Mercredi 7 novembre 2018

- Présidence de Mme Catherine Fournier, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 20.

Audition de MM. Pierre Cahuc, professeur d'économie à Sciences Po, Christian Saint-Étienne, titulaire de la chaire d'économie industrielle au CNAM et Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes

Mme Catherine Fournier, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre série d'auditions en séance plénière avec une table ronde d'économistes qui va nous permettre de prendre de la hauteur avant de nous plonger dans le détail des nombreuses dispositions de ce projet de loi, relatif à la croissance et à la transformation des entreprises. Nous avons ainsi le plaisir d'accueillir M. Pierre Cahuc, professeur d'économie à Sciences Po, M. Christian Saint-Etienne, titulaire de la chaire d'économie industrielle au CNAM et M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes.

L'objectif affiché de ce texte est « la croissance des entreprises, à toute phase de leur développement ». Nombreux sont les thèmes abordés au travers des 196 articles que le Sénat doit examiner. En effet, ils concernent à la fois, par exemple : la compétitivité des entreprises, devant découler de mesures de simplification ; le soutien à l'innovation, dont le financement proviendrait de privatisations ; le partage de la valeur ajoutée, avec un renforcement de l'intéressement, de la participation et de l'actionnariat salarié ; le financement des PME, via l'accès facilité aux marchés financiers ou l'orientation de l'épargne ; ou encore la facilitation du rebond des entrepreneurs et des entreprises en difficulté.

Au-delà d'une action sur les instruments de politique économique et sur l'environnement juridique des entreprises devant avoir un impact sur leur croissance, le projet de loi propose une nouvelle définition de la place des entreprises dans la société.

En examinant toutes ces dispositions, les sénateurs vont procéder à un travail important évidemment en termes de volume mais surtout parce que l'enjeu pour les entreprises est essentiel. Afin d'opérer des choix pertinents lors de nos travaux législatifs, nous nous réjouissons d'entendre dès à présent nos trois intervenants.

Messieurs, je vous propose de nous livrer, chacun votre tour, une première analyse de ce projet de loi pendant 5 à 10 minutes au plus. Nous tenons à préserver un temps d'échange avec les rapporteurs et l'ensemble des membres de la commission spéciale ici présents, qui auront certainement beaucoup de questions à vous poser. Je tiens à excuser l'absence de M. Michel Canevet, retenu par d'autres obligations.

Enfin, je vous informe que cette audition, ouverte à la presse et au public, fait l'objet d'une captation vidéo retransmise sur le site internet du Sénat.

M. Pierre Cahuc, professeur d'économie à Sciences Po. - La philosophie générale de ce texte me semble bonne. C'est un ensemble de mesures qui sont les bienvenues, dans la mesure où les faiblesses des entreprises françaises sont bien connues. Elles ont été bien listées dans le projet de loi. Les outils proposés sont intéressants en matière de simplification, de création d'entreprises, de seuils d'effectifs, de soutien à l'épargne, de représentation des salariés dans l'entreprise.

Étant donné l'ampleur de ce texte, je me contenterai de faire deux remarques. La première est plutôt une suggestion visant à ajouter un élément dans un texte certes déjà bien fourni. Il me semble qu'un des freins très importants à la croissance des entreprises n'est pas pris en compte dans ce projet de loi. Ce qui conditionne beaucoup cette croissance et leurs créations est l'adaptation du coût du travail à la conjoncture, à la situation particulière de chaque entreprise. Or, la France est caractérisée par un ensemble réglementaire très particulier, reposant sur l'extension systématique des conventions collectives. Les ordonnances de septembre 2017 ont certes introduit la possibilité pour le ministre de faire appel à une commission pour limiter cette extension. Mais, cette possibilité reste pour l'instant très peu exploitée. Or, plusieurs travaux, portant sur des exemples étrangers, montrent que ces extensions ont un impact très important, notamment sur les petites entreprises et sur l'emploi. Lors de la récession de 2008, la très forte rigidité de la structure des salaires a contribué à l'inadaptation des entreprises. Une suggestion - que j'ai déjà faite au ministre - consisterait à adopter un dispositif qui soit proche de celui existant pour les seuils d'effectifs : donner aux entreprises pendant un certain délai - par exemple les entreprises de moins de cinq ans d'âge - la possibilité de pouvoir être exonérées de l'application des conventions collectives, lorsque celles-ci sont étendues. En principe, les entreprises qui adhèrent à une organisation patronale ayant signé une convention collective sont nécessairement couvertes. Mais, elles sont également couvertes, si la convention est étendue bien qu'elles ne fassent pas partie d'une organisation patronale qui ait signé cette dernière. Ce serait un point important pour permettre la création d'entreprises. En effet, il y a une forte hétérogénéité des conventions collectives, avec des dispositions qui sont souvent assez complexes, et qui sont beaucoup plus adaptées aux grandes qu'aux petites entreprises.

Ma deuxième remarque est une critique et porte sur la modification de l'article 1833 du code civil. Il est proposé d'ajouter à cet article le fait que la société soit gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Les débats parlementaires à l'Assemblée nationale montrent que cet article suscite beaucoup d'inquiétude. Je pense que cette dernière est fondée. Le texte est flou, les notions d'enjeux sociaux et environnementaux peuvent être interprétées très différemment. Une fois encore, la stratégie choisie par le texte consiste à laisser à la jurisprudence le soin de définir les termes et la portée de cet article. Or, les magistrats français ont une connaissance assez limitée de la situation des entreprises. Les expériences précédentes qui ont été menées, dans des domaines que je connais mieux, en matière de licenciement par exemple, ont apporté des résultats peu satisfaisants. On a laissé à la jurisprudence le soin de définir la notion de « cause réelle et sérieuse » en matière de licenciement. Cela a abouti à la quasi-disparition des licenciements économiques. Licencier est toujours une mauvaise affaire
- évidemment - mais la disparition des licenciements économiques a pour contrepartie une très forte dualisation du marché du travail, des inégalités très importantes. Je pense que nous faisons face au même risque. Il serait important de préciser la portée de ces termes et de ne pas laisser la main à la jurisprudence qui va, au fil du temps, donner un contenu à cette notion de manière assez anarchique et sans fil directeur.

M. Christian Saint-Etienne, titulaire de la chaire d'économie industrielle au CNAM. - Je vous remercie pour votre invitation. J'ai regardé ce texte qui s'intitule « plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises ». Comme mon collègue, je dirai que l'ensemble des mesures vont plutôt dans le bon sens. C'est un ensemble de mesures qui auront un impact vraisemblablement positif, mais extrêmement limité sur la croissance. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas voter l'essentiel des dispositions incluses dans ce texte.

Il faut aborder les points du texte qui pourraient avoir un effet négatif sur la croissance. Pierre Cahuc vient d'évoquer l'article 1833. Je pense qu'il est impératif que le Sénat mette tout son poids pour qu'on retienne cette idée de responsabilité sociale ou environnementale, mais que ce soit une option, pour l'entreprise, de l'intégrer dans son objet social.

Depuis longtemps, j'ai fait le constat que nous autres, économistes, sommes peu écoutés. Aussi, j'essaye toujours de me demander comment parler aux gens pour que cela les frappe. Je me suis amusé à cet exercice. Le ministre qui soutient la modification de cet article a dit que « l'entreprise ne peut plus se résumer à la seule recherche de profit ». Dit comme cela, au journal de 20 heures, cela donne un message très fort. Mais, je vous propose un raisonnement parallèle, sur le sujet qui passionne le plus les Français : le sport. On obtient alors la réflexion suivante : « pour les sportifs de haut niveau, le sport ne peut se résumer à la recherche de médailles ». On va ainsi modifier toute la politique sportive de la France, on va demander à ceux qui courent le 100 mètres et qui s'entraînent depuis de nombreuses années pour arriver en finale, de devoir aussi penser à l'état des pistes - ce qu'ils font certainement -, ou de s'intéresser à la formation des jeunes - ce qu'ils feront une fois qu'ils auront eu des médailles. Pensez-vous que la France, qui se plaint souvent d'être très mal classée dans les compétitions internationales, va avec cette nouvelle politique, gagner plus de médailles ? Nous souhaitons tous que nos entreprises soient des sportifs de haut niveau. C'est en effet le seul moyen de créer des emplois. Si on souhaite avoir des entreprises qui vivotent, on fait tout pour multiplier les obstacles - toujours à partir d'une bonne raison -, mais si on souhaite qu'elles avancent rapidement, il ne faut pas modifier l'essence de l'article 1833 du code civil, en place depuis deux siècles. Elle est d'ailleurs comparable à ce que l'on trouve dans d'autres pays comme les États-Unis ou l'Allemagne.

Cela me rappelle les débats sur les 35 heures. On pensait, avec cette réforme, être plus malin que les autres économies. Or, cette mesure a entraîné un effondrement de notre économie en relatif.

Par ailleurs, vous allez en tant que sénateurs, comme nous experts, beaucoup travailler. Le gouvernement va vous écouter. Mais, soyons réalistes : il cassera l'essentiel des modifications que vous proposerez au texte, et pour celles qui resteront, il les fera modifier par l'Assemblée nationale et ainsi fera fi du travail du Sénat et de cette commission. Je résume la situation avec la même brutalité que celle que j'ai utilisée pour juger de l'impact de toutes nos années de recherches sur le débat politique et économique. Une fois ce constat fait, est-il bon que le Sénat prenne les 196 articles et fasse des modifications de virgules ? Certes, c'est un travail qui est nécessaire. Mais en tant que citoyen attentif à la position économique de la France dans le monde, j'aimerais que deux ou trois points clés ressortent du travail du Sénat, qu'ils soient très fortement portés par celui-ci, de telle sorte que si le gouvernement à l'Assemblée nationale les éradique, il doive le justifier au sein d'un vrai débat.

Le premier point sur lequel je souhaite insister est celui du seuil de 50 salariés. Le texte supprime l'essentiel des dispositions du seuil de 20 salariés. Or, il se trouve que pour le seuil de 50 salariés, la marche a été augmentée par les ordonnances sur le travail. Jusqu'à 49 salariés, le débat social peut se faire très simplement entre l'entrepreneur et un simple représentant du personnel. L'obligation de référer les débats à un syndicat démarre à 50 salariés. On sait que l'on avait dans les bases INSEE 2,5 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés. Sur la seule base des ordonnances, on va passer à 4 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés, et avec le texte qui est présenté, on va passer à 6 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés. Or, au conseil d'analyse économique, nous avions travaillé il y a dix ans, sur la croissance des entreprises. Lorsque l'on regarde la croissance des entreprises, il y a trois seuils de transformation qui sont des seuils de mutations managériale et organisationnelle. Ils se situent à 30, 70 et 200 salariés. De manière schématique, un entrepreneur ordinaire, normalement talentueux, dirige très facilement 25 personnes. Pour passer à 70 salariés, cela est plus compliqué. Il faut commencer à se doter d'un certain nombre de postes d'encadrement pour suivre la production, les ventes. Ensuite, pour passer à 200 salariés, il faut se doter d'un véritable comité exécutif avec un directeur de la production, et un directeur financier. Ces seuils réels ne sont jamais pris en compte par le législateur. Or, et de manière constante depuis 20 ans, les entreprises françaises passent aussi bien que les entreprises allemandes le seuil de 30 salariés, mais deux fois moins d'entreprises françaises passent le seuil de 70 salariés par rapport aux entreprises allemandes. Celles qui passent le seuil de 70 salariés passent le seuil de 200 salariés dans les mêmes proportions que les entreprises allemandes. Ainsi, le seuil de 70 salariés est le principal blocage de l'économie française. Or, à partir de 50 salariés, on impose un nombre colossal d'obligations à l'entreprise, alors même que du fait de la vie naturelle de l'entreprise, elle n'a pas à ce moment-là l'encadrement nécessaire pour traiter ces obligations sociales ni d'organisation spécifique liée à la réglementation. J'espère qu'il y aura parmi vous quelqu'un qui portera très fortement un amendement pour porter le seuil de 50 à 100 salariés. En effet, le seuil de 50 salariés est en dessous de la nécessité de transformation que l'entreprise opère toute seule à 70 salariés. Si ces obligations sont imposées à 100 salariés, l'entreprise à la capacité managériale de les traiter. À 50 salariés, elle ne les a pas. C'est la raison pour laquelle, beaucoup d'entreprises s'arrêtent à 49 salariés. Vous bloquez la création de centaines de milliers d'emplois de cette façon. Je vous exhorte à vous battre sur ce seuil, - quitte à tomber au champ d'honneur -, afin que l'ensemble de la société française comprenne l'importance de ce blocage au seuil de 50 salariés.

Enfin, ce texte, qui est une succession de mesures, ne dispose d'aucune vision stratégique. La France est en train de perdre des parts de marché de manière massive depuis 20 ans. Le décrochage démarre en part de marché en 1999. On constate par ailleurs une accélération du décrochage en 2004, où apparaît un déficit extérieur croissant. Nous sommes dans la situation du double déficit : extérieur et interne. Or, le déficit extérieur est plus grave que le déficit interne. Si nous avions un excédent extérieur, cela signifierait que le déficit public est financé par l'épargne interne. Mais, le double déficit est très effrayant dans un contexte de transformation géopolitique du monde. Or, ce texte ne comporte aucune stratégie de réindustrialisation. C'est une collection de mesures utiles, mais qui ne produira pas d'effets. La seule mutation clé qui pourrait intervenir dans ce texte, est le doublement du seuil de 50 à 100 salariés.

M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes. - J'avais peur que nous nous assoupissions tous dans un consensus mou sur ce texte plein de bonne volonté et d'idées assez simples, ressassées depuis de très nombreuses années. Il est évident qu'il faut essayer de renforcer la capacité de développement des PME. Qui pourrait aller contre ces affirmations ? Je craignais dès lors de dire la même chose que mes collègues. Or, je constate que nous avons des désaccords.

Je me suis réjoui un instant de ne pas être sénateur, car je souhaite bonne chance à celui qui va proposer le doublement du seuil de 50 à 100 salariés.

Je vais commencer par quelques remarques rapides sur ce texte qui est en réalité très confus. Les sujets évoqués sont très spécifiques. Christian Saint-Étienne a raison de rappeler qu'il n'y a pas de stratégie claire dans ce dispositif.

Le premier sujet que je souhaite aborder ne concerne pas, pour moi, les petites et moyennes entreprises. J'ai beaucoup entendu Jean-Dominique Senard et Nicole Notat. Ils ont une énergie farouche pour défendre une vision du capitalisme du XXIème siècle. Mais celle-ci est en réalité dédiée aux grandes entreprises. Cette idée de changer les articles 1833 et 1835 du code civil me parait à la fois très sympathique, et inappropriée. Lors des rencontres d'Aix-en-Provence, le seul moment où la salle entière s'est levée et a applaudi d'une seule voix est lors du discours de Jean-Dominique Senard. Certes, c'était un discours formidable, mais qui concernait l'avenir du monde et non le projet de loi PACTE.

Par ailleurs, il s'agit de s'interroger sur les bonnes modalités permettant de favoriser la croissance et le développement des entreprises. Il faut rappeler qu'elles représentent la moitié de l'économie de notre pays. Les propositions sont bonnes. Elles ont été chiffrées par un document du Trésor - qui m'a rendu une fois de plus un peu sceptique sur ma discipline - indiquant que le texte permettra d'avoir une croissance un pourcent plus élevé. Je ne vois pas comment ce chiffre a été calculé. Mais, dans tous les cas, on peut dire que ces mesures sont plutôt positives. Certes, on peut encore rajouter des mesures, celles proposées par mes collègues par exemple, d'autres visant à lutter contre la complexité que rencontrent les entreprises pour se développer.

Mais, il y a un sujet qui n'est pas clairement évoqué dans le texte : pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire croitre des entreprises au-delà des 250 millions d'euros ? Pourquoi nos entreprises vont se vendre aux États-Unis, au Japon, en Chine ou en Allemagne ? Cela reste un mystère non élucidé aujourd'hui. Il me semble que ce point pourrait être rajouté à la discussion.

Un troisième volet, auquel nous sommes tous les trois très attentifs, est celui de l'innovation. Le texte raboute ce sujet avec celui des privatisations. Reconnaissez que le lien est un peu ténu ! Les 15 milliards d'euros que l'on espère de ces privatisations paraissent intéressants. Mais quel est le rapport avec les 250 millions d'euros que l'on va sortir pour favoriser l'innovation ? En outre, ce montant de 250 millions d'euros est très en dessous des besoins de l'innovation. Les trois privatisations, qui vont permettre à la France de se désendetter un peu, ne sont pas identiques et l'une d'entre elles me pose problème. Cela ne me paraît pas être une très bonne idée de privatiser la Française des Jeux. La privatisation d'Aéroport de Paris, à condition d'être bien encadrée car on touche au domaine public de la sécurité notamment, a dans les faits déjà été lancée. Près de la majorité d'Aéroport de Paris est déjà privatisée. En revanche, en ce qui concerne Engie, et comme je suis inquiet sur le secteur de l'énergie en France, je trouve que l'idée d'avoir un oeil de l'État - vu négativement jusqu'à maintenant - sur ce secteur me paraît tout à fait défendable.

Enfin, il y a un quatrième sujet - que je connais le mieux - concernant l'épargne retraite. C'est un sujet en soi. J'ai été à plusieurs réunions à la fédération française de l'assurance. Cette dernière était inquiète par le fait que l'on soit passé d'un stade où le client pouvait sortir sa rente sans le capital, à pouvoir sortir le capital. Or, à l'idée d'une sortie du capital, tout assureur commence à avoir des sueurs froides, car cela est la négation de son métier. On vous explique en outre que plus l'horizon est lointain, plus on peut prendre de risques. J'ai un argument inverse : si vous expliquez à une personne de 30 ans qui ouvre une épargne retraite pour avoir une rente dans 40-45 ans, qu'elle ne peut pas récupérer son argent assez rapidement, elle renoncera à utiliser ce dispositif. Mais, pour moi, ce sujet est peut-être le plus important de tous. En ce qui concerne les autres thématiques, les privatisations auront lieu, les modifications de seuil se feront, M. Senard et Mme Notat continueront à défendre des positions respectables et intéressantes.

Il faut réfléchir à la réforme des retraites et aux sujets liés, notamment la dépendance. Or, l'enjeu n'est pas les 30 milliards d'euros de dépendance que nous dépensons aujourd'hui, mais les 60 à 70 milliards d'euros que nous dépenserons dans les quinze ans qui viennent. Vous le voyez, nous sommes sur un ordre de grandeur complétement différent des 250 millions d'euros prévus en faveur de l'innovation. À titre d'illustration et pédagogique, si aujourd'hui on payait 9 euros les aidants qui soutiennent gratuitement quelqu'un souffrant d'une maladie neurodégénérative ou incapable de vivre seul, cela coûterait 164 milliards d'euros. Les sujets de retraite, de financement de la dépendance sont majeurs pour la société française. Or, on nous propose de rabouter le PERCO, le PERP, les articles 83 et d'annoncer un plan d'épargne retraite qui aurait deux qualités : on autoriserait les individus à sortir soit en capital, soit en rente, et ils pourraient en sortir plus facilement pour pouvoir acheter leur résidence principale. Ce sont des points intéressants. Mais je suis critique sur la faiblesse de ce dispositif - sans pouvoir cependant proposer de solutions. Au moment où on imagine le rapprochement des régimes de retraite - et je souhaite que la mission confiée à M. Delevoye trouve un aboutissement - on va s'apercevoir que pour de nombreux compatriotes de ma génération, les retraites prévues sur les vingt prochaines années vont diminuer de façon significative. Cela était inscrit dans la réforme Balladur de 1993. C'est un fait inexorable. Aussi, vous ne pouvez pas gérer ce point si vous ne donnez pas aux gens le sentiment qu'il y a des instruments complémentaires. Pour moi, cet instrument complémentaire est l'épargne retraite. Celui-ci ne peut pas être l'assurance vie qui dure quatorze ans en moyenne, mais joue fiscalement sur huit ans.

Si on avait une épargne retraite plus constituée que ce qu'est aujourd'hui l'assurance vie, on aurait la capacité d'utiliser cette épargne pour financer plus favorablement l'économie. Cela rejoint ce que disaient mes camarades sur notre capacité à financer les entreprises qui sont aux alentours de 250-300 millions d'euros.

Je suis admiratif de ce texte, de la proposition de Christian Saint-Etienne qui est courageuse, je suis d'accord avec ce qu'a proposé Pierre Cahuc. Mais cela ne résout pas nos problèmes. J'insiste sur la nécessité de retravailler sur l'épargne retraite qui n'est pas au niveau de nos réflexions et de l'intelligence du Sénat.

Mme Élisabeth Lamure, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos et salue votre conviction pour exprimer vos idées. On dit que pour faire croître les entreprises françaises deux leviers doivent être utilisés : l'innovation et l'exportation. En ce qui concerne l'innovation, M. Lorenzi, vous avez indiqué que le texte était très nettement insuffisant. Voyez-vous d'autres leviers afin d'arriver à financer cette dernière ? En ce qui concerne le développement à l'export pour nos entreprises, pensez-vous que le dispositif mis en place avec les nouvelles compétences et missions de Business France est à la hauteur pour répondre aux besoins d'exportation de nos entreprises françaises ?

M. Saint-Étienne, vous avez indiqué que les économistes étaient peu entendus. En France, y a-t-il une culture économique défaillante ? Faut-il commencer dès l'âge scolaire à enseigner autrement l'économie ? Y a-t-il d'autres actions à mener ?

En ce qui concerne le texte, je souhaitais évoquer la question des seuils. C'est un sujet que nous avons souvent abordé au Sénat. À la délégation aux entreprises en 2015, nous avions publié une étude de l'IFO qui montrait qu'une très grande majorité des entreprises françaises, lorsqu'elles arrivent à l'approche de 50 salariés ne se développent plus. Les entrepreneurs utilisent alors diverses stratégies : l'emploi temporaire, la robotisation, la création d'une deuxième société... Sur la base de ces éléments, au Sénat, nous avons par deux fois proposé et voté le doublement de ces seuils, et notamment celui de 50 salariés. Nos travaux n'ont pas été retenus à l'Assemblée nationale. Nous sommes nombreux ici à avoir l'intention de remettre cette question sur le métier.

Je souhaitais également vous interroger sur le seuil concernant le contrôle légal des comptes et l'intervention d'un commissaire aux comptes. Comment appréhendez-vous l'impact économique de ce relèvement des seuils de certification légale ? Deux sujets ont été abordés à l'Assemblée nationale : d'une part les comparaisons européennes avec l'exemple de l'Italie et de la Suède qui reviendraient à des seuils inférieurs après un bilan négatif de cette expérience ; d'autre part la performance des PME certifiées. Sur ce deuxième point, Jean Tirole a indiqué que ces PME connaissent une meilleure croissance et affichent une meilleure trésorerie dès qu'elles sont certifiées.

M. Christian Saint-Étienne. - Certes, le Sénat a déjà proposé le doublement du seuil de 50 salariés et il y a eu des tentatives sur les 25 dernières années à l'Assemblée nationale. Il faut s'interroger sur la raison pour laquelle toutes ces tentatives échouent, et anticiper les obstacles. C'est une science difficile car très politique et médiatique. Je pense que l'obstacle principal qui va se dresser est celui des syndicats. Ces derniers vont dire que l'on souhaite les sortir des entreprises. Il faut anticiper cette critique. Tout d'abord, les syndicats sont très peu présents dans les entreprises de moins de 250 personnes. Passer le seuil de 50 à 100 salariés ne touchera quasiment pas le fait syndical, auquel je suis par ailleurs très favorable. Le problème de nos entreprises dans le contexte social n'est pas la force des syndicats mais au contraire leur extrême faiblesse. Si nous avions des grands syndicats gestionnaires à l'allemande, nous aurions certainement évité beaucoup de problèmes. Or, en France, nous avons de petits syndicats, ultrapolitisés, et qui ne sont pas là pour faire grandir les entreprises, mais pour tenir un discours politique - à l'exception de la CFDT. Les syndicats Sud et la CGT sont dans la situation que je viens de décrire. Je rappelle que la CGT a liquidé l'imprimerie française sur les trente dernières années par son action dans ce domaine. D'autres secteurs ont connu la même évolution. Si nous avions des syndicats plus forts, nous aurions une économie plus forte, grâce à des syndicats conscients des contraintes sur le développement économique. Les ordonnances de l'automne dernier ont encouragé la discussion au sein des entreprises en dessous de 49 salariés. On peut envisager de favoriser davantage encore la discussion au sein des entreprises. On pourrait imaginer de compenser le doublement du seuil de 50 salariés par une obligation de discussion sur la stratégie de l'entreprise, afin que la discussion à l'intérieur de l'entreprise ne concerne pas que les salaires et les conditions de travail, mais qu'il y ait une vraie réflexion collective sur l'évolution à long terme de l'entreprise. Cela obligerait les représentants du personnel à entrer dans une démarche stratégique.

Si on veut réussir cette opération, il faut clairement dire que cela ne va pas affaiblir les syndicats. L'éclosion d'une réflexion sur la stratégie et le devenir des entreprises leur sera, au contraire, favorable.

En outre, il est absolument crucial d'expliquer que, de même que l'on ne demande pas les mêmes choses à un enfant de huit ans, à un adolescent et à un adulte, de même on ne peut pas avoir les mêmes obligations pour une entreprise de trente, de soixante-dix ou de deux cents salariés. On commet la même erreur que celle commise au moment des 35 heures. La seule expérience du marché du travail de Martine Aubry était l'entreprise Péchiney, qui était à la fois une grande entreprise et une entreprise industrielle. Les 35 heures n'ont eu aucun impact sur les grandes entreprises industrielles. Mais elles ont dévasté le secteur des services, qui représente 80 % de notre économie. Les services les plus touchés ont été les services publics. D'ailleurs, l'hôpital public ne s'est pas encore remis des 35 heures. Tout cela n'a pas été vu au moment du vote de la loi, qui a été faite pour les grandes entreprises très capitalistiques. La part de la masse salariale dans la valeur ajoutée dans les grandes entreprises est autour de 10 à 15%. Dans les services, on est à 60%. Quand on manipule les règles sociales, cela n'a pas les mêmes impacts dans les grandes entreprises industrielles et internationalisées que dans les petites. Ce seuil de 70 salariés est central. Je le répète : à partir de 70 salariés, une entreprise est obligée de se doter d'un comité de direction, le chef d'entreprise est obligé de se doter d'un certain nombre de collaborateurs qui vont l'aider à traiter les questions de personnel, commerciales et de production. Les obligations sociales supplémentaires, si elles viennent au-delà de ce seuil, ont un impact très limité. Mais, si vous les mettez à 50 salariés, cela a un effet dévastateur. Le législateur devrait tenir compte des contraintes du monde réel lorsqu'il vote la loi.

En ce qui concerne l'audit, la solution n'est pas de le supprimer, mais d'aller vers un véritable audit simplifié pour les petites PME. La science comptable est encore plus malléable que la science économique. Je me rappellerai toujours des résultats des banques aux États-Unis pour le troisième trimestre 2008. Les banques ont annoncé dans les huit jours de la fin du trimestre - vers le 8 octobre - des pertes colossales. Le régulateur américain a modifié la règle en disant qu'il faut revenir aux coûts historiques. Une banque, à trois jours d'intervalle a annoncé pour le troisième trimestre 2008 trois milliards de dollars de perte dans le premier cas et trois milliards de dollars de gain dans le second cas. La comptabilité est une science des normes qui sont malléables. Avoir un regard extérieur sur le fonctionnement de l'entreprise par un auditeur me semble une bonne chose. En revanche, laisser une entreprise de 80 personnes face à un auditeur avec une obligation d'audit peut la mettre dans une situation financière difficile, si elle doit régler des honoraires de 7 000 à 8 000 euros. On peut imaginer avoir un audit simplifié et réglementé à 2 000 ou 3 000, qui ne coûterait pas trop cher à l'entreprise, et en même temps fiabiliserait ses chiffres.

L'économie n'est pas le seul domaine où les « experts » ne sont pas entendus. Il y a un rejet des experts de manière générale depuis une vingtaine d'années qui traduit l'impossibilité de discuter rationnellement des sujets. Le problème politique central, pour moi, est l'absence de diagnostic partagé. Paradoxalement, en 1945, il y avait un diagnostic partagé. Le patron du parti communiste en 1945 a fait le tour des carreaux de mines afin d'enjoindre les mineurs à travailler 48 voire 50 heures par semaine, car il fallait réapprovisionner la France en énergie. On a reconstruit la France pendant les Trente Glorieuses. Aujourd'hui, sur beaucoup de sujets, il n'y a pas de diagnostic partagé. Surtout, il y a une incompréhension générale du monde politique, médiatique et du monde enseignant des contraintes économiques. C'est un triple déficit qui n'existe pas ailleurs.

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je ne partage pas tout à fait l'opinion de Christian Saint-Etienne. Sa description d'un monde parfait autour de la France alors que dans notre pays se concentreraient toutes les méconnaissances me paraît excessive.

M. Christian Saint-Etienne. - Les résultats de la France ne sont pas satisfaisants. Nous avons un taux de chômage deux fois plus élevé que les autres pays. En outre, l'Allemagne a des excédents extérieurs.

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je suis soucieux que le Sénat n'élargisse pas le sujet. Les deux questions que vous avez posées sur l'innovation et les exportations sont très vastes. Il est déjà très compliqué de traiter le projet de loi PACTE en tant que tel.

Pourquoi notre pays, qui a les mêmes qualités et les mêmes défauts qu'il y a vingt ans, qui avait une industrie assez solide, assez diversifié, s'effondre en quinze ans ? Cela reste pour moi un mystère. Les raisons sont multiples, mais cela supposerait d'y consacrer du temps.

Sur l'innovation, le diagnostic est plus favorable. Il y a des domaines de technologies où nous nous révélons être le pays le plus dynamique en Europe.

Le fait de savoir s'il faut ou non un commissaire aux comptes relève de l'intuition. Je défie qui que ce soit d'avoir une idée définitive sur la question. Je pense qu'il ne faut pas trop compliquer la vie des petites entreprises. Si on veut qu'elles fonctionnent, essayons de ne pas trop alourdir leurs comptes d'exploitation.

Je n'ai jamais cru que notre pays était incompétent en économie. On ne devient pas la quatrième puissance économique du monde par hasard. Je prends toujours l'exemple de Puteaux et Courbevoie. Au début du XXème siècle, il y avait 223 entreprises qui y fabriquaient des voitures. C'était un état d'esprit. Mais, je ne sais pas pourquoi notre pays s'est écarté de cette trajectoire. En revanche, je peux évoquer le rôle des économistes dans la société française. La seule rupture qui avait été introduite il y a maintenant une vingtaine d'années, c'était le conseil des économistes qui était auprès du Premier ministre. L'idée était de débattre de l'économie. Ceci a été très utile sur un plan académique - les travaux étaient de très bonne qualité -, mais un peu moins dans l'économie réelle. La seule mesure reprise par les pouvoirs publics est la prime pour l'emploi. C'est un pur produit du conseil des économistes. Les quatre derniers présidents n'ont jamais eu un économiste auprès d'eux. Dans notre société sont considérés comme compétents en économie les administrateurs de l'INSEE - c'était le cas dans ma jeunesse, mais peut-être moins vrai maintenant -, et l'inspection des finances. Toutes les erreurs macroéconomiques qui ont été faites, une fiscalisation trop rapide, sont dues à une non-association d'économistes - comme cela se fait pourtant dans tous les autres pays du monde - qui travaillent depuis de longues années sur la conjoncture économique, aux réflexions de politiques économiques. J'ai peur que l'on ne modifie pas fondamentalement cet état de fait, car l'actuel Président de la République est lui-même inspecteur des finances. C'est un mouvement très profond qui ne se limite pas à l'idée selon lequel les cours d'économie au lycée ignorent le mot d'entreprise. Certes c'est vrai, mais ce n'est pas le fond du sujet. Les erreurs de politiques économiques menées depuis quelques années sont liées au fait qu'il n'y ait pas d'économistes associés. Économiste est un métier à part entière et une vraie compétence. Or, cette dernière n'est pas reconnue dans notre pays. Nous sommes le seul pays où le gouverneur de la banque centrale ne peut pas être un académique, alors que c'est le cas dans la plupart des pays. Mais on ne va pas résoudre ce problème par le projet de loi PACTE.

M. Pierre Cahuc. - Le projet de loi PACTE est un ensemble de mesures hétéroclites qui vont potentiellement dans le bon sens. Il ne s'agit cependant pas d'un changement systémique, à l'exception de l'inclusion de la responsabilité sociale et environnementale. C'est la raison pour laquelle le changement de l'article 1833 est potentiellement dangereux. On voit, d'une part, un empilement de mesures qui apportent des changements marginaux - par exemple sur l'accompagnement des exportateurs pour lequel depuis des années les mesures se cumulent. En revanche, il y a une modification systémique qui peut changer la vie des entreprises. Que va-t-il se passer si l'entreprise décide de délocaliser sa main d'oeuvre ? Va-t-on considérer qu'elle respecte ses engagements vis-à-vis de sa responsabilité sociale et environnementale ? Sur quelles bases les juges vont-ils décider ? On entre dans un monde totalement inconnu. C'est très inquiétant. Il est important de préciser les termes de cet article. J'ai l'impression que la bataille est déjà perdue sur le fait de pouvoir le rendre optionnel. Mais au moins, il faut sécuriser cet article. Dans le cas contraire, je crains que le projet de loi PACTE ne soit qu'un empilement de mesures changeant marginalement des choses sur la création d'entreprises - sûrement dans le bon sens mais qui vont mettre du temps à être mises en oeuvre -, avec d'autre part un changement structurel qui peut, à l'image de certains aspects des 35 heures, avoir des effets négatifs sur la performance économique. La mère des batailles sur le projet de loi PACTE est cette mesure.

M. Jean-François Husson, rapporteur. - Le projet de loi PACTE est le plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises. J'ai entendu vos observations. Ce texte plaît à tout le monde car il est confus ou touffu. Si on a besoin de faire croître les entreprises, c'est pour que les entreprises françaises réussissent mieux à l'interne, mais surtout à l'international. Le but est de faire de la France et de ses entreprises une puissance exportatrice, avec un solde positif. Selon vous, voyez-vous dans ce projet de loi les germes d'une contribution positive qui conforterait la compétitivité de notre économie et de nos entreprises ?

Pour moi, un sujet important dans la réussite des entreprises dans leur fonctionnement et dans leur vie est la transmission. Il y a des mesures qui sont prévues pour améliorer certains points. De votre point de vue, sont-elles suffisantes ?

En ce qui concerne l'épargne retraite, je ne suis pas sûr qu'il y ait autant de polémique entre les gestionnaires d'actifs et les assureurs. Je crois que ce débat doit nous permettre de disposer de bonnes conditions pour un débat objectif, serein et lucide sur la question de la vie avant et après la retraite, c'est-à-dire entre le système de répartition et le système de capitalisation. Les discussions sur l'épargne retraite entrent dans ces réflexions. Que l'on trouve des modalités d'assouplissement, je suis d'accord, mais il ne faut pas tomber dans le travers américain, et multiplier les solutions à tout bout de champ, en cours, au milieu, aux trois quarts, à la fin du contrat. Le deuxième sujet essentiel est la question de la dépendance. C'est en effet un dossier refermé depuis 10 ans. Vous nous avez fait toucher du doigt, certes avec un raisonnement caricatural mais qui a le mérite de poser le débat, le coût des bénévoles.

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je partage votre approche. Il faut prendre les Français comme ils sont. Chaque fois que l'on a imaginé un allongement de la durée de vie des contrats d'assurance vie, on s'est aperçu que la majorité des Français ne le souhaitait pas. Ils renouvellent leurs contrats d'assurance vie, mais ils ne souhaitent pas en être prisonniers. Ma conviction est que cette affaire d'épargne retraite est peut-être un moyen d'échapper à cette difficulté majeure et de permettre aux entreprises de disposer de dix, vingt ou trente millions d'euros de plus pour se développer. On est piégé par l'assurance vie à laquelle on ne peut pas toucher.

Il y a quelques années, des notions comme celle de « fonds de pension » étaient très mal perçues. Les débats que l'on a eus à l'époque étaient d'une stupidité absolue. On a perdu énormément de temps. Beaucoup d'instruments existent - j'ai évoqué l'article 83, le PERP, le PERCO, le PERPA qui a fortement cru. La proposition qui vous est faite est pour le moment une harmonisation, une mise en ordre. Je trouve que c'est insuffisant pour les deux raisons que vous avez évoquées : cela ne résout pas les problèmes majeurs que l'on va avoir dans les années qui viennent. Les réactions sur la CSG des retraités ont été très fortes. Il faut savoir que l'on met sous le vocable de retraités une dispersion de situation plus importante que chez les actifs. Il faut trouver le moyen de financer notre économie. On ne peut pas le faire avec l'assurance vie, car on est piégé par une série de dispositifs interdisant l'investissement.

Chacun voit dans ce texte le moment de faire passer une mesure qu'il considère comme phare. Pour Christian Saint-Étienne, il s'agit du doublement du plafond de 50 à 100 salariés, pour Pierre Cahuc, c'est la non-modification l'article 1833 du code civil. Pour moi, c'est l'épargne retraite.

M. Christian Saint-Etienne. - Comme cela vient d'être dit, le débat sur les retraites entre répartition et capitalisation est piégé depuis 40 ans, car les syndicats cogèrent le système des retraites. Cela influe sur les décisions. Un jour, il faudra opérer vis-à-vis des syndicats la même transformation que l'on a opérée vis-à-vis des partis politiques : on a donné 600 ou 700 millions d'euros aux partis politiques pour financer leurs activités. Il faudra faire de même pour les syndicats, et mettre fin à la cogestion d'un ensemble de systèmes, car nous n'arrivons pas à les faire évoluer à la vitesse souhaitable. Les points de blocage de ce type sont très puissants.

Sur le financement des entreprises, les fonds de pension sont le seul moyen de financer l'essor des entreprises, surtout dans un moment très particulier que nous connaissons depuis 20 ans : celui de la révolution numérique. Pendant les Trente Glorieuses, les entreprises françaises se sont bien développées. On était dans la deuxième révolution industrielle et l'économie de rattrapage. On se finançait beaucoup par le crédit bancaire. Dans une économie en mutation, avec les particularités de la nouvelle révolution industrielle faisant notamment que « le gagnant gagne tout », les banques sont très prudentes en matière de financement. Notre système de financement reposant principalement sur les banques est en difficulté pour financer des entreprises qui veulent croitre rapidement, dans des activités en forte évolution.

Si on veut éviter le débat idéologique sur les retraites, on peut facilement montrer que le système optimal, pour beaucoup de raisons, notamment mathématique et statistique, est un système qui est à moitié en répartition et à moitié en capitalisation. Aucun système unique n'est bon. On observe d'ailleurs que dans aucun pays du monde, c'est tout en répartition ou tout en capitalisation. En outre, si on prend en compte un élément sociologique - à savoir que très peu d'individus sont capables de se projeter à 40 ans -, il est souhaitable de mettre en place des systèmes institutionnels qui font que les gens épargnent malgré eux. En prenant en compte cette contrainte sociologique, l'optimum est certainement un système de transfert de revenu de l'activité vers l'inactivité. Lorsque l'on parle d'un système de retraite, on est toujours dans un schéma de transfert de revenus d'activité vers l'inactivité, probablement avec un ratio deux tiers en répartition, un tiers en capitalisation. Or, la France est aujourd'hui autour de 96-97 % en répartition et 3 ou 4 % en capitalisation. De plus, cette capitalisation est essentiellement versée à 2 ou 3 % de la population. Cela signifie que 97 % de la population est à 100 % en répartition. Comme il se trouve que l'on vient de vivre une période de vingt ans au cours de laquelle les taux d'intérêt réels étaient supérieurs aux taux de croissance, on s'est privé de l'enrichissement collectif qu'aurait permis la création de fonds de pension. Si en 1982, au lieu de ramener la retraite de 65 ans à 60 ans on avait mis en place des fonds de pension, le niveau de vie en France serait peut-être de 15 à 20 % supérieur à ce qu'il est actuellement. Dans la situation actuelle, une première idée est d'allonger la durée de l'assurance vie. Jean-Hervé Lorenzi a expliqué la résistance des Français sur ce point. On pourrait imaginer de mettre en place un compartiment d'assurance vie à quinze ans, avec des avantages fiscaux un peu plus significatifs, pour ceux qui laisseraient leur fonds au-delà de quinze ans.

Les directives Bâle 3 et Solvabilité 2 qui sont des réglementations européennes ont massivement contribué à l'effondrement des investissements de long terme en actions. Cela a fortement favorisé les investissements des Américains, des Japonais et des Chinois en Europe. On se retrouve dans la situation où le capital européen, notamment le plus stratégique, que ce soit en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni, est en train de passer dans des mains non-européennes. On est déjà en difficulté en Europe et on donne tous les instruments pour se faire battre.

Je ne sais pas de quelle marge de manoeuvre vous disposez dans le cadre des débats sur ce projet de loi, mais il serait intéressant de proposer la création d'un instrument unique pour essayer d'augmenter l'importance des fonds actuellement investis - qui sont de l'ordre de 200 milliards d'euros, face au 1 700 milliards de l'assurance vie. Certes on peut faire grandir les 200 milliards de 10 %, mais on ne sera toujours qu'à 220 milliards d'euros. Si on peut faire basculer 100, 200 ou 300 milliards d'euros de l'assurance vie dans des compartiments à plus de quinze ans, on aura progressé dans le financement des entreprises. Il est utile d'ouvrir une négociation avec le gouvernement sur ce point.

M. Jean-Louis Tourenne. - Je souhaite tout d'abord vous remercier pour votre présentation claire, mais aussi orientée. Cela nous incite, Madame la Présidente, à inviter lors d'une prochaine audition des économistes ayant une vision différente de l'entreprise et de son évolution.

Un certain nombre de choses qui ont été dites sont intéressantes. En outre, souvent les économistes se trompent, et l'évolution ne se fera peut-être pas dans le sens que vous avez indiqué.

En matière d'épargne retraite, je souscris à l'idée de M. Lorenzi. Mais, pour moi, il y a deux obstacles sur lesquels nous devons nous pencher. Lorsque l'on parle d'économie, on oublie parfois de parler des femmes et des hommes directement concernés et qui peuvent pâtir ou bénéficier des mesures proposées. Je trouve intéressant de vouloir développer l'épargne retraite pour financer les entreprises, compte tenu du volume que cela peut représenter. Il n'en reste pas moins que toutes les entreprises ne financeront pas l'épargne retraite, ou ne la mettront pas en place, car cela repose sur le volontariat. Par conséquent, nous aurons parmi les citoyens, ceux qui pourront bénéficier au moment de leur retraite d'un apport supplémentaire, et les autres.

En outre, je crains - mais il me semble que vous n'êtes pas hostile à cette idée - que cela ne serve d'alibi aujourd'hui, dans le cadre de la réflexion sur les retraites pour diminuer les retraites acquises. Mais, comme les situations sont inégales, on risque d'avoir des injustices très fortes entre les Français, ce qui n'est pas de nature à favoriser la cohésion sociale, ni le dynamisme et la vitalité des entreprises.

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Vous avez raison de dire que les économistes se trompent souvent. Mais, comme nous ne partageons pas exactement les mêmes idées, il y a une chance que l'un de nous ait raison.

La question des retraites est compliquée dans tous les pays pour deux raisons : tout d'abord, elle revient, d'une manière ou d'une autre, à imaginer des transferts entre les générations. Or, les générations sont comme les êtres humains : elles sont à la fois altruistes et égoïstes. Il est traditionnel que le partage des richesses entraîne un peu de tensions entre les générations. Cela me frappe lorsque l'on dit que ma génération est victime de l'idée qu'il y a transfert. Il suffit de prendre la vie d'un homme sur une cinquantaine d'années. Il a subi des évolutions auxquelles il ne pouvait rien - par exemple les taux d'inflation ou les taux d'intérêt qui lui ont permis d'acquérir un bien immobilier, ce qui est important en France. 60 % des retraités sont propriétaires de leurs logements. Ce qui apparait pour certains comme une logique absolue - j'ai cotisé pendant n années, j'ai donc droit à tel montant de pension - dépend dans les faits largement de ce qui s'est passé pendant toutes ces années en termes de croissance. On oublie que l'évolution des retraites est liée à des paramètres sur lesquels nous n'avons pas le moindre impact. Deuxièmement, on sait, si on suit les transformations qui ont pu avoir lieu sur les régimes de retraite, à travers les quatre grandes réformes - celle d'Édouard Balladur, les deux de Nicolas Sarkozy et celle de François Hollande -, ce qu'il va se passer dans vingt ans. En termes de revenus relatifs entre les actifs et les retraités, on aura une détérioration assez significative, de l'ordre de 20 %. Cela n'a aucun rapport avec les évolutions actuelles. À l'époque, j'avais imaginé de commencer à constituer une épargne retraite, qui aurait une contrepartie. En effet, il faut qu'il y ait un accord entre les générations. La retraite demande un effort à des jeunes générations. Or, 70 % des moins de 35 ans considèrent qu'ils n'auront jamais de retraite. Ma conviction est qu'il faut mettre dans la Constitution le fait que le régime par répartition perdurera dans des conditions de respect des droits des jeunes générations. Il me semblait que l'on pouvait imaginer ce qui fut lancé par Lionel Jospin - l'idée d'un fonds de réserve obligatoire qui avait tous les avantages, car il s'agissait d'un fonds de pension collectif. Malheureusement, ce dernier avait été destiné à accueillir toutes les recettes des privatisations, et il a été pompé au fur et à mesure que les gouvernements successifs avaient besoin d'argent.

Si on considère que les entreprises vont abonder les dispositifs d'épargne retraite, il est clair que cela crée de profondes inégalités entre les grandes entreprises et les petites. Mais, c'est déjà le cas aujourd'hui. Il n'y a pas une PME en France qui a un article 83. Vous soulevez un problème que je trouve essentiel, mais qui existe et qui va s'amplifier, car il va y avoir une tension sur les financements complémentaires de retraite beaucoup plus importants pour la génération qui va arriver dans les dix à quinze prochaines années que pour ma génération. Il faut trouver une solution. L'équilibre existant aujourd'hui n'est pas tenable, y compris sur les problèmes d'inégalités entre les personnes travaillant dans les PME ou dans les grandes entreprises. Ce qui se passe aujourd'hui sera multiplié par cinq ou dix dans les décennies qui viennent.

M. Philippe Dominati. - J'ai bien compris que la loi ne fera pas de mal. Mais comment peut-elle faire du bien ? Comment lui rendre une tonicité, permettant d'apporter quelque chose de positif au pays ? Deux sujets n'ont pas été évoqués : la particularité du Brexit et la place financière de Paris. Y a-t-il une amélioration qui pourrait doper notre pays pour se tenir prêt ? En outre, la fiscalité n'a pas été évoquée, comme si on considérait que dans ce pays le taux de prélèvement n'était pas un handicap économique sur nos exportations. Je souhaite que M. Saint-Etienne nous explique ce que l'on pourrait faire pour rattraper notre retard en France pour répondre à la révolution du numérique. Nous avons des laboratoires à Paris où on essaye de développer des start-ups sur le plan du numérique. Quel dispositif original pourrait-on avoir, afin d'offrir un particularisme à nos sociétés dans la révolution numérique ?

M. Christian Saint-Etienne. - Je vais rapidement évoquer le sujet des retraites en capitalisation. On peut rendre les fonds de pension obligatoires, au même titre que la répartition. Rien n'interdit de dire que toutes les entreprises et les salariés doivent cotiser à des fonds de pension. J'avais même fait une proposition de créer des fonds de pension « de gauche », l'idée étant que vous ayez des conseils de surveillance paritaires, avec des appels d'offre pour que les fonds soient gérés par des spécialistes. Mais, il ne faut surtout pas que l'épargne des salariés soit investie dans les actions de leurs entreprises.

Je souhaite souligner, comme l'a fait Pierre Cahuc, que dans cette loi, il y a trente ou quarante dispositions centimétriques qui vont dans la bonne direction, et une bombe nucléaire qui va potentiellement dans la mauvaise direction. Cela sera dommage de passer sur la question de l'article 1833. En effet, il pourrait faire des dégâts cent fois plus graves que tous les avantages que pourraient amener la loi. Si le Gouvernement insiste sur ce point, je pense qu'il faut simplement lui proposer que cela soit une option supplémentaire. La loi prévoit déjà deux ou trois types d'objectifs pour les entreprises. Il s'agirait d'en ajouter un de plus.

En ce qui concerne le Brexit, il est clair que ce qui nous bloque en matière d'attraction des sièges sociaux et des centres de direction sur la France, est le poids de la fiscalité et des cotisations sociales. Il y a une trentaine d'années, on avait mis fin à une mesure qui plafonnait les cotisations maladie. Dans un contexte où on réfléchit à la transformation du système, replafonner les cotisations maladie à cinq fois le SMIC pourrait être un moyen d'attirer des financiers, mais également des spécialistes de l'intelligence artificielle. Aujourd'hui, un ingénieur spécialisé dans l'intelligence artificielle est payé 300 000 euros. Si ce revenu déclenche des charges de cotisations sociales qui sont trois plus élevées qu'en Allemagne, on créera le centre avancé de recherche en Allemagne et non en France. Le Sénat pourrait avoir, au-delà de la loi, une mission d'analyse et d'information sur le replafonnement des cotisations maladie. On peut parfaitement imaginer que cela soit conjoint avec les allocations chômage. Le gouvernement est en train de se diriger vers un plafonnement des allocations chômage. On pourrait dire qu'il y a un système d'allocation chômage et d'assurance maladie entre zéro et trois, quatre, ou cinq SMIC, et qu'au-delà cela relève de l'assurance privée. Il ne faut pas seulement attirer les financiers, mais il faut surtout attirer les entrepreneurs de la révolution industrielle.

Le gouvernement, sur la fiscalité, a fait un pas décisif avec la suppression d'une partie de l'ISF. Je pense qu'il faudra aller jusqu'au bout sur l'IFI, quitte à imaginer des mesures compensatoires. Le pacte social est très important, le pays peut s'enflammer rapidement sur ce genre de sujet. J'ai réfléchi à la création d'un impôt de GINI. Le coefficient de GINI sert à mesurer les inégalités. On pourrait, en supprimant totalement l'ISF et l'IFI, imaginer avoir un impôt sur la rémunération globale et qu'au-delà de 100 000 euros par exemple, il y a un impôt de GINI de 1%. Ainsi, si vous avez une rémunération globale de 110 000 euros, vous payerez un impôt supplémentaire de 1 % sur 10 000 euros. Cette nouvelle vision de la fiscalité remplacerait la fiscalité sur le capital. Elle aurait l'avantage de rapporter autant, voire beaucoup plus et surtout de ne plus être un blocage en termes d'attractivité pour la place de Paris.

J'ai publié la semaine dernière un article dans le Figaro sur la révolution numérique. Il faut s'interroger sur la raison pour laquelle le Président de la République a globalement échoué ces quinze derniers mois à transformer les institutions européennes et donc à parler à l'Allemagne. On peut évidemment citer les difficultés internes sur le plan politique allemand et l'affaiblissement de Mme Merkel. Mais il y a une clé d'explication venant du fait que l'on ait eu un discours français sur le budget de la zone euro, mais pas de discours allemand sur le même sujet. Nous avons proposé de faire un budget qui financerait de la redistribution, alors que le ministre de l'économie allemand, pour sa part, était prêt - il s'est exprimé à ce sujet en juillet dernier - à mettre en place un fonds commun entre la France et l'Allemagne pour financer la révolution technologique. Cela permettrait de rattraper une partie de notre retard. Le ministre allemand a même proposé un fonds immédiat de 10 milliards d'euros. Mais il n'y a pas eu de réponse de la France. Très souvent, ce sont des dialogues de sourds entre la France et l'Allemagne, et l'Europe est démunie sur ce sujet.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - En ce qui concerne le financement de nos entreprises et plus particulièrement des TPE et des PME, que pourrait-on faire pour s'attaquer au sujet du renforcement de l'investissement des Français vers des start-ups ? Cela doit-il passer par une incitation fiscale en proportion des risques pris ? Il existe un certain nombre de dispositifs aujourd'hui, mais ils n'ont pas eu l'effet escompté. Je pense au PEA-PME, au financement participatif. Cela pourrait-il passer par un déplafonnement de ces dispositifs ? Il y a de grands enjeux et le projet de loi n'y répond pas.

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Ce qui fera bouger les choses c'est un investissement sur le temps long. Je ne partage pas l'opinion de mes camarades sur l'article 1833. Je m'occupe d'un pôle de compétitivité qui s'appelle « finances et innovation ». Je leur suggère de venir à nos réunions, où la plupart des gens ont intégré ce principe de responsabilité sociale et environnementale. Il est clair que le sujet environnemental fait partie du débat. Je suis d'accord avec Pierre Cahuc sur l'idée que le juge n'est pas toujours habile. Certes, la proposition de M. Senard et de Mme Notat n'est pas adaptée aux PME. Mais, il est évident, qu'on le dise ou pas, que dans les faits il y aura une évolution de nos entreprises pour prendre en compte des critères qui seront autres que le résultat.

M. Christian Saint-Étienne. - il faut relever le plafond du PEA-PME et même du PEA général. Il faut prendre en compte les caractéristiques sociologiques des pays. Les Français sont friands d'avantages fiscaux. S'ils sont prêts à mettre leur argent dans des plans parce qu'il y a des incitations, utilisons ce levier. Mais cela reste des ruisseaux qui vont dans la bonne direction ; si l'on veut des financements majeurs il faut mieux s'intéresser aux propositions faites plus tôt : créer un compartiment dans l'assurance-vie. Certes, il doit exister des contraintes constitutionnelles, notamment si on veut utiliser ce projet de loi pour introduire des fonds de pension - au motif que cela ne soit pas son objet. Mais cela peut conduire à lancer une mission de réflexion au Sénat sur les fonds de pension, afin de porter peut-être une proposition de loi. Il faut éviter que la création de fonds de pension soit une source d'inégalités supplémentaires. Mais, si on met en place des abondements bien calibrés, avec une obligation générale, je ne vois pas pourquoi cela fonctionnerait moins bien que la répartition.

Jusqu'à 50 salariés, nos entreprises se développent aussi bien que les entreprises allemandes ; et au-delà de 5 000 salariés, elles se développent même mieux que leurs homologues allemands. Mais, il existe un énorme trou entre 50 et 5 000 salariés. Cela fait trente ans qu'on l'a identifié, mais on ne prend jamais de mesures suffisamment fortes. Aussi longtemps que l'on refusera les fonds de pension, on aura ce problème.

Jean-Hervé Lorenzi parlait du fait que la France et sa sociologie n'aient pas évolué ces vingt-cinq dernières années. Mais c'est le monde qui a changé. Il y a trente ans, on était dans un modèle de deuxième révolution industrielle et de rattrapage. On est maintenant dans un monde de troisième révolution où ce qui compte, c'est l'innovation. Le rattrapage peut être financé par les banques, l'innovation de rupture ne peut être financée que par du capital investissement. Ce qui fonctionnait bien il y a trente ans ne fonctionne plus aujourd'hui. Si on considère que l'on ne peut pas changer de grands systèmes d'organisation de retraite et de financement de notre économie en raison de blocages culturels et sociologiques, alors il est inutile de réfléchir aux moyens de dynamiser nos entreprises.

M. Pierre Cahuc. - Je me permets de faire référence à une note du conseil d'analyse économique qui s'intitule « faire progresser nos PME », qui a été signée par tous ses membres. Elle souligne les freins essentiels des PME. Par rapport à d'autres pays, le financement n'est pas le sujet de premier ordre. Il s'agit plutôt de l'environnement réglementaire et du coût du travail. C'est sur ces leviers qu'il faut jouer. Le projet de loi PACTE va potentiellement créer de l'insécurité juridique sur cet article 1833. Il ne faut pas le sous-estimer. D'autres leviers existent pour inciter les entreprises à prendre en compte l'environnement. On peut augmenter la représentation des salariés par exemple dans la gestion des entreprises. Cela est fait marginalement dans cette loi et pourrait être amplifié. Je pense que ce sont des leviers plus efficaces, pour mieux représenter l'ensemble des parties prenantes. De même, on pourrait jouer sur des taxes environnementales. Mais la modification de l'article 1833 est extrêmement dangereuse car il agit sur l'un des freins identifiés par le conseil d'analyse économique.

M. Christian Saint Etienne. - Nous partageons tous l'idée que les entreprises ont des obligations environnementales et sociétales. Mais, il ne faut pas le mettre dans la loi. Cela doit se faire par des incitations. Une telle disposition législative sera utilisée par des gens qui s'en serviront dans d'autres buts que l'amélioration environnementale et sociétale.

Mme Catherine Fournier, présidente. - Je souhaite vous remercier. Je souhaite également modérer les propos de M. Tourenne. Nous avons, à la suite à une réunion de bureau, sollicité différentes personnes, mais vous avez été les plus réactifs et les plus disponibles. Il n'y a donc pas eu de choix idéologique pour la constitution de cette table ronde.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 15 h 55, est reprise à 16 heures.

Table ronde consacrée aux privatisations réunissant MM. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État, Emmanuel de Rohan Chabot, président de l'association française des jeux en ligne (FJEL), François Ecalle, président de FIPECO et Yves Crozet, économiste des transports

Mme Catherine Fournier, présidente. - Mes chers collègues, nous ouvrons maintenant notre seconde table ronde de l'après-midi, consacrée à la question des privatisations.

J'ai le plaisir d'accueillir pour en débattre MM. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État, Emmanuel de Rohan-Chabot, président de l'Association française des jeux en ligne (AFJEL), François Ecalle, président de FIPECO et Yves Crozet, économiste des transports.

Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation, et je vous propose de commencer par des interventions liminaires par lesquelles vous nous donnerez votre appréciation sur les dispositions prévues par le projet de loi et, si vous le souhaitez, les privatisations en général.

Nous passerons ensuite à une phase de questions-réponses avec le rapporteur en charge de cette partie de la loi, M. Jean-François Husson, ici présent, puis avec l'ensemble de nos collègues qui souhaiteront vous interroger.

M. Vial pourrait commencer par nous donner la vision gouvernementale de la question, puis M. Ecalle exprimera son point de vue concernant l'intérêt financier et budgétaire des privatisations pour l'État, ainsi que les risques liés au processus de mise en concurrence et à la définition des modalités de régulation des activités privatisées. Enfin, M. Crozet se concentrera sur les enjeux liés à la privatisation d'Aéroports de Paris (ADP) et M. de Rohan-Chabot sur les enjeux de la privatisation de la Française des jeux (FDJ), en particulier pour les acteurs du secteur concurrentiel.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse et au public et fait l'objet d'une captation vidéo retransmise sur le site internet du Sénat.

Monsieur Vial, vous avez la parole...

M. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État. - Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir bien voulu me convier à ce débat préliminaire aux travaux de la commission spéciale, auxquels participera le ministre lui-même.

Les dispositions relatives à la privatisation du projet de loi PACTE voté en première lecture à l'Assemblée nationale s'inscrivent dans une évolution de la doctrine de l'État actionnaire qui a été validée et rendue publique par le Gouvernement et par M. Le Maire, ministre de l'économie et des finances, lors de la présentation de la loi, au mois de juin, devant le conseil des ministres.

Un mot sur l'histoire de cette doctrine : l'État est aujourd'hui actionnaire d'un portefeuille d'environ 110 milliards d'euros, soit un peu plus de 80 milliards d'euros de participations dans des sociétés cotées et une trentaine de milliards dans des sociétés non cotées, dans lesquelles il est majoritaire ou qu'il détient intégralement.

Ces participations sont le fruit des grandes vagues de nationalisation qui se sont succédées après la seconde guerre mondiale, puis en 1982, 1986 et 1993, et du processus de retrait progressif de l'État d'un certain nombre d'entreprises, notamment de service public, qui intervenaient dans des secteurs qui ont été dérégulés, comme l'énergie, les télécommunications, la poste, etc.

Jusqu'en 2004, l'État actionnaire agissait, investissait, traitait son portefeuille sans doctrine formalisée. Ce sont les décisions successives du Parlement et des gouvernements qui tenaient lieu de doctrine.

En 2014, une doctrine a été établie, fixant quatre lignes directrices et visant à expliquer l'état de détention du portefeuille. Celles-ci comptaient notamment une ligne directrice, où l'État était censé investir ou garder des participations dans des entreprises « participant à la croissance économique française et européenne ». À dire vrai, c'était assez vaste, puisque ceci permettait à l'État d'investir dans n'importe quelle entreprise dès lors qu'elle était en croissance et qu'elle avait un impact important sur l'économie nationale ou européenne.

En réalité, cette doctrine n'avait pas vraiment de portée opérationnelle. C'est la raison pour laquelle, en 2017, le Gouvernement a souhaité la clarifier et la simplifier, avec deux idées très simples. Premièrement, il était absolument nécessaire d'être plus sélectif dans l'utilisation des finances publiques, l'immobilisation d'argent public dans des sociétés en particulier commerciales sans mission de service public ne correspondant plus à la nécessité du moment. En second lieu, il était préférable d'affecter de l'argent public à des investissements du futur, d'où la création du fonds pour l'innovation, qui sera alimenté par le produit des privatisations.

Nous avons formalisé cette doctrine autour de trois lignes directrices. En premier lieu, l'État investit dans les entreprises relevant de la souveraineté nationale, essentiellement celles dépendant du secteur de la défense et du secteur du nucléaire civil ou y intervenant massivement, c'est-à-dire essentiellement EDF et Orano. La deuxième ligne directrice est de rester présent dans les grandes entreprises de service public nationales, pour lesquelles la seule régulation des activités exercées en monopole ne suffit pas à s'assurer du bon exercice du service public, ou bien des entreprises de service public local pour lesquels la régulation n'est pas suffisante. Les grands ports maritimes font partie de ce champ. La troisième ligne directrice reste évidemment valide : ce sont les entreprises dans lesquelles l'État doit intervenir lorsque celles-ci ont une situation financière critique et font peser un risque systémique à un secteur ou à l'économie nationale.

C'est la raison pour laquelle nous sommes intervenus dans Dexia, afin d'éviter une nouvelle crise bancaire majeure, ou bien dans le secteur automobile, comme PSA en 2014, afin de sauver le groupe de la faillite.

Ces trois lignes directrices guident l'action du Gouvernement, et le ministre de l'économie et des finances a clairement rappelé ces trois piliers. Ceci explique les choix qui ont été faits dans le cadre de la loi PACTE concernant la privatisation d'ADP et de la FDJ, et afin de donner plus de flexibilité dans le capital d'Engie, où la législation actuelle oblige l'État à être au minimum à 33 % dans le capital.

Voici le cadre général que fixe la loi PACTE. Le ministre aura l'occasion de le redire : l'objectif est que les ressources de cessions par l'Agence de participation de l'État viennent alimenter le fonds pour l'innovation de rupture, qui est aujourd'hui une poche d'actifs dont les revenus sont consacrés exclusivement à l'innovation de rupture.

Ainsi, les ressources qui seront tirées de la privatisation d'ADP et de la FDJ viendront contribuer au fonds. Pourquoi ces entreprises plutôt que d'autres ? D'abord parce qu'il faut actuellement, dans les entreprises dans lesquelles l'État est majoritaire, l'autorisation du Parlement pour pouvoir passer en dessous du seuil de 50 %. À l'inverse, beaucoup des autres entreprises dans lesquelles l'État est majoritaire ou détient 60 % relèvent de la première catégorie, c'est-à-dire la défense et la souveraineté, ou de la seconde catégorie.

C'est le cas, je le disais, d'entreprises de défense : il n'est pas question de privatiser Naval Group ou de descendre dans le capital de KNDS, nouvelle société créée avec les Allemands dans le domaine de l'armement terrestre. Il n'est pas non plus question de privatiser EDF ou Orano, de même - et votre assemblée y a pris part - pas plus que de privatiser la SNCF ou La Poste qui fait par ailleurs l'objet, dans le cadre de la loi PACTE, d'une disposition particulière permettant la création d'un grand pôle public financier, notamment pour accompagner les territoires.

Le choix des sociétés qui sont aujourd'hui dans le portefeuille s'est porté sur ADP et FDJ. ADP est une entreprise dont le rendement est aujourd'hui l'un des plus faibles du portefeuille. C'est une entreprise déjà cotée, la loi de 2005 ayant transformé l'EPIC en société anonyme et cotée.

La FDJ est quant à elle un projet assez ancien. Elle compte déjà des actionnaires minoritaires. L'État a décidé de rester actionnaire minoritaire à hauteur d'environ 20 %, afin de garder un contrôle étroit au regard de la jurisprudence européenne sur la privatisation de monopoles dans le domaine des jeux.

Telle est la philosophie générale de la loi PACTE et des dispositions relatives aux privatisations. Naturellement, si votre assemblée vote la loi, et si l'Assemblée nationale la confirme, la réalisation de ces opérations, une fois la loi promulguée, dépendra d'un certain nombre de conditions, notamment de marché, puisqu'il va de soi, comme pour chacune de nos opérations de cession, que nous ne réaliserons pas ces opérations si les conditions du marché ne sont pas favorables.

Mme Catherine Fournier, présidente. - La parole est à M. François Ecalle.

M. François Ecalle, président de FIPECO. - Merci de m'avoir invité à vous parler des privatisations. J'interviendrai plutôt au sujet d'ADP, mais mon propos aura une portée assez générale.

En premier lieu, il faut totalement séparer la question du financement de l'innovation de celle des privatisations. En second lieu, il faut que ces privatisations se fassent dans l'intérêt financier de l'État, indépendamment du financement de l'innovation. Enfin, les intérêts des clients des entreprises privatisées doivent être préservés par une régulation adéquate.

S'agissant du premier point, ainsi qu'on l'a rappelé, le produit des privatisations devrait alimenter un fonds pour l'innovation de 10 milliards d'euros qui devrait lui-même permettre d'attribuer chaque année 250 millions d'euros à des aides à l'innovation. Cela représente 1 % des crédits de la mission « Enseignement supérieur et recherche », soit moins d'un millième des crédits du budget général. Il n'y a strictement aucun problème pour redéployer des crédits budgétaires à hauteur de 250 millions d'euros, et le Gouvernement, qui a présenté ce matin un projet de loi de finances rectificative, va certainement vous le proposer pour des montants bien supérieurs.

Ce fonds pour l'innovation, selon moi, n'a aucun intérêt d'un point de vue budgétaire. En outre, il ne disposera jamais de 10 milliards d'euros, puisqu'il reversera automatiquement ces 10 milliards d'euros à l'État et ne disposera que d'un revenu annuel fixé forfaitairement à un taux de 2,5 %.

Ces privatisations doivent donc se faire dans l'intérêt financier de l'État, indépendamment de cette question. C'est possible, car ces privatisations vont permettre à l'État non pas de se désendetter - l'État ne se désendette jamais -, mais de moins emprunter, donc de faire des économies sur sa charge d'intérêt.

D'un autre côté, l'État va renoncer à des dividendes. Ces privatisations présenteront donc un intérêt financier si la somme actualisée des économies que va réaliser l'État sur sa charge d'intérêts est supérieure à la somme actualisée des dividendes qu'il aurait reçus s'il n'avait pas réalisé ces privatisations.

Le calcul n'est pas évident : aujourd'hui, l'État emprunte à 0,7 % sur dix ans, et la rentabilité d'ADP est nettement supérieure à 0,7 % par an. Il faut également tenir compte du risque associé au versement de dividendes. L'équation peut cependant être résolue. Cela dépendra du prix de cession. Il faut que celui-ci soit suffisamment élevé. Cela dépendra du processus de mise en concurrence des acheteurs potentiels.

Il convient aussi que la concurrence entre les acheteurs potentiels soit suffisante, et que le critère de choix du ou des repreneurs soit clair. Il ne faut retenir qu'un seul critère, celui du prix. Enfin, comme l'a rappelé Martin Vial, il faut que l'État, avant l'ouverture de ce processus, fixe un prix minimum et accepte de renoncer à cette opération si ce prix n'est pas atteint.

Le prix de cette opération de cession va dépendre évidemment du degré de fermeté de la régulation : plus la régulation des activités du futur actionnaire d'ADP sera stricte, moins le prix sera élevé. Ce sera moins intéressant.

Pourtant, cette régulation est indispensable. Certes, si on privatise, c'est parce qu'on espère qu'un actionnaire privé gérera mieux ces entreprises publiques que l'actionnaire public. C'est tout l'intérêt socio-économique d'une privatisation. Les coûts seront plus faibles et le prix également, constituant ainsi un avantage pour les clients.

D'un autre côté, ADP a un très fort pouvoir de marché. C'est un quasi-monopole naturel. Inévitablement, des actionnaires privés d'ADP auront donc tendance à relever les redevances et à dégrader la qualité du service. Il faut une régulation stricte, ce qui est prévu dans le projet de loi PACTE. Je reconnais que les dispositions sont très strictes. Je pense que la régulation qui est prévue est plus rigoureuse que tout ce qu'on a fait jusqu'à présent en matière de régulation de délégation de service public.

Il existe cependant deux faiblesses. L'une est inévitable. Elle est liée à la durée de cette simili-concession de 70 ans. Personne ne sait aujourd'hui ce que seront le transport aérien et la région Île-de-France dans 70 ans. Le cahier des charges d'ADP sera donc renégocié inévitablement. En cas de renégociation d'une délégation de service public, d'un partenariat ou de ce genre de contrat, celui qui détient le contrat est toujours en position de force.

La deuxième faiblesse du dispositif prévu dans le projet de loi PACTE réside, selon moi, dans le fait que l'on maintient ce qui existe déjà à ADP : un système dit de double caisse - d'un côté les recettes de redevances aéroportuaires et, de l'autre, les recettes tirées des activités commerciales. Comme beaucoup d'économistes, je ne suis pas persuadé que ce système de double caisse soit avantageux pour les clients, les compagnies aériennes et les passagers des aéroports.

Je pense néanmoins possible que cette privatisation se fasse dans l'intérêt financier de l'État, en préservant les intérêts des clients d'ADP, mais cela va être très compliqué.

Mme Catherine Fournier, présidente. - La parole est à M. Yves Crozet.

M. Yves Crozet, économiste des transports. - Merci de votre invitation. En tant qu'universitaire, j'étudie ces questions sous l'angle du monopole - le mot a été prononcé. Un aéroport est un monopole naturel. Le monopole doit, par définition, être contrôlé pour éviter qu'il n'abuse de sa situation.

ADP a été géré depuis très longtemps comme une activité de rente, exactement comme les autoroutes ou comme le ferait un ménage qui serait propriétaire de logements. La première question qui se pose est de savoir comment réaliser un choix de portefeuille qui va substituer une somme à une rente. Le choix est un choix d'actualisation, cela a été indiqué. Il est évident que, dans beaucoup de pays, par exemple les États-Unis, on ne privatise pas les aéroports, considérés comme des biens publics qui engagent le développement des activités futures des zones urbaines.

Il est vrai que la façon dont la rente a été gérée par l'État, par ADP et par la tutelle depuis une dizaine d'années n'était pas très satisfaisante. François Ecalle a indiqué qu'il fallait absolument une régulation très ferme du futur actionnaire privé, s'il y en a un, mais il faut bien dire que la régulation d'ADP, acteur public depuis vingt ans, a été extrêmement lâche. On a laissé ADP augmenter ses redevances aéroportuaires assez sensiblement. Ceci était nécessaire étant donné les investissements, mais les efforts de productivité n'ont pas été demandés comme ils auraient dû. J'ai siégé pendant plusieurs années à la commission consultative aéroportuaire : on était très surpris de la faiblesse du ministre des transports face à son ancien directeur de cabinet devenu président d'ADP, il y a un peu moins d'une dizaine d'années.

Il faut bien comprendre que la question de la régulation des monopoles existe, qu'ils soient publics ou privés. Il faut donc bien distinguer deux questions. La première est celle du choix de portefeuille. Il faut que le rendement de l'opération soit correct une fois qu'on a actualisé les rendements potentiels.

Vous avez raison de dire que la rentabilité n'est pas extraordinaire - inférieure à 2 % actuellement -, mais les gains potentiels en plus-values seront assez importants si le trafic continue à augmenter comme c'est le cas depuis quelques années. C'est un calcul assez compliqué à réaliser. Il faut qu'un calcul financier démontre que cette opération se fait au bon moment. Il faudra donc étudier de près la fenêtre de tir en termes de rentabilité s'agissant de l'aspect financier.

La deuxième question est bien celle de la régulation. J'ai tendance à croire qu'il vaut peut-être mieux, comme c'est inscrit dans le projet de loi actuel, avoir un régulateur relativement indépendant. Ce sera bon pour la plateforme. Actuellement, les trafics d'ADP augmentent moins que les trafics des aéroports concurrents en Europe. Il y a quinze ans, on nous expliquait qu'ADP était le seul aéroport qui avait des capacités de développement, alors que Francfort, Schiphol et Londres étaient soi-disant saturés. Or tous, plus ou moins, ont développé des capacités nouvelles.

On a donc un aéroport qui a sans doute les plus grosses capacités européennes, mais c'est l'un de ceux qui se développent le moins rapidement. Ceci est entre autres lié à une qualité qui n'est pas toujours irréprochable d'une part et, d'autre part, aux redevances qui sont relativement élevées.

Si la nouvelle régulation est capable de traiter ces questions et que l'État joue son rôle de stratège grâce à un régulateur indépendant au lieu de demeurer un actionnaire rentier, l'opération peut avoir du sens.

Mme Catherine Fournier, présidente. - La parole est à M. de Rohan-Chabot.

M. Emmanuel de Rohan-Chabot, président de l'Association française des jeux en ligne (AFJEL). - Merci. Nous ne sommes pas ici pour exprimer une position sur le principe des privatisations. Ce n'est ni notre rôle ni notre envie.

Un peu d'histoire en ce qui concerne la régulation des jeux. Jusqu'en 2010, le principe des jeux en France consistait en une interdiction assortie de dérogations. Il existait trois grandes dérogations, la FDJ pour les jeux de hasard pur, le PMU pour les paris hippiques, les casinos. La loi de 2010 a modifié cette répartition des rôles à partir d'un constat poussé par la Commission européenne, pour qui l'État ne jouait pas un rôle suffisant dans la surveillance des monopoles en n'encadrant pas assez l'offre de jeux.

La Commission européenne considérait en effet que les monopoles et la restriction au commerce dans le domaine des jeux n'étaient justifiables, et s'il s'agissait d'une politique commerciale restreinte consistant simplement à fournir une offre à une demande existante, sans pousser la croissance de cette activité au motif que celle-ci peut présenter des risques pour la santé et l'ordre public.

L'État ne remplissant pas ce rôle et n'étant pas capable de répondre aux demandes de la Commission européenne sur l'encadrement de la politique des jeux, on a libéralisé trois sous-secteurs de paris en ligne : les paris hippiques, les paris sportifs et le poker en ligne. Restent aujourd'hui les monopoles : le PMU pour son activité de paris hippiques et son réseau de distribution, la FDJ qui détient un monopole de paris sportifs grâce à son réseau physique de distribution et un monopole des jeux de hasard pur, par Internet ou dans son réseau physique, et les jeux de hasard des casinos.

Pourquoi ne pas privatiser la FDJ ? Il faudrait pour ce faire que la régulation se mette en place pour répondre aux objectifs d'ordre public et de santé publique. Il a été dit lors des débats autour de la loi PACTE qu'une régulation devrait être mise en place avant toute privatisation de la FDJ.

On peut aujourd'hui dresser deux constats.

L'autorité unique qui devrait présider à la régulation des jeux pour l'ensemble des opérateurs de ce secteur d'activité semble aujourd'hui floue, mal définie et manquer d'unicité. Il a en effet déjà été dit que les casinos terrestres ne dépendraient pas de cette autorité de régulation, et que le ministère de l'intérieur garderait la haute main sur eux. On ne sait pas encore quel sera le champ d'application exacte de cette autorité unique, qui devrait avoir la FDJ sous sa coupe. La définition de cette autorité unique n'est pas traitée dans la loi, mais renvoyée à l'écriture d'une ordonnance, le Parlement donnant un blanc-seing au Gouvernement pour mettre cette régulation en place.

Il me paraît essentiel que la régulation soit unique, assurée par une autorité administrative indépendante, afin d'éviter tout conflit d'intérêts dans un État qui restera actionnaire, avec un rôle de défense de l'ordre public et qui, par ailleurs, est le premier bénéficiaire des activités de la FDJ.

Les « profits » de l'activité de la FDJ sont répartis en deux grandes masses très inégales, 3,5 milliards d'euros de prélèvements fiscaux qui devront a priori être maintenus, et des dividendes de l'ordre d'une centaine de millions d'euros par an. L'État restera donc le principal bénéficiaire de l'activité économique de la FDJ par le biais de la fiscalité, mais il faudrait éviter les conflits d'intérêts.

Il y a par ailleurs un problème de définition du champ d'application du monopole qui va être privatisé. Aujourd'hui, les jeux de hasard pur, à l'exception des casinos, sont détenus par un monopole public. Demain, ils seront détenus par un monopole privé. Est-il défendable de laisser dans des mains privées le monopole d'une activité de hasard pur, comme le casino en ligne, aujourd'hui strictement interdit en France ?

L'Assemblée nationale, au cours de la première lecture, a vu naître un certain nombre de questions sur ce sujet. L'absence de réponse du ministre a été assez frappante, puisqu'il a systématiquement refusé de répondre à une définition du champ d'application de ce monopole.

Il existe de véritables questions sur ce sujet, et il nous semblerait souhaitable que le Parlement exerce son contrôle sur ce point pour garantir le rôle de défenseur de l'ordre public et de la santé de l'État, ainsi que la régulation, qui serait la même pour tous les opérateurs du secteur. Il s'agit en effet de métiers très comparables qui assurent une libre compétition dans un domaine qui se privatise.

Il existe toujours une crainte au sujet des conflits d'intérêts par rapport à la valorisation immédiate d'un actif. Moins la FDJ sera soumise à une régulation indépendante et stricte, plus large sera son champ d'application, et plus il sera facile de valoriser cet actif.

Cet intérêt à court terme se heurte au rôle nécessaire de régulateur de l'État. Il nous semble, là encore, que le pouvoir législatif devrait s'intéresser de près à ces conflits d'intérêts.

Mme Catherine Fournier, présidente. - La parole est au rapporteur.

M. Jean-François Husson, rapporteur. - Je voulais revenir sur la privatisation d'ADP et de la FDJ qui ont, comme cela a été rappelé, vocation à alimenter un fonds dont le rendement sera consacré à l'innovation, de l'ordre de 200 millions d'euros par an soit, si je ne m'abuse, autant que le montant des dividendes consacré par ADP et la FDJ au budget général, comme on l'a déjà dit.

Ne pensez-vous pas qu'il existe pour l'État un risque de perte de contrôle des deux actifs stratégiques, sans qu'il y ait forcément un bénéfice réel de l'innovation de rupture ? Pourquoi, par exemple, ne pas choisir d'augmenter simplement la dotation pour l'innovation à l'aide de dividendes qui seraient reversés chaque année au budget général ?

Par ailleurs, quels avantages peut-on attendre de la privatisation d'ADP pour l'entreprise ? Pensez-vous qu'elle puisse être mieux gérée par des actionnaires privés ? Pourra-t-elle mieux se développer en investissant davantage, en interne ou à l'international ?

Ce qu'on a pu voir par le passé pour les sociétés d'autoroutes - que je considère comme une faute, toutes sensibilités politiques confondues - ne risque-t-il pas de se reproduire, les sociétés privatisées bénéficiant d'une véritable profitabilité ? Certes, on n'est pas certain de trouver des volontaires sur le marché, mais c'est un vrai sujet aujourd'hui.

Enfin, concernant la FDJ, je remercie M. de Rohan-Chabot d'avoir abordé un ou deux aspects que je n'avais pas identifiés. Néanmoins, la concession de droits exclusifs à un opérateur fait l'objet d'un encadrement par le droit européen. Il ne semble pas à cet instant garanti que la solution proposée par le Gouvernement pour la FDJ soit conforme. Le ministre avait déclaré qu'il s'assurerait de la validité de la démarche. Savez-vous aujourd'hui où on en est ? La Commission européenne a-t-elle rendu un avis ?

M. Martin Vial. - Tout d'abord, je ne partage pas la vision de M. Ecalle à propos de l'inutilité du fonds pour l'innovation. En réalité, l'une des raisons pour lesquelles le Président de la République et le Gouvernement ont pris cette décision réside dans le fait que les crédits pour l'innovation n'ont cessé de baisser ces dernières années, indépendamment de la couleur politique du Gouvernement et du Parlement, qui a voté successivement les budgets, amenant ces réductions progressives de crédit.

L'idée est assez simple : elle consiste à sanctuariser ces ressources pour l'innovation de rupture. Certes, beaucoup d'autres moyens et lignes de crédit favorisent la recherche et l'innovation, mais il faut sanctuariser le financement de l'innovation de rupture avec la création d'une poche d'actifs dont les revenus, qui ne sont pas des crédits budgétaires, viennent alimenter le financement des opérations d'investissement dans des entreprises dont on espère que certaines seront plus tard des « licornes ».

Ce fonds est déjà doté de 10 milliards d'euros, à hauteur de 1,6 milliard d'euros en numéraire, 13 % de titres d'EDF et l'intégralité de notre participation dans Thales, afin que les revenus de ces titres viennent transitoirement alimenter les ressources du fonds.

La rémunération telle qu'elle a été prévue, une fois que le fonds sera alimenté en totalité, sera de 250 millions d'euros par an, c'est-à-dire 2,5 % du montant de 10 milliards d'euros.

Si nous n'avons pu reprendre la suggestion de M. le rapporteur sur le fléchage des dividendes des entreprises qui ont été citées vers le financement de l'innovation, c'est que la LOLF nous l'interdit. Ces dividendes sont aujourd'hui versés au budget général, et on ne peut affecter de façon directe vers une dépense une ressource allant au budget général. On pourrait modifier la LOLF, mais ce serait le choix du Parlement. Ce n'est pas ce qui a été voulu par le Gouvernement.

Ne s'engage-t-on pas, en cédant cet actif important, dans une opération du type de celle qui s'est produite pour les autoroutes ? Les autoroutes ont augmenté leurs prix et l'État n'a plus de prise sur ces évolutions de redevances ou de tarifs.

Dans le cas d'ADP et des aéroports de façon générale, ce ne sera pas le cas puisqu'un contrat de régulation économique doit être signé tous les cinq ans. Le mécanisme existe aujourd'hui, mais il a été précisé, conforté, confirmé dans la loi. Cela veut dire que, tous les cinq ans, le contrat de régulation économique fixera les obligations en matière d'investissements de l'entreprise et la rémunération de ces investissements. C'est le coeur de la négociation entre la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) et l'entreprise.

Il est prévu dans la loi que si l'entreprise et l'État ne se mettent pas d'accord, c'est l'État qui a le dernier mot. Les dispositions tarifaires de redevances sont donc fixées par l'État, et cela a été explicitement prévu dans la loi.

De ce point de vue, on n'entre pas dans un schéma du type de celui qui a été retenu autrefois pour les autoroutes, dans lequel on part sur un niveau tarifaire incontrôlé pour 70 ans. Ici, il doit être revu tous les cinq ans. C'est la logique économique de tous ces contrats de régulation.

Concernant la FDJ, la Commission européenne nous a dit que tout ceci s'inscrivait dans une jurisprudence déjà bien établie pour les privatisations de monopoles de jeu en Europe, avec différents arrêts de la Cour de justice européenne, dont le plus récent, qui date du début de l'année 2018, conforte le fait que ces privatisations sont autorisées dès lors qu'un contrôle étroit est assuré par l'État et par un régulateur sur l'exercice des missions et des activités.

L'ordonnance qui va être prise par le Gouvernement, dont la ratification sera soumise au Parlement, est concentrée sur les dispositifs de régulation. En effet, le ministre l'a rappelé durant les débats, l'objectif est de créer une autorité unique qui aura en charge la régulation du secteur et celui de la FDJ. Un débat a été ouvert sur la régulation des casinos. Lors de la préparation de cette ordonnance, à laquelle le Parlement serait associé, comme l'a précisé le ministre, il est prévu de fixer le champ d'action de l'autorité de régulation.

Celle-ci est très largement dispersée, s'agissant de la FDJ, entre le ministère de l'action et des comptes publics - très concrètement, la direction du budget et le ministre en charge du budget -, le ministère de la santé pour certains aspects correspondant à l'addiction aux jeux, et le ministère de l'intérieur pour certaines dispositions d'ordre public.

Un système de régulation nouveau sera donc bien mis en oeuvre à travers l'ordonnance afin de s'assurer que le contrôle étroit qui sera établi à travers deux leviers, l'organe de régulation sur le plan de la présence de l'État au capital et la gouvernance de l'entreprise, soit correctement assuré.

Mme Catherine Fournier, présidente. - Vous évoquez les ordonnances qui vont encadrer cette autorité, et vous dites que vous allez y associer le Parlement. On pouvait tout simplement l'intégrer dans la loi pour cela!

M. François Ecalle. - Je voulais revenir sur le fonds pour l'innovation. Il y a beaucoup de bonnes raisons pour augmenter les crédits d'aide à l'innovation, je suis tout à fait d'accord. S'il faut ajouter 250 millions d'euros aux crédits de la mission « Recherche et enseignement supérieur », il faut le faire. Si les crédits de cette mission ont baissé dans le passé à travers les lois de finances ou les lois de finances rectificatives, c'est un choix politique.

Il y a toujours eu, dans les sphères de l'État, une velléité de créer des fonds extrabudgétaires qui permettent de sanctuariser des crédits. Il est beaucoup plus surprenant que ces idées viennent du ministère des finances, le but étant d'échapper à une régulation infra-annuelle toujours validée par le Parlement à travers les lois de finances rectificatives.

Cela existe depuis fort longtemps. La Cour des comptes émet à ce sujet des critiques régulières. Le mécanisme qui va être mis en place pour le fonds à l'innovation est le même que celui mis en place lors du soi-disant grand emprunt - qui n'a jamais eu lieu - en faveur des investissements d'avenir, il y a dix ans. On l'a renouvelé à chaque nouveau plan pour les investissements d'avenir, que la Cour des comptes critique tout autant parce que cela permet de mettre à part des crédits qui échappent au regard du Parlement.

Je persiste à penser qu'il faut totalement distinguer ces deux sujets. Je pense que des actionnaires privés d'une entreprise peuvent en effet mieux gérer cette entreprise à condition d'être en concurrence. C'est là tout le problème d'ADP, qui apparaît comme un quasi-monopole. Or une entreprise monopolistique a tendance à avoir des prix plus élevés qu'une entreprise en situation de concurrence. C'est la base de la microéconomie. Il y a bien un problème, et il faut donc une régulation.

Pour reprendre l'exemple des autoroutes, il existe une régulation, avec des péages, des cahiers des charges. Je pense que ce qui est prévu pour ADP est plus strict, mais le problème est toujours le même : à un moment ou un autre, il y a toujours des renégociations des cahiers des charges. C'est ce qui est arrivé pour les sociétés d'autoroutes, à qui on a demandé de rajouter des bretelles d'accès, etc., de prendre en charge d'autres sections. On a donc revu les cahiers des charges des concessions. Dans ces conditions, le concessionnaire est en position de force et gagne toujours.

Je ne pense pas pour autant qu'il faille dire que l'on s'est trompé en privatisant les sociétés d'autoroutes lorsqu'on examine les profits actuels des concessionnaires : il faut bien avoir en tête que le calcul financier oblige à réaliser des prévisions à très long terme, etc. J'étais responsable des prévisions de finances publiques de Bercy il y a déjà une quinzaine d'années : on se trompe toujours !

Ce qu'il faut, c'est essayer de prendre les décisions avec le maximum d'informations disponibles et de précautions. Peut-être se trompera-t-on et qu'on découvrira dans quinze ans que l'actionnaire d'ADP fait trop de profits ou, au contraire, n'en fait pas assez. Ce sera malheureusement toujours ainsi.

Mme Catherine Fournier, présidente. - La parole est aux commissaires.

M. Vincent Capo-Canellas. - Je reviens sur le sujet d'ADP. J'ai trouvé un élément commun aux interventions de MM. Vial, Ecalle et Crozet, selon qui il faut qu'ADP soit vendu à un prix élevé pour que l'opération soit rentable pour l'État.

Pour autant, M. Vial a affirmé que l'on peut vendre ADP parce que cette société figure parmi les plus faibles rendements du portefeuille. N'y a-t-il pas un paradoxe à vouloir privatiser et vendre cher un actif à qui l'État reconnaît lui-même un faible rendement ? On peut toujours espérer que le privé fasse beaucoup mieux, mais j'observe qu'ADP est cependant présent dans le monde entier, où il est reconnu comme un acteur majeur. La maison a fait quand même un certain nombre de progrès en productivité, même s'il en reste sans doute à faire.

MM. Ecalle et Crozet ont par ailleurs confirmé qu'il fallait vendre l'actif cher pour que ce soit rentable pour l'État, et s'interroger sur une régulation forte, celle-ci pouvant avoir un impact sur le prix. Comment résoudre cette équation, d'autant qu'on peut s'interroger sur l'effet que cela peut avoir sur le transport aérien français, la France étant un pays très survolé ?

Certains ont estimé qu'on n'avait peut-être pas capté le trafic autant qu'on aurait pu le faire. Ceci pose la question du niveau des redevances. Comment envisagez-vous, tout en garantissant l'intérêt patrimonial de l'État, de permettre la compétitivité du transport aérien français et mondial ?

Par ailleurs, l'Association internationale du transport aérien (IATA) rappelle qu'elle préfère les aéroports publics. Comment privatiser ADP et permettre malgré tout que la filière du transport aérien français se développe, gagne des parts de marché et soit attractive ?

Enfin, la notion de monopole est quelque peu relative, certains concurrents européens pouvant capter du trafic...

M. Jean Pierre Vogel. - M. Ecalle a indiqué que les privatisations doivent être réalisées dans l'intérêt financier de l'État. Il existe peut-être un problème sur l'environnement économique particulier de la FDJ par rapport à ADP.

M. de Rohan-Chabot a-t-il un avis sur l'impact de la privatisation de la FDJ sur le monde du cheval et ses 180 000 emplois directs, essentiellement ruraux qui, jusque-là, ont été complètement absents des débats à l'Assemblée nationale ? On a parlé du PMU, mais pas du financement de la filière hippique, entièrement assuré par le PMU. Vous avez cité à juste titre la loi du 12 mai 2010. J'en rappelle l'article 3, dont l'objectif est de « veiller au développement équilibré et équitable des différents types de jeu afin d'éviter toute déstabilisation économique des filières concernées ». L'étude d'impact associé à l'article 51 est totalement silencieuse sur tous ces aspects.

Je partage entièrement votre avis à propos du fait qu'il existe un risque de conflit d'intérêts important avec l'État, concernant à la fois la meilleure valorisation qu'il doit tirer de la FDJ, mais aussi son rôle de régulateur, qui doit primer. D'ailleurs, l'avis du Conseil d'État du 14 juin 2018, qui indique que « le décret décidant la privatisation de la FDJ ne pourra être pris avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance réformant le secteur des jeux et la régulation dont il a fait l'objet », est assez étonnant. Je suis surpris par la démarche, qui semble contraire à la hiérarchie entre l'essentiel et l'accessoire et, en tout cas, peu respectueuse du rôle du Parlement. Comme l'a dit Mme la présidente, associer le Parlement à l'ordonnance aurait largement amélioré les choses !

Je rappelle que la filière hippique est aujourd'hui en concurrence frontale avec le PMU et la FDJ, qui compte 9 000 points de vente en dur, et que les rémunérations des distributeurs de la FDJ sont trois fois supérieures à celles des distributeurs du PMU. On imagine qu'un actionnariat privé engendrerait une politique commerciale encore plus agressive. Or les enjeux du PMU ont diminué depuis dix ans, augmentant à due proportion au profit de la FDJ.

M. Philippe Dominati. - Ma première question s'adresse au commissaire de l'Agence des participations de l'État (APE). J'aimerais savoir si l'Agence a été associée à la sélection des sociétés privatisées par le Gouvernement. On peut toujours trouver des arguments pour appliquer une décision, mais avez-vous été consulté par le Gouvernement au sujet des privatisations les plus judicieuses pour l'État ?

Je rejoins en second lieu la question de mon collègue sur le rendement d'une société dont l'État est l'actionnaire majoritaire. On dit que le rendement est faible, mais qui fixe le rendement ? Il s'agit bien d'un conseil d'administration contrôlé par l'État. C'est donc l'État qui fixe la condition !

Dans Investir de la semaine dernière, le président de la société ADP explique que, sur les neuf premiers mois de l'année, on comptabilise 30 % d'augmentation du chiffre d'affaires et une évolution moyenne du dividende de 12 % depuis trois ans. Si l'État ne veut pas distribuer le dividende, le rendement est bien évidemment plus faible, mais cela se traduit par une augmentation très forte du capital.

Le groupe Vinci a acheté une participation à 78,5 euros il y a cinq ans. Aujourd'hui, celle-ci s'élève à 185 euros d'après ce que je comprends. Le rendement est certes faible, mais le capital a doublé en cinq ans. Considérez-vous que votre prédécesseur qui, il y a cinq ans, avait donné le feu vert à la privatisation d'une partie du capital d'ADP à hauteur de 8 %, ait judicieusement défendu les intérêts de l'État ? Un capital qui double en cinq ans, dans la conjoncture actuelle, c'est relativement rare.

Or si le rendement est faible mais que le capital explose, ceci doit rentrer dans le calcul économique, mais vous semblez nous dire que vous êtes obligé de vendre à cause d'un rendement particulièrement faible. J'aimerais donc obtenir des précisions à ce sujet : comment avez-vous été associé à la décision ? Que vous soyez là pour l'exécuter, je le conçois, que vous trouviez des arguments pour cela, je le comprends aussi, mais expliquez-moi le doublement de la participation en cinq ans, avec un rendement faible, et surtout en contradiction avec une actualité économique !

M. Martin Vial. - La question posée par M. Capo-Canellas au sujet du rendement rejoint la question de M. Dominati.

Mon expression a sans doute été un peu cursive. Le rendement, c'est simplement le rapport entre le dividende et la valeur du titre. Il s'agit d'une société cotée. On connaît cette valeur. Effectivement, la raison pour laquelle ce rendement est relativement limité vient du fait que la valeur du titre, ainsi que vous venez de le souligner, a beaucoup augmenté ces dernières années. Par conséquent, le rapport entre le dividende versé et la valeur du titre reste grosso modo inférieur de moitié au rendement moyen du portefeuille de l'APE.

Il ne s'agit pas de privatiser une société qui va mal. Vous l'avez souligné, le très bon travail réalisé par le management ces dernières années a permis d'améliorer cette valeur. On a tendance à oublier que le trafic aérien a été victime des attentats perpétrés en Île-de-France et à Paris ces dernières années. On a donc des périodes de baisse de trafic et de rentabilité. En tendance, la valeur de l'entreprise a cependant beaucoup augmenté et son rendement diminué.

C'est au moment où le cours d'un titre est élevé et le rendement faible qu'il faut réaliser une opération de cession. En tant qu'entité publique gestionnaire d'argent public, nous ne sommes pas sur ce raisonnement. Il n'y a donc pas de paradoxe : on ne cède pas une société qui va mal, mais une société qui attire au contraire beaucoup d'investisseurs, comme le montrent le cours et les marques d'intérêt qui se sont manifestées ces derniers mois.

S'agissant de la régulation, celle-ci a été fixée de façon assez stricte. Dans le projet de loi, les termes principaux du futur cahier des charges, qui étaient jusqu'à présent du niveau du décret, sont largement fixés au niveau de la loi, afin de bien montrer que le régulateur, notamment l'Autorité de supervision indépendante (ASI), la nouvelle instance de régulation dans le domaine du transport aérien, aura des pouvoirs majeurs plus forts que par le passé, tout comme la DGAC. C'est dans ce cadre que s'exercera la négociation du contrat de régulation économique.

Je voudrais à ce sujet lever une ambiguïté sur un propos de M. Ecalle qui, me semble-t-il, ne correspond pas à la réalité de la loi : le cahier des charges ne doit pas être négocié. Le cahier des charges est fixé par décret dans le cadre de la loi que vous allez amender et voter. Ce qui va être négocié tous les cinq ans - et qui correspond à la situation actuelle - c'est un contrat de régulation économique. C'est la grande différence par rapport aux autoroutes : il ne s'agit pas d'obliger l'État à renégocier. C'est prévu dans la loi. Tous les cinq ans, l'entreprise saura au contraire qu'elle devra aboutir à un contrat. Si tel n'est pas le cas, c'est l'État qui aura le dernier mot.

La privatisation va-t-elle avoir un impact sur le niveau des redevances ? Cette question est tout à fait légitime. Les compagnies aériennes réclament en effet à la fois des baisses ou des modérations de redevances. J'observe cependant que, depuis 2010, le niveau des redevances a évolué moins vite pour ADP que pour ses comparables européens de même taille - Francfort, Madrid et Heathrow -, hormis Schiphol, aujourd'hui confronté à la nécessité d'augmenter ses redevances pour pouvoir financer ses investissements.

Le débat sur les redevances est légitime et aura lieu dans le cadre de la négociation du contrat de régulation économique.

L'APE a-t-elle été associée et consultée ? Je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition : je suis un agent public au service de l'État et sous l'autorité du ministre de l'économie et des finances. Cependant, à l'occasion de la nomination du Gouvernement, j'ai présenté, en tant que commissaire aux participations de l'État en charge de la direction générale de l'Agence des participations publiques, une feuille de route à l'attention de l'État actionnaire pour la durée de la législature. Naturellement, le ministre et le Gouvernement choisissent les dispositions qu'ils entendent appliquer, mais l'Agence des participations de l'État a un rôle de proposition.

Bien évidemment, ADP et FDJ faisaient partie d'une liste de propositions non exhaustive. Ceci a donné lieu à un débat entre l'Agence et votre serviteur, le cabinet du ministre et le ministre, ainsi que les équipes du Premier ministre et du Président de la République en vue d'arrêter les choix arrêtés in fine par le Gouvernement. Il est normal qu'un directeur d'administration centrale fasse des propositions. Le Gouvernement décide de les retenir ou non. C'est dans ce cas qu'ont été décidées les propositions de la loi PACTE.

M. Yves Crozet. - Les sociétés d'autoroutes ou ADP représentent, je le répète, des activités de rente.

L'EBITDA, l'excédent brut d'exploitation, atteint facilement, 50 %, 60 %, 70 %. Pour ADP, l'EBITDA s'élève à 60 % ou 70 %. Bien évidemment, cela intéresse des acteurs privés qui, comme on l'a vu pour les autoroutes, sauront faire monter la profitabilité beaucoup plus que l'acteur public, qui avait peut-être d'autres priorités. Ils vont « faire cracher » la machine différemment, et c'est bien pour cela qu'on vend.

Le fait que les sociétés d'autoroutes aient aujourd'hui des profits élevés démontre que l'État a fait une bonne opération sur le long terme. Le jour où les concessions arrivent à échéance, ils vont pouvoir les revendre. C'est un jeu gagnant-gagnant. Les sociétés d'autoroutes représentent aujourd'hui 9 milliards d'euros de chiffre d'affaires. L'État, d'une façon d'une autre, récupère 4 milliards d'euros par an. C'est pour cela qu'il ferme les yeux sur les hausses des tarifs. De ce point de vue, l'État joue sur des activités de rente. N'oublions pas que beaucoup de taxes sont prélevées par l'État.

Le deuxième enjeu consiste à savoir jusqu'où on va pouvoir laisser jouer le secteur privé. Quelles régulations vont être mises en place ? En cas de changement public, par exemple sur CDG Express, c'est l'État qui sera demandeur, et l'opérateur privé pourra ne pas être perdant. On est là sur des questions de partage de rente. L'opérateur privé ne jouera pas à ce jeu-là s'il n'est pas gagnant.

M. François Ecalle. - M. Vial a eu raison de me reprendre à propos de l'expression de « renégociation ». D'ici à 70 ans, la loi sera probablement modifiée...

S'agissant du rendement d'ADP, la rentabilité opérationnelle des capitaux employés, qui rapporte le résultat opérationnel courant au total des actifs, se présente comme l'indicateur privilégié du rapport annuel de performances du compte d'affectation spéciale des participations de l'État. De mémoire, ce taux de rentabilité pour le portefeuille de l'APE est de 4 % à 5 %.

Pour ADP, il s'élève à 7 %. On lit dans le document de référence d'ADP que le taux de rentabilité opérationnelle des capitaux employé est de 4,5 % sur le périmètre régulé. Comme on vient de le dire, la rentabilité sur le périmètre non régulé est nettement plus élevée que sur le périmètre régulé. Mon calcul doit donc être assez bon. Or 7 %, c'est plus que le portefeuille de l'APE.

Mme Juliette de la Noue, conseillère (AFJEL). - J'aurais souhaité revenir un instant sur la question de M. le rapporteur, à laquelle M. Vial a répondu de manière partielle.

Même sans chercher à adopter de position dogmatique sur le fait de savoir s'il est bon ou non de privatiser la FDJ, il n'en reste pas moins que la privatisation remet en cause tout le cadre de régulation des jeux en France qui, dans le projet de loi, reste un préalable. Le législateur, de ce point de vue, ne s'y est donc pas trompé.

Vous avez raison de dire que la jurisprudence de la Cour de justice européenne, qui est assez fournie et claire, impose un contrôle de l'État. Ce n'est pas tout : il faut aussi que la régulation réduise les occasions de jeux et limite les activités dans ce domaine de manière cohérente et systématique. On est là face à une contradiction : une FDJ attractive, avec un périmètre élargi, comme l'a souhaité le ministre lors de la commission spéciale de l'Assemblée nationale ou lors des débats, va à l'encontre des principes européens. Au contraire, si l'on décide de restreindre l'offre de la FDJ afin d'être conforme aux principes européens, l'attractivité de la FDJ sera moindre. Il n'existe pas de troisième voie.

Si l'on poursuit la privatisation de la FDJ avec un périmètre élargi à tous les jeux de hasard, ce qui n'était pas exactement le cadre de la loi de 2010, on va se heurter à un risque contentieux extrêmement fort, au niveau national comme au niveau européen.

Ce contentieux pourrait remettre le monopole en cause, y compris celui des jeux en dur. Un certain nombre de grands acteurs européens observent avec beaucoup d'attention ce qui se passe au niveau français, et sont extrêmement intéressés par le fait de pouvoir entrer sur un marché complètement libéralisé, qu'il s'agisse de jeux en dur ou de jeux en ligne. Ceci aurait un impact sur l'ensemble du secteur, ainsi que sur la filière hippique, comme l'évoquait M. Vogel à l'instant.

M. Emmanuel Rohan-Chabot. - Il existait en effet dans les objectifs de la loi de 2010 un équilibre des filières. Celui-ci a été fortement bousculé depuis. Ainsi, le chiffre de la seule FDJ a été multiplié par dix concernant les paris sportifs dans le réseau physique, qui est en concurrence frontale avec les paris hippiques du PMU, puisqu'il s'agit souvent les mêmes points de vente. Il y a sans doute eu des phénomènes de vases communicants. Il faut donc prendre garde qu'un élan plus fort en faveur d'une FDJ privatisés ne vienne aggraver ce phénomène.

Pour mémoire, la totalité des revenus de la filière hippique ne provient plus aujourd'hui du PMU, la loi de 2010 ayant prévu une taxe reversée par les opérateurs de l'Internet au bénéfice de la filière hippique. Ceci explique sans doute le déséquilibre que vous évoquiez, puisqu'il existe des prélèvements globaux, de l'ordre d'environ 14 %, au détriment de l'activité de paris hippiques, mais qui bénéficient d'une part à l'État par la fiscalité et, d'autre part, à la filière hippique, alors que, sur l'Internet, la fiscalité qui pèse sur les paris sportifs n'est que de 9 %. Ce déséquilibre pourrait être aggravé en cas de champ d'application trop large du monopole de la FDJ.

Ce monopole correspond au monopole des loteries. En termes juridiques, cela englobe tous les jeux d'argent. Lors du débat à l'Assemblée nationale, des questions à ce sujet ont été posées au ministre, qui a refusé d'y répondre.

Mme Christine Lavarde. - M. Vial justifie les privatisations par la nécessité de créer un fonds d'investissement avec des ressources sanctuarisées. J'ai été heureuse d'entendre M. Ecalle rappeler que nous disposons déjà d'un certain nombre de fonds de cette nature, notamment les investissements d'avenir, qui bénéficient de crédits qui ne sont pas soumis à régulation budgétaire et qui sont donc normalement sanctuarisés.

Je suis sceptique concernant l'utilisation de ces fonds : on peut en effet constater que, dans le cadre du plan d'investissement numéro 3, le ministre, Sébastien Lecornu, a annoncé qu'une partie de ces fonds allaient être utilisés pour favoriser la reconversion industrielle de certains territoires. Il est par ailleurs question qu'une partie de ces fonds viennent abonder la rénovation du Grand Palais.

Que faudrait-il donc faire figurer dans la loi PACTE pour être certain que les crédits du futur fonds d'investissement servent bien à financer des investissements de rupture, notamment dans la « deep tech », et ne soient pas utilisés au gré de l'actualité du moment pour financer autre chose ?

M. Victorin Lurel. - Je suis rapporteur des participations financières de l'État, et j'ai eu l'occasion d'entendre hier en audition M. le commissaire général. Je ferai donc l'économie de certaines questions, mais j'avoue que je suis impressionné par la convergence et la concordance des points de vue qui viennent de s'exprimer. Ce sont exactement les mêmes questions qui ont été posées hier, et les mêmes doutes, les mêmes interrogations, pour ne pas dire le même scepticisme qui traversent nos collègues.

Pourquoi engager cette opération face à autant d'incertitudes, autant d'aléas, de paramètres ? Ma collègue a raison : qu'est-ce qui nous garantit que tout ceci est sanctuarisé ?

La question de Philippe Dominati n'était pas anodine : le commissaire général et l'APE ont-ils bien été associés en amont et ont-ils pesé sur les choix ? Comment justifier la privatisation d'ADP ?

Le commissaire l'a évoqué, le taux de rendement est trop faible, alors que c'est l'État qui fixe le volume des dividendes. Le seul motif véritable qui justifie cette opération de « valorisation du patrimoine » réside dans le souhait que le privé fasse « cracher la machine », comme cela a été dit.

Il existe par ailleurs deux contradictions qui méritent d'être approfondies : pour inciter les entreprises à investir, il faut leur assurer une rentabilité minimale. Toutefois, imposer un cahier des charges trop long risque de dissuader les investisseurs. Rappelons qu'il s'agit d'une vingtaine de milliards voire plus. C'est toute la difficulté pour l'administration de trouver la bonne solution.

Les modalités de cession n'ont pas été arbitrées par l'État : quelles sont les options possibles ? En quoi la solution choisie est-elle la moins mauvaise possible ? Quelles sont les options possibles pour la cession de ces trois entreprises, et quelles sont les vraies motivations ? Selon les modalités, on peut en effet avoir des opinions différentes.

M. Arnaud Bazin. - La valeur d'ADP va évidemment dépendre du rendement et des hypothèses de croissance du trafic aérien. Philippe Dominati a souligné une récente augmentation du trafic mais, aujourd'hui, ADP conduit une concertation pour construire un quatrième terminal à Roissy-Charles-de-Gaulle, qui lui permettra d'augmenter son flux de passagers et de passer de 72 millions à 100 millions, 110 millions voire 120 millions par an, soit une augmentation colossale à l'échéance de 2030 ou 2035. Bien évidemment, de tels chiffres sont toujours sujets à caution. Cette hypothèse de croissance très forte du trafic de Charles-de-Gaulle a-t-elle été prise en compte pour évaluer la valeur de cession des parts d'ADP ?

Deuxièmement, cette augmentation aura des effets extrêmement bénéfiques pour les bénéficiaires de la privatisation, mais aura aussi des effets, que chacun pourra apprécier, sur les populations survolées. Les moteurs des avions sont aujourd'hui plus performants, moins bruyants, les capacités d'emport plus importantes, mais si l'on passe de 72 millions à 110 millions de passagers, les survols et les nuisances vont être bien plus importants.

Quelle sera la place des collectivités territoriales concernées dans la future régulation ? Le texte de loi leur permettra-t-il d'avoir d'une façon ou d'une autre voix au chapitre ?

Mme Sophie Primas. - Je m'interroge moi aussi sur cet équipement stratégique pour notre pays, facteur d'attractivité territoriale, qui constitue le hub de la plus grande compagnie française.

Je ne trouve cependant pas que des qualités à ADP : je suis souvent, en tant qu'usager, très critique face à la gestion de l'aéroport d'une façon générale. Je le dis ici publiquement : je n'arrive pas à me garer, on fait la queue, on est mal accueilli. J'espère au moins que la privatisation aura pour effet d'améliorer la qualité de service !

Toutefois, j'ai quelque doute sur la façon dont on va pouvoir réguler les redevances. J'ai eu le privilège de dîner avec M. Janaillac quelques jours avant sa folle idée de proposer un référendum interne. Une des difficultés de notre compagnie nationale réside dans le montant des redevances qu'Air France verse à ADP, par comparaison avec d'autres compagnies aériennes basées dans d'autres aéroports internationaux. Je suis très inquiète à ce sujet et sur les effets que cela aura.

L'aéroport de Toulouse a été en partie privatisé. Je crois savoir que cela ne se passe pas très bien, d'après les informations recueillies auprès d'Alain Châtillon. Y a-t-il des leçons à en tirer pour le futur cahier des charges d'ADP en matière de prescriptions concernant la régulation ?

Enfin, je comprends que nous allons être obligés de créer une autorité de régulation pour la FDJ. Comment va-t-elle être financée ? Avec quel argent ? On va abandonner des dividendes qui allaient au budget de l'État pour accompagner une autorité de régulation ! J'ai un peu de difficultés à comprendre comment tout ceci est « ficelé ».

M. Emmanuel de Rohan-Chabot. - Il existe déjà une autorité de régulation des jeux en ligne, l'ARJEL. Il s'agit d'une autorité administrative au budget modeste, qui a eu une courbe d'apprentissage considérable depuis huit ans, puisqu'elle a été créée au moment de la loi 2010. L'ARJEL fait très bien son métier. Il s'agit d'étendre son champ d'application et ses capacités, et non de créer une nouvelle dépense inconsidérée.

M. Martin Vial. - Le ministre aura l'occasion de répondre durant les débats, et je demeure à la disposition de la commission spéciale.

Madame Lavarde, vous vous inquiétez de savoir si le fonds pour l'innovation de rupture ne risque pas, par exemple, de financer le Grand Palais. Le mécanisme relève de BPIFrance, qui détient 50 %. La raison sociale du fonds, qui cible exclusivement l'innovation, est fixée par un texte fondateur.

M. Lurel m'a interrogé hier au sujet des modalités. Le ministre l'a dit : aucune décision n'a été prise s'agissant de la privatisation. Juridiquement, la privatisation consiste à ce que l'État passe en dessous de 50 % de détention du capital ou des droits de vote. Dans le cas particulier, le ministre a clairement affirmé qu'il existait trois options :

- privatiser l'entreprise en cédant le contrôle à un investisseur, auquel cas la réglementation boursière s'appliquera et tout investissement supérieur à 30 % du capital d'ADP donnera lieu à une OPA ;

- céder l'intégralité de notre participation par petits blocs, sans qu'aucun investisseur ne détienne plus de 30 % du capital ;

- l'État restant actionnaire minoritaire dans ADP, céder le reste à des investisseurs industriels ou financiers.

Ces options restent ouvertes. Les décisions n'ont pas encore été prises. Il faudra s'assurer que les conditions de marché sont tout à fait correctes et contrôler le nombre de candidats possibles à l'investissement. C'est ce que l'on appelle l'intensité concurrentielle.

De ce point de vue, la mise en concurrence sera la règle quelles que soient les modalités. C'est un principe constitutionnel s'agissant d'une opération de privatisation. Il n'y aura donc pas d'opération de gré à gré.

M. Philippe Dominati. - La cession précédente du capital d'ADP n'a-t-elle pas été faite de gré à gré ?

M. Martin Vial. - Il ne s'agit pas d'une opération de privatisation, la cession du bloc à Schiphol et Vinci correspondant à 8 % du capital pour chacun. Toute opération de privatisation doit donner lieu à mise en concurrence. Les principes constitutionnels sont bien évidemment systématiquement respectés.

S'agissant de la question de M. Bazin à propos du terminal 4, le sujet est en discussion avec la DGAC, qui donnera toutes les autorisations nécessaires pour la constitution d'un investissement aussi important.

Il va de soi que l'opération de cession, quelles que soient les modalités que je viens de rappeler, tiendra compte de la construction de ce terminal si celle-ci est arrêtée. La valeur actuelle anticipe aussi de facto l'augmentation du potentiel d'équipements et du trafic d'ADP.

Vous avez soulevé la question des nuisances sonores. Toutes les dispositions actuelles seront pérennisées. En outre, il est prévu dans le cahier des charges que les critères environnementaux feront partie des points de contrôle qu'exercera la DGAC sur les investissements de l'entreprise. Ceci fait l'objet de préoccupations de la part du Gouvernement, des parlementaires et des collectivités locales, comme vous l'avez rappelé.

S'agissant des questions de Mme Primas, l'objectif est d'améliorer la qualité des services. Aujourd'hui, dans un indicateur international qui fait référence, ADP est au 37e rang des grands aéroports. L'objectif est que cet aéroport progresse encore. Même si la qualité des services s'est améliorée ces dernières années, il existe encore des marges de progression. Cela fait partie des objectifs.

Le montant des redevances constitue un débat, je le disais tout à l'heure. Il fera l'objet d'une discussion tous les cinq ans. Il est lié au niveau des investissements de l'entreprise. C'est un dialogue permanent entre les compagnies aériennes clientes de l'aéroport, ADP et la DGAC. Le mécanisme de double caisse prévu dans la loi fait que l'entreprise ne peut durablement dégager de rentabilité. Si la rentabilité de la caisse régulée est supérieure aux objectifs fixés dans le contrat, les redevances sont réajustées pour revenir au niveau de rentabilité cible, c'est-à-dire la rémunération du capital utilisé pour les investissements en question. C'est un point assez technique mais important pour l'économie globale.

Quant à Toulouse, il s'agit de l'aéroport de province dont le trafic a aujourd'hui le plus augmenté depuis la privatisation. La question est celle de la coexistence d'un investisseur chinois, qui détient aujourd'hui 40 % du capital, et des autres actionnaires, notamment les collectivités locales et la chambre de commerce et d'industrie. Les relations entre les acteurs n'ont pas toujours été faciles. Nous essayons de jouer un rôle pacificateur, mais surtout de promouvoir le développement et la bonne utilisation des ressources de l'aéroport.

L'enseignement que nous avons tiré de la privatisation de Toulouse-Blagnac concernait l'ensemble du processus de privatisation qu'on a utilisé pour Lyon et sur Nice, et qui a été radicalement différent. Les cahiers des charges qui ont été préparés pour l'exploitation et la privatisation ont été réalisés en concertation avec les collectivités locales. Le ministre de l'économie de l'époque les a rencontrés à diverses reprises. Celles qui voulaient céder leur participation, comme à Nice, ont été invitées à participer aussi au processus de cession.

M. de Rohan-Chabot a répondu pour ce qui est de l'autorité de régulation. Sans préjuger des décisions qui seront prises, je pense que l'on peut dire qu'il existe déjà une autorité qui formera le noyau de la future autorité globale.

M. Yves Crozet. - Une remarque sur l'effet miroir entre l'actionnaire privé et l'actionnaire public : Vinci abandonne les parkings du fait de leur taux de rentabilité très moyen, alors que, dans les aéroports, la hausse fait que la rentabilité augmente mécaniquement. Vinci est présent dans les aéroports du Portugal et beaucoup d'autres endroits. Ce sont les pays impécunieux qui ont privatisé leurs aéroports parce qu'il leur fallait trouver de l'argent. De son côté, ADP, qui a investi avec les Turcs dans différents aéroports, fait exactement le même choix en prévoyant de s'installer là où le trafic va se développer, notamment en Turquie, où l'effet de levier sera très important.

Les actionnaires vont mécaniquement là où les perspectives de profit sont les plus fortes du fait de la hausse du trafic. La stratégie de l'État consiste à se rapprocher des actionnaires qui sont prêts à vendre. Personne n'est aujourd'hui prêt à racheter la SNCF dans l'état où elle se trouve. Cela n'a pas de sens.

Il s'agit d'une opportunité financière partagée entre l'actionnaire public d'aujourd'hui et, peut-être, l'actionnaire privé de demain. Dans les trois options évoquées, quelle sera celle qui permettra la meilleure régulation possible et qui offrira à l'autorité publique la plus grande garantie de conserver un pied dans une affaire qui reste marquée par des questions de souveraineté ?

Mme Catherine Fournier, présidente. - Merci pour toutes ces informations.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17h50.