000 euros aux Afghans s'ils acceptaient de retourner dans leur pays. L'Espagne, quant à elle, au début de la crise de 2008, a proposé aux travailleurs étrangers titulaires d'un permis de travail permanent et ayant perdu leur emploi de toucher d'un seul coup la totalité de leurs indemnités de chômage, s'ils renonçaient à leur titre de séjour et retournaient dans leur pays d'origine.

Les taux d'utilisation de ces dispositifs ont été très faibles, même quand les incitations financières étaient assez fortes. La raison en est simple : bien d'autres aspects entrent en ligne de compte. Ainsi, les personnes qui ont obtenu un titre de séjour permanent se sont installées, elles ont tissé des liens, leurs enfants sont scolarisés dans un système qui leur ouvre des perspectives bien meilleures, certaines ont acquis un bien immobilier et la vente de ce bien représente un coût financier largement supérieur à la prime.

En ce qui concerne les accords de réadmission, c'est-à-dire les retours non volontaires, les choses sont plus difficiles à évaluer. En effet, même s'il n'y a pas d'accord, il y a toujours des retours. Tout dépend en fait de la volonté de coopération du pays d'origine, avec ou sans accord. La signature de l'accord peut être un signe de bonne volonté, mais la valeur ajoutée de l'accord est difficile à évaluer stricto sensu. Nous procédons à une évaluation des accords de gestion concertée dans notre étude sur la France en cours de réalisation, mais je ne peux pas vous en dire plus avant sa publication. Nous essayons d'évaluer si les volets de ces accords relatifs à l'immigration légale sont utilisés et de déterminer lesquels fonctionnent vraiment.

Vous m'avez également demandé pourquoi la France attirait peu de main-d'oeuvre qualifiée. Environ 30 000 personnes obtiennent un titre de travail chaque année, parmi lesquelles de nombreux étudiants ayant changé de statut. Selon les indicateurs dont nous disposons, la France réussit assez bien à attirer les étudiants étrangers et à les conserver ensuite. Reste à savoir, ensuite, s'ils se dirigent vers les filières qui ont des besoins de recrutement et comment ils réussissent dans le long terme sur le marché du travail.

Pour les autres migrants, la situation paraît beaucoup plus difficile. Des raisons structurelles l'expliquent, assez peu liées à la politique migratoire, car le cadre français est finalement très ouvert - absence de contingent numérique, nécessité de respecter les conditions d'embauche régulières, sans qu'aucun niveau minimal ne soit exigé, tant du point de vue du salaire que de la qualification. Force est de constater que, malgré ce cadre assez peu contraignant, très peu d'autorisations de travail sont délivrées. Est-ce dû à la faiblesse de la demande ? La France a-t-elle formé suffisamment de monde dans les secteurs où elle éprouve des besoins ? Au contraire, existe-t-il des obstacles, notamment dans la façon dont la politique est mise en oeuvre ? C'est plutôt vers cette dernière hypothèse que nous penchons.

M. Jean-Yves Leconte. - Vous avez eu raison d'insister sur l'importance croissante des classes moyennes dans les pays émergents, car cette donnée est souvent oubliée en France. Or cet a priori pèse de plus en plus sur l'image de notre pays et de l'Union européenne, de manière plus générale, car nous ne menons pas une politique qui permette de conserver les liens avec ces pays tout en les aidant à se développer, en essayant au contraire de nous protéger contre toutes les migrations. J'estime que, dans ce cas précis, il s'agit non pas de migrations, mais de mobilité.

Au début de votre exposé, vous avez parlé des migrations intraeuropéennes, mais ne vaudrait-il pas mieux parler de mobilité, surtout au sein de l'espace Schengen, un espace sans frontières ? Parlerait-on de migration entre la Pennsylvanie et le Texas ? Ce qui se passe aujourd'hui dans l'espace Schengen diffère-t-il vraiment de ce que l'on peut observer dans de grands espaces comme le Canada ou les États-Unis ?

Les migrations sud-nord - elles sont en fait l'objet de cette commission d'enquête -, ne représentent finalement qu'une petite part des migrations mondiales. Pouvez-vous nous en dire plus, notamment sur la part de l'immigration sud-sud ?

M. Jacques Legendre. - Ce que vous nous avez dit concernant la Roumanie m'a un peu étonné. Je n'imaginais pas de tels déplacements de population en provenance de ce pays. Je croyais que sa démographie était relativement faible...

M. André Gattolin. - Déclinante, même !

M. Jacques Legendre. - Les Roumains dont vous parlez ne représentent-ils pas plutôt une partie de la population roumaine que l'on appelle les Roms ?

M. Jean-Louis Tourenne. - Premièrement, vous avez évoqué l'augmentation du nombre de mineurs non accompagnés. La fiabilité des statistiques mérite sans doute d'être améliorée. À quel moment ces mineurs sont-ils recensés ? À leur entrée sur le territoire ou au moment où l'on a déterminé qu'ils sont véritablement mineurs ? En effet, ils doivent réunir deux conditions : être mineurs, sous réserve que l'on dispose des moyens nécessaires pour déterminer l'âge, et être non accompagnés. Selon mon expérience d'ancien président de conseil général, beaucoup de jeunes considérés comme non accompagnés arrivent dans un département alors que des membres de leur famille y vivent déjà. Lorsqu'ils sont dirigés vers un autre département, puisque des dispositions permettent désormais de les répartir harmonieusement sur l'ensemble du territoire, ils le refusent absolument, puisqu'ils ont déjà des attaches locales. Il serait donc important de connaître les sources des statistiques que vous avez mentionnées.

Deuxièmement, vous nous dites que la France n'est pas attractive pour les travailleurs qualifiés. Faut-il vraiment qu'elle le soit ? Ne s'agit-il pas d'un pillage de la matière grise des pays d'origine ? Ceux-ci ont pourtant bien besoin de conserver leurs intelligences pour espérer se développer - ce serait même dans l'intérêt des pays déjà industrialisés.

Troisièmement, lorsque les autorisations de rester sur le territoire ne sont pas accordées, vous avez signalé la difficulté d'évaluer l'efficacité de la politique de reconduite à la frontière. En effet, un certain nombre de migrants ont eu le temps de nouer des attaches, parce que les décisions administratives sont extrêmement longues. Dans la plupart des cas, ils se sont parfaitement intégrés et lorsqu'ils doivent être reconduits dans leur pays, la population locale manifeste pour qu'ils restent. Le raccourcissement du délai de traitement des demandes a-t-il un impact mesurable sur le nombre de retours vers les pays d'origine ?

M. Jean-Christophe Dumont. - M. Leconte m'a demandé en quoi les migrations internes à l'espace Schengen étaient différentes de celles provenant de pays tiers. La différence est en effet importante. Nous avons réalisé une étude sur les migrations intra-européennes - le champ est plus vaste que l'espace Schengen, mais il s'agit toujours d'un espace de libre circulation - qui a montré que, à la suite de la crise de 2008, environ un quart du choc asymétrique subi par les pays européens en termes de chômage a été absorbé grâce à la mobilité. C'est-à-dire que les flux vers les pays les plus touchés, comme l'Espagne, ont diminué, alors que les flux vers les pays les moins touchés ont augmenté. Sans la libre circulation, le taux de chômage au sein de l'Union européenne aurait été supérieur d'un quart. Dans ces années de crise, la mobilité intra-européenne a diminué de 40 %.

M. Jean-Yves Leconte. - La situation au sein de l'espace Schengen est-elle proche de celle qui prévaut aux États-Unis ?

M. Jean-Christophe Dumont. - Tant que nous avons affaire à des États-nations, je pense que l'on peut parler de migrations plutôt que de mobilité, même si la Commission européenne sépare bien les migrations intra-européennes, traitées par la direction générale Emploi, affaires sociales et inclusion, des migrations extracommunautaires, traitées par la direction générale Migration et affaires intérieures. Par ailleurs, on trouve en Europe des obstacles que l'on ne trouve pas sur le continent américain, liés notamment à la langue. Même si les obstacles administratifs sont assez réduits, demeurent des obstacles linguistiques et culturels qui n'existent pas lorsque l'on migre de la Floride à la Californie. Cela dit, nous avions comparé les effets de la mobilité après la crise de 2008 aux États-Unis et en Europe. Nous avions observé que la mobilité avait davantage contribué à absorber les chocs en Europe qu'aux États-Unis, ce qui nous avait surpris.

En ce qui concerne les migrations sud-sud, on estime que, sur 240 millions de migrants dans le monde, environ 120 millions entrent dans des pays de l'OCDE - dont un certain nombre en provenance d'un autre pays de l'OCDE -, ce qui signifie que les 120 millions restant se dirigent vers d'autres pays. Les migrations sud-sud sont donc très importantes.

Les migrations intrarégionales constituent la part la plus dynamique des mouvements migratoires. Elles sont très développées en Europe, mais aussi en Amérique latine - entre 2009 et 2014, elles ont augmenté de 50 % -, en Asie, avec le développement de l'ASEAN et de zones de libre-échange un peu embryonnaires, et en Afrique - on décompte 15 millions de migrants entre pays africains, contre seulement 5 millions de migrants d'Afrique vers les pays de l'OCDE. Il ne faut pas oublier cette dimension intrarégionale, qui représente un enjeu majeur pour l'avenir de l'Afrique : l'existence de pôles économiques stables et dynamiques permettra seule d'absorber une partie des jeunes qui vont entrer sur le marché du travail. Lorsque j'ai été auditionné par la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, j'avais expliqué qu'un Nigeria stable et prospère, compte tenu de la taille de ce pays, était essentiel pour stabiliser les flux migratoires au niveau régional. Si quelques moteurs économiques se développent en Afrique, ils joueront un rôle attractif ; dans le cas inverse, la pression migratoire vers l'Europe continuera d'augmenter, en particulier celles des jeunes qui cherchent un avenir meilleur.

M. Tourenne m'a interrogé sur les statistiques que j'ai mentionnées concernant les mineurs non accompagnés. Elles proviennent d'Eurostat et sont établies au moment de l'enregistrement de la demande d'asile. En revanche, j'ignore si les règles d'enregistrement sont harmonisées au niveau européen et si le recensement se fait une fois que l'âge a pu être déterminé de manière définitive ou au moment de l'enregistrement de la demande d'asile.

M. Jean-Louis Tourenne. - Ce qui est étonnant, c'est qu'il n'y ait pas de demande d'asile pour les mineurs. Ils sont accueillis de plein droit et ne sont pas expulsables...

M. Jean-Christophe Dumont. - Mais ils font l'objet de statistiques. Comme je vous le disais, en Allemagne, leur nombre est relativement sous-évalué.

Par ailleurs, vous avez mis en relation la question de l'attractivité de la France avec celle de la « fuite des cerveaux ». J'observe simplement que l'immigration qualifiée ne provient pas nécessairement des pays les moins avancés mais également et principalement de pays émergents et de pays de l'OCDE. On observe d'ailleurs une faible capacité de la France à attirer des ingénieurs allemands, indiens ou coréens. Pour être tout à fait exact, je n'ai pas dit que la France n'était pas attractive, mais qu'elle accueillait peu de migration de travail, et encore moins de travail qualifié, en dehors des étudiants passés par son système de formation. Il faudrait une approche plus détaillée pour conclure à un déficit d'attractivité.

Il faut prendre en compte le facteur linguistique, même si la France, grâce à la francophonie, dispose d'un bassin de recrutement important, ce qui n'est pas le cas d'autres pays comme la Suède ou la Finlande, dont la langue n'est pas parlée en dehors des frontières nationales. Pour ces pays, la question de l'attractivité se pose dans des termes totalement différents.

Prenons le cas de la Suède. Ce pays a la politique d'immigration de travail la plus ouverte au sein de l'OCDE, et peut-être même dans le monde. Pour venir en Suède, il suffit d'avoir une offre d'emploi ; il n'y a pas de test du marché du travail ni de minimum en termes de rémunération ou de niveau de formation, pas de contingent numérique. On peut obtenir la nationalité après trois ans de séjour, venir avec son conjoint qui peut travailler immédiatement. En 2004, la Suède a ouvert son marché du travail aux ressortissants européens, en même temps que le Royaume-Uni et l'Irlande, sans période de transition. La décision a suscité d'intenses débats préalables sur les risques encourus. Or, on n'a pas observé d'arrivées de travailleurs étrangers, alors que l'on en a recensées en Norvège - elle fait partie de l'Espace économique européen - et au Royaume-Uni. Le gouvernement a alors complètement changé d'approche et s'est demandé comment être attractif : toutes les barrières ont donc été levées, cette mesure faisant l'objet d'un consensus politique et syndical. Cette ouverture a eu lieu en pleine crise économique, à la fin de 2008, mais n'a été suivie que d'une très faible augmentation du nombre des migrants de travail. Je dois préciser que, dans ce cadre très ouvert, une seule condition demeure : le travailleur étranger doit être rémunéré exactement comme un salarié suédois. La présence des syndicats dans les entreprises fait que cette condition est vérifiée. De ce fait, le recrutement à l'étranger est nécessairement plus coûteux. Il faut ajouter que la Suède n'est pas le premier pays qui se présente à l'esprit d'un Chinois ou d'un Indien qualifié désirant s'expatrier : il pense davantage aux États-Unis, à l'Allemagne ou au Royaume-Uni. Ensuite, l'apprentissage du suédois représente un investissement relativement important.

J'ai développé un peu longuement l'exemple suédois pour vous montrer que la question de l'attractivité est beaucoup plus complexe que l'on ne le croit. Elle ne se résume pas à l'ouverture du marché du travail ni à la distribution de titres de séjour. Cette réflexion explique en partie l'échec de la carte bleue européenne : elle a ouvert un canal d'immigration vers l'Europe, mais il n'a pratiquement pas été utilisé, à l'exception du cas de l'Allemagne. Cela dit, la question de la « fuite des cerveaux » pose de vrais problèmes à certains pays, je pense en particulier aux métiers de la santé, qui méritent une approche différente.

M. Jean-Claude Requier, président. - Je vous remercie de vos réponses.

Audition de Mme Sara Abbas, directrice du bureau de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) en France

M. Jean-Claude Requier, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête va conclure son cycle d'auditions de la journée en entendant Mme Sara Abbas, directrice du bureau de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) en France, qui est une agence des Nations unies.

La crise migratoire qui touche l'Union européenne, et plus particulièrement certains de ses États membres, constitue l'un des phénomènes qui, avec le terrorisme, ont mis en lumière les limites, voire les dysfonctionnements de l'espace Schengen.

Quelles sont les caractéristiques de ces migrations ? Dans quel contexte plus général se situent-elles ? Les routes de transit observables aujourd'hui présentent-elles des particularités et ont-elles récemment évolué ? Quelle appréciation portez-vous sur les politiques migratoires menées en Europe et sur leurs conséquences pour la mise en oeuvre de Schengen ?

Outre les réponses aux interrogations de notre commission d'enquête, l'OIM a sans doute des informations à nous apporter sur les relations que l'Union européenne entretient, ou pourrait entretenir, avec les pays d'origine des flux de migrants afin de les tarir.

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

À la demande de Mme Abbas, cette audition ne sera pas captée par vidéo ni retransmise sur internet, mais fera bien l'objet d'un compte rendu publié.

Vous avez la parole, Madame la Directrice.

Mme Sara Abbas, directrice du bureau de l'Organisation internationale pour les migrations en France. - L'OIM est une organisation internationale qui regroupe 166 États membres et dont le siège est à Genève. Avec près de 450 bureaux à travers le monde et près de 10 000 collaborateurs, l'OIM travaille sur des projets liés à la question migratoire. Depuis quelques années, nous nous attachons aux flux migratoires en direction de l'Europe.

L'OIM est présente sur les îles grecques et en Italie - à Lampedusa - pour accueillir les migrants. En 2016, environ 360 000 personnes sont entrées en Europe, principalement en Grèce et en Italie, mais aussi en Espagne et à Chypre. Ce chiffre est en diminution par rapport à 2015, année durant laquelle plus d'un million de personnes sont arrivées en Europe.

Nous les accueillons à leur arrivée, puis nous les orientons vers les services idoines. Ces flux ne concernent pas seulement des personnes pouvant prétendre au statut de réfugié, mais aussi des mineurs non accompagnés, des familles, des femmes avec ou sans enfants, des personnes âgées... La situation est donc assez complexe.

L'OIM est aussi présente dans les Balkans. Nous avons des équipes en Slovénie, en Croatie, en Serbie, en Grèce, en Italie, en Hongrie, qui vont à la rencontre des personnes pour connaître leur pays d'origine. En Italie, on trouve principalement des Nigérians, des Érythréens, des Guinéens, des Ivoiriens et des Gambiens ; en Grèce, ce sont plutôt des Syriens, des Irakiens, des Afghans et des Iraniens.

Les équipes présentes dans les Balkans et les pays limitrophes réalisent des sondages pour obtenir des profils plus précis. Nous ignorons quels sont les projets des migrants, mais l'Italie semble être le pays de destination privilégié des personnes arrivées à Lampedusa qui ont accepté de répondre à nos questions, devant l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la Norvège, la Suède, les Pays-Bas... Les migrants passés par la Grèce privilégient l'Allemagne comme pays de destination.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Manifestement, la France n'est pas le pays de destination des migrants...

Mme Sara Abbas. - Si nous mettons de côté l'exemple de Calais, où l'on a vu jusqu'à 10 000 personnes se rassembler l'année dernière avant de tenter de rejoindre la Grande-Bretagne, les demandes d'asile n'ont que peu augmenté en France ces dernières années, très loin derrière l'Allemagne, la Suède ou l'Autriche, par exemple.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Une personne que nous avons auditionnée ce matin a posé la problématique du règlement de Dublin et de son éventuelle modification de sorte que le pays de destination soit chargé d'examiner la demande d'asile du migrant et non plus seulement le pays d'arrivée. Que pensez-vous de cette idée au regard des réalités de terrain auxquelles sont confrontées vos équipes dans cette crise migratoire ?

Par ailleurs, le programme de relocalisation mis en place par l'Europe pour essayer de contrecarrer ce règlement de Dublin n'apparaît pas très efficace. Confirmez-vous cette analyse et, si oui, quelles autres solutions pourriez-vous préconiser ?

Mme Sara Abbas. - Si mes chiffres sont corrects, environ 8 % des 160 000 migrants visés ont été relocalisés, ce qui est très faible. Il existe un profond désaccord entre les États sur cette question : certains pays, comme la France, ont ouvert leurs portes pour accueillir les migrants relocalisés - la France est d'ailleurs en tête des pays d'accueil -, mais d'autres, comme la Hongrie, refusent de participer à ce dispositif. Il est certain que la Grèce et l'Italie ne peuvent faire face, seules, à ces flux. Il faut aider ces pays et faire en sorte de diminuer la pression migratoire qu'ils subissent.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Que pensez-vous de l'absence de politique migratoire à l'échelle européenne ? On nous a confirmé ce matin ce que nous savions déjà : l'absence de politique migratoire uniforme, sinon convergente, au sein de l'espace Schengen crée des contraintes lourdes. Est-ce un phénomène que vous constatez quotidiennement sur le terrain ?

Mme Sara Abbas. - Oui. Surtout depuis l'année dernière, nous voyons une Europe très divisée, qui n'arrive pas à se mettre d'accord...

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Pour quelles raisons ? S'agit-il d'une absence de volonté politique, d'un désaccord sur la vision des choses ou, pire encore, d'une volonté de laisser faire, du moment que cela se passe chez les autres et pas chez nous ?

Mme Sara Abbas. - Depuis quelques années, nous constatons un retour du nationalisme dans un certain nombre de pays européens qui n'ont peut-être pas la même culture d'accueil que d'autres États. Nous avons réalisé une étude avec l'institut Gallup qui montre que l'Europe reste la région du monde la plus fermée : près de 54 % des personnes interrogées souhaitent que l'immigration se stabilise, voire qu'elle diminue.

Il faut toutefois regarder ces chiffres plus en détail : les pays du Nord sont plus ouverts, à l'exception de la Grande-Bretagne, et ceux du Sud plus fermés. Ce sont surtout dans ces derniers que la population souhaite voir diminuer l'immigration.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - L'objectif de notre commission d'enquête étant d'analyser et d'évaluer des politiques dans le cadre de l'espace Schengen, quel regard portez-vous sur les mesures consistant à renforcer le contrôle aux frontières ?

Mme Sara Abbas. - Ce n'est pas en renforçant les frontières que l'on arrêtera les flux. Cela ne changera rien aux causes des migrations : conflits armés, comme en Syrie, par exemple, persécutions, instabilité politique, pauvreté extrême, changement climatique... On oublie souvent que l'aléa climatique fait bouger 20 millions de personnes par an.

Il faudrait plutôt s'attaquer aux causes profondes des migrations, à commencer par la question du développement économique des pays d'origine. Que se passera-t-il si Schengen disparaît ? Cela ne changera rien à l'ampleur, inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, des flux migratoires que nous constatons aujourd'hui.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Indépendamment de la crise migratoire de 2015 et de 2016, dont nous connaissons les causes, avez-vous des chiffres illustrant la mobilité mondiale ? Pensez-vous que ces flux vont continuer de croître ? Peuvent-ils se stabiliser, à défaut de diminuer ?

Mme Sara Abbas. - D'après nos chiffres, une personne sur sept dans le monde est un migrant. Il ne s'agit pas nécessairement de personnes qui franchissent une frontière : un migrant peu aussi rester à l'intérieur de son pays. Nous dénombrons actuellement 242 millions de migrants internationaux. La mobilité humaine est aujourd'hui sans précédent.

M. André Gattolin. - S'agit-il de 242 millions de nouveaux migrants par an ou au total ?

Mme Sara Abbas. - Il s'agit de l'estimation du nombre total de migrants internationaux. Au regard de tout ce qui se passe en Afrique et au Moyen-Orient, je ne vois pas comment ces flux pourraient diminuer. Si cette migration peut être réglementée, encadrée, elle peut s'avérer positive : si les prévisions du marché du travail sont bonnes, en 2050, l'Europe aura besoin de ces migrants. Il faut s'efforcer d'intégrer ces personnes, ce qui constitue un grand défi en Europe. Peut-être faudrait-il investir autant d'argent en faveur de l'intégration des migrants que pour garder les frontières...

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Avez-vous analysé les différentes réglementations - plus dures ou plus souples - des pays d'arrivée des migrants ? Qu'en pensez-vous ?

Mme Sara Abbas. - Je ne peux parler de chaque pays européen, mais il est évident que certains ont des politiques beaucoup plus souples que d'autres. La Suède, par exemple, a subi une très forte pression l'année dernière, avec près de 160 000 demandeurs d'asile, en raison de sa politique plus favorable aux migrants, notamment en matière de regroupement familial. Elle a aujourd'hui fermé sa frontière avec le Danemark, ne pouvant plus faire face à ces flux, quand d'autres pays n'ont pas joué le jeu en instaurant des politiques d'accueil beaucoup plus dures. Je pense que l'harmonisation en cours de ces politiques est une bonne chose pour éviter que certains pays n'accueillent davantage de migrants que d'autres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - L'Allemagne, par exemple, a annoncé qu'elle souhaitait accueillir 700 000 migrants - sauf erreur de ma part. Elle en a accueillis beaucoup plus et revient aujourd'hui quelque peu en arrière. Comment analysez-vous cette situation ? Ces personnes seront-elles obligées de repartir ou vont-elles rester en Allemagne ?

Mme Sara Abbas. - L'Allemagne est le pays européen qui a connu le plus grand nombre de retours volontaires. Selon nos chiffres, entre le 1er janvier et le 30 juin 2016, 50 000 retours volontaires assistés par l'OIM ont eu lieu depuis l'Europe, dont 35 000 depuis l'Allemagne.

M. Jean-Yves Leconte. - À ceux qui voient dans l'immigration une menace, on répond souvent - comme vous venez de le faire, Madame - qu'il est préférable d'aider les pays d'origine à se développer plutôt que de renforcer ses frontières. Vous avez raison, mais il ne s'agit pas de la seule solution. D'abord, parce que, bien souvent, les migrants sont ceux qui apportent le plus d'argent aux pays d'origine. Ensuite, parce que quitter son pays pour un autre est une décision individuelle et qu'il faut donc traiter cette question de manière individuelle. Il ne suffit pas de dire que les migrants doivent rester chez eux pour favoriser le développement de leur pays pour qu'il en aille ainsi.

L'Europe en a donné la meilleure illustration en 2004, au moment de l'élargissement : des pays à même de garantir à leurs citoyens un développement relativement correct en matière économique et sociale n'ont pu retenir ceux de leurs citoyens qui ont eu la possibilité de partir. En matière d'immigration, le développement n'est pas forcément la solution miracle. Il s'agit d'un processus parallèle.

Certains pays ne pratiquent absolument pas le regroupement familial. Le conjoint d'une personne ayant obtenu le droit d'entrer et de travailler dans l'un de ces pays ne peut y travailler ni même, parfois, s'y installer. J'en parle en connaissance de cause en tant que sénateur des Français de l'étranger. Quelles différences constatez-vous entre les pays qui pratiquent le regroupement familial et ceux qui ne le pratiquent pas, en termes d'intégration ?

À la suite des événements de 2015, l'Union européenne a lancé un processus de révision de l'ensemble du fonctionnement de l'espace Schengen, à la fois en matière de surveillance des frontières et de politique d'asile.

La révision du dispositif de surveillance des frontières a été très rapide - on n'a probablement jamais vu un règlement être modifié aussi rapidement ! Aujourd'hui, Frontex a un nouveau mandat et de nouvelles compétences qu'elle met déjà en oeuvre.

Parallèlement, la réforme des politiques d'asile et du règlement de Dublin est toujours en discussion. Nous nous trouvons donc dans une situation complètement asymétrique, très problématique pour les pays de première arrivée. Pensez-vous que ces derniers pourront tenir encore longtemps si nous ne parvenons pas à nous mettre d'accord sur la réforme de la politique d'asile et du règlement de Dublin ?

M. Olivier Cigolotti. - Nous aurons beaucoup parlé d'un certain nombre de flux migratoires en provenance des Balkans, de Roumanie, de Bulgarie ou d'autres pays, mais nous avons peu parlé du continent africain. La personne que nous venons d'auditionner nous a rappelé combien l'évolution démographique de ce continent était dynamique. J'y étais voilà quelques mois encore et près de quatre jeunes sur cinq envisagent de venir dans l'espace Schengen. Quelle est votre analyse d'une augmentation éventuelle des flux migratoires en provenance d'Afrique au regard des éléments que vous avez rappelés : extrême pauvreté de certains pays, difficultés climatiques croissantes et instabilité politique d'un certain nombre de pays de ce continent ?

M. Jacques Legendre. - Pourriez-vous nous préciser quelle est la position de l'OIM sur l'accord passé entre l'Union européenne et la Turquie ? Pour décharger la Grèce du poids des réfugiés bloqués sur son territoire, il avait été convenu d'inciter ces derniers à revenir en Turquie, à charge pour l'Europe d'accueillir, à due proportion, des réfugiés syriens actuellement présents en Turquie. Or il semble que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, l'UNHCR, a critiqué cette politique et a incité les réfugiés présents en Grèce à demander le droit d'asile, ce qui bloque le processus. Dans la mesure où l'OIM relève également des Nations unies, j'aimerais savoir si vous préconisez le blocage ou l'application de ce processus.

M. Yannick Vaugrenard. - Je vois trois causes principales à l'immigration.

Il s'agit tout d'abord, nous le constatons depuis plusieurs mois, de l'immigration pour cause de survie : des hommes, des femmes et des enfants dont la vie est menacée décident de partir pour « sauver leur peau ».

Il s'agit ensuite d'une immigration économique en raison de la très grande pauvreté. Vous avez évoqué la nécessité de favoriser le développement des pays à la source de l'immigration. C'est une question de moyen et de long terme, loin des réactions émotionnelles. C'est d'autant plus important que les moyens de communication permettent aux populations, notamment aux plus jeunes, de connaître la manière dont nous vivons en Occident. Cette immigration est très importante.

Le réchauffement climatique constitue, enfin, la troisième cause d'immigration. Et ce n'est pas aujourd'hui ni demain que nous pourrons apporter une solution à ce problème.

Disposez-vous d'éléments chiffrés sur ces trois causes d'immigration ?

Mme Sara Abbas. - Monsieur Leconte, lorsque vous évoquez la question du regroupement familial, faites-vous référence aux seuls pays européens ?

M. Jean-Yves Leconte. - Je pensais plutôt à certains pays hors Union européenne qui accueillent des travailleurs étrangers sans accorder le regroupement familial ou, quand ils l'accordent, n'autorisent pas le conjoint arrivant à travailler sur leur sol. À partir de là se posent des questions d'intégration et d'attractivité sur lesquelles j'aimerais avoir votre analyse.

Mme Sara Abbas. - Il me semble fondamental de pouvoir s'installer avec sa famille dans le pays d'accueil. S'y opposer va à l'encontre des droits humains...

M. Jean-Yves Leconte. - Je suis tout à fait d'accord avec vous, mais je constate que certains pays ne le font pas. Ma question porte sur les conséquences de cette politique en termes d'attractivité et sur la manière dont ces pays gèrent leur immigration - je pense notamment à la Chine et à l'Inde...

Mme Sara Abbas. - J'avoue ne pas être très au fait de la politique de regroupement familial de ces pays. Ne pas pouvoir se faire accompagner de sa famille aura évidemment une grande incidence sur le choix du pays où l'on souhaite s'installer.

M. Jean-Yves Leconte. - Je m'interrogeais aussi sur la capacité d'intégration de ces pays, ou plutôt sur le manque d'intégration que ces politiques engendrent : les gens vont travailler dans ces pays, mais ne parviennent pas à s'y intégrer. Peut-être pourriez-vous nous donner quelques chiffres pour confirmer ou infirmer ce sentiment...

Mme Sara Abbas. - Je ne dispose malheureusement d'aucun chiffre sur ces points... L'évolution des flux migratoires en provenance du continent africain est une question complexe. Le Niger est aujourd'hui l'un des principaux pays africains de transit, mais c'est aussi un pays de destination. Ces dernières semaines, notamment au mois de novembre dernier, nous avons constaté une baisse très importante des flux sortants du Niger en raison du renforcement des contrôles d'identité dans ce pays. Sans papiers, les migrants ne peuvent plus traverser le Niger vers la Libye.

Nous ne disposons pas de chiffres sur la volonté de venir en Europe. Nous savons qu'environ un million de migrants sont aujourd'hui en Libye. Cela ne veut pas dire qu'ils veulent tous venir en Europe. La Libye est depuis très longtemps un pays de destination en soi. Les événements de 2011 et l'instabilité politique poussent aujourd'hui les migrants à prendre les bateaux pour venir en Europe. Ils sont 160 000 à être arrivés en Italie de cette façon en 2016. Comme je l'ai souligné, beaucoup de raisons peuvent pousser les gens à migrer -extrême pauvreté, instabilité politique... Pour autant, sur ce million de personnes, nous ne savons pas combien souhaitent réellement venir en Europe.

Depuis l'accord conclu entre la Turquie et l'Union européenne, et d'après les chiffres dont je dispose, 777 personnes ont été renvoyées en Turquie. On constate une baisse énorme d'arrivées entre la Turquie et la Grèce. L'OIM s'efforce de garantir les droits des personnes présentes dans les hotspots qui ont été mis en place. Il me semble aussi très important de renforcer la réinstallation des Syriens depuis la Turquie, ce à quoi la France s'est attelée : 10 000 réfugiés syriens seront ainsi réinstallés d'ici à la fin de l'année - nous en sommes aujourd'hui à environ 700... Cet accord semblait assez instable au vu de la situation en Turquie. On a pensé qu'il ne serait pas viable, mais il continue d'être mis en oeuvre aujourd'hui. Environ 60 000 migrants attendent en Grèce d'être relocalisés ou de retourner dans leur pays - la Grèce pratique en effet le retour volontaire depuis plusieurs années. Ces retours sont nettement en hausse depuis l'augmentation des arrivées par la Méditerranée. Les migrants qui savent qu'ils n'obtiendront pas le statut de réfugié envisagent souvent de rentrer dignement dans leur pays d'origine.

On connaît le nombre de Syriens présents dans les pays limitrophes de la Syrie, mais je ne dispose d'aucun chiffre précis sur les migrants économiques. J'essaierai de me renseigner auprès du siège de l'OIM, si vous le souhaitez.

M. Philippe Kaltenbach. - Il serait illusoire de penser que les migrations vont décliner ou se stabiliser. Elles vont continuer d'augmenter, notamment parce qu'il est de plus en plus facile de communiquer, de se déplacer, d'étudier à l'étranger... S'y ajoutent les crises et les difficultés que nous connaissons. Il n'y a donc aucune raison pour que les migrations diminuent.

En Europe, on mesure mal le fait que les migrations sont beaucoup plus importantes à l'échelle de l'Afrique ou de l'Asie que vers nos frontières. Les chiffres sont sans commune mesure. Voilà quelques années, Jacques Legendre et moi-même étions au Niger, petit pays de 15 millions d'habitants. L'immigration vers l'Europe y est assez faible, alors que plusieurs millions de Nigériens travaillent dans d'autres pays africains, notamment sur la côte atlantique. Les migrations sont donc beaucoup plus importantes dans les sous-ensembles régionaux que vers l'Europe, sans doute parce qu'elles sont plus faciles...

En France, c'est par le mariage qu'est attribué le plus grand nombre de titres de séjour. S'agit-il d'un phénomène propre à notre pays ? De mémoire - je parle sous le contrôle de M. Buffet - 80 000 titres de séjour sont délivrés chaque année en France pour raison de mariage, contre 30 000 titres pour les migrants économiques et 40 à 50 000 titres pour les étudiants étrangers... D'autres pays européens connaissent-ils le même phénomène d'intégration « idéale » ?

Mme Sara Abbas. - Je vous confirme tout d'abord que l'immigration sud-sud est aujourd'hui aussi importante que l'immigration sud-nord et qu'elle pourrait même la dépasser prochainement. Faites-vous référence au problème des mariages de complaisance ?

M. Philippe Kaltenbach. - Le fait que les couples vivent ensemble favorise l'immigration. Sur 250 000 titres de séjour distribués chaque année, 80 000 sont délivrés pour permettre au conjoint d'un Français de venir s'installer dans notre pays, soit le tiers du nombre total des titres de séjour. Je me demande simplement si ce phénomène est propre à la France ou si cette proportion est la même dans les autres pays européens. Avez-vous des statistiques sur ce sujet ?

M. Jean-Yves Leconte. - En gros, l'amour est-il la première raison d'être légalement en France quand on est étranger ?...

Mme Sara Abbas. - C'est une question très intéressante. J'imagine que les proportions doivent être les mêmes dans les autres pays européens, mais je n'ai pas de statistiques sur cette question. L'OIM suit de près les demandes d'asile, en Europe ou ailleurs, et non ce type de demandes...

M. Jean-Claude Requier, président. - Le mariage est une spécificité française, c'est l'un des charmes de notre pays.

Nous vous remercions d'avoir bien voulu répondre à nos questions, Madame la Directrice.

La réunion est close à 17 h 15.

Mercredi 4 janvier 2017

- Présidence de M. Jean-Claude Requier, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie en France

M. Jean-Claude Requier, président. - Notre commission d'enquête a exprimé le souhait d'entendre les ambassadeurs de plusieurs États membres de l'Union européenne confrontés aux conséquences de la crise migratoire. M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie en France, est le premier d'entre eux.

La Méditerranée centrale a longtemps accaparé les esprits et les débats, mais les Balkans représentent une voie d'accès privilégiée vers l'Allemagne et la Suède. La Hongrie, troisième pays de transit, est très exposée. Son gouvernement a pris des décisions controversées - l'érection d'un mur en a été le symbole.

Naturellement, il intéresse notre commission d'enquête d'en connaître le contexte et les conséquences. D'autant plus que la Hongrie n'est pas isolée et que son point de vue est en partie partagé par d'autres, en particulier au sein du groupe de Visegrad.

Schengen s'appuie sur deux piliers : la libre circulation et le contrôle effectif des frontières extérieures. L'un ne doit pas aller sans l'autre. Quelles réflexions vous inspire cette situation ? Vous pourrez également nous indiquer la position de votre pays dans les négociations au Conseil sur les mesures préconisées, et pour certaines d'entre elles déjà entrées en application, pour améliorer le fonctionnement de l'espace Schengen. Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le fil conducteur de votre intervention.

M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie en France. - C'est un grand honneur de venir m'exprimer devant vous sur un sujet qui fait la une de l'actualité. Même si par les temps qui courent cela tient plus du voeu pieux ou de l'incantation, je voudrais vous souhaiter une bonne année. Que 2017 soit aussi favorable que possible à ceux qui exercent une fonction politique, car la qualité de ce qu'ils pourront faire en dépend.

La position de la Hongrie au sujet de l'espace Schengen n'a jamais varié. Nous considérons ce système comme un grand acquis de la construction européenne. Nous tenons à ce qu'il soit maintenu et à ce que ses règles de fonctionnement soient appliquées. Pour qu'il en soit ainsi, nous avons déposé sur le bureau de la Commission européenne, en mars 2016, notre plan « Schengen 2.0 », qui adapte le dispositif au contexte actuel. Défense des frontières extérieures par les pays membres, avec éventuellement l'aide de l'agence européenne de protection des frontières ; processus d'identification par enregistrement biométrique de toute personne qui franchit les frontières extérieures de l'Union ; correction de la politique migratoire européenne, avec la restauration intégrale du système de Dublin, y compris en Grèce ; mise en place de centres d'accueil fermés et protégés en dehors du territoire de l'Union européenne pour diligenter les procédures de demandes d'accueil ; conclusion d'accords de réadmission et de retour avec les pays d'origine et de transit des migrants ; renvoi des migrants illégaux dans leurs pays d'origine ou de transit sûrs ; conditionnalité du respect de la politique migratoire de l'Union pour bénéficier des politiques d'aide au développement et d'octroi de visas ; assistance aux pays situés sur les routes migratoires, et sur ce point nous sommes particulièrement attachés à ce que les pays des Balkans occidentaux, notamment la Macédoine et la Serbie, bénéficient le plus rapidement possible d'un élargissement de l'Union ; création d'une liste européenne commune de pays sûrs, pour prendre en compte le fait que les demandeurs d'asile ne sont plus directement menacés après avoir traversé un certain nombre de pays tiers sûrs ; accueil des migrants sur la base du volontariat, car il faut maintenir dans la compétence souveraine des États membres les réponses au défi démographique du marché de l'emploi, conformément à l'article 5, paragraphe 2 du Traité sur l'Union européenne. Tels sont les dix points sur lesquels nous estimons qu'il faut intervenir, si nous voulons que le système Schengen continue de fonctionner.

Depuis l'adhésion de la Hongrie à l'espace Schengen en 2007, ce sont les services de police qui sont chargés de la surveillance de nos frontières. Ils sont assistés par le service des douanes qui dépend du ministère de l'Économie, et par le service migratoire qui dépend du ministère de l'Immigration et de la Nationalité, l'équivalent de votre Office français de protection des réfugiés et apatrides. Une loi de septembre 2015 a autorisé le déploiement de l'armée. Au printemps 2016, un corps de garde-frontières supplétif composé de volontaires a été progressivement mis en place pour prêter main forte aux forces publiques. La totalité du dispositif est placé sous la responsabilité des services de police et du ministère de l'Intérieur.

Le premier problème auquel la Hongrie est confrontée dans la mise en oeuvre des règles de l'espace Schengen tient au fait qu'en passant nos frontières, les migrants pénètrent une seconde fois dans cet espace. Entre la Grèce et la Hongrie, les migrants traversent des pays qui ne sont pas membres de l'Union, passant ainsi de Schengen en Schengen. La Hongrie subit les répercussions du non-respect de ses obligations par un État doté d'une frontière extérieure, à savoir la Grèce.

La Hongrie doit aussi faire face à l'abus qui caractérise la plupart des demandes d'asile. Chacun sait que les migrants n'ont pas pour but de s'installer en Hongrie ou en Grèce, mais qu'ils y font une demande d'asile afin d'obtenir leur placement en centre d'accueil ouvert pour pouvoir poursuivre leur route clandestinement vers l'Allemagne, la Suède ou le Royaume-Uni.

En 2015, on a recensé 391 000 entrées illégales en Hongrie, dont 186 000 par la Serbie et 205 000 par la Croatie. En 2016, ces chiffres ont radicalement diminué, avec 18 000 entrées illégales, dont 17 500 par la Serbie. En ce qui concerne les demandeurs d'asile, ils étaient 177 000 en 2015, provenant d'abord de Syrie, puis d'Afghanistan, du Kosovo, du Pakistan et d'Irak. Cette répartition change en 2016, puisque les demandeurs d'asile sont désormais essentiellement afghans et pakistanais. En 2015, la Hongrie a accepté 508 demandes d'asile et 414, en 2016. Cependant, à peine le migrant a-t-il déposé sa demande d'asile en Hongrie qu'il quitte le pays pour disparaître dans un autre, de sorte que l'administration doit clôturer 90 % des demandes pour cause de disparition de l'intéressé. L'argument statistique selon lequel la Hongrie ne donnerait son aval qu'à un nombre infime de demandes d'asile n'est donc pas recevable.

Aujourd'hui, la Hongrie n'est plus un lieu de passage. Les statistiques ne recensent que quelques dizaines de migrants appréhendés par jour, et les passages illégaux ont pratiquement disparu. Depuis le 5 juillet 2016, près de 6 700 migrants ont été reconduits à la frontière - de même que dans les Alpes-maritimes on reconduit en Italie les migrants qui ont été interpellés en France - et 8 200 entrées illégales ont été physiquement empêchées.

La Serbie n'applique que très partiellement l'accord qu'elle a signé en 2007 avec l'Union européenne, puisqu'elle n'accepte de reprendre sur son territoire que les Turcs, les Albanais et les Macédoniens pourvus de documents d'identité, mais refuse les Afghans, les Syriens, et les Somaliens qui représentent l'essentiel des migrants illégaux.

Face à la crise migratoire, la Hongrie a développé un triptyque de mesures matérielles, humaines et juridiques. Elle a érigé une clôture de sécurité sur la ligne verte que constitue le linéaire de la frontière avec la Serbie. Elle a déployé des forces publiques, des forces armées et des corps complémentaires sur la frontière, avec l'appui d'autres pays, qu'il s'agisse de l'Autriche, ou bien de la Pologne, de la Slovaquie et de la Tchéquie. Des garde-frontières hongrois interviennent également plus en aval, aux frontières macédonienne, grecque et bulgare. Grâce à cette collaboration bilatérale, la frontière n'est pas uniquement une barrière physique ; elle se double d'un contrôle humain. Enfin, la Hongrie a aménagé sa législation, en adoptant en septembre 2015 une loi autorisant la création de zones de transit sur le linéaire de la frontière avec la Serbie, dans un contexte de crise liée à une immigration massive.

Nous saluons les propositions de la Commission européenne des 7 et 8 décembre derniers visant au retour de la Grèce dans le système de Dublin. Loin de jeter la pierre à la Grèce, la Hongrie est parfaitement consciente des difficultés auxquelles ce pays doit faire face. Nous n'en regrettons pas moins que les propositions de la Commission européenne ne prennent pas effet avant le 15 mars, car tout retard est un prétexte de plus pour maintenir les contrôles aux frontières intérieures que nous condamnons. Dans l'ensemble que constitue Schengen, le contrôle des frontières extérieures est le corollaire de l'absence de contrôle aux frontières intérieures. Prolonger les contrôles aux frontières intérieures, c'est prendre le risque de voir le système se déliter. Mieux vaut les réduire et les supprimer dès que possible.

En ce qui concerne le règlement de Dublin, nous avons indiqué à plusieurs reprises que nous ne pouvions pas accepter le retour en Hongrie de migrants passés par la Grèce, et cela quand bien même ils auraient été enregistrés pour la première fois à la frontière hongroise. La responsabilité incombe au pays où les migrants ont fait leur première entrée. En application de ce principe, nous nous chargeons de raccompagner dans leur pays d'origine les Kosovars ou les Albanais que l'Allemagne nous renvoie, car ils ont franchi la frontière de l'Europe en pénétrant en Hongrie. En revanche, c'est à la Grèce de se charger des migrants qui ont franchi ses frontières en provenance du Moyen Orient, et cela même s'ils n'ont pas été enregistrés en 2015. Nous ne pouvons pas être rendus responsables de la défaillance d'un autre pays.

M. André Gattolin. - Parmi les migrants que l'on vous renvoie, combien sont passés par la Grèce ?

M. György Károlyi. - Pratiquement la totalité. C'est surtout au début de l'année 2015 que les Kosovars et les Albanais quittaient leurs pays. Le problème est derrière nous. Désormais, 99 % des migrants viennent du Moyen Orient et sont d'abord passés par la Grèce. C'est une évidence géographique.

La solidarité est un grand mot qui nous engage tous. Elle ne peut être ni uniforme, ni imposée. La répartition des charges par la fameuse relocalisation n'est pas une solution. D'une part, elle génère un pull factor évident. D'autre part, le système est incapable d'empêcher les mouvements secondaires. Aide à l'installation ou protection, rien n'empêchera un migrant de reprendre sa route vers la destination qu'il s'est initialement fixée. Le principe clef qui définit la position de la Hongrie, c'est de privilégier l'élimination du problème à sa source plutôt que sa gestion à l'arrivée. Avant de réformer le système de Dublin, il faut appliquer pleinement la convention de Schengen, c'est-à-dire traiter les carences actuelles du dispositif, cibler les racines du problème extérieures à l'Europe, ne pas provoquer de pull factor et distinguer les catégories de migrants, réfugiés, illégaux ou légaux.

L'Autriche a rétabli à sept reprises les contrôles à sa frontière intérieure avec la Hongrie. Nous le regrettons beaucoup car l'engorgement ainsi provoqué a porté préjudice à la circulation des biens et des personnes. La Hongrie est au coeur de l'Europe, au croisement d'un réseau routier considérable. Des contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen nuiraient à l'activité économique de l'Europe. D'où notre souhait de les supprimer le plus rapidement possible.

Nous sommes convaincus que la décision du Conseil européen du 11 novembre 2016, qui prolonge le contrôle temporaire des frontières intérieures par cinq États membres, n'apporte pas de solution valable au problème et ne peut conduire qu'à la lente déliquescence de tout le système Schengen. D'autant que cette mesure ne semble pas non plus satisfaire au principe de proportionnalité. Le contrôle des frontières intérieures doit être strictement limité à la gestion des dangers graves menaçant la sécurité intérieure d'un pays sans faire inutilement obstacle à la liberté de circulation.

La Hongrie considère qu'il est essentiel de régler le problème de l'immigration illégale massive sur le territoire de l'Union si l'on veut éviter d'importer en Europe des défis qui ne sont pas les siens. Les tensions internes que nous connaissons le montrent déjà, qu'il s'agisse du rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures ou de la mise en application imparfaite de l'acquis de Schengen qui interdit au système de Dublin de traiter de manière appropriée la charge administrative à laquelle il faut faire face. Malgré le projet « Back to Dublin » de la Commission européenne, l'absence de la Grèce dans le système continue de se faire sentir : ceux qui ont franchi la frontière grecque pour leur première entrée sur le territoire européen ne peuvent toujours pas y être renvoyés.

La création d'un nouveau système ne peut pas reposer sur le non-respect des règles existantes. Le système de Dublin ne peut pas se réformer sur la conservation des anomalies et des insuffisances en cours. Que ceux qui méritent protection se voient reconnaître ce droit le plus rapidement possible, que ceux qui ne sont pas éligibles puissent quitter le territoire de l'Union le plus rapidement possible, ou mieux encore que leur entrée sur le territoire de l'Union puisse ne pas avoir lieu, tels sont nos objectifs. C'est pourquoi un système de défense approprié doit être mis en place pour faire obstacle à l'entrée sur le territoire de l'Union de ceux qui ont l'intention d'y pénétrer illégalement. Nous plaidons pour un régime du droit d'asile européen, suffisamment solide pour mettre fin à la pression migratoire illégale qui touche l'Europe. Arrêter les flux dirigés vers l'Europe, reprendre le contrôle des frontières extérieures, éliminer ou tout au moins traiter les causes profondes de la migration, telle est la feuille de route de la politique à mettre en place.

Pour cela, les procédures relatives aux demandes d'asile doivent être traitées dans des centres appropriés, situés en dehors du territoire de l'Union européenne : les hot spots extérieurs. Seuls les migrants qui sont éligibles à la protection doivent être autorisés à les quitter et à poursuivre leur route.

La Hongrie est disposée à soutenir le Conseil européen dans un compromis de bon sens sur la réforme du système de Dublin, c'est-à-dire sur la base de solutions viables dans la pratique, ce que le système de relocalisation actuelle de toute évidence n'est pas. Oublions le juridisme improductif des solutions qui ne fonctionnent pas. Tournons-nous avec pragmatisme vers celles qui apporteront des résultats concrets.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Vous affirmez que l'espace Schengen doit être préservé et renforcé afin que la libre circulation y soit assurée normalement. Selon vous, l'Europe est-elle en capacité d'avoir une politique migratoire commune ?

M. György Károlyi. - Oui, bien évidemment. Notre position est très claire sur la définition de cette politique commune : éliminer le problème à sa source plutôt que de nous préoccuper de le gérer. Au lieu de renvoyer les migrants illégaux dans leurs pays d'origine, il serait tellement plus simple de leur éviter un aller-retour inutile en veillant à ce qu'ils ne puissent pas entrer sur le territoire européen.

Chaque pays a sa place dans notre Europe à vingt-huit. Une mesure prise au niveau national n'est pas forcément contradictoire avec une politique commune. La Hongrie a une frontière Schengen. D'autres pays n'en ont pas. L'Autriche ou la Tchéquie, totalement enclavées dans l'espace Schengen, n'exercent évidemment pas les mêmes responsabilités que la Hongrie. Une mesure prise au niveau national peut parfaitement s'intégrer à la politique migratoire commune. Dans une équipe de football, l'avant-centre est chargé de marquer les buts, ce qui n'est pas le cas de l'arrière ou du gardien. Ils font pourtant tous partie de la même équipe. Il suffit de reconnaître la spécificité des responsabilités qui incombent à chacun pour effacer toute contradiction. Nous souhaitons que la politique migratoire européenne aille dans le sens que nous préconisons. Les idées que nous avançons commencent à faire leur chemin.

M. Jean-Claude Requier, président. - Dans le football d'aujourd'hui, tout le monde attaque et tout le monde défend...

M. György Károlyi. - Mais le but est marqué par un seul joueur, pas par les onze à la fois.

M. Jean-Yves Leconte. - Que pensez-vous des pays qui vendent des permis de séjour, parmi lesquels la Hongrie ?

Vous nous dites que la Hongrie n'est pas prête à remplir ses obligations au titre du règlement de Dublin, car elle n'est pas responsable des négligences de la Grèce. Si tous les pays suivaient ce raisonnement, il n'y aurait pas de demandeurs d'asile en Autriche ou en Tchéquie, et seuls les pays avec une frontière extérieure seraient confrontés au problème. Autrement dit, la politique d'asile européenne serait sous-traitée aux pays qui ont une frontière extérieure. Est-ce là la position que vous défendez ?

Y a-t-il en Hongrie des demandeurs d'asile privés de liberté ? Quelles sont les conditions de vie dans les centres de rétention ? Quelle est la position de la Hongrie sur la candidature de la Bulgarie et de la Roumanie pour entrer dans l'espace Schengen ? La Grèce serait moins isolée. Vous proposez d'éliminer le problème plutôt que de le gérer. Pensez-vous qu'en sous-traitant le « sale boulot » aux pays qui se trouvent de l'autre côté des frontières de la zone Schengen, l'Union européenne sera en mesure d'entretenir des relations apaisées avec ses voisins ?

M. Jean-Pierre Vial. - Vous avez insisté sur la nécessité de contrôler la migration aux frontières de Schengen. Une agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes est en train de se mettre en place, ce qui est une nouveauté, car jusqu'à présent, l'Europe ne s'était jamais engagée sur les politiques régaliennes des États. Certains États membres de l'Union disposent de marines et de garde-côtes efficaces. Et pourtant, l'Europe se dote de moyens pour mieux contrôler le flux des migrations. Quelle est la position de la Hongrie au sujet de cette politique qui se développe au niveau européen ? Y est-elle favorable ou considère-t-elle qu'il revient aux États membres frontaliers de la Méditerranée d'assurer la sécurité aux frontières ?

M. György Károlyi. - Nous sommes toujours favorables au développement des politiques européennes. Cependant, il faut établir une distinction nette entre ce qui dépend des États souverains et ce qui doit relever d'une force commune gérée par l'Union européenne, en l'occurrence Frontex. La force publique est l'attribut souverain des États. Par conséquent, ce sont les États qui disposent des moyens physiques pour appliquer la politique européenne. Encore une fois, il n'y a pas de contradiction dans l'intervention de la marine nationale pour appliquer une politique européenne.

En revanche, il faut définir clairement la nature des missions dévolues aux patrouilles de marine. Lors d'un colloque sur la politique migratoire, organisé ici-même, au mois d'octobre dernier, un contre-amiral de la marine française nous expliquait que les rafiots des migrants recueillis en pleine mer étaient acheminés en Italie, car le droit de la mer oblige à considérer ces gens comme des rescapés et pas comme des migrants. Nous nous faisons ainsi les complices des passeurs. Il faudrait mettre en place un système juridique qui favorise l'inverse, en ramenant ces gens à leur point de départ.

La très grande majorité des migrants ne sont pas éligibles au droit d'asile. À quoi bon les acheminer en Europe pour les renvoyer après ? On nous dit qu'un million de migrants attendent en Afrique du Nord de pouvoir venir en Europe. Il faut à tout prix les empêcher de partir. Il est indispensable de construire un système juridique européen pour faire échec aux circuits imaginés par les passeurs. La politique européenne doit se greffer sur les moyens des États.

Tous les pays pratiquent les permis de séjour sous des formes variées. Ces permis sont accordés à des gens bien identifiés qui ne présentent pas de problème particulier. En Hongrie, ce système fonctionne pour l'instant. Nous sommes en train d'examiner son éventuel abandon. Beaucoup de pays pratiquent le même système avec des incitations qui peuvent varier : achat immobilier, achat de titres d'État, etc. Rien ne singularise la Hongrie.

Je ne vois pas comment il pourrait y avoir des migrants privés de liberté en Hongrie pour la bonne raison qu'il n'y en a pratiquement plus. On ne recense pas plus de 500 personnes dans les centres d'accueil en Hongrie, qu'ils soient ouverts ou fermés. Les migrants dont la demande d'asile a été acceptée ont poursuivi leur route vers d'autres pays ou se sont installés et ont trouvé un travail en Hongrie. Ceux qui n'ont pas souhaité attendre l'instruction de leur demande sont partis en Autriche, en Allemagne, en Suède ou ailleurs. Les privations de liberté ne visent que ceux qui ont commis des infractions. Rien d'étonnant à cela. Les délinquants sont sanctionnés dans tous les pays du monde.

Nous souhaitons que la Roumanie et la Bulgarie rejoignent la zone Schengen dès que possible. Cela dépend d'une part d'eux et évidemment des institutions européennes. Nous soutenons également un élargissement rapide de l'Union à des pays comme la Serbie ou la Macédoine pour assurer une jonction physique avec la Grèce.

En ce qui concerne Dublin, il faut garder à l'esprit que les migrants ne souhaitent pas s'installer en Hongrie ou en Grèce, mais visent l'Allemagne, la Suède ou le Royaume-Uni comme destination finale. Les autres pays ne sont que des points de passage. À quoi bon renvoyer en Grèce, en Hongrie ou dans d'autres pays des gens qui n'ont aucune intention d'y rester ? On ne peut pas faire fi des intentions des migrants. Ils ont payé des fortunes et risqué leur vie pour entrer en Europe avec un objectif précis : l'Allemagne, la Suède ou le Royaume-Uni.

M. André Gattolin. - La plupart des migrants qui arrivent en Hongrie transitent par la Serbie. Y a-t-il des passages par la Roumanie ?

M. György Károlyi. - La Roumanie tient sa frontière, y compris avec la Serbie. Il n'y a aucun passage.

M. André Gattolin. - Et l'Ukraine ?

M. György Károlyi. - C'est un cas particulier. Les mouvements sont extrêmement marginaux. Quelques Ukrainiens entrent en Hongrie, mais il n'y a pas de circuit organisé.

M. Yannick Vaugrenard. - Je vous remercie pour la qualité de votre présentation et pour la perfection impressionnante de votre français. Vos propos relativisent les difficultés que l'on croit avoir en France au sujet du droit d'asile. C'est sans commune mesure avec la situation que vous connaissez en Hongrie, même si votre pays n'est qu'un point de passage.

Les enjeux sont humanitaires, mais relèvent aussi de la géopolitique, avec notamment la question de l'élargissement de l'Union européenne. Vous nous dites qu'il faut empêcher les migrants de partir. J'ajoute qu'il faut surtout les empêcher d'avoir envie de partir, ce qui implique de s'interroger sur le rôle de l'Europe. Considérez-vous que l'Europe consacre suffisamment de moyens à l'aide au développement, ou ne doit-elle pas jouer un rôle beaucoup plus important en la matière, compte tenu de sa richesse et de son histoire ? Certains migrants fuient leur pays pour sauver leur peau. Cela pose le problème de la construction d'une Europe de la défense. Actuellement, de jeunes français risquent leur vie pour arrêter Daech, au Mali ou en Irak. Comment la Hongrie considère-t-elle la mise en oeuvre d'une Europe de la défense qui impliquerait une participation financière et physique de tous les États membres ?

M. György Károlyi. - Bien évidemment, l'Europe doit faire en sorte d'empêcher les gens d'avoir envie de quitter leur pays. La migration n'est pas une fatalité. Certains nous disent que les gens bougent, car c'est dans l'air du temps. Je ne le crois pas. Les gens bougent parce qu'ils y sont obligés et pas forcément pour de bonnes raisons. La migration en elle-même n'est pas un état normal. Les gens doivent pouvoir trouver leur bonheur là où ils sont nés et où ils ont leurs racines et leurs appuis. Le développement de l'Afrique est la clef pour éviter la migration. On nous dit que l'Europe est un nain militaire et un géant économique. Il lui revient de mettre sa puissance économique au service de l'aide au développement. Elle le fait déjà ; elle devrait sans doute le faire plus, en prenant ses responsabilités, notamment dans la création d'emplois en Afrique. C'est ainsi qu'on empêchera les gens d'avoir envie de partir. L'Europe a les moyens de cette politique, pour peu que la volonté existe.

Quant à la défense, la Hongrie a été l'un des premiers pays à lancer l'idée d'une armée européenne. Utopie ou lubie ? L'avenir le dira. C'est en tout cas l'orientation que nous souhaitons imprimer à la politique de l'Union, dans le respect total de notre attachement à l'Otan et aux armées nationales. Entre les deux, entre l'artillerie lourde et l'artillerie fine, il manque un échelon : celui d'une force européenne.

Nous savons que la France est en première ligne dans la défense de l'Europe, car depuis le Brexit, elle est devenue la grande puissance militaire de l'Union. La Hongrie a donné suite à toutes les demandes d'aide de la France pour participer à l'effort commun au titre de l'article 42-7 du Traité sur l'Union européenne. Nous avons déployé un contingent au Mali, un autre en Irak, soit environ 1 000 hommes qui participent à l'effort militaire. Il faut absolument que l'Union européenne développe une force de défense à la mesure de ses ambitions politiques et de sa dimension économique. Reste à définir comment.

M. Jacques Legendre. - Vous avez mis en doute l'utilité du déploiement d'une flotte de l'Union européenne au large de la Libye pour faire la chasse aux trafiquants. Il est vrai que ces navires sont surtout là pour sauver les malheureux que les trafiquants ont laissés sur les bateaux, relayant ainsi l'action de ces derniers. Mais comment installer des hot spots dans des États faillis, comme en Libye, ou des pays qui renâclent, comme la Tunisie ? Quant à ceux qui acceptent, ils imposent de lourdes exigences : la Turquie a pour ainsi dire rançonné l'Union européenne en échange de la mise en place des hot spots.

M. Jean-Louis Tourenne. - Votre discours m'inspire des inquiétudes quant à la philosophie même de l'Union européenne. D'abord, vous faites valoir, à l'appui de l'intégration de la Roumanie et de la Bulgarie dans l'espace Schengen, que ces États joueraient le rôle de zones tampons. C'est un peu mince... Schengen, c'est une véritable politique commune, non des mesures pour régler des problèmes ponctuels.

Plus gênant, vous demandez que la Hongrie puisse mettre en oeuvre, au sein de l'Europe, des dispositifs qui lui seront propres. Dans un contexte de fort scepticisme des populations vis-à-vis de l'Union européenne, un tel éclatement des politiques européennes, où chaque pays prendrait des initiatives sans discussion ni consensus, me semble porteur de danger. Nous avons besoin d'une Europe plus unie et intégrée, pas d'une Europe dispersée.

M. György Károlyi. - Certes, le gouvernement libyen ne contrôle pas l'ensemble du pays ; mais si l'on a conclu un accord avec la Turquie qui, pour le moment, est respecté, je ne vois pas pourquoi il serait impossible de l'obtenir auprès d'autres pays, avec la bonne volonté et la pression nécessaires. Ce ne sera pas facile, mais en partant perdants, nous n'y arriverons certainement pas. La Tunisie, la Libye et l'Égypte peuvent se montrer ouvertes à une collaboration avec l'Union européenne, pourvu que la négociation se déroule conformément aux usages internationaux. Il ne s'agit pas de leur forcer la main, mais de trouver un accord win-win avec ces pays qui sont également affectés par le problème.

Quant à notre position sur la Bulgarie et la Roumanie, je ne saisis pas le sens de votre question. Contrairement à ce qu'une certaine presse voudrait faire croire, la Hongrie ne fait pas cavalier seul. Nous avons une approche constructive ; comme De Gaulle, qui écrivait dans ses Mémoires : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France », nous avons notre idée de l'Europe que nous souhaitons faire partager, par la discussion, à nos partenaires. Ni notre gouvernement, ni notre population ne souhaitent en sortir. Nous nous y trouvons très bien. Mais nous estimons avoir le droit de faire valoir, comme d'autres, notre opinion. Je ne vois aucune distanciation vis-à-vis de l'Europe dans la politique menée par notre pays ; c'est pourquoi j'ai du mal à comprendre votre question.

M. Jean-Claude Requier, président. - Je vous remercie de vous être exprimé dans notre langue que vous maîtrisez admirablement.

Audition de M. Philippe Setton, directeur de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international, et de Mme Laurence Auer, directrice-adjointe

M. Jean-Claude Requier, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Philippe Setton, directeur de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international, accompagné de la directrice adjointe, Mme Laurence Auer, et de Mme Florence Lévy, adjointe au chef de service des politiques internes et des questions institutionnelles. Cette direction est notamment chargée du suivi de la définition et de l'application des politiques communautaires, en liaison avec le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), que nous auditionnerons la semaine prochaine, des questions juridiques et institutionnelles liées à la mise en oeuvre des traités et des relations avec les institutions communautaires.

Notre commission d'enquête a souhaité que vous lui présentiez l'historique et le fonctionnement de l'espace Schengen, ainsi que les récentes initiatives législatives visant à pallier les lacunes qu'ont mises en évidence les événements récents - la crise migratoire et la menace terroriste en particulier - et les perspectives de cet espace de libre circulation. Naturellement, nous sommes aussi intéressés par vos témoignages qui relateraient votre expérience sur le terrain.

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le fil conducteur de votre intervention. Après votre propos liminaire, j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun d'entre vous, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Setton, Mme Laurence Auer et Mme Florence Lévy prêtent serment.

M. Philippe Setton, directeur de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international. - Schengen met en oeuvre l'une des quatre libertés fondamentales de l'Union européenne : la liberté de circulation des personnes. C'est l'une de ses réalisations les plus concrètes, et l'une de celles auxquelles les citoyens sont le plus attachés. Chaque année, 1,25 milliard d'Européens se déplacent au sein de l'espace Schengen. Jean Pisani-Ferry a évoqué devant vous, hier, le coût du non-Schengen ; en mars 2016, la Commission européenne, dans sa communication intitulée « Revenir à l'esprit de Schengen », estimait que « la réintroduction totale des contrôles aux frontières au sein de l'espace Schengen occasionnerait des coûts directs immédiats de 5 à 18 milliards d'euros par an ».

Dès l'origine, la liberté de circulation a emporté deux conséquences liées dans l'esprit des concepteurs : la suppression des contrôles aux frontières intérieures à l'espace Schengen et la mise en oeuvre des mesures dites compensatoires prévoyant notamment une harmonisation des modalités de surveillance des frontières extérieures, la mise en oeuvre d'un visa Schengen uniforme pour les séjours de courte durée, les prémices d'une coopération judiciaire et transfrontalière et enfin la création du système d'information Schengen (SIS). De plus, le traité de Schengen prévoyait d'emblée la possibilité d'un rétablissement des contrôles aux frontières nationales en cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure d'un État membre.

Initialement négocié dans un cadre intergouvernemental et en dehors des traités européens, Schengen a progressivement été intégré dans l'ordre juridique de l'Union européenne à partir du traité d'Amsterdam de 1999, à travers les dispositions réglant le visa de court séjour, l'asile - la Convention de Dublin instaurant le principe de responsabilité du pays de première entrée - et la coopération policière.

Dernière manifestation de sa forte résonance politique, l'extension progressive de l'espace Schengen depuis le traité de 1985 signé par cinq États membres. Aujourd'hui, Schengen est considéré comme un élément d'intégration, voire d'appartenance à la famille européenne. C'est particulièrement vrai pour les deux derniers arrivés dans l'Union européenne, la Roumanie et la Bulgarie. L'espace Schengen compte 22 États membres, soit les 28 membres de l'Union européenne moins le Royaume-Uni et l'Irlande, la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie - qui a engagé le processus d'adhésion l'année dernière - et Chypre en raison de la division de l'île. S'y ajoutent l'Islande, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein qui ont le statut d'États associés.

L'espace Schengen a connu trois périodes de forte tension : des arrivées massives en provenance d'Afrique occidentale en 2004 et 2005 - la « crise des cayucos » -, les « printemps arabes » en 2011 et enfin la crise des réfugiés de 2014-2015, où les flux de personnes ont explosé sur les routes des Balkans, de la Méditerranée orientale et de la Méditerranée centrale. Cette dernière crise a mis en lumière des difficultés dont certaines dépassent le cadre du fonctionnement de Schengen : la mise en oeuvre du règlement de Dublin, mais aussi les sensibilités nationales sur les sujets migratoires et les difficultés de mise en oeuvre d'une solidarité effective entre États membres.

La crise a aussi mis en évidence la complexité objective du contrôle des frontières extérieures - près de 50 000 kilomètres, dont 80 % en zone maritime -, un manque de moyens, une contribution inégale, en volume et en qualité, des États membres de Schengen aux bases de données, une consultation aléatoire de ces bases en fonction des réglementations nationales et enfin les problèmes d'interopérabilité entre les bases de données.

Ces tensions ont conduit à une remise en chantier des règles de fonctionnement de l'espace Schengen. À la suite des « printemps arabes », l'article 29 du code frontières Schengen a été modifié pour autoriser le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l'espace du fait de « manquements graves dans l'exécution du contrôle aux frontières extérieures ». C'est sur cette base que le Conseil a autorisé, en mai puis en novembre 2016, cinq États membres à rétablir provisoirement ce contrôle au vu des manquements constatés en Grèce. Deuxième modification, la révision des procédures d'évaluation en 2013, donnant à la Commission la possibilité d'effectuer des contrôles programmés mais aussi inopinés, et lui attribuant un rôle accru, alors que le système précédent reposait sur l'évaluation par les pairs. Ces dispositions sont en application depuis 2015.

Face à la crise des réfugiés, la France et l'Allemagne ont obtenu la création en octobre d'un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, avec une montée en charge à compter de ce début d'année. La France s'est engagée à contribuer à la réserve d'intervention rapide à hauteur de 170 garde-frontières et garde-côtes sur un effectif total de 1 500. La deuxième modification, partiellement acquise, est celle du code frontières Schengen pour organiser le contrôle systématique aux frontières extérieures en entrée comme en sortie, y compris sur les citoyens européens. Elle a fait l'objet d'un accord politique entre le Conseil et le Parlement européen en décembre et attend sa validation formelle par ce dernier. Au cours des discussions, la France a obtenu la consultation obligatoire des bases de données européennes - le SIS, mais aussi le fichier Interpol - en plus de la consultation des bases nationales.

La Commission européenne a également proposé, en avril 2016, l'établissement d'un système entrée/sortie pour améliorer l'efficacité des contrôles, mais aussi identifier ceux qui abuseraient de leur droit de séjour régulier dans l'Union ; cet instrument sera utilisé pour surveiller les flux, mais aussi dans le cadre de la lutte anti-terroriste. En novembre, elle a proposé la création d'un système européen d'autorisation et d'information de voyages, sur le modèle de l'ESTA existant aux États-Unis, permettant d'évaluer le risque migratoire et sécuritaire présenté par une personne exemptée de visa avant son entrée dans l'espace Schengen. Enfin, le 16 décembre, la Commission a présenté un ensemble de textes réglementaires pour améliorer l'utilisation du SIS dans le champ de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, faciliter le recours à celui-ci dans les contrôles aux frontières et autoriser sa consultation pour le retour de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Ces propositions, dont les autorités françaises approuvent les orientations, seront examinées dans les prochaines semaines.

Le risque migratoire et sécuritaire renvoie également à d'autres instruments et initiatives, notamment les efforts en direction des pays tiers d'origine et de transit. Lors du sommet de La Valette, en novembre 2015, la création d'un fonds fiduciaire a été décidée. Des partenariats ont été mis en oeuvre, dans le cadre de paquets migratoires, avec cinq pays d'Afrique considérés comme prioritaires. Mme Federica Mogherini a présenté le 15 décembre au Conseil européen une évaluation de ce dispositif, faisant apparaître des progrès au Niger mais des résultats plus mitigés ailleurs.

Enfin, différentes initiatives législatives dans le cadre de la lutte contre le terrorisme sont à signaler, en particulier l'adoption définitive du Passenger Name Record (PNR) qui doit être mis en oeuvre d'ici à 2018 par les États membres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Il y a un dispositif d'évaluation associé au contrôle des frontières. La France a-t-elle été évaluée ? Des différences ont-elles été constatées dans la mise en oeuvre des règles dans les États membres, et quels moyens sont mis en oeuvre pour y remédier ? Quels sont les critères d'adhésion à l'espace Schengen ? À l'heure où deux pays souhaitent nous rejoindre, il est utile de les connaître.

La mise en oeuvre par la Grèce des obligations découlant du code frontières Schengen a-t-elle évolué ? L'usage commun des bases de données et l'échange d'informations sont le seul moyen d'assurer la pertinence du fonctionnement de cet espace. Les points de faiblesse sont-ils clairement identifiés et quelles démarches sont engagées pour y remédier ?

M. Philippe Setton. - Les États candidats à l'adhésion doivent se soumettre à une évaluation conduite par la Commission européenne ; ils doivent en particulier administrer la preuve de leur capacité à assumer la responsabilité du contrôle aux frontières extérieures pour le compte des autres États et à délivrer les visas uniformes de court séjour ; montrer leur capacité à coopérer efficacement avec les autres États de l'espace Schengen, notamment à travers la capacité technique à se connecter au système d'information sur les visas (VIS) et à exploiter les bases de données ; enfin, disposer des moyens humains et techniques du contrôle aux frontières terrestres, mais aussi aériennes et maritimes. Sur la base du respect de ces critères, le Conseil est invité, par une décision à l'unanimité, à approuver l'adhésion.

Les difficultés rencontrées lors des « printemps arabes », en particulier à Vintimille, à la frontière franco-italienne, avaient conduit à un renforcement des procédures d'évaluation adopté par le Conseil européen en octobre 2013. La procédure règle le choix des pays à contrôler, l'envoi de questionnaires, les contrôles sur pièces et sur place et, enfin, la possibilité de diligenter des missions inopinées. Sur cette base, la Commission européenne peut proposer des actions pour remédier aux dysfonctionnements qui sont notifiées à l'État concerné. Un suivi régulier est assuré à la fois par la Commission et le Conseil. Entrée en vigueur en 2015, cette nouvelle procédure semble plus efficace que la précédente : l'identification des dysfonctionnements, notamment dans le contrôle des frontières extérieures, était plus difficile dans le cadre d'une évaluation par les pairs.

La France a été évaluée en 2009, puis en 2016. Le rapport final de cette dernière évaluation, qui a notamment porté sur Calais, le contrôle des frontières extérieures et la délivrance de visas, devrait nous être communiqué dans les prochaines semaines.

M. Olivier Cigolotti. - Depuis que le contrôle des frontières nationales a été reporté sur les frontières extérieures, la collaboration policière et judiciaire et celle des services de renseignement sont devenues fondamentales. Quelles sont les contributions respectives des États membres au SIS ? La France a-t-elle formulé des propositions pour améliorer ce système aujourd'hui au coeur des discussions ?

M. Philippe Setton. - Le mécanisme d'évaluation prévoit des rapports réguliers de la Commission européenne. Le dernier en date porte sur le second semestre 2015. La Commission y soulignait une double difficulté : une contribution inégale des États membres aux bases de données et une consultation inégale de ces bases par les services autorisés à y accéder lors des opérations de contrôle aux frontières extérieures. C'est sur la base de ces constats que la Commission a présenté en décembre dernier ses propositions pour la réforme du SIS. Elle appelle à une interopérabilité accrue entre les différentes bases de données et une consultation plus systématique de celles-ci : SIS, VIS et bases Interpol, notamment le fichier des documents d'identité volés ou égarés.

M. Jean-Yves Leconte. - Le nombre d'Albanais demandant l'asile en France ne se réduit pas, ce qui assombrit les perspectives européennes de ce pays. Où en est l'établissement d'une liste des pays sûrs au niveau européen ?

Si l'intégration de la zone Schengen est renforcée, la France ne connaîtra-t-elle pas des difficultés, une partie de son territoire - l'outremer - étant située hors de la zone ?

La Convention de Dublin a acté le principe selon lequel chaque pays possédant une frontière extérieure de l'espace Schengen est responsable du contrôle de celle-ci. Avec la crise de 2015, une surveillance et une évaluation communes ont été mises en place : c'est le nouveau mandat de Frontex, très rapidement mis en oeuvre ; mais l'Italie et la Grèce enregistrent désormais presque tous les réfugiés dans la base de données Eurodac. Mais si aucune réforme du système d'asile, avec notamment des propositions de relocalisation, ne vient compléter ces mesures, ces deux pays se trouveront rapidement embolisés. Pour le moment, la réforme boite.

M. Philippe Setton. - Il est vrai que les règles et procédures d'asile font l'objet d'un détournement par des ressortissants albanais. C'est un sujet de préoccupation pour les autorités françaises, et surtout pour le ministère de l'intérieur, qui demandent régulièrement aux autorités albanaises d'assumer leurs obligations et d'améliorer le contrôle des départs. Ces éléments pèsent dans la question du maintien du régime d'exemption de visa pour ce pays ou de l'éventuelle application de la clause de sauvegarde.

J'avoue n'être pas en mesure de vous répondre sur les territoires outremer, et notamment les entrées de ressortissants français installés hors zone Schengen.

Nos autorités restent attachées au principe de la responsabilité du pays de première entrée, principe fondateur du système d'asile, destiné à éviter les mouvements secondaires et le shopping de l'asile. Elles tiennent aussi à ce que les contrôles et instructions soient faits aux frontières. Les récentes difficultés de certains pays de première entrée ne doivent pas remettre en cause ce principe, mais autorisent des mesures d'assistance - pour la Grèce, une assistance financière, technique via les agences européennes, et humanitaire. Notre réponse consiste à aider ces pays à renforcer leur propre organisation.

M. Jean-Yves Leconte. - Ce n'est pas tenable !

M. Philippe Setton. - La Cour de Justice de l'Union européenne a jugé, en 2011, que les conditions normales de traitement des demandeurs d'asile n'étaient pas satisfaites en Grèce, à l'aune des capacités techniques et du respect des droits fondamentaux. La crise des réfugiés ayant mis en lumière un manque de moyens, nous avons fait en sorte de les renforcer. Les équipes d'instruction des demandes d'asile ont par exemple été doublées ; c'est pourquoi la Commission européenne a proposé d'autoriser le renvoi des demandeurs d'asile en Grèce à partir du mois de mars - avec les précautions qui s'imposent compte tenu de la fragilité du système grec et de la nécessité de ne pas affaiblir les acquis. La Commission a reconnu les progrès des autorités grecques dans la maîtrise des flux. Cela montre la pertinence de la priorité donnée au renforcement des moyens des pays de première entrée.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Madame Auer, vous avez récemment été en poste en Macédoine, point névralgique de l'afflux de réfugiés situé hors espace Schengen. Pouvez-vous nous faire part de votre expérience ?

Mme Laurence Auer, directrice adjointe de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international. - J'y ai en effet été en poste jusqu'à l'été dernier. Entre mai et octobre 2015, jusqu'à 7 à 10 000 personnes ont franchi tous les jours la frontière entre la Grèce et l'ancienne République yougoslave de Macédoine. Il n'y avait, à l'époque, ni agence Frontex, ni moyens, ni mécanisme d'information.

Depuis, la situation s'est considérablement améliorée. Toutes les semaines, un document publié par la Commission et alimenté par les États membres - notamment les autorités grecques, retrace précisément les flux dans le cadre de la crise migratoire. Dès le début de cette crise, en mai 2015, les différentes ambassades de France concernées ont mis en place un circuit d'information, alimenté semaine après semaine et parfois jour après jour, pour prévenir un blocage à la frontière et mettre en place les mesures humanitaires nécessaires, le flux entre la Turquie, la Grèce et les Balkans étant trop important pour être géré par les autorités policières.

L'ancienne République yougoslave de Macédoine se situe en dehors de l'espace Schengen. Avec la Commission européenne et l'aide bilatérale de plusieurs États membres, des contrôles ont été mis en place à la frontière, assortis d'un dispositif financier et d'un appel à la coopération policière pour la sécurisation de la frontière. En août 2015, la frontière ne pouvant plus être contenue, les pays en amont ont pris des décisions unilatérales, actées par la suite par le Conseil européen.

Il convient de distinguer la situation post-attentats de novembre et le pic de la crise migratoire. Pour la résorber, l'Union européenne a négocié un accord avec la Turquie, avec des moyens financiers à la clé ; les pays des Balkans ont eux aussi reçu une aide, à travers des fonds de pré-adhésion, pour la lutte contre l'immigration clandestine et les passeurs et pour l'accueil humanitaire ; des ordinateurs et des policiers ont été mis à disposition pour l'enregistrement des migrants. Il était impossible de contrôler l'identité et la nationalité de ces derniers, qui passaient la frontière munis d'un simple document tamponné. La phase aiguë de la crise a pris fin en septembre 2015 avec la fermeture de leurs frontières par l'Autriche et la Hongrie. La route des Balkans n'a pas été rouverte et appelle toujours notre vigilance : en 2016, 123 000 franchissements illégaux de la Méditerranée orientale ont été dénombrés. La situation s'est améliorée en Grèce, comme notre directeur l'a rappelé ; mais elle reste difficile au sud de l'Italie.

La clause de sauvegarde sur les visas, après un accord politique intervenu entre le Conseil et le Parlement, est en cours de validation. Pour lutter contre les effets d'aubaine évoqués par M. Leconte, les ambassades ont appliqué strictement les conditions Schengen, quant aux conditions d'entrée. Les contrôles policiers ont été renforcés en concertation avec les États qui participaient à la surveillance, pour éviter que des ressortissants kosovars ou albanais n'utilisent la route des Balkans pour présenter des demandes d'asile, notamment en Suède et en Allemagne où des communautés sont établies.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Notre commission se donne pour but d'évaluer le fonctionnement du système, déterminer s'il a été amélioré à la faveur de la crise migratoire et faire la part du conjoncturel et du structurel pour travailler sur un dispositif pérenne. C'est pourquoi je me permets, avec l'accord de notre président, de vous demander des données plus précises pour alimenter nos travaux.

M. Pascal Allizard. - J'étais à Skopje pour le compte de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) il y a quelques semaines. Si le dispositif a été amélioré, il reste quelques trous dans la raquette, notamment au niveau des aéroports et en direction de l'Espagne.

M. Jean-Claude Requier, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 12 h 20.