Mercredi 3 juin 2020

- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de MM. Paul Hermelin, président-directeur général, et de Jérôme Buvat, directeur de l'Institut de recherche, de Capgemini (en téléconférence)

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie d'avoir accepté votre audition en visioconférence ainsi organisée en raison des circonstances sanitaires exceptionnelles.

Vous êtes, Monsieur Paul Hermelin, un capitaine d'industrie qui présidiez aux destinées de la première entreprise française de services du numérique, numéro six mondial en 2016, avec un chiffre d'affaires de plus de 17 milliards d'euros réalisé par 270 000 collaborateurs présents dans près de 50 pays. Il s'agit d'une réussite exemplaire d'un groupe qui a connu une croissance exceptionnelle depuis la création à Grenoble de la Sogeti en 1967, et dont l'une des dernières étapes significatives a été le rachat d'Altran en 2019.

J'ai utilisé le passé simple, car l'assemblée générale de Capgemini, a entériné mercredi 20 mai la nomination du numéro deux du groupe, Aiman Ezzat, au poste de directeur général. Vous êtes devenu président non exécutif.

Vous êtes accompagné de Monsieur Jérôme Buvat qui dirige votre institut de recherches, basé à Londres, le Capgemini Research Institute, dont la publication annuelle - Digital Transformation Review - est devenue une référence des études de la transformation numérique des entreprises.

Non seulement le monde numérique évolue à un rythme très rapide, mais la récente crise sanitaire a accentué certaines évolutions. Elle a mis la pression pour que des entreprises, notamment les PME et TPE, basculent dans le numérique, tout comme des millions de salariés dans le monde ont fait l'expérience du télétravail, sans même évoquer la croissance du e-commerce.

« Pour réussir, il est impératif de développer des compétences digitales et des qualités de leadership, tout en mettant en place une solide culture digitale qui associe les collaborateurs à la stratégie de transformation de l'organisation » écrit votre institut de recherches dans l'un de ses rapports. Par ailleurs, votre étude sur l'intelligence émotionnelle évoque la nécessité pour les salariés de « devoir faire preuve d'intelligence émotionnelle pour répondre à la mutation de leurs rôles, désormais plus axés sur le relationnel et moins de technicité » dans un contexte de montée en puissance de l'intelligence artificielle qui permet de remplacer les salariés sur des tâches répétitives à faible valeur ajoutée.

Mais comment accompagner la formation numérique des salariés, dont certains sont, comme le reste de la population, plus ou moins à l'aise avec les outils numériques ? Quelle peut être la contribution d'un groupe comme le vôtre à la lutte contre l'illectronisme et pour l'inclusion numérique, sachant que cette bataille ne se gagnera que si tous les acteurs concernés unissent leurs forces ?

Après votre intervention liminaire, mon collègue Raymond Vall, qui est le rapporteur de la mission d'information, reprendra certains points du questionnaire qui vous a été adressé et les sénateurs qui assistent à cette visioconférence pourront ensuite vous poser des questions.

M. Paul Hermelin, président-directeur général de Capgemini. - Jérôme Buvat présentera le détail de l'enquête qu'il a menée. Il y a quatre ans environ, j'ai voulu redéfinir les responsabilités du groupe Capgemini en matière de responsabilité sociale et environnementale. Nous avons défini trois priorités pour le groupe. La première est la diversité. C'est évidemment l'égalité des sexes, mais aussi la diversité des origines ethniques, et le travail sur les jeunes issus de l'organisation. Nous n'en parlerons pas aujourd'hui. Le second thème est lié au défi environnemental et au climat. Nous n'en parlerons pas aujourd'hui.

Le troisième thème est celui d'inclusion digitale ou numérique. Nous voulons lutter contre la fracture numérique, mais nous avons voulu utiliser un terme positif en parlant d'inclusion digitale. Nous avons importé un concept anglo-saxon dans un groupe international, « Architects of a positive future », les architectes d'un futur positif, ce qui passe très bien en anglais, mais apparaît toutefois un peu pédant en français. Nous avons mobilisé nos collaborateurs sur ce sujet et lancé des programmes fondés sur le volontariat de nos collaborateurs. Nous leur donnons la possibilité de travailler sur des programmes sociaux d'inclusion digitale. Notre objectif est l'alphabétisation numérique de 100 000 personnes par an avec une dimension américaine, indienne, française.

Nous avons aussi lancé des programmes de formation. Un premier niveau d'alphabétisation numérique vise à rendre les publics exclus, familiers des techniques digitales, et rendre accès aux techniques digitales. Nous travaillons avec des partenaires comme le réseau des formations Simplon, labellisé Grande École du Numérique, ou comme Emmaüs Connect. En France, nous formons 2 000 élèves par an sur plusieurs chantiers du numérique.

Un premier chantier est dédié à l'accès aux professions du numérique, ce qui pouvait laisser penser que nous préparons nos futurs recrutements, ce qui pouvait sembler égocentrique. Nous avons un chantier d'alphabétisation numérique centré sur les enfants, mais aussi sur des populations fragiles, les demandeurs d'emploi ou les personnes isolées. Ce système laissé à une initiative locale est coordonné au niveau mondial.

Ces initiatives sont recensées dans le rapport intégré du groupe. Elles font l'objet d'engagements personnels des mandataires sociaux et de tous les membres du comité exécutif de Capgemini et sont un des éléments constitutifs de leur rémunération. Avec ce principe, vous obtenez ce que vous mesurez. Le programme d'inclusion digitale fait l'objet d'une métrique qui est publiée et sert de base à la réflexion des cadres dirigeants et mandataires sociaux du groupe. Cette initiative est assez large. Elle se déroule en France par des associations très diverses.

M. Jérôme Buvat, directeur de l'Institut de recherche, de Capgemini. - Nous avons travaillé avec de nombreuses associations caritatives aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Europe.

M. Paul Hermelin. - Nous avons participé à de nombreux programmes indiens. En Inde, il y a une distorsion dans l'accès des filles et garçons au numérique. Les familles investissent malheureusement davantage sur l'éducation des garçons. Nous avons donc engagé des investissements en faveur de l'éducation des filles au numérique pour favoriser l'équilibre entre les filles et les garçons en Inde.

M. Jérôme Buvat. - Aux États-Unis, nous encourageons des initiatives avec l'opérateur de télécommunications Comcast.

M. Paul Hermelin. - Pour un groupe très digital, il est normal de se saisir de ce sujet de l'inclusion numérique. Nous l'avons retourné positivement. La plupart des collaborateurs ont la possibilité de travailler deux jours par an rémunérés par le groupe pour travailler sur des initiatives sociétales.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je transmets la parole à Raymond Vall, rapporteur de la mission d'information.

M. Raymond Vall, rapporteur. - Bonjour Monsieur le Président, Monsieur le Directeur général, chers collègues. L'aspect humain de l'action de Capgemini est impressionnant. Pour quelle raison avez-vous choisi comme troisième objectif de votre responsabilité sociale l'inclusion numérique ? La connaissance du langage universel du numérique est indispensable aujourd'hui. Avez-vous mesuré la richesse développée par cette pratique pour votre groupe et à l'extérieur ? La compétence numérique de notre pays est très importante. Avez-vous des mesures de cet objectif ?

M. Paul Hermelin. - Tout d'abord, le digital est un moteur de qualité des produits et des services, mais aussi de productivité. À ce titre, il est parfois accusé de tuer des emplois. Nous nous préoccupons de l'employabilité. En dehors des professionnels à temps complet dans l'informatique, il convient d'étudier comment rendre l'alphabétisation numérique plus commune pour que des populations non spécialisées dans l'informatique en tirent avantage.

A Capgemini, nous avions auparavant de nombreuses dimensions de mécénat social. J'ai rassemblé ce dispersement sous une bannière unique qui a immédiatement plu aux collaborateurs. Le comité de groupe européen de Capgemini, étendu aux Indiens, a immédiatement adhéré à ce projet.

Une question déterminante consiste à se demander si les métiers du numérique sont l'apanage des grandes métropoles et contribuent à une certaine inégalité des territoires. Ce sujet me passionne personnellement. En Inde, nous sommes massivement présents dans les très grandes villes Mumbaï, Chennaï, Bangalore, etc. Nous avons ouvert des antennes dans des villes de rang 2 et parfois de rang 3 à Tiruchirappalli (« Titchi »), Salem ou dans le Kerala.

En France, il convient de se demander si le numérique se concentre dans les grandes métropoles, Paris, Nantes, Toulouse, Lyon, Grenoble, etc. Un travail est en cours pour développer l'emploi technologique dans les petites villes, ce qui constitue un défi important. Je suis conseiller municipal sortant à Avignon, avec quatre mandats de conseiller municipal, soit presque 25 ans de conseil municipal. Je suis de coeur avignonnais. J'ai lancé un pôle French tech dans cette ville de moins de 100 000 habitants pour montrer qu'il y a un avenir numérique dans les territoires.

M. Jérôme Buvat. - Un grand nombre de personnes déconnectées interviewées dans notre étude habitent dans les zones rurales et les petites villes. C'est une population très exposée à l'illectronisme, pessimiste et la plus négative quant à l'évaluation de leurs compétences pour l'utilisation de smartphones et d'ordinateurs. Les décalages sont extrêmement importants par rapport aux populations des villes et grandes villes.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Vous avez parlé de programmes que vous menez, fondés sur le volontariat. Cette démarche suppose que ceux à qui l'on s'adresse trouvent intérêt à le faire. Comment leur donnez-vous le goût et l'appétence pour qu'ils se forment ? Prévoyez-vous une promotion pour ces personnes ?

M. Paul Hermelin. - Il se pose deux questions. Le premier point concerne les formations internes à Capgemini tournées vers la technicité des collaborateurs et leur promotion. Nous incitons par ailleurs nos collaborateurs à participer à des programmes d'entraide sociale rémunérés, tournés vers l'extérieur, des jeunes des écoles, des publics défavorisés. En Grande-Bretagne et en Inde, les salariés participent à ces programmes d'entraide sociale en restant rémunérés par le groupe. Ils n'attendent pas de promotion particulière de cet engagement. C'est, selon nous, conforme à l'intérêt et aux valeurs du groupe, aussi important que d'aller travailler pour des clients même si ces heures ne sont pas facturées.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - À votre connaissance, d'autres groupes ont-ils la même pratique d'ouverture vers la société ?

M. Paul Hermelin. - Oui, au Royaume-Uni, la notion de volontariat social est assez promue. C'est également le cas en Inde, mais pas tellement en France. Cette pratique apparaît paternaliste dans des relations sociales assez conflictuelles en France. Les syndicats français sont moins à l'aise avec ces concepts que les syndicats dans le monde anglo-saxon. La législation indienne impose pour sa part aux entreprises de consacrer une partie de son profit, quelques pourcents, à des actions sociétales. C'est une obligation législative.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Êtes-vous satisfait des résultats obtenus auprès de ces populations ?

M. Paul Hermelin. - Cette démarche est en train de monter en qualité. Nous sommes très contents de notre partenariat avec Simplon.

M. Jérôme Buvat. - Les retours sont dans l'ensemble très positifs. Nous recrutons en France chaque année 10 % de nos nouveaux collaborateurs parmi les profils en reconversion dans le cadre de notre lien avec Simplon et Emmaüs Connect. Nous avons travaillé avec des entreprises aussi variées que JP Morgan ou Microsoft en Allemagne, de très grandes entreprises qui s'impliquent dans l'inclusion numérique, dans le monde entier.

M. Paul Hermelin. - Nous recrutons généralement dans les écoles d'ingénieur des populations plutôt favorisées, passées par maths sups et maths spé. Ce dispositif d'inclusion numérique permet de recruter 10 % de personnes amenées vers l'informatique avec Simplon et Emmaüs Connect.

M. Éric Gold. - Votre institut de recherche a publié un rapport sur le fossé numérique qui existe entre les populations. La crise du Covid-19 a mis la lumière sur ces fractures. Face à l'enjeu d'inclusion numérique, la formation des personnes fragiles ou des professionnels en contact avec le public est-elle suffisamment performante ? Êtes-vous impliqué dans le conseil aux concepteurs de logiciels ou d'applications sachant que l'ergonomie n'est pas toujours bien pensée pour les personnes en difficulté avec le numérique ? Nous notons une grande anxiété de certaines personnes à l'idée d'utiliser le numérique.

M. Jérôme Buvat. - Notre enquête a révélé que le manque de compétence numérique représente clairement un problème pour certaines populations, et moins pour d'autres. Nous avons des populations déconnectées jeunes, défavorisées, sous le seuil de pauvreté, qui ont des problèmes d'accès au numérique, et non de compétence. Ces populations sont confrontées à un problème de coût. Ensuite, nous avons des populations plus âgées, qui n'ont pas de problème de coût mais ont certaines appréhensions et manquent d'appétence et de compétence. Cette situation concerne une population souvent féminine qui pense avoir un problème de compétence vis-à-vis de l'utilisation du numérique. Il m'est difficile de juger les initiatives de formation des autres entreprises. Nous avons le sentiment d'une soif d'apprendre, de connaître et d'utiliser les outils numériques et de se former chez des populations déconnectées, notamment les jeunes.

Mme Marie-Pierre Richer. - Je note que les salariés de Capgemini donnent deux jours par an au service de l'inclusion numérique. Vous avez indiqué avoir 2 000 élèves en France. Quel temps de formation votre groupe consacre-t-il à l'inclusion numérique ? Depuis combien d'années ces formations existent-elles ?

M. Paul Hermelin. - Enseigner à des exclus est un métier. Nos collaborateurs font davantage de l'alphabétisation numérique que de l'enseignement, ayant le respect pour les enseignants qui ont un vrai métier, avec un savoir-faire. Nous recrutons par ailleurs avec des institutions spécialisées comme la Grande École du Numérique. À Avignon, une petite structure, Avenir 84, en fait partie. Elle est aidée par Capgemini pour former des jeunes avec des finalités professionnalisantes. C'est un vrai métier, dont il faut respecter le savoir-faire. En France, nous formons environ 600 personnes par an. Ce programme a commencé il y a environ 4 ans à Capgemini.

Mme Angèle Préville. - Dans l'éducation, il y a des formations à l'utilisation des outils numériques à l'école primaire, au collège et au lycée. Connaissez-vous ces programmes ? Quel regard portez-vous sur ces démarches ? Avez-vous entrevu des failles ou des sujets qu'il convient d'encourager ? Nous avons noté un problème pour certaines populations concernant l'accès aux outils auxquels ils n'ont pas accès. Lorsque nous n'avons pas l'outil numérique à domicile, est-ce un frein à l'apprentissage ?

M. Paul Hermelin. - Je trouverais passionnant que le ministère de l'Éducation nationale collecte les initiatives prises par les enseignants durant la période du confinement. Nous avons tous entendu parler des conditions parfois malaisées des institutrices ou des formateurs qui ont lancé des projets d'enseignement au numérique non toujours structurés avec une très belle réussite. Capgemini a tendance à penser que la dimension numérique est sous-investie dans l'enseignement français. La période du confinement a montré que le corps enseignant est convaincu, qu'il propose des initiatives. Il faut les recenser et en tirer des leçons. En effet, nous considérons que les programmes d'équipement informatique des écoles et collèges sont insuffisants. Il serait souhaitable d'organiser des mises à disposition de tablettes numériques, notamment pour les enfants de milieux défavorisés. L'inégalité d'accès à l'équipement numérique est liée à des inégalités économiques. L'accentuation de la fourniture d'équipement numérique serait souhaitable, bienvenue et probablement très bien reçue.

M. Jérôme Buvat. - Notre enquête menée sur des personnes déconnectées révèle que 50 % de personnes vivent avec des enfants, qui grandissent dans un milieu sans ordinateur à la maison. Ces enfants peuvent être exposés à un ordinateur à l'école, mais ils ne reçoivent pas de la part de leur parent la transmission d'un savoir-faire numérique. Ces populations expliquent qu'un accès à internet améliorerait l'aide aux devoirs des enfants. La déconnexion à la maison peut contribuer à l'échec scolaire.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Vous soutenez tous deux que la lutte efficace contre l'illectronisme et pour l'inclusion numérique suppose que tout le monde, acteurs privés et associatifs, s'investisse dans ce domaine. Quel regard portez-vous sur l'organisation de l'appareil de formation au numérique : est-il en ordre de marche ou chaotique ? Les choses ne semblent pas être organisées au point de faire le maximum pour tous. Quel regard portez-vous sur l'organisation française ?

M. Paul Hermelin. - Il y a des exemples de pays dans lesquels la coordination est plus efficace. J'ai proposé aux autorités locales un programme de soutien à l'inclusion numérique. Cette proposition a été perçue par les autorités comme une immixtion de Capgemini dans une compétence locale. Les acteurs locaux craignent d'être critiqués s'ils associent une entreprise. Cette initiative était proposée dans une grande région française. Ce projet n'avait aucune contrepartie en termes de business pour notre groupe, mais notre intervention publique et transparente gênait les élus locaux. Il existe des préjugés en France qui ne se prêtent pas bien à ce genre d'initiative. Nous travaillons bien avec la Grande École du Numérique et des associations comme Simplon et Emmaüs Connect. Nous n'avons cependant pas réussi à travailler bien avec des échelons de collectivité territoriale.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Sauf à Avignon...

M. Paul Hermelin. - C'est un engagement personnel. Capgemini n'est pas membre du Conseil d'Administration de French Tech, mais je le suis personnellement. Je ne voulais pas être accusé d'avoir mobilisé mon entreprise. J'ai associé Microsoft, Orange et Publicis à French Tech. Je n'ai pas voulu que l'on confonde mon rôle de conseiller municipal et de Président Directeur Général de Capgemini.

M. Raymond Vall, rapporteur. - Monsieur le président, la lutte contre l'illectronisme doit-elle être menée uniquement par les fonds publics et l'État ? Connaissez-vous l'engagement de Sicoval en bordure de la métropole de Toulouse ?

M. Paul Hermelin. - Non, je ne connais pas cet exemple. Vous évoquez le problème des zones rurales, d'équipement en câblage et en zones 4G. Ensuite, il se pose le sujet des enfants et des écoles. La césure constituée par l'épidémie du Covid-19 offre aux partenaires de l'éducation une opportunité de réflexion nouvelle, passionnante, sur l'éducation numérique. Nous devons tirer des leçons de ce qui s'est passé.

J'ai évoqué dans un article du Monde ma surprise, tirée de l'étude menée par Jérôme Buvat, qu'une part importante des personnes non connectées, 39 %, l'avaient été. Ces personnes n'ont plus les moyens de se connecter. Ils ont besoin d'abonnements et de produits peu coûteux. Les marques comme Samsung et Apple promeuvent les produits les plus chers, sur lesquels ils perçoivent la marge la plus élevée. En Afrique et en Inde, en revanche, existent des smartphones simples et très bon marché. On ne voit pas en France distribués des smartphones d'entrée de gamme que l'on voit en Inde et les pays émergents. Il faudrait encourager le secteur privé à donner accès à ces équipements digitaux robustes d'entrée de gamme qui permettraient à ces populations qui ont quitté la connectivité digitale de s'équiper.

M. Jérôme Buvat. - 30 % des personnes déconnectées de notre échantillon, dont la plupart vivent sous le seuil de pauvreté, sont âgées de 18 à 36 ans en France. 85 % de ces jeunes ont été connectés puis se sont déconnectés pour des raisons de coût. Les difficultés financières sont si élevées qu'ils se focalisent sur l'essentiel. Ces personnes nous annoncent qu'elles font face à des difficultés financières telles, qu'elles n'ont plus d'ordinateur, de smartphone ou d'abonnement internet. Elles ne peuvent plus les payer car les factures sont trop élevées.

M. Paul Hermelin. - Une réflexion du secteur privé doit être engagée sur des abonnements peu coûteux et des matériaux digitaux pour permettre la connectivité de ces tranches d'âge qui ont été connectées, mais n'ont plus les moyens d'une continuité de leur connexion.

M. Jérôme Buvat. - Aux États-Unis, le département pour les affaires urbaines a développé un programme proposant un internet à faible coût, des appareils à bon marché et une formation numérique. Ce programme a rassemblé de nombreuses entreprises privées pour développer ce programme avec l'aide d'associations caritatives. Des entreprises privées comme Comcast, fournisseur américain de téléphonie et d'internet, a lancé depuis huit ans des produits à très bas prix d'accès à internet à moins de 10 dollars qui ont permis à 8 millions de personnes de se connecter au cours des huit dernières années. Ces résultats sont significatifs.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Les smartphones d'entrée de gamme remplissent-ils les mêmes fonctions ?

M. Paul Hermelin. - Non. Le prix se traduit par une plus faible performance. Ils ne sont pas forcément équipés d'un appareil photographique aussi performant ou des mêmes capacités de stockage. En Inde, une bonne partie des agriculteurs, très modestes, sont connectés à internet pour connaître le prix des matières agricoles sur les marchés mondiaux et savoir à quel moment vendre et à qui vendre. Il apparaît une volonté d'ouvrir le monde rural au marché. Ces produits ne sont pas proposés sur le marché français. En France, les équipementiers encouragent à l'achat de smartphones équipés de 64 gigas octets de mémoire, d'appareils photo de grande définition, etc. C'est l'intérêt d'Apple et Samsung de vendre les produits les plus chers. Il y a de la place dans le marché pour une « Logan du smartphone ». Ne demandez pas à une Logan d'avoir les mêmes caractéristiques que du haut de gamme proposé par Renault ou BMW. Il n'existe pas assez de modèles d'entrée de gamme qui permettraient à des populations qui ont abandonné la connexion de s'y retrouver.

M. Jérôme Buvat. - Certains smartphones d'entrée de gamme coûtent 10 dollars.

M. Paul Hermelin. - Vous rendez-vous compte ? Les autres smartphones coûtent plusieurs centaines d'euros, contre 10 dollars pour ces produits qui existent. Nous sommes dans un autre monde.

M. Raymond Vall, rapporteur. - Pour quelle raison ne prévoyez-vous pas, Monsieur le Président, de relocalisation par votre groupe de la production de l'entrée de gamme ?

M. Paul Hermelin. - Tout d'abord, nous sommes une entreprise de service. Nous ne connaissons pas le manufacturing. Ce n'est pas notre savoir-faire. 80 % des salariés de Capgemini en France ont un diplôme d'ingénieurs. Nous sommes une société de conseil et de service. Nous employons 40 000 personnes en France. Nous n'avons pas de savoir-faire en production manufacturière.

En revanche, nous faisons quelque chose d'extraordinaire, mais un peu dérangeant pour certaines personnes. Nous avons montré au ministère de l'Éducation nationale un programme d'intelligence artificielle, que nous avons élaboré, qui permet de prévoir quels élèves vont décrocher. Ce système d'intelligence artificielle pourrait conduire les instituteurs ou les professeurs des collèges à déployer une présence supplémentaire et spécialisée sur ces futurs décrocheurs. Nous sommes passionnés par les sujets éducatifs. Nous travaillons avec les services d'éducation lorsque nous le pouvons. Nous travaillons dans les logiciels. Nous distinguons dans le monde de l'informatique le hardware, les produits en dur, du software, les logiciels, le monde dans lequel évolue Capgemini.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous parlons beaucoup en France d'entreprise citoyenne. C'est souvent destiné à alimenter des discours. Une entreprise qui s'engage est suspecte d'avoir des arrière-pensées et d'être intéressée. Quel pays en Europe construit-il le meilleur partenariat, la meilleure complémentarité entre secteur public et privé, où l'équilibre a permis de faire progresser l'inclusion numérique ?

M. Paul Hermelin. - La collaboration est souvent le fait des pays de culture protestante, même si mon analyse relève un peu du café du commerce. Avoir de l'argent dans les pays protestants est le signe que vous êtes béni par Dieu. Dans les pays catholiques, avoir de l'argent, c'est que vous avez volé quelqu'un, vous êtes suspect. Nous avons de très beaux programmes et une très belle collaboration entre les entreprises, le monde associatif et les collectivités locales, aux Pays-Bas et en Suède.

M. Paul Hermelin. - Je vous conseille de vous abonner aux publications de Jérôme Buvat qui a notamment publié des études sur l'usage accru du téléachat. Il a mené de nombreuses études dans des domaines très divers. J'encourage les documentalistes du Sénat à s'abonner aux travaux de son institut.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie. Nous nous retrouvons demain pour une nouvelle visioconférence.

La téléconférence est close à 17 h 30.