Mercredi 27 novembre 2019

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 13 h 40.

Agriculture et pêche - Audition sur la récente circulation de grands chalutiers étrangers dans les eaux françaises

M. Jean Bizet, président. - Mes chers collègues, compte tenu de l'enjeu de notre réunion, nous avons tenu à y associer nos collègues intéressés de la façade atlantique de la France.

L'incursion dans la Manche, au début du mois de novembre, d'un chalutier géant de 143 mètres de long a suscité une forte émotion. Ce bateau, le Margiris, battant pavillon lituanien tout en étant la propriété d'un armateur néerlandais, pourrait pêcher jusqu'à 250 tonnes de poisson par jour.

Les sénateurs ont immédiatement interpellé le Gouvernement sur ce sujet lors des questions d'actualité. Nous avons ainsi appris, par la voix de la secrétaire d'État aux affaires européennes, Mme Amélie de Montchalin, que le Margiris n'aurait fait que traverser les eaux françaises, sans y pêcher. Si nous avons pris note de cet élément rassurant, la venue de ce navire à proximité de nos côtes pose des questions de fond.

Premièrement, que s'est-il passé exactement lors de l'incursion récente de ce navire, ainsi que de celle d'un navire allemand de taille similaire dans la Manche ?

Deuxièmement, quelle est l'ampleur du phénomène des bateaux-usines en Europe ? Sont-ils un facteur potentiel de déstabilisation de la politique commune de la pêche et surtout de la pêche artisanale ?

Troisièmement, serait-il possible, techniquement et juridiquement, d'interdire la venue dans nos eaux de tels navires battant pavillon européen ?

Enfin, si le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) peut venir en appui à la pêche artisanale, comment améliorer son taux de consommation au bénéfice des pêcheurs français ? Nos collègues Colette Mélot et Laurence Harribey ont récemment relevé, dans leur rapport sur la sous-utilisation des fonds européens en France, que sur les dix-huit mesures nationales du FEAMP, onze ne fonctionnent pas ou très peu. La commission des finances a également fait le point sur la consommation de ce fonds.

Je remercie donc chaleureusement, tout à la fois, M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, M. Dimitri Rogoff, président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie et M. Antoine Dhellemmes, directeur général de l'entreprise France Pélagique, d'avoir accepté notre invitation, pour nous apporter leur éclairage sur ces questions.

Monsieur Carré, je vous laisse la parole.

M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins. - Je vous remercie pour cette invitation sur un sujet qui suscite une polémique et des incompréhensions.

Permettez-moi de rappeler au préalable que le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins est une organisation professionnelle qui représente et défend les intérêts des marins pêcheurs professionnels, du pêcheur à pied jusqu'à l'armateur de thoniers dans l'océan Indien. Il comprend dans son instance de gouvernance tous les comités régionaux, les organisations de producteurs, les syndicats et prend ses décisions de façon collégiale. J'attire également votre attention sur le fait que l'organisation professionnelle que je représente n'a pas pris position sur le sujet de cette audition.

Le Margiris a effectivement navigué au large des côtes normandes, hors des eaux territoriales françaises. Ce bateau navigue depuis une dizaine d'années, tout comme naviguent et pêchent d'autres très grands chalutiers depuis une trentaine d'années.

La polémique liée à la récente circulation du Margiris est le fait de la double coïncidence du Brexit et des négociations du FEAMP pour 2021-2027. Le positionnement du bateau a été signalé par des Britanniques favorables au Brexit et à une renationalisation de leurs eaux. Par ailleurs, le cadre juridique du FEAMP 2021-2027 pourrait rétablir des subventions européennes pour les navires d'une longueur jusqu'à 24 mètres. Certaines ONG - Bloom notamment - jugent qu'une telle évolution encouragerait une surexploitation de nos ressources.

Autrefois, chaque État membre disposait de ses eaux territoriales jusqu'à 12 milles marins puis d'éventuelles zones économiques exclusives (ZEE). Notre politique commune de la pêche (PCP), créée en 1983, est la suite logique de la mise en commun des eaux des États membres. La clef de répartition des quotas de pêche a été fixée cette année-là et n'a pas été révisée depuis. Ces droits historiques assurent à chaque État membre de disposer toujours de la même proportion de droits de pêche, quelle que soit l'évolution de sa flotte. La France est ainsi très avantagée, puisque sa flotte est passée de 11 000 navires de pêche en 1983 à 4 500 aujourd'hui.

La flotte française a l'avantage d'être pluridisciplinaire, polyvalente, équilibrée et variée - du bateau de 8,50 mètres au bateau de 85 mètres. Cette diversité se retrouve également dans l'éventail des métiers existants - fileyeur, caseyeur, senneur, etc. - et dans les types de bateaux tels que le chalut de fond ou le chalut pélagique. Ce dernier, très critiqué, déploie son filet dans la colonne d'eau, sans toucher le fond pour pêcher des espèces pélagiques, notamment le maquereau, le hareng et le chinchard. Mais ces bateaux qui pêchent dans les mers communautaires sont soumis à la Politique commune de la pêche : ils doivent donc respecter, tout à la fois, des normes (totaux admissibles de captures et quotas notamment), des mesures techniques encadrant les caractéristiques des engins utilisés, les obligations de géolocalisation et de déclaration des captures en temps réel par le journal de bord (logbook), ainsi que l'obligation de débarquement pour toutes les captures. D'une façon générale, les contrôles sur les activités des navires de pêche ont ainsi été renforcés.

Nous avons en France la chance d'avoir une diversité de bateaux qui répond aux différents types de pêches et de marchés. Cette cohabitation, qu'il faut veiller à préserver, est parfaitement encadrée par la Politique commune de la pêche, par la réglementation nationale et par la réglementation professionnelle.

Dans le contexte du Brexit, les Britanniques pourraient trouver un intérêt à voir l'Union européenne se diviser sur les questions de pêche. Ils ont d'ailleurs été étonnés de constater que les pêcheurs de neuf États membres s'étaient associés pour obtenir que la pêche, au niveau communautaire, ne soit pas traitée comme une variable d'ajustement.

M. Jean Bizet, président. - C'est une bonne nouvelle !

M. Hubert Carré. - Oui, nous sommes solidaires. C'est un problème de cohabitation, qui doit donc être réglé en concertation, afin que chacun y ait sa place.

M. Jean Bizet, président. - M. Rogoff, président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie, je vous laisse la parole.

M. Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie - Je vous remercie pour votre invitation. Je serai moins consensuel que ne l'a été M. Hubert Carré. Je représente le Comité régional des pêches de Normandie, un organisme privé de droit public qui doit son statut au code rural. Nous travaillons donc sous le contrôle de l'État.

Plutôt que de critiquer les gros bateaux et leurs armateurs, je souhaite évoquer ici un problème ancien et récurrent. Au cours des trente dernières années, la conscience des enjeux environnementaux s'est développée au sein de la société civile et chez les pêcheurs. Comme le révèle le cas du Margiris, les pratiques de ces gros bateaux, présents en Manche depuis trente ans, sont devenues inacceptables.

Sommairement, la pêche normande se pratique sur deux façades maritimes : la Manche Est et la Manche Ouest, du Mont Saint-Michel au Tréport. 700 kilomètres de côtes accueillent 600 bateaux, 1500 à 1600 marins et leurs familles, ainsi que 300 pêcheurs à pied indépendants, qui pêchent notamment des coques, un produit à forte valeur ajoutée.

La Normandie représente environ 12 % du nombre de bateaux en France et 15 % du nombre de marins. D'après FranceAgrimer, les débarquements de produits de pêche normands correspondent à près de 20 % des apports nationaux, soit 115 000 tonnes, valant près de 200 millions d'euros.

La Normandie est principalement une région de coquillages. Ils représentent 51 % des apports de la pêche normande et deux tiers des coquillages pêchés en France (coquilles Saint-Jacques, bulots, pétoncles et praires). À l'instar de la pêche nationale, la pêche normande compte des métiers diversifiés. Une cinquantaine d'espèces sont débarquées chaque jour dans les criées et hors criées. La flotte compte des bateaux artisanaux de 8 mètres, comme des bateaux industriels de 80 mètres.

En Manche Est, la venue toujours plus massive de bateaux utilisant des techniques de capture différentes des nôtres - notamment les senneurs hollandais - menace de rompre l'équilibre entre pêches artisanale et industrielle. Leur technique consiste à déployer un chalut pélagique sur toute la hauteur de la colonne d'eau, soit 30 à 35 mètres de hauteur, leur assurant un énorme pouvoir de capture.

Je suis sceptique lorsque j'entends M. Bizet relever que le Margiris n'aurait pas pêché dans nos eaux. Les tracés semblent indiquer au contraire qu'il a essayé de rentabiliser son temps en mer. L'armateur hollandais du Margiris pèse lourd dans la pêche industrielle mondiale. Il possède une dizaine de bateaux pélagiques, une vingtaine d'autres bateaux dont des fleurons de la pêche française comme le Victor Pleven II. Et il a récemment acquis la Compagnie française du thon océanique.

Le gigantisme du Margiris, avec ses 143 mètres, a suscité une véritable émotion, y compris chez les pêcheurs professionnels. Il est emblématique des bateaux composant la flotte hollandaise : peu nombreux mais grands, avec un gigantesque pouvoir de capture. Par contraste, les bateaux de moins de 12 mètres représentent plus de la moitié de la flottille française.

Parlevliet & Van der Plas, l'armement auquel appartient le Margiris, travaille à l'échelle mondiale. Par comparaison, notre zone de pêche entre Cherbourg et Dunkerque est minuscule. Les bateaux français qui, eux, ne parcourent pas le monde, partagent déjà cette zone de pêche avec leurs voisins britanniques.

L'espace Manche n'est qu'un gros bras de mer où seules 20 % des espèces font l'objet de quotas européens, attisant ainsi la convoitise des flottilles étrangères et intensifiant la concurrence sur la ressource halieutique.

Parlevliet & Van der Plas pêche essentiellement pour nourrir l'Afrique. Le député François Ruffin a déclaré de façon théâtrale : « On pille au Sud, on mange au Nord. » Je répondrais à l'inverse que l'on pille au Nord et l'on mange au Sud. Comment justifier le pillage d'espaces aussi restreints par ces flottilles pour nourrir l'Afrique avec du poisson à bas prix ?

Il m'importe que les ressources maritimes - par nature limitées - soient à la fois bien gérées et bien valorisées. En particulier, je souhaite que le produit de la pêche profite d'abord aux acteurs du littoral, et non à des acteurs « hors-sol » qui nourrissent de grandes entreprises. L'économie de la pêche est par essence modeste. Nous sommes responsables devant les générations futures de la gestion de la ressource halieutique et de sa valorisation. Vider la Manche de ses poissons pour les revendre 30 centimes en Afrique est un non-sens, sachant que les nombreuses ressources marines d'Afrique pourraient répondre à cette demande. La surpêche étrangère nous empêche de répondre à la forte demande locale d'espèces pélagiques comme le maquereau, que nous savons valoriser.

Nous déplorons le manque d'encadrement des flottilles pélagiques dans le cadre de la Politique commune de pêche. Alors que la pêche des espèces démersales est circonscrite à des sous-zones réduites, celle des espèces pélagiques comprend quasiment la moitié de l'Atlantique. Ainsi, un pêcheur de soles disposant d'une autorisation en Manche Est ne pourra pas aller pêcher dans le Golfe de Gascogne, alors que les bateaux qui nous concernent disposent d'autorisations couvrant quasiment toutes les mers. L'encadrement des quotas et des autorisations de pêche est lacunaire ; celui des aspects techniques de la pêche et du matériel utilisé totalement inexistant.

La présence en mer des bateaux pélagiques semble de moins en moins légitime, au point que l'Australie ou l'Irlande les refoulent systématiquement. Mon prédécesseur, M. Daniel Lefèvre, avait d'ailleurs obtenu gain de cause pour le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie contre un armement qui a été condamné à une amende de 580 000 euros et à une obligation de rester à quai durant quinze jours. En l'occurrence, il s'agissait d'une pêche illégale et d'un problème de déclaration, certes purement administratif, mais la visibilité de ces armements leur commande d'être exemplaires. Cette condamnation souligne le caractère exigeant des normes européennes. Cette exigence vaut également à l'encontre des pêcheurs français. Les gros bateaux ne sont pas exempts de contrôles, mais il est frappant de les voir se faire expulser de nombreuses zones. Leur présence dans nos eaux ne devrait pas nous laisser indifférents.

L'essentiel consiste à maintenir l'équilibre existant entre les flottilles. Il ne faut pas que l'économie prime sur la gestion des ressources. La pêche française artisanale est en train de disparaître au profit d'armateurs. Les droits de pêche constituent un enjeu économique majeur que de grosses entreprises parviennent à capitaliser, en rachetant les bateaux auxquels ils sont attachés.

A l'inverse des notions d'armateur et de propriétaire, celle de producteur en matière de pêche souffre de son statut mal défini dans le code rural. Le législateur devrait y remédier.

Dans cette logique, une grande part des quotas de pêche échoit aux grandes entreprises - certains armements bénéficient de quotas tellement importants qu'ils ne les exploitent pas entièrement - mais échappe aux artisans. Il est urgent de rétablir l'équilibre avec la pêche artisanale. La France doit mener ce difficile combat au niveau européen, en plaidant pour un partage équilibré des quotas et pour une redéfinition du statut de producteur-pêcheur sur la base des modèles agricole ou conchylicole. Or, la capitalisation des droits de pêche permet de manière pernicieuse l'appropriation étrangère de la ressource présente dans les eaux territoriales françaises. La perte des droits de pêche entraînera inéluctablement la perte du caractère artisanal de la pêche française.

M. Jean Bizet, président. - Merci, Monsieur le président.

M. Michel Canevet. - M. Rogoff, si seulement 20 % des espèces pêchées dans la Manche font l'objet de quotas européens, cela signifie qu'une grande majorité des espèces échappe au contrôle européen.

M. Dimitri Rogoff. - Effectivement, et cela crée une brèche dans la Manche. Actuellement, il y a sur les céphalopodes - seiches et encornets - qui sont des produits de grande valeur particulièrement attractifs, une pression de pêche continuellement en augmentation dans un petit espace. La Manche est une zone halieutique formidablement riche, mais nous connaissons suffisamment le problème de la surpêche pour savoir qu'il faudrait pouvoir freiner une telle exploitation des ressources. Nous ne disposons pas des outils qui permettraient de limiter l'effort de pêche.

M. Michel Canevet. - Si l'essentiel de la ressource n'est pas sous contrôle européen, cela attire nécessairement les navires de pêche d'autres pays.

M. Dimitri Rogoff. - Oui, c'est une faille. Nous avons récemment discuté à Bruxelles avec les Néerlandais qui pêchent au senneur, un engin peu utilisé en France. Nous pourrions imaginer que l'Union européenne mette plus d'espèces sous quotas, mais pour cela, il faudrait une véritable volonté ainsi que des données scientifiques, ce qui prend du temps. Nous sommes actuellement dans une période difficile pour la PCP. Si le Royaume-Uni quitte l'Union européenne, nous ne disposerons plus que de la moitié de la Manche.

Mme Catherine Fournier. - 75 % des captures des pêcheurs français des Hauts-de-France sont faites dans les eaux britanniques, ce qui justifie mon inquiétude en tant qu'élue de la région. Ne pensez-vous pas que les quotas devraient être déterminés différemment selon la taille des bateaux ? Par ailleurs, les pêches artisanales des États membres, suffiraient-elles à fournir le marché européen en poisson ? Enfin, connaissez-vous l'impact sur l'économie française du travail de transformation réalisé à bord de ces bateaux-usines ?

M. Dimitri Rogoff. - Si les pêcheurs sont en concurrence sur la ressource, il n'y a en revanche pas de concurrence entre les pélagiques et les fileyeurs qui ne cherchent pas les mêmes poissons.

Nous ne disposons que de peu de données scientifiques pour mesurer l'impact de l'activité de ces navires sur l'écosystème, notamment sur l'équilibre de la chaîne trophique. Si un bateau qui bénéficie d'un quota de maquereaux dans la zone atlantique le prélève intégralement dans la Manche, cela peut avoir des effets notables sur la biologie marine. De plus, bien que ces navires ciblent certaines espèces, les prises indésirables sont inévitables.

Le poisson destiné au marché africain est mis en pains et congelé. L'apport à l'économie française est donc minime et peut ainsi représenter un manque à gagner de façon indirecte.

D'une façon générale, la France, qui importe 80 % de sa consommation de poisson, est déficitaire, mais il s'agit surtout de poissons que nous achetons aux Anglais et Écossais.

Interdire ces grands bateaux dans la Manche pour réserver cet espace à une pêche artisanale française, anglaise et belge n'est pas une idée saugrenue. Elle ne mettrait pas à mal nos apports de poissons. Les droits historiques datent d'une époque qui ne connaissait pas les mêmes contraintes environnementales ni les mêmes équilibres économiques et où les bateaux étaient différents. Ces droits n'ont pourtant pas changé depuis le tournant des années 1970-1980, ce qui est très favorable à la France. Mais ces bateaux pélagiques ont accès à nos eaux territoriales, ce qui peut avoir des effets dramatiques.

Actuellement, notre inquiétude porte également et plus encore sur les pélagiques et sur les senneurs danois, contre lesquels nous peinons à mettre en place une régulation.

M. Jean Bizet, président. - Merci M. Rogoff. Nous sommes à la veille de l'entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne. La PCP se concentre aujourd'hui sur des problèmes de quotas, de périodes d'ouvertures de pêches, sur des techniques, sur le matériel employé... Faut-il aller plus loin, en réservant des zones maritimes plus spécialement dédiées à la pêche artisanale, exiger un droit de regard sur certains types de bateaux ? Le Brexit pourrait être l'occasion de repenser ces questions.

M. Antoine Dhellemmes, merci d'avoir répondu à notre invitation. Je vous laisse la parole.

M. Antoine Dhellemmes, Directeur général de l'entreprise France Pélagique. - Merci de me recevoir aujourd'hui. La polémique liée au Margiris a enflé en plein Brexit avec une force étonnante.

En effet, la question du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne préoccupe les armateurs depuis trois ans maintenant et M. Michel Barnier nous félicitait récemment, à Bruxelles, d'avoir su faire bloc pour défendre nos intérêts communs face aux intérêts nationaux portés par les Britanniques.

Pour ma part, j'ai créé la société France Pélagique il y a trente ans, en partant du constat que la France était dans l'incapacité de pêcher ses quotas d'espèces pélagiques. Ainsi, en 1988, date de création de France Pélagique, faute d'une flotte suffisante, nous laissions à l'eau 30 000 tonnes de quotas de harengs, 12 000 tonnes de quotas de maquereaux, ainsi que nombre d'espèces sous-exploitées comme le chinchard, le spra ou le merlan bleu. Si France Pélagique n'avait pas été créée, la France aurait certainement perdu une grande partie de ses quotas pélagiques. Jusqu'en 2010, France Pélagique a exploité trois navires. Elle en exploite aujourd'hui deux, mesurant 78 et 88 mètres, pêchant l'un et l'autre environ 50 000 tonnes de poisson par an, dont 30 000 tonnes de harengs partiellement pêchés en Manche. Nous exploitons ce quota au rendement maximum durable, c'est-à-dire en pêchant la totalité de nos quotas sans mettre en danger la biomasse. À titre d'illustration, dans un avis récent, le Conseil international pour l'exploration de la mer a précisé, pour ce qui concerne le hareng, qu'entre 1998 et 2018, le niveau préconisé du taux admissible de captures (TAC) était de 430 000 tonnes, pour une biomasse estimée entre 1,5 et 2,7 millions de tonnes. Les 430 000 tonnes de TAC ne représentent donc rien comparé au potentiel de pêche sur le hareng.

Notre siège social est en France ; nous déposons nos comptes et nous payons l'impôt sur les sociétés en France ; nos salariés paient également leurs impôts en France. Nous sommes fiers d'employer 80 personnes, dont 78 Français. En revanche, nous réalisons 100 % de notre chiffre d'affaires à l'exportation, faute de marché en France pour les espèces pélagiques que nous pêchons. Nous exportons dans le monde entier -Pologne, Russie, Thaïlande, Chine, Japon - et pas seulement en Afrique.

M. Jean Bizet. - La France n'a-t-elle pas de capacité de transformation de ces espèces de poissons ?

M. Antoine Dhellemmes. - La France a des capacités de transformation, mais les entreprises spécialisées, principalement à Boulogne-sur-Mer, sont peu nombreuses et la consommation de hareng frais reste faible. Le moratoire sur la pêche du hareng dans les années 1970 a signé la perte du marché français, les consommateurs s'étant tournés vers d'autres espèces de poissons. Dans cette logique, nous avons perdu toutes nos industries de transformation.

Les bateaux pélagiques travaillent de deux manières différentes. La première méthode, utilisée par les flottes écossaise, irlandaise, norvégienne, islandaise, suédoise et danoise consiste à pêcher le poisson et à le débarquer très vite avant de le congeler. La deuxième méthode, qui est notamment la nôtre, consiste à congeler immédiatement le poisson à bord. Cette méthode requiert de fortes capacités de stockage et justifie la taille des bateaux hollandais, immenses entrepôts frigorifiques flottants. Des bateaux de taille plus modeste peuvent pêcher jusqu'à mille tonnes de poisson par jour, excédant largement les 250 tonnes de poisson qu'un bateau pélagique est en capacité de pêcher et congeler quotidiennement. Les bateaux pélagiques norvégiens, en service depuis dix ans, ont au demeurant l'air neuf, car ils ne travaillent que quatre mois de l'année, au cours desquels ils épuisent leurs quotas.

La flotte pélagique, bien que décriée, reste sans doute la plus contrôlée au monde, notamment via le système de surveillance des navires par satellite nous contraignant, toutes les deux heures, à communiquer notre position, notre cap et notre vitesse. Les contrôleurs savent exactement ce que nous faisons, où nous sommes, où nous allons, si nous sommes en pêche ou si nous sommes en route. Douze heures avant l'entrée au port, nous devons nous signaler. Lorsque nous rentrons au port, l'entièreté de notre cargaison est pesée, recontrôlée, et les livres de bord dans lesquels nous enregistrons toutes nos captures sont corrigés. Par ailleurs, les flottes pélagiques sont les premières à s'être vu imposer, dès 2015, l'obligation de débarquement qui interdit les rejets à l'eau. À ce titre, même un poisson écrasé doit être déclaré, congelé et stocké, donc travaillé par nos marins malgré sa rentabilité quasi nulle. Nous avions, pour ainsi dire, crié au désastre lors de l'introduction de la règle du débarquement. En pratique, elle ne nous gêne désormais que marginalement, les espèces peu rentables destinées à l'alimentation animale représentant moins de 2 % de nos captures.

Au cours de l'année, l'exploitation d'un bateau pélagique commence par la pêche du maquereau au mois de janvier, au Shetland. Nous suivons ensuite la migration du poisson jusqu'au sud de l'Irlande, où il se disperse, rendant sa pêche impossible. Au mois d'avril ou de mai, les bateaux sont arrêtés afin d'être entretenus et de permettre aux équipages de se reposer. Puis, de juin à septembre, nous reprenons la pêche du hareng en Mer du Nord ; nous repartons en octobre pour la pêche du maquereau et terminons en novembre-décembre par la pêche du hareng en Manche. Le calendrier est quasiment le même tous les ans.

Les bateaux qui créent aujourd'hui la polémique en Manche y sont depuis parfois 40 ans. Or, depuis 20 ans, aucun bateau pélagique n'a été construit. Le prochain sortira d'un chantier naval français au troisième trimestre 2020, il sera immatriculé à Concarneau.

Nos bateaux actuels sont immatriculés à Fécamp, car France Pélagique est membre du Comité régional de Normandie, auquel nous payons des cotisations professionnelles obligatoires.

Je trouve inapproprié de parler « d'intrusion » du Margiris, bien que je ne défende pas son armateur. Je dispose, en effet, du relevé graphique du trajet de ce bateau et vous confirme que le Margiris n'a pas pénétré les eaux territoriales françaises. Je suis par ailleurs troublé que certains puissent mettre en doute l'encadrement de cette flottille. Bien au contraire, cette flottille pêche des espèces sous quotas, contrairement à la majorité des artisans de la Manche. Les bateaux pélagiques ne sont donc pas les concurrents des pêcheurs artisanaux. Par ailleurs, la période de pêche des bateaux pélagiques en Manche Est se limite à trois semaines pour les bateaux étrangers et à un mois et demi pour les bateaux français. Toutes proportions gardées, nous disposons de davantage de quotas que les étrangers dans cette zone.

Même dans la perspective d'un Brexit nous obligeant à réorganiser nos pêches, nous ne pourrions pas, pour des raisons de saisonnalité, pêcher en Manche toute l'année. La durée de notre présence restera donc inchangée. De la même manière, nous n'allons pas redéployer nos bateaux dans le Golfe de Gascogne car les poissons que nous recherchons ne s'y trouvent pas. Un Brexit dur serait pour nous une catastrophe absolue, faute de solution de repli.

M. Michel Canevet. - Est-il logique qu'il n'y ait que 20 % des espèces pêchées en Manche à être contrôlées par l'Union européenne et à faire l'objet de quotas ?

M. Antoine Dhellemmes. - Bruxelles a estimé que certaines espèces ne justifient pas de faire l'objet de quotas. À l'inverse, les espèces sous quotas le sont parce qu'un besoin de contrôle a été identifié. Nous avons une petite filiale en Bretagne qui exploite trois bolincheurs de 16 mètres qui pêchent la sardine. Il n'y a pas de quotas sur la sardine aujourd'hui, ce qui ne garantit pas qu'il n'y en aura pas dans l'avenir. Tant que Bruxelles ne fixe pas de quotas, c'est qu'il a été jugé que cela n'était pas nécessaire.

Mme Catherine Fournier. - Votre société, créée il y a une trentaine d'année, disposait à ses débuts de trois bateaux. Vous n'en avez désormais plus que deux. Est-ce parce que la concurrence est trop vive ? Comment protéger les emplois de nos entreprises françaises ?

Le Gouvernement, interrogé sur le sujet lors des questions d'actualité, n'a pas su nous dire si le Margiris était simplement en croisière au large de nos côtes, ou s'il y avait pêché. Or selon vous, les contrôles sont tels qu'ils permettent de savoir si un navire est en pêche ou non, avant même son retour à quai. Comment expliquez-vous cela ?

M. Antoine Dhellemmes. - En 1988, nous avons exploité un premier bateau. En 1994, nous en avons mis deux de plus en service. À la fin des années 2000, alors que le hareng représentait 60 % de nos captures, le quota de ce poisson a été soudainement réduit de 50 %. Nous avons donc vendu l'un des trois bateaux. Or six mois plus tard, Bruxelles a rétabli ce quota à son niveau initial. Nous avons alors décidé d'augmenter les emplois à bord et de moderniser nos bateaux existants à grands renforts d'investissement. Aujourd'hui, nous produisons avec les deux bateaux ce que nous produisions auparavant avec trois bateaux. La vie de nos navigants est plus agréable et nous vendons un produit mieux finalisé.

Je suis surpris que le Gouvernement vous ait répondu qu'il ne savait pas si le Margiris était en pêche dans les eaux françaises, car toutes les deux heures, des informations sont transmises par Internet. Selon la vitesse à laquelle navigue le bateau, nous pouvons supposer qu'il est en pêche ou non.

M. Jean-François Rapin. - La diversité de nos bateaux, de nos quotas et de nos pêches fait honneur à la France. Je ne suis pas favorable à la pêche pélagique ni à celle des fileyeurs, mais la polémique actuelle crée des problèmes au niveau européen et une forme de fragilité à l'égard de ce qui n'est pas européen. Nos armements pourraient-ils intéresser des acteurs d'États tiers, par exemple les Russes ?

L'exigence européenne sur les délais étant forte, nous avons été poussés à aller très vite alors qu'il aurait fallu attendre d'avoir plus de visibilité sur le Brexit pour définir une vraie stratégie de planification de nos espaces maritimes. À l'avenir, il faudra peut-être modifier les zones de pêche et les quotas.

M. Jean Bizet, président. - Après les élections législatives qui auront lieu le 12 décembre prochain au Royaume-Uni, nous aurons plus de visibilité sur le Brexit. Notre commission des affaires européennes aura alors toute latitude pour envisager d'interpeller Bruxelles, voire examiner une proposition de résolution européenne. Ne faudrait-il pas intégrer la problématique des énergies marines renouvelables à la politique commune de la pêche ? La nouvelle Commission européenne est entrée en fonction, et je ne doute pas qu'une réflexion sur la Politique commune de la pêche sera conduite prochainement.

M. Hubert Carré. - Nous avons une clause de révision décennale des dispositions de la PCP relatives aux droits historiques (portant sur les conditions d'accès réciproques aux eaux territoriales des autres États membres) dans un monde qui est en train de changer. De plus, le Royaume-Uni, partenaire avec lequel nous avons toujours eu des relations à la fois privilégiées et compliquées, sera demain un pays tiers. La Politique commune de la pêche devra nécessairement être repensée.

L'exercice de planification a été fait à marche forcée avec une vision très stricte sur les zones Natura 2000 et sur les aires marines protégées, avec des espaces où sont imposées aux pêcheurs les pratiques du no-go et du no-take dans des eaux resserrées. Au-delà du sujet qui nous réunit aujourd'hui, à court et moyen terme, nous devrons mener une vraie réflexion sur ce que les pêcheurs français attendent de leur pêche et de l'Europe. Je suis convaincu que la Politique commune de la pêche a protégé la pêche française.

M. Dimitri Rogoff. - Rien ne garantit aujourd'hui la pérennité des droits de pêche français et n'empêche qu'ils soient achetés par des sociétés étrangères. La notion de producteur n'a pas été développée. Nous savons par ailleurs que la Chine a une forte volonté hégémonique et que les droits de pêche peuvent être un placement intéressant. Ce sujet est difficile, clivant et très politique. Des droits incessibles et invendables ont été financiarisés. Aujourd'hui, ce sont les droits de pêche qui confèrent sa valeur à un navire. Le législateur devrait s'emparer de ces questions.

La planification, qui s'est effectivement faite à marche forcée, est un vieux combat, notamment dans la Manche qui est un espace convoité. Nous avons travaillé avec les comités maritimes de façade à élaborer en deux ans un document stratégique de façade (DSF). La mer a été livrée aux ingénieurs qui ont dressé une sorte de cadastre de la mer, avec des zones de pêche, de tourisme et d'énergies marines renouvelables. Mais les poissons ignorent les frontières. Le document stratégique de façade ne répond donc absolument pas aux enjeux de la pêche. De plus, ce travail a été fait jusqu'à la ligne qui sépare le côté anglais du côté français de la Manche. Mais nos navires ne connaissent pas cette ligne. Bien avant le Brexit, les Britanniques ont développé une politique d'aires marines protégées, par laquelle ils ont « mité » leur littoral de grandes zones où les pêches sont contraintes, pour entraver les pêches françaises. Quelle que soit l'issue du Brexit, nous savons que les négociations seront difficiles et que les Britanniques trouveront des moyens de limiter nos possibilités de pêche dans certaines zones.

Je salue le travail initié par M. Michel Barnier, négociateur en chef de la Commission chargé de la conduite des négociations avec le Royaume-Uni. La Politique commune de la pêche - comme la Politique agricole commune - est un fondement de l'Europe et constitue un enjeu majeur. Les 27 doivent réussir, avec les Anglais, à échanger les droits de pêche et à gérer la ressource.

M. Antoine Dhellemmes. - Je m'inscris en faux contre l'affirmation de M. Rogoff selon laquelle les droits de pêche français peuvent être achetés par des étrangers. C'est absolument impossible car les quotas sont attachés au pavillon. Si un bateau bat pavillon lituanien, hollandais ou anglais par exemple, il ne peut pas venir pêcher les quotas français.

Nous devons aussi faire preuve de raison dans le contexte du Brexit qui inquiète les dirigeants d'entreprises depuis trois ans. Il faut régler ce problème avec nos amis anglais, dans un esprit d'union.

M. Jean Bizet, président. - Merci à vous. Je remarque que les problématiques liées au Brexit reviennent de façon récurrente dans vos propos. Le Sénat a suivi cette question avec la plus grande attention dans le cadre du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne, commun à la commission des affaires européennes et à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Nous devons désormais nous interroger sur les modalités du futur accord de libre-échange.

Je remercie M. Dimitri Rogoff d'avoir souligné que M. Michel Barnier n'envisage pas de traiter la pêche comme une variable d'ajustement dans le cadre général du Brexit. Dans le contexte actuel, la France doit défendre ses intérêts sur la filière maritime, mais notre pays peut à l'inverse faire valoir une approche offensive sur la filière aérienne, sur laquelle les Britanniques sont précisément en difficulté.

Je souhaite qu'une réflexion sur la future Politique commune de la pêche soit conduite parmi nous. C'est un sujet majeur, qui concerne 1 800 pêcheurs en Normandie, encore plus en Bretagne, ainsi naturellement que toutes les entreprises de transformation. Nous resterons très attentifs à l'évolution de ce dossier.

Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 00.

Jeudi 28 novembre 2019

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 10 h 45.

Institutions européennes - Audition par visioconférence de M. Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

M. Jean Bizet, président. - Mes chers collègues, nous allons pouvoir échanger aujourd'hui avec M. Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne. Retenu à Bruxelles par un entretien avec la présidente de la Commission européenne, il n'a finalement pas pu se déplacer au Sénat ce matin, comme prévu initialement, mais nous avons pu trouver une solution grâce à la visioconférence.

Monsieur l'ambassadeur, merci de vous rendre disponible pour cette audition depuis Bruxelles. Notre échange intervient à un moment important, à la veille de la prise de fonctions de la nouvelle Commission européenne et à l'heure où l'Union européenne est confrontée à des défis nombreux. Vous représentez la France au Conseil. S'il ne vient pas d'être renouvelé aussi profondément que la Commission européenne ou le Parlement européen, cet acteur institutionnel vit également des évolutions permanentes. Je souhaiterais donc vous interroger prioritairement à ce sujet.

Dorénavant, le Conseil se réunit à 27. Si le Royaume-Uni quitte vraiment l'Union européenne, il nous faudra construire une nouvelle relation avec ce pays et négocier plusieurs accords pour couvrir les nombreux domaines de coopération qui nous unissent. S'agissant de l'aspect commercial, pouvez-vous nous indiquer si le Conseil souhaitera que l'accord de libre-échange envisagé soit de nature mixte ou non ? Les parlements nationaux auront-ils à connaître de ce futur accord commercial ?

Inversement, le périmètre du Conseil pourrait être appelé à s'agrandir. Le Conseil européen a toutefois décidé, lors de sa dernière réunion, d'ajourner l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Albanie et la Macédoine du Nord. La France a été en pointe dans cette décision, en indiquant vouloir préalablement revoir le processus d'adhésion. Quel accueil a été réservé par nos partenaires à la proposition française de réforme du processus d'élargissement ?

Autre ferment d'évolution au sein du Conseil : le couple franco-allemand. Souvent présenté comme moteur de l'Union européenne, ce couple semble traverser une crise durable. La réaction de la Chancelière aux récents propos du président Macron sur l'OTAN constitue une nouvelle manifestation de la divergence de vues entre les deux rives du Rhin. Cette divergence nous inquiète. Nous serions intéressés de connaître votre appréciation et votre analyse sur cette question.

Autre sujet de fond : la transparence. En mai 2018, la Médiatrice européenne a fortement critiqué le manque de transparence des travaux du Conseil, notamment dans leur phase préparatoire, qui empêche les citoyens de véritablement contrôler les prises de décision au sein de cette instance. Le mois dernier, elle a réitéré ces critiques. De même, l'arrêt « De Capitani » a souligné le manque de transparence des trilogues. Quelle appréciation portez-vous sur cette question et, notamment, sur la transparence des travaux du Conseil vis-à-vis des Parlements nationaux ?

Par ailleurs, nous savons que le Conseil réfléchit actuellement sur ses méthodes de travail. Pouvez-vous nous présenter l'état des réflexions et votre position sur la modification des formations du Conseil, sur la place respective et le fonctionnement du Comité des représentants permanents (Coreper) et des groupes de travail, et sur la « stratégie » du Conseil dans le processus législatif ? 

Enfin, pouvez-vous nous présenter l'accueil qui a été réservé, par les autres États membres et par la Commission européenne, au document franco-allemand sur la Conférence sur l'avenir de l'Europe ? Quel rôle devraient jouer, selon vous, les Parlements nationaux ? Pouvez-vous nous présenter les positions que la France envisage de défendre durant la phase qui serait consacrée notamment aux sujets des listes transnationales et des Spitzenkandidaten ?

Un dernier mot, si vous le permettez, au sujet du Parlement européen issu des élections de mai dernier. Après plusieurs décennies de majorité PPE-S&D, la nouvelle majorité repose maintenant sur trois, voire quatre groupes, qui n'ont d'ailleurs pas réussi à se mettre d'accord sur une plateforme commune cet été. Craignez-vous une forme d'instabilité particulière, qui ralentirait le travail législatif ? Comment voyez-vous l'influence des parlementaires français dans ce nouveau Parlement ?

Je vous remercie par avance pour les éléments de réponse que vous pourrez apporter à ces premières, et déjà nombreuses, questions. J'inviterai ensuite mes collègues à vous interroger également.

M. Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je commencerai par répondre à la dernière question, puisque tout procède des élections et du travail que nous pourrons conduire avec le Parlement européen.

Depuis le scrutin de mai dernier, les équilibres politiques sont modifiés. Le nouveau parti Renew Europe est devenu indispensable à la formation d'une majorité. Les deux partis qui traditionnellement disposaient d'une majorité absolue ne peuvent plus la fournir par eux-mêmes. La recomposition politique apporte une dynamique différente. Les nouveaux députés sont nombreux, ce qui crée à la fois une énergie, des idées, mais aussi une certaine indiscipline et donc un peu d'imprévisibilité. Il y a, de fait, une incertitude sur la manière dont le Parlement va fonctionner. Nous avons vu pendant les auditions combien cette imprévisibilité pouvait conduire à des accidents qui dépassaient l'équation personnelle de certains des commissaires désignés. Soit nous traversons une phase de réorganisation, d'ajustement, et le Parlement trouvera ses équilibres et une majorité rassemblée pour porter des principes européens, soit nous entrons dans une période plus complexe avec des majorités au cas par cas, faisant courir des risques sur l'aboutissement de certains textes. Nous faisons le pari que le Parlement jouera tout son rôle, ce qui est bien sûr nécessaire.

La délégation française est très importante au sein de Renew Europe, ce qui lui confère un pouvoir prescripteur sur certains sujets et une influence ; elle est dans le même temps devenue plus limitée au PPE et au S&D, même si nos délégations y ont obtenu des postes significatifs. Il y a donc des possibilités d'influence, mais des batailles plus compliquées. Enfin, la délégation du Rassemblement national reste très importante, ce qui constitue un défi puisqu'une partie du contingent des députés français ne fait pas partie des majorités européennes.

Il existe donc des moyens, un travail mené par des députés français de très grande qualité, mais un renouvellement qui amène à changer certaines méthodes.

La Conférence sur l'avenir de l'Europe répond à une initiative du Président de la République, dont la pertinence s'est trouvée confirmée par le scrutin. Vous le savez, une controverse s'est engagée entre les familles politiques européennes et le Conseil sur la méthode de désignation du président de la Commission ; c'est la question des candidats chefs de file, ou Spitzenkandidaten, qui a mené à des impasses initialement puisque MM. Weber ou Timmermans, ainsi désignés, n'ont pas trouvé de majorité. Le Président de la République et la Chancelière ont pris leurs responsabilités et proposé un ensemble de personnalités européennes répondant aux critères de compétence, d'expérience, d'engagement européen, de parité, ensemble qui a trouvé une majorité au Conseil, confirmée ensuite par le Parlement.

Cela étant, le sujet n'a pas été complètement purgé ; l'amertume qui demeure chez une partie des députés n'est pas sans lien avec le processus très laborieux de mise en place de la Commission, même si le vote d'hier est très positif. La récente proposition franco-allemande sur la Conférence sur l'avenir de l'Europe a pour objet de définir des politiques, des instruments correspondant à l'ambition européenne de souveraineté et d'unité, en vue d'apporter des résultats tangibles. Cet objectif d'ensemble ne part pas du principe d'une révision des traités laquelle peut en être le résultat si nécessaire mais n'en est pas le point d'entrée. La première phase serait consacrée à la question du fonctionnement démocratique de l'Union européenne et reprendrait donc les sujets de la désignation du président de la Commission, avec les rôles respectifs du Parlement et du Conseil, et de l'organisation des scrutins à partir de listes. Le Président de la République s'est exprimé en faveur de listes transnationales, qui permettraient de répondre à des projets cohérents auprès de l'ensemble des électeurs européens et de porter avec légitimité le programme et la personne chargée de le mettre en oeuvre à la tête de la Commission. Cette idée portée par la France divise au Parlement européen - le PPE s'était opposé en 2018 aux listes transnationales - et aussi au Conseil européen. Des solutions devront être apportées pour que le prochain scrutin, en 2024, se déroule de manière consensuelle et apaisée.

D'autres sujets pourraient faire partie de cette première phase, comme la création d'une forme de haute autorité de la vie publique européenne indépendante, pour que les questions fondamentales d'intégrité des responsables soient traitées de manière objective et équitable, et ne soient pas fondées sur une analyse « politicienne » des enjeux.

Dans l'agenda stratégique défini par le Conseil pour les cinq prochaines années figure la révision des méthodes de travail pour que chaque institution puisse s'adapter aux nouveaux enjeux et relever le défi de l'efficacité.

La Commission a réorganisé le collège, avec trois vice-présidents exécutifs supervisant des domaines transversaux et des services en propre, comme Mme Vestager chargée du numérique et de la Direction générale de la concurrence, ou M. Timmermans, chargé du Pacte vert et de la Direction générale de l'action pour le climat, des vice-présidents plus classiques ayant un rôle d'animation, de représentation, de coordination, et des commissaires, dont certains sont très importants puisqu'ils dirigent plusieurs directions générales comme le commissaire français. Elle a cherché à combiner ces personnalités pour faire fonctionner un collège à 28 ou 27 commissaires, mais aussi à refléter ses grandes priorités et à prendre en charge, ce qui est toujours compliqué, des domaines devenus transversaux.

Le Conseil a engagé cet exercice pour lui-même par un travail méthodique pour apporter des améliorations sur l'ensemble des sujets. Il ne s'agit pas de révolutionner le fonctionnement du Conseil, mais de l'adapter. Le Conseil s'organise en formations, correspondant aux départements ministériels dans les États membres, qui portent sur l'environnement, l'énergie, les transports, les questions sociales, économiques et financières, etc. Ainsi, par exemple, le Conseil Environnement pourrait devenir le Conseil chargé du changement climatique et de l'environnement ; d'autres adaptations seront nécessaires sur le numérique et certainement les industries de défense, nouveau sujet de compétence de l'Union européenne.

D'autres thèmes sont discutés. Vous avez mentionné le rôle du Coreper et les groupes de travail : nous ressentons le besoin de resserrer le dispositif pour assurer un meilleur contrôle du processus législatif et rénover les méthodes de travail des groupes. Les deux formations du Coreper, où siègent respectivement les représentants permanents et les représentants permanents adjoints, coordonnent les groupes de travail, qui sont plus de 200, préparent les décisions du Conseil, organisent les relations avec le Parlement ou la Commission dans les négociations. Les domaines devenant plus complexes et transversaux, il est nécessaire d'opérer un rafraîchissement de la structure de ces groupes et un resserrement du dispositif de négociation législatif, de procéder à la mise en place de disciplines pour s'assurer que l'ensemble réponde clairement aux objectifs d'efficacité et de visibilité, pour les gouvernements et les parlements nationaux, sur la manière dont le Conseil travaille.

Des sujets spécifiques sont discutés dans ce contexte, dont l'action extérieure de l'Union européenne, qui est devenue une priorité fondamentale dans le monde déstabilisé dans lequel l'Union se trouve, et mérite d'être plus cohérente, réactive et affirmée, ce qui suppose que le Coreper y jouer un rôle plus engagé.

Nous travaillons également sur la manière dont le Conseil prépare les délibérations du Conseil européen, qui a une place centrale dans le dispositif. Ce sont des exemples, mais nous prenons les sujets les uns après les autres pour essayer de rendre nos méthodes de travail plus efficaces et lisibles.

La Médiatrice européenne a mené une enquête et considéré que le Conseil ne faisait pas preuve de suffisamment de transparence dans ses travaux en matière législative. Nous en avons longuement débattu au Coreper. La plupart des États membres considèrent que la Médiatrice a outrepassé son mandat qui couvre les cas de mauvaise administration, ce qui ne semble pas s'appliquer en l'espèce. Cela dit, quel que soit le messager, le message est important, et nous réfléchissons à la manière de combiner la nécessaire transparence, qui fait partie de la vie moderne des institutions, et la préservation d'une capacité de délibération interne, qui suppose une part de confidentialité. Si tout devenait public, si tout devait être dit, la possibilité de trouver des compromis, d'amener des solutions, de préserver les intérêts du Conseil dans ses négociations avec les autres institutions se trouverait affectée, de même que l'équité et la transparence des débats, qui se déplaceraient dans les couloirs. L'égalité des droits entre les États, la nécessité de protéger un espace politique et législatif de négociation doivent être combinées avec la transparence ; c'est cet équilibre que nous recherchons. Dans la réalité, le Conseil est très transparent, puisqu'environ 70 % des documents sont transmis en réponse aux demandes d'accès adressées à son secrétariat interne.

L'arrêt « De Capitani » porte sur les tableaux dits « en quatre colonnes » que nous partageons avec le Parlement pour négocier les propositions législatives. La première colonne comporte les dispositions de la proposition initiale de la Commission, la deuxième les amendements du Parlement, la troisième ceux du Conseil, et la quatrième, la plus sensible, les tentatives de compromis, les propositions respectives des institutions au fur et à mesure du processus. La question se pose de la publication de cette quatrième colonne. Nous regardons comment procéder, avec le Parlement, car il s'agit d'un document conjoint, afin de permettre à la négociation d'évoluer dans cet espace qui doit rester préservé, tout en assurant qu'il n'y a pas de secret et que, dans des conditions à définir, ces documents soient accessibles. La présidence finlandaise est très engagée sur le sujet.

J'en viens maintenant aux sujets de fond que vous avez mentionnés, monsieur le Président. La négociation difficile dans laquelle se trouve le Royaume-Uni a conduit à accepter une nouvelle prolongation de la période de négociation dite « de l'article 50 » jusqu'au 31 janvier 2020, afin de permettre aux élections britanniques de se dérouler. Les 27 ont fait preuve de beaucoup de patience, tout en restant très fermes sur les principes de fond, et ils ont accepté de rouvrir en partie le dispositif consacré à l'Irlande pour permettre à Boris Johnson de présenter un nouvel accord à ses électeurs.

Si les élections confortent la majorité du parti conservateur, Boris Johnson fera ratifier l'accord de retrait et nous entrerons dans la période dite « de transition » jusqu'à fin 2020, renouvelable une fois d'un ou deux ans, période pendant laquelle le Royaume-Uni ne participera plus à aucun processus de décision, mais appliquera les règles européennes, tout en bénéficiant des droits qui y sont associés. Cette période est nécessairement limitée car elle pose des questions démocratiques pour le Royaume-Uni, mais elle est confortable pour les citoyens et les entreprises, puisqu'elle prolonge la période de l'application de l'acquis.

Pendant cette période, il faudra appliquer l'accord de retrait, qui est satisfaisant pour les Européens, puisqu'il permet de préserver les droits des citoyens, d'amener le Royaume-Uni à régler la facture de plusieurs dizaines de milliards d'euros, de réaliser une séparation ordonnée dans les différents domaines et de régler la compatibilité entre l'absence de frontière physique entre l'Irlande et l'Irlande du Nord et la préservation du marché intérieur.

La préparation de la relation future, définie dans ses grandes lignes dans une déclaration politique annexée à l'accord de retrait, sera le sujet le plus complexe. La Commission présentera rapidement des propositions de mandats, dès que l'accord sera ratifié. Les inflexions apportées par Boris Johnson portent en particulier sur la relation commerciale. Il a renoncé à l'idée de maintenir le Royaume-Uni dans une union douanière, pour revenir à un simple accord de libre-échange. Pendant cette période de transition très courte, nous devrons être capables de négocier ce qui est essentiel à la relation avec le Royaume-Uni. Nous devons donc définir des enjeux prioritaires : l'accord commercial dans des conditions assurant des échanges équitables, ou level playing field, l'accès des pêcheurs européens aux eaux et aux ressources britanniques, et la sécurité intérieure et extérieure, comme la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité.

Un véritable espace de concurrence équitable suppose que le Royaume-Uni ne s'éloigne pas des règles européennes. S'agissant d'une très grande économie, très proche géographiquement et très intégrée initialement - une situation inédite par rapport aux autres relations commerciales -, la question des divergences réglementaires est extrêmement sensible pour les échanges économiques. M. Boris Johnson a accepté le gel de l'alignement réglementaire au moment de la sortie du Royaume-Uni, c'est-à-dire de ne pas dégrader les normes environnementales, fiscales, sociales ou en matière d'aides d'État en vigueur à cette date. Or l'Union européenne va développer de nouvelles normes, notamment environnementales, et la question d'un alignement dynamique se posera. En cas de refus, des protections tarifaires pourraient être maintenues. L'équilibre entre l'absence de droits de douane ou de contingents tarifaires et le dumping, s'il devait advenir, sera au coeur de la négociation commerciale.

Comme l'a dit Michel Barnier, proposé par la Commission pour conduire la négociation de la relation future : zéro tarif, zéro contingent, mais zéro dumping. Ce sera une négociation difficile dans un tel délai. L'Union n'est pas sans levier, bien entendu, puisqu'une absence d'accord serait nocive pour l'économie britannique, mais tout n'est pas rationnel, notamment au Royaume-Uni, et il faudra rester vigilants. Tous les Européens s'accordent à dire que cette relation sera fondamentale, mais qu'elle devra s'accompagner des garanties nécessaires.

M. Jean Bizet, président. - Monsieur l'ambassadeur, cette relation prendra-t-elle la forme d'un accord mixte ou d'un accord simple ?

M. Philippe Léglise-Costa. - La gouvernance et le champ de l'accord détermineront sa mixité ou non. La Commission pourrait être tentée de procéder par des accords séparés - accord commercial, accord de pêche, accord d'accès aux bases de données, etc. - purement communautaires, qui ne relèveraient pas de la mixité. Nous y sommes défavorables, car nous devons garder une cohérence d'ensemble entre les sujets. Si nous devions procéder par une poignée d'accords spécifiques, qui deviendraient ensuite une multitude d'accords, nous nous retrouverions dans une situation similaire à celle que nous connaissons avec la Suisse, avec laquelle nous essayons justement, avec une grande difficulté, de revenir à une gouvernance commune.

Nous souhaitons donc un accord-cadre permettant un traitement intégré. Dans ce cas, l'accord sera forcément mixte, par exemple en matière de transports, de sécurité, de politique étrangère. Nous partons du principe qu'il y aura des éléments de mixité, ce qui n'empêchera pas la mise en application provisoire de certains dispositifs, après simple ratification au niveau européen, avant la ratification des 27 et du Royaume-Uni. Le principe de base est donc la mixité et c'est pour cela que j'attire votre attention.

M. Jean Bizet, président. - Ce genre d'accord commercial suscite en France beaucoup émotion, voire une dose d'irrationalité, je vous renvoie au CETA. Il faudra être attentif et diligent à informer les parlements nationaux, qui pourraient se crisper à tout moment. Nous sommes contraints par le temps, Boris Johnson ayant intérêt à ce que tout soit terminé le 31 décembre 2020. Il faudra donc trouver un canal d'information direct extrêmement fluide entre Bruxelles et les capitales. J'ai attiré l'attention du Président du Sénat à ce sujet. Vous sentez bien le climat ambiant et les crispations protectionnistes qu'il génère. Nos collègues ont par exemple relayé hier les inquiétudes territoriales au sujet des navires-usines. Je sens chez nos collègues, et c'est très sain, un besoin d'information croissant.

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous en sommes très conscients. Nous essayons d'assurer un bon échange d'informations entre la Commission et les États membres ; ce sera le premier enjeu. Dès lors que nous aurons obtenu ces garanties, un canal d'information direct, transparent, devra être mis en place avec les parlements nationaux. Je suppose que le Gouvernement ou le Secrétariat général des affaires européennes y travaillent. En tout cas, pour ce qui concerne la Représentation permanente, toutes les informations seront bien sûr disponibles.

La politique commerciale sera un enjeu majeur pour la Commission von der Leyen. Les engagements qu'elle a pris répondent dans une large mesure aux priorités portées par la France, par la prise en compte du développement durable et du changement climatique, l'équité des conditions de concurrence et la réciprocité, ou la mise en place d'un Chief Trade Enforcement Officer, un service de la Commission chargé de vérifier la mise en oeuvre effective des accords conclus avec les pays tiers. La Commission considère la négociation des accords comme la partie noble de son métier, mais le travail minutieux de vérification de leur application est moins systématique. Ce sera l'un des mandats du commissaire irlandais Hogan, chargé du commerce. Il convient d'élaborer une stratégie d'ensemble sur la question commerciale, étant donné les difficultés de l'OMC, les intérêts de l'Union européenne, mais aussi la défiance des opinions publiques à l'égard de ces accords que vous avez signalée.

Sur l'élargissement, le débat qui a lieu depuis le mois d'octobre est intéressant. Il n'était pas particulièrement souhaité par la France, mais ce qu'il révèle justifie la nécessité de revoir le processus. Cela ne remet pas en cause, pour aucun État membre y compris la France, la perspective européenne des Balkans, qui fait partie des engagements et de la logique géographique et politique de l'Union européenne, mais le processus lui-même, qui a développé des failles importantes. La cristallisation qui s'est opérée sur l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord et l'Albanie est une bonne occasion de revoir le processus et de refonder un consensus entre les États membres. D'autres États partagent en réalité exactement la même analyse que la France.

Quelles sont les failles ainsi révélées ? L'ouverture de négociations d'adhésion a été vue comme un instrument miraculeux pour assurer que les réformes soient faites, l'État de droit protégé et les influences extérieures contenues. Or ce n'est pas vrai. Dans les pays avec lesquels des négociations ont déjà été ouvertes il y a parfois des reculs sur ces sujets. Une articulation différente doit être trouvée entre les moyens de l'Union européenne pour sa politique étrangère et les négociations d'adhésion qui sont un processus très technique, juridique, minutieux, assez désagréable pour ces pays qui doivent en permanence justifier des réformes pendant une période très longue. L'amalgame avec les moyens d'influence positifs d'action extérieure, d'investissement, de commerce, de circulation et les négociations d'adhésion a conduit à une confusion des genres. Les négociations d'adhésion sont devenues politisées, en tant qu'outils de politique étrangère.

Ainsi, très peu d'États membres considéraient que l'Albanie avait procédé aux réformes nécessaires pour permettre l'ouverture des négociations d'adhésion et certains s'y opposaient très vigoureusement, mais cela n'a pas empêché une partie d'entre eux de considérer qu'il fallait le faire pour des raisons politiques ou géopolitiques. Il faut éviter l'amalgame entre l'application de l'acquis, les exigences très fortes qui s'imposent aux pays candidats et les objectifs géopolitiques. Ils se réconcilient par la perspective européenne, mais ce sont deux processus différents. Nous avons proposé de bien distinguer les négociations d'adhésion des moyens que nous avons, de rendre ces derniers plus stratégiques, visibles, organisés et d'avoir avec le Haut Représentant et la Commission une approche renouvelée.

Lors des négociations d'adhésion, on procède par l'examen de 35 chapitres, qui correspondent à différents segments de l'acquis communautaire et qui doivent théoriquement être fermés au fur et à mesure que l'État modifie sa législation pour incorporer le droit européen. Dans la pratique, les chapitres ne sont jamais fermés, car le pays n'a pas d'intérêt à faire les réformes qui permettraient de les fermer. En effet, le gain, pour lui, n'intervient qu'à la fin, avec l'adhésion, aux termes de négociations qui peuvent durer dix ou quinze ans. La procédure actuelle constitue donc plutôt une incitation à reporter les réformes les plus difficiles. On aboutit à une situation étrange où tous les chapitres sont ouverts et aucun n'est refermé, ce qui conduit à des impasses politiques et techniques. C'est pourquoi nous proposons une approche plus graduelle, plus rigoureuse, avec des possibilités de réversibilité si nécessaire, mais des bénéfices concrets pour les citoyens des pays visés au fur et à mesure de l'avancée des discussions. Nous voulons regrouper les chapitres par domaines cohérents. Une fois les réformes faites et l'acquis transposé dans un domaine, les pays pourraient participer à des programmes européens et être associés aux politiques correspondantes. Ainsi le pays candidat aura intérêt à procéder aux réformes et les citoyens en constateront concrètement les effets. On romprait ainsi avec une approche punitive qui consiste à geler les négociations pendant dix ou quinze ans.

Certains États membres ont manifesté leur intérêt pour la proposition française, considérant qu'elle permettra d'avancer avec plus d'intelligence. Ils souhaitent quand même ouvrir les négociations d'adhésion, au moins avec la Macédoine du Nord, mais sont prêts à réfléchir à notre proposition. D'ailleurs, le nouveau commissaire européen chargé de l'élargissement a annoncé qu'il lancerait une réflexion. Nous espérons que la Commission fera des propositions au début de l'année prochaine.

D'autres pays restent méfiants. Ils se demandent si notre proposition ne constitue pas une manoeuvre dilatoire pour refuser l'élargissement ou proposer un dispositif de substitution. Nous devrons donc continuer à expliquer notre position, réaffirmer que la perspective d'adhésion n'est pas remise en question, mais qu'elle ne pourra se faire du jour au lendemain et que chacun a intérêt à revoir la méthode.

Pour pouvoir élargir à nouveau l'Union européenne, il faudra réformer son fonctionnement, car il sera difficile d'agir avec plus de 30 États membres, tandis que les équilibres géographiques seront modifiés en Europe. Cela n'est pas une condition à l'ouverture des négociations, mais ce débat devra avoir été tranché avant les adhésions. Même si nous n'avons pas fait de lien avec la conférence sur l'avenir de l'Europe, si celle-ci parvient à des avancées, cela facilitera, le moment venu, un nouvel élargissement.

Un mot enfin sur l'OTAN. Je sors de mon domaine de compétence et ne me prononcerai que sur le débat que cela suscite. Tout le monde à Bruxelles parle de l'interview du Président de la République dans The Economist où il dénonce l'état de « mort cérébrale » de l'OTAN. C'est déjà un succès que le débat ait lieu. Je distingue trois types de réactions. Un tiers des pays environ considère que la France a eu raison de porter ce constat, qu'il ne s'agit pas de remettre en cause l'OTAN et qu'il vaut mieux parler des problèmes plutôt que de les éluder. L'expression forte de notre position a permis une prise de conscience : de nouvelles propositions sur l'avenir de l'OTAN ont pu aussi être formulées, mais aussi sur la place des Européens au sein de l'organisation et l'effort qu'ils doivent faire pour leur sécurité. Un autre tiers de pays partage le constat, mais conteste la méthode. C'est le cas de l'Allemagne. Mme Merkel reconnaît que la garantie américaine est, au moins, remise en question par le président Trump ou que l'attitude de la Turquie dans le nord de la Syrie est problématique. Toutefois, elle aurait aimé procéder différemment. Un dernier tiers conteste l'approche sur le fond et considère qu'en formulant publiquement le constat, on aggrave la situation. Cependant, à mesure que le débat évolue, les approches inquiètes et réactives cèdent la place à une approche constructive, pour réfléchir à la place des Européens dans l'OTAN mais aussi à leur effort de défense au sein de l'Union européenne avec de nouvelles annonces d'investissement dans le domaine de la défense.

M. Jean Bizet, président. - La relation du couple franco-allemand ne semble pas être au beau fixe. Cela se ressent nettement au Sénat. C'est une question sensible mais on ne sent pas d'évolution tangible de la position allemande sur l'Union des marchés de capitaux, par exemple.

M. Philippe Léglise-Costa. - Il faut distinguer plusieurs niveaux. Au niveau opérationnel des administrations, la collaboration est très fluide et les éventuels décalages politiques ne se ressentent pas dans le travail quotidien. Il y a un réflexe franco-allemand, une coordination dans les travaux législatifs. Au niveau politique, les approches sont traditionnellement différentes. L'Allemagne est souvent plus prudente, attentive à procéder par étapes, en définissant des critères, tandis que la France cherche à accélérer le rythme, préfère donner des impulsions. Cette différence classique des cultures politiques s'exprime de manière plus ou moins forte en fonction des personnalités, des cycles politiques, de l'état de l'Union européenne. Ce n'est pas un motif d'inquiétude spécifique.

La question est de savoir si la France et l'Allemagne sauront faire face aux défis qui sont devant nous et qui sont considérables : la lutte contre le réchauffement climatique, la révolution numérique, les possibilités d'action dans un monde déstabilisé, la révision de la gouvernance démocratique de l'Union européenne, etc. L'Union des marchés des capitaux est un cas exemplaire où l'on doit trouver des solutions ambitieuses pour assurer le financement de l'économie européenne, sa souveraineté et son indépendance.

En dépit des différences d'approches, et même si les cycles ne sont pas synchronisés, nous continuons de faire des propositions et de lancer des initiatives mutuelles. Vous avez mentionné le document franco-allemand sur l'avenir de l'Europe, mais nous avons aussi demandé à M. Fabrice Demarigny, président de l'European Capital Markets Institute (ECMI), de faire des propositions sur l'Union des marchés des capitaux. De même, le ministre allemand des finances, M. Olaf Scholz, a fait des propositions innovantes sur l'Union bancaire, sujet complexe en raison des différences de structures entre la France et l'Allemagne. Il propose une forme de garantie des dépôts au niveau européen et un marché plus intégré permettant des consolidations bancaires. On note une dynamique. Il faudra la vérifier. En général, plus les défis sont importants, plus la France et l'Allemagne se retrouvent. L'Allemagne assurera la présidence de l'Union européenne au deuxième semestre 2020, suivie du Portugal, de la Slovénie et de la France, au premier semestre 2022. Cela permettra assurément de renforcer nos positions communes et nous travaillons à nous coordonner sur les sujets importants, comme la conférence sur l'avenir de l'Europe ou le futur sommet entre l'Europe et l'Afrique, qui sera l'une des priorités de la Présidence française.

M. Simon Sutour. - Le veto, comme on l'appelle en Europe, du Président de la République à l'adhésion de la Macédoine du Nord et de l'Albanie nous a surpris. Depuis la fin de la guerre en Yougoslavie, la position traditionnelle de la France était plutôt de considérer que ces pays avaient un droit à l'adhésion. Ces États sont candidats à l'adhésion, ils participent à la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) et attendent que les négociations s'ouvrent. Pour la Macédoine du Nord, la situation était bloquée en raison du contentieux avec la Grèce. Celui-ci a été surmonté grâce notamment à Alexis Tsipras, et la Macédoine du Nord espérait légitimement l'ouverture de négociations. Nous savons que d'autres puissances s'y intéressent, comme la Chine, la Russie ou la Turquie. Je perçois la position du Président de la République comme un moyen de repousser la décision. En somme, on leur propose une sorte d'accord d'association. C'est dommage. Nous sommes nombreux au Parlement français à partager le point de vue de Mme Vestager. Nous avons des échanges réguliers avec les représentants des autres parlements. Il serait bon, à l'avenir, lorsqu'une rupture par rapport à la position traditionnelle de la France doit être annoncée, que nous puissions en débattre, même si je ne remets pas en cause les prérogatives constitutionnelles du Président de la République.

La nouvelle Commission vient d'être désignée. Elle va pouvoir commencer à travailler sur le prochain cadre financier pluriannuel. Quel est votre point de vue sur la politique régionale et la politique de cohésion ? On a beaucoup parlé de la baisse des crédits de la politique agricole commune (PAC), de l'ordre de 5 %, mais il ne faudrait pas oublier la baisse de 50 milliards d'euros de la politique de cohésion qui est envisagée, dont 11 milliards seulement liés au Brexit. Le Sénat, qui représente les collectivités territoriales, est très sensible à ce sujet. Les dossiers qui se montent au plan local ont tous un financement européen et nous aimerions être rassurés à ce sujet.

M. Michel Raison. - Les agriculteurs européens sont très inquiets pour leur avenir. La PAC avait été conçue non seulement pour nourrir la population, mais aussi pour remettre à niveau le revenu des agriculteurs par rapport aux autres catégories. Or, l'écart de revenus avec les autres catégories professionnelles s'accroît à nouveau. Les agriculteurs français gagnent, en moyenne, moins que le SMIC. Je crains que la PAC ignore, à l'avenir, la partie « revenus » pour être de plus en plus axée vers les thématiques modernes, comme le verdissement et autres sujets. Mais les agriculteurs veulent surtout gagner leur vie. On ne sent pas d'orientations ni de réflexions en ce sens. Peut-être faudrait-il envisager un Farm Bill pour assurer à nos paysans plus de régularité et de revenus.

M. Jean-Yves Leconte. - Pensez-vous qu'il sera possible de parvenir à fixer un objectif de réduction des émissions de carbone à l'échéance 2030 plus ambitieux que l'objectif actuel, une baisse de 40 % par rapport à 2030 ? Les pays qui ont besoin de moyens pour avancer sur ces questions pourront-ils être accompagnés financièrement par l'Union européenne ?

Ma seconde question concerne l'élargissement de l'Union européenne. Certes, la diplomatie française doit travailler à donner de la consistance à la position du Président de la République, mais sur ce sujet, c'est un petit peu compliqué... La note diffusée après le veto français s'avère finalement très technique. Elle comporte, certes, des pistes intéressantes, comme le regroupement des thèmes et la progression par étapes, mais pourquoi ne pas avoir fait connaître cette proposition plus tôt ? On aurait évité un drame... L'ambassadeur de France à Skopje a donné une appréciation très critique de la situation en Macédoine pour justifier le veto français.

La question de la réversibilité est discutable. Si l'on peut comprendre la réversibilité quand l'État de droit - l'étape n° 1 - n'est plus garanti, il n'en va pas de même pour les étapes suivantes. Certaines supposent des efforts particuliers des États candidats : comment leur demander des efforts pour incorporer l'acquis communautaire sans assurance que la procédure aboutisse. Il faut dire clairement aux pays où l'on va, sinon la négociation ne peut plus se poursuivre ; elle cesse d'être un processus et devient un état permanent, comme on le constate actuellement dans les Balkans.

Mme Laurence Harribey. - Ma première question portera sur le lien entre le cadre financier pluriannuel et la politique de cohésion. Apparemment, hier, à Strasbourg, la présidence finlandaise a préparé les esprits des eurodéputés en leur disant qu'ils seraient sans doute fortement déçus par les propositions sur le cadre financier pluriannuel. On parle beaucoup de la politique de cohésion, mais, si on ne la dote pas de moyens, il est difficile de dépasser le stade de l'incantation !

Quelle est votre position sur l'avenir du multilatéralisme en matière commerciale ? Celui-ci est fragilisé par la position de l'administration américaine. La Commission européenne semble vouloir affirmer un leadership européen en la matière. Elle prône une nouvelle génération d'accords commerciaux qui intégreraient de nouveaux éléments, comme le développement durable ou la responsabilité sociale des entreprises, ce qui rejoint la position du Président de la République. Cette analyse est-elle juste ? La France a-t-elle des alliés pour défendre cette position ?

M. Pierre Cuypers. - L'Europe dépend du reste du monde pour ses approvisionnements énergétiques. C'est dangereux. Comment l'Europe peut-elle devenir moins dépendante et encourager les énergies renouvelables sur l'ensemble de nos territoires ? Voilà plusieurs années, on voulait développer la biomasse, l'énergie solaire, les éoliennes, etc. Je ne vois pas d'initiatives fortes pour y parvenir rapidement.

M. Philippe Léglise-Costa. - La position française a été parfois présentée comme un veto, mais, dans la réalité, les positions des autres pays étaient très nuancées. Même si la France n'avait rien dit, on peut penser que l'on n'aurait pas ouvert de négociations d'adhésion. Une bonne partie des États était favorable à l'ouverture de négociations avec les deux pays ; une partie était ouverte à la perspective de négociations avec la Macédoine du Nord, mais opposée à le faire avec l'Albanie ; et une partie était opposée au découplage. Les positions étaient globalement incompatibles.

Monsieur Sutour, l'idée de la France n'est pas de proposer un substitut à l'adhésion par un accord d'association. Le Président de la République l'a redit avec force, la perspective européenne est toujours là ; elle est irrévocable et nul ne veut l'éluder...

M. Simon Sutour. - Soit, mais il ne faudrait pas qu'elle soit trop lointaine, elle finirait ainsi par ne plus exister !

M. Philippe Léglise-Costa. - Nul ne considère, même parmi les États les plus ambitieux, que l'adhésion pourrait intervenir avant une période assez longue, de dix années environ, étant donné la situation dans ces pays. Des négociations d'adhésion ont été engagées avec la Serbie. Là encore, nul ne considère que cela ait entraîné des progrès réguliers vers l'État de droit, ni que l'influence d'autres puissances extérieures ait été réduite. Donc il convient de revoir notre stratégie si l'on veut s'assurer que les progrès sont réels, que l'Union européenne occupe une place centrale ; la gradualité permet de rendre tangibles les bénéfices du rapprochement aux yeux des citoyens. C'est préférable à un long travail technique et juridique de plusieurs années couronné par un big-bang final, un peu aléatoire. La proposition de la France vise, de manière sincère, à trouver une solution notamment pour les Balkans occidentaux, en tenant compte de la durée qui sera nécessaire pour permettre leur intégration dans l'Union européenne.

Il faut distinguer les effets d'attente de la réalité des réformes permettant de satisfaire aux critères posés par le Conseil européen en avril 2018. En Macédoine du Nord, l'accord de Prespa a suscité une forte attente dans le pays. Ce choix historique a été perçu comme suffisant pour pouvoir déclencher l'ouverture de négociations d'adhésion, même si cela n'a jamais été dit comme cela. De même, l'avis favorable de la Commission à l'ouverture d'une procédure d'adhésion a été perçu comme un accord des États membres. Or, la France, comme d'autres pays, a toujours considéré que les critères n'étaient pas remplis. Notre ambassadeur en Macédoine du Nord a une analyse lucide sur l'état du système judiciaire, l'un des critères fondamentaux, et le fonctionnement du bureau du procureur spécial, qui, en l'état, ne permettent pas de garantir l'indépendance de la justice. On aurait certes pu passer outre et choisir d'ouvrir des négociations sur la base de considérations politiques, mais la France, avec d'autres pays, a estimé qu'il fallait plutôt préserver le niveau d'exigences. Cela a été perçu de manière négative à cause des fortes attentes qui existaient, en dépit de la constance de la position française. Ce choc permettra de réfléchir et de reprendre un chemin plus consensuel. Si l'on avait ouvert des négociations avec la Macédoine du Nord, on aurait très vite rencontré de grandes difficultés. La position allemande sur l'Albanie, obtenue par Mme Merkel après des négociations difficiles avec le Bundestag, était ambiguë, car les critères pour pouvoir ouvrir la première session de négociation étaient tellement exigeants que l'on n'aurait fait que repousser la difficulté. Le Président de la République a choisi d'agir de manière plus ordonnée. Les débats ne sont pas simples, mais nous avons bon espoir de parvenir à reconstituer un consensus autour d'une nouvelle méthodologie, en prenant conscience de la nécessité de coordonner nos moyens d'influence dans la région, avec un réengagement politique. On avait commencé de le faire au sommet de Sofia, en mai 2018. À la fin, si les conditions sont remplies, on ouvrira des négociations avec la Macédoine du Nord. D'un mal peut sortir un bien avec un accord plus profond.

La réversibilité ne porte pas sur la perspective européenne, elle porte sur chaque chapitre, au fur et à mesure de la discussion, avec évidemment un préalable sur l'État de droit. Il s'agit de récompenser les progrès accomplis, chapitre après chapitre, grâce à la participation à des programmes européens ; mais, si les réformes sont remises en question, les avancées correspondantes doivent aussi être revues. Il s'agit, en fait, de créer un système incitatif vertueux, sans remettre en question la perspective européenne, car si celle-ci disparaît, on perdra le soutien des populations.

En ce qui concerne le cadre financier pluriannuel, il y a un débat autour de la PAC et de la politique de cohésion. La France, avec beaucoup d'États membres, refuse d'opposer les politiques dites traditionnelles - la PAC et la politique de cohésion - et les politiques nouvelles ou modernes. Les politiques dites traditionnelles sont modernes et se modernisent, mais les politiques nouvelles ne doivent pas se développer au détriment des premières.

Nous refusons aussi d'opposer PAC et politique de cohésion. Les deux sont légitimes. Il faut identifier les besoins, dans le cadre d'une équation budgétaire complexe. À la fin, on demandera sans doute un effort financier supplémentaire aux États, mais nous espérons qu'il pourra être modéré par de nouvelles ressources propres. Il faudra aussi réaliser un effort sur les politiques, avec peut-être de moindres augmentations pour les politiques dont les crédits sont proposés en forte hausse, et peut-être un effort sur la PAC ou la politique de cohésion. En tout cas, il ne s'agit pas de stigmatiser ou de renvoyer certaines politiques au passé.

Le budget de la politique de cohésion augmenterait en euros courants, mais baisserait en euros constants. La situation évolue à cause de l'enrichissement d'un certain nombre de régions dans les nouveaux États membres, qui conduit à réduire les transferts nécessaires. La baisse des fonds alloués aux régions des pays de l'Est aurait dû être plus forte, mais la Commission Juncker a mis en place un filet de sécurité qui a limité la baisse à 24 % au plus. La France verrait plutôt ses moyens préservés, car la catégorie des régions dites en transition a été élargie. Elle regroupe désormais les régions avec un PIB compris entre 75 et 100 % de celui de l'Union européenne - ce qui est le cas beaucoup de régions françaises - et non plus entre 75 et 90 %. Nous avons aussi veillé à ce que les régions ultrapériphériques et ultramarines continuent de bénéficier de la solidarité européenne. Notre position est de préserver les catégories telles qu'elles sont désormais définies.

Il s'agit aussi de faire en sorte que les fonds structurels continuent à accompagner les grandes priorités européennes, telles que la lutte contre le réchauffement climatique ou la convergence. Nous demandons que le Fonds social européen conserve pleinement sa vocation sociale. Nous plaidons pour la conditionnalité des aides, en fonction de l'État de droit - certains pays comme la Pologne ou la Hongrie s'y opposent, mais cette perspective est soutenue par la majorité des autres pays - et en fonction des législations fiscales ou sociales, pour assurer la convergence des modèles fiscaux et sociaux et faire du marché intérieur un espace d'équité, conformément aux ambitions de l'agenda stratégique adopté par le Conseil européen en juin. Il faut aussi simplifier les contrôles et les audits, pour ne pas surcharger les collectivités de tâches administratives.

En ce qui concerne la PAC, nous considérons que la baisse proposée par la Commission européenne n'est pas justifiée. Les agriculteurs sont soumis à des aléas de marché ou climatiques. Ils doivent aussi entretenir les paysages, réduire les émissions de CO2, veiller à la sécurité alimentaire, etc. Il serait donc illogique de réduire les moyens alloués à la préservation de leur revenu. Nous demandons donc, avec force, que le budget de la PAC soit augmenté. Ce n'est pas une bataille facile car l'équation budgétaire est complexe. Il n'y a pas de contradiction entre la préservation des paiements directs, les aides au revenu, et la conditionnalité en fonction d'enjeux écologiques. Au contraire, cela permet d'accompagner les agriculteurs pour réaliser les transformations nécessaires et renforce la légitimité de la PAC, qui contribue aussi, par ailleurs, au maintien de notre souveraineté, à la préservation de notre mode de vie, à la lutte contre le changement climatique, au développement rural, à la lutte contre les inégalités, etc. Nous voulons aussi garantir l'équité sur le marché intérieur : il ne serait pas normal que certains pays soient plus exigeants avec leurs agriculteurs, tandis que d'autres s'exempteraient des disciplines communes. Enfin, je dois aussi évoquer la simplification et l'adaptation aux terroirs. Un grand travail de simplification a été engagé. La Commission européenne avait proposé de développer la subsidiarité et de privilégier les adaptations locales. Toutefois, le dispositif envisagé était excessivement complexe. La réforme a pris du retard, mais la France la soutient. La question du budget sera réglée lors du Conseil européen de mars ou d'avril, voire de février.

La réduction des émissions de carbone constitue une priorité de la Commission, du Conseil et de la France. La première communication de Mme von der Leyen portera, d'ailleurs, le 11 décembre, sur le Pacte vert et l'un de ses premiers déplacements consistera à se rendre à la Conférence de Madrid sur les changements climatiques. Parallèlement, le Conseil européen de décembre s'efforcera de recueillir l'accord de tous les États membres sur l'objectif de neutralité climatique en 2050. Il s'agissait initialement d'une initiative française. Nous avons déjà convaincu 24 pays et nous travaillons à convaincre les derniers, la Pologne en particulier, en définissant les modalités de transition. Le travail de rédaction est en cours, sous la houlette de M. Charles Michels.

Mme von der Leyen s'est engagée à lancer des études d'impact pour définir le niveau de réduction des émissions de gaz à effet de serre à atteindre en 2030. Elle a évoqué une fourchette entre 50 et 55 % de réduction des émissions. Le processus sera le suivant : une communication sur le Pacte vert, incluant la trajectoire de réduction des émissions, le 11 décembre prochain ; une loi Climat précisant la trajectoire en février ou en mars, avec des études d'impact menées en parallèle ; enfin, des propositions législatives à l'automne, en particulier s'il faut rouvrir le système ETS d'échange de quotas d'émission pour acter la trajectoire, ou renforcer des législations sectorielles. Ces choix devront être opérés dans les prochains mois et mis en cohérence avec la neutralité climatique en 2050.

La trajectoire est aujourd'hui fixée à 40 % de réduction en 2030. Si ce taux est remonté, il faudra prévoir des moyens d'accompagnement ; c'est l'objet d'un budget ambitieux pour le climat et d'un fonds de transition juste destiné à prendre en compte la dimension sociale de cette transformation. La Banque européenne d'investissement (BEI), qui serait transformée en banque européenne du climat, s'est engagée à supprimer les financements aux énergies fossiles.

La dernière brique de ce cadre d'ensemble, c'est la taxonomie des financements compatibles avec l'Accord de Paris, pour orienter les investisseurs privés et définir un bonus permettant de financer les investissements verts. Les enjeux sont considérables en termes de masses financières. Nous nous battons en particulier sur l'énergie nucléaire et la gouvernance de cette classification.

Dans la lutte contre le changement climatique, il y a une forte composante énergétique, d'où le développement des énergies renouvelables, et aussi, d'une autre manière, de l'énergie nucléaire, et en tout cas la réduction des énergies fossiles. Ce sujet engage fortement notre souveraineté ; ce sera forcément une priorité. Avec la Commission Juncker, nous avons revu le paquet énergie, avec des objectifs plus ambitieux pour l'éolien, le solaire, la biomasse. L'Union européenne continue de jouer un rôle de leadership. L'enjeu sera de l'accompagner et d'y associer des filières industrielles. Nous l'avons vu, les objectifs ambitieux que nous nous sommes fixés, par exemple dans le solaire, ont financé des filières industrielles chinoises. Il faudra retrouver une cohérence d'ensemble ; ce sera l'un des objectifs de Thierry Breton, dont le portefeuille très large comprend l'industrie. Il présentera une stratégie industrielle, en mars ou en avril, comportant une forte dimension écologique, en lien avec la question énergétique.

Enfin, nous essayons de peser sur la politique commerciale européenne, qui fait sa mue, dans trois directions. La première, c'est la défense du multilatéralisme, la réforme de l'OMC pour qu'elle puisse retrouver l'adhésion de tous, y compris des États-Unis. À très court terme, l'organe de règlement des différends de l'OMC étant mis en question, les ministres du commerce essaient de trouver une alternative pour garantir un ordre juridique résolvant les conflits en matière commerciale.

Le deuxième sujet, c'est une meilleure défense des intérêts européens, avec plus de réciprocité, plus d'instruments de défense en cas de concurrence déloyale, de dumping, de subventions, de transferts de propriété intellectuelle et industrielle, donc une politique moins naïve et plus robuste. D'autres instruments doivent encore être déployés, comme la réciprocité en matière de marchés publics, qui n'a toujours pas abouti, même si nous avons avancé sur l'antidumping et la protection des investissements stratégiques.

La troisième direction, c'est le développement durable, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Mme von der Leyen a réaffirmé la nécessité d'utiliser l'instrument commercial pour peser sur les pratiques de développement durable et lutter contre le changement climatique. Nous portons par exemple l'idée que la mise en oeuvre de l'Accord de Paris soit une clause essentielle des accords commerciaux, comme aujourd'hui les droits de l'Homme. Cette ambition en matière de développement durable s'ajouterait aux conditions nécessaires de réciprocité, de garanties sanitaires, de protection des filières sensibles en matière agricole.

Pour conclure, à la croisée des différents sujets, nous soutenons la mise en place d'un mécanisme d'inclusion carbone aux frontières, sujet repris par la Commission, qui doit permettre de développer notre ambition climatique au sein de l'Union européenne, sans être soumis à des conditions inéquitables et donc à des transferts industriels à l'avenir. Ce mécanisme aux frontières peut être associé au système d'échange de quotas d'émissions ETS pour fournir des nouvelles ressources propres. C'est un instrument important qui peut combiner plusieurs des objectifs de l'Union européenne.

M. Jean Bizet, président. - Nous vous remercions, monsieur l'ambassadeur, du temps que vous nous avez consacré et de la qualité de vos réponses. Le Sénat, ravi du choix du commissaire français, de la qualité de la personne et du périmètre de ses attributions, sera attentif aux engagements de la nouvelle Commission et au Brexit, y compris dans ses implications en matière de défense. Nous envisageons de constituer un groupe de travail sur le futur accord de libre-échange avec le Royaume-Uni qui sera très désireux d'une communication quasi permanente avec le Gouvernement, compte tenu des délais de négociation. Par ailleurs, la réforme de l'OMC est effectivement fondamentale, afin de ne pas alimenter un climat d'inquiétude qui me désole.

Nous prendrons contact avec vos services pour qu'une délégation de notre commission puisse se rendre à Bruxelles, début février.

Philippe Léglise-Costa. - Vous êtes les bienvenus à Bruxelles pour rencontrer les nouveaux responsables.

Nominations

M. Jean Bizet, président. - Une proposition de résolution européenne a été déposée le 20 novembre dernier par notre collègue Richard Yung et les membres du groupe La République En Marche. Elle porte sur les enfants privés de tout lien avec leur parent européen à la suite d'un enlèvement commis par leur parent japonais. Cette résolution est destinée à appeler l'attention des autorités nippones sur la nécessité de reconnaître aux enfants, dont l'un des parents est japonais et l'autre est européen, le droit de conserver des liens avec chacun de leurs parents, en cas de conflit parental. Je vous propose de confier à notre collègue Véronique Guillotin le soin de l'examiner de près. Nous nous prononcerons sur cette proposition de résolution européenne lors de notre réunion du 18 décembre prochain.

Par ailleurs, le bureau de la Commission s'est réuni le 12 novembre dernier. En effet, la commission a perdu cette année deux de ses membres : Fabienne Keller a été élue au Parlement européen et Georges Patient a laissé sa place, en application d'un arrangement conclu entre les groupes politiques RDSE et LaREM. Le bureau s'est donc penché sur la réattribution des missions que ces deux collègues assumaient. En outre, de nouveaux sujets émergent, que la commission ne peut ignorer. Sans attendre les initiatives que ne manqueront pas de prendre les nouvelles institutions européennes, la commission gagnerait à approfondir ces sujets en amont pour être en mesure de se positionner en temps voulu.

Le Bureau est donc convenu de proposer à la commission de nommer rapporteurs en remplacement de Fabienne Keller :

- dans le groupe Brexit : Jean-François Rapin, élu d'un département en première ligne du Brexit ;

- sur les sujets missions de la BCE, union bancaire et supervision, zone euro : Claude Kern, en binôme avec Didier Marie qui remplacerait, sur ces sujets monnaie et banque, Claude Raynal, lequel est déjà rapporteur sur les nombreux sujets marchés financiers. L'actualité sur ce dossier est importante, avec les récentes avancées sur la mise en place d'un futur budget pour la zone euro.

- sur le Cadre financier pluriannuel : moi-même, en binôme avec Simon Sutour ;

- sur l'action européenne pour le climat : Benoît Huré (membre de la commission du développement durable), en binôme avec Jean-Yves Leconte ;

- sur le détachement des travailleurs : René Danesi, élu d'un département frontalier (en binôme avec Didier Marie). Par ailleurs, René Danesi renonce à animer le groupe de suivi du partenariat oriental, tâche qui serait dorénavant confiée à André Reichardt.

Le Bureau est aussi convenu de proposer à la commission de nommer rapporteur en remplacement de Georges Patient, Claude Haut sur la stratégie de l'Union européenne pour les régions ultra-périphériques (RUP) qui relève du groupe de suivi sur la politique de cohésion régionale (en commun avec la commission du développement durable et la commission des finances).

Enfin, le Bureau propose de mandater certains collègues pour travailler sur de nouveaux sujets :

- économie de la donnée et protection des données personnelles : Sophie Joissains (qui fut rapporteur de la loi RGPD pour la commission des lois) afin de constituer un binôme avec Simon Sutour, qui travaille déjà sur ces sujets pour la commission ;

- adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) : Philippe Bonnecarrère, en binôme avec Jean-Yves Leconte qui s'est spécialisé sur le sujet des droits fondamentaux ;

- règlementation européenne des allégations nutritionnelles : Pierre Médevielle. La réglementation européenne en la matière demeure incomplète et discutée. Pierre Médevielle entreprendrait un travail sur ce sujet en binôme avec Laurence Harribey (qui a déjà travaillé sur l'EFSA, Autorité européenne de sécurité des aliments) ;

- Pierre Médevielle pourrait aussi se voir confier un travail sur la libre circulation des professionnels de santé dans l'Union européenne et leur formation professionnelle. Nous avons notamment été saisis par l'ordre national des chirurgiens-dentistes sur l'enjeu de contrôle de la qualité dans l'exercice de leur profession sur l'ensemble de notre territoire. La transposition d'une directive de 2018 relative à ce sujet est d'ailleurs attendue d'ici huit mois ;

- lutte contre la cybercriminalité (en commun avec la commission des lois) : Jacques Bigot et Sophie Joissains, qui souhaitent, au regard du caractère intrinsèquement transfrontalier de cette forme de délinquance, engager une réflexion sur le renforcement de la coopération policière et judiciaire dans ce domaine ;

- politique de sécurité et de défense commune: sans contester l'expertise de la commission des affaires étrangères sur ce sujet, la commission ne peut ignorer les changements intervenus en ce domaine au niveau communautaire (lancement de la coopération structurée permanente, création du Fonds européen de défense, création d'une DG Défense au sein de la Commission). Deux collègues pourraient suivre le dossier : Gisèle Jourda, membre de la commission des affaires étrangères et Cyril Pellevat ;

- sécurité des plateformes européennes d'échanges financiers: moi-même et Claude Raynal. Il est indispensable d'avancer sur l'union des marchés de capitaux mais il faut parallèlement aborder la question de leurs infrastructures, à la lumière des enjeux de souveraineté et de sécurité pour l'Union européenne ;

- processus d'élargissement de l'Union européenne : Nicole Duranton, avec Didier Marie. Un déplacement en Croatie en décembre est prévu pour recueillir le retour d'expérience de ce pays sur le processus d'adhésion et sa vision de l'élargissement aux derniers Balkans ;

- taxation européenne des carburants maritimes et aériens : cette perspective a été avancée par la Commission européenne en mai dernier et reprise par le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, le mois dernier. Le sujet pourrait être confié à Jean-François Rapin et André Gattolin.

La commission continuera par ailleurs de suivre plusieurs dossiers au long cours qui vont marquer l'année 2020 :

- la réforme de la PAC : le Bureau propose, à la demande de Colette Mélot, le remplacement de cette dernière par Franck Ménonville dans le groupe de suivi de la PAC ;

- les négociations commerciales et la relance du multilatéralisme (OMC), suivies par un groupe mis en place avec la commission des affaires économiques et la commission des affaires étrangères, où Pascal Allizard et Didier Marie restent rapporteurs pour la commission ;

- la révision des règles de concurrence : le groupe de suivi sur la stratégie industrielle, commun avec la commission des affaires économiques, se penche actuellement sur cette question majeure, sous la houlette de Olivier Henno, et devrait présenter son rapport début 2020 ;

- le contrôle des investissements étrangers : il s'agit de réfléchir aux moyens de protéger les opérateurs européens de 5G. Frank Ménonville et moi-même, qui avons suivi la mise en place du dispositif de contrôle des investissements étrangers, devront suivre cette question ;

- le numérique : André Gattolin et Colette Mélot restent mobilisés sur ces sujets qui vont assurément connaître une forte actualité dès les débuts de la nouvelle Commission européenne ;

- les New Breeding Techniques (NBT) : ces technologies d'amélioration variétale sont peu onéreuses, rapides et non détectables pourtant la CJUE leur applique les mêmes règles qu'aux OGM, entravant la recherche européenne au risque de manquer ce tournant majeur pour l'avenir de l'agriculture. Yannick Botrel et Daniel Gremillet y travailleront très prochainement ;

- Invest EU : Didier Marie et Cyril Pellevat continueront d'en assurer le suivi. Ils contribueront au suivi du Green New Deal annoncé par la commission, avec les autres rapporteurs concernés (climat, transports, commerce, finances...) ;

- Recherche et Espace : Jean-François Rapin et André Gattolin ont confirmé suivre ces dossiers, notamment le dossier spatial.

Avez-vous une objection à la nomination des nouveaux rapporteurs ?

Il en est ainsi décidé.

Questions diverses

M. Jean Bizet, président. - J'en profite pour vous annoncer aussi qu'à l'initiative de notre collègue Jean-Yves Leconte, un colloque sera organisé le 18 février 2020 après-midi pour célébrer les 30 ans de la chute du mur de Berlin et les 15 ans de l'élargissement aux PECO. Ce sera l'occasion de réfléchir à ce que l'Union européenne peut proposer aux derniers pays de l'Est qui ne font pas encore partie de l'Union européenne.

La réunion est close à 12 h 55.