Mercredi 15 décembre 2021

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économique, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Agriculture et pêche - Les pêcheurs français face au Brexit - Examen du rapport d'information

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Lorsque nous avons auditionné la ministre de la mer Annick Girardin, jeudi 9 décembre dernier, nous avons évoqué une actualité très dense, avec la date butoir du 10 décembre 2021. Cette date correspondait, tout d'abord, à l'expiration du délai accordé par la Commission européenne aux autorités britanniques pour l'octroi des licences de pêche, mais aussi pour les négociations relatives aux totaux admissibles de capture (TAC) dans les eaux britanniques, qui devaient être arrêtés le même jour. S'y ajoutait le premier tour des négociations pour les TAC dans les eaux de l'Union européenne (UE), à intervenir lors du Conseil pêche des 12 et 13 décembre 2021.

Ces échéances passées, le résultat obtenu apparaît décevant : le Premier ministre britannique Boris Johnson a affirmé ne pas se sentir tenu par les « ultimatums » de la France et de l'Union européenne (UE), et sur 104 licences encore demandées, il n'en a finalement accordé, le lendemain, que 30. On ne peut pas vraiment dire que la France ait été entendue... Les TAC dans les eaux britanniques n'ont pas été décidés à temps, et, faute de mieux, on appliquera une clé de répartition au prorata pour les trois premiers mois de 2022. Avouez qu'il peut être difficile de se projeter pour un pêcheur opérant dans les eaux britanniques !

Les TAC dans les eaux européennes ont été annoncés hier matin, mardi 14 décembre 2021, et, comme nous le craignions, ils ne tiennent pas compte du contexte exceptionnel lié, coup sur coup, à la Covid-19 et au Brexit. Ces TAC ne permettent pas un report, même temporaire, sur nos eaux, de la quotité de pêche rendue impossible dans les eaux britanniques.

À l'aune de ces derniers rebondissements, on peut dire que nous ne nous sommes pas trompés, en demandant à notre collègue Alain Cadec de préparer un rapport, en tant que président de la section « Pêche et produits de la mer », pour les deux commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat.

À titre personnel, j'observe avec inquiétude que l'on semble prêt à diminuer nos capacités productives alors que les standards environnementaux de l'UE sont parmi les plus ambitieux au monde, tandis que, dans le même temps, des bateaux-usines chinois ou russes sillonnent les mers. Je suis également sidérée que personne, hormis peut-être dans ces murs, ne mentionne le drame qui se dessine pour l'après-juin 2026, si nous l'abordons dans le même état d'impréparation que 2021, avec la perspective de renégociations annuelles des quotas.

Je laisse désormais la parole à Jean-François Rapin, et je suis impatiente d'entendre Alain Cadec nous présenter ses constats et ses propositions.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je me réjouis que nos deux commissions se réunissent aujourd'hui pour traiter de la situation des pêcheurs à la suite du Brexit. Derrière ce sujet, ce sont des professionnels qui perdent patience, et, plus grave, qui perdent espoir pour l'avenir de leur métier. Sont en jeu une filière, mais aussi des familles et des territoires.

La commission des affaires européennes y prête attention depuis l'origine : dès la signature de l'Accord de retrait du Royaume-Uni en octobre 2019, elle a travaillé à élaborer une proposition de résolution européenne pour peser sur le mandat de négociation, en vue du nouveau partenariat à construire avec les Britanniques. Cette résolution plaidait pour que le sujet de la pêche ne soit pas dissocié du reste de l'accord, dans l'intérêt même de nos pêcheurs : ce fut la ligne de conduite tenue jusqu'au bout par le négociateur Michel Barnier et cela a évité un « no deal » qui aurait signifié la fin pure et simple de l'accès aux eaux britanniques.

Mais la mise en oeuvre de l'Accord de commerce et de coopération finalement conclu entre les deux parties le 24 décembre 2020 est rendue très difficile par l'enjeu de politique intérieure que cela représente pour le Royaume-Uni. Nous avons entendu hier Catherine Colonna, notre ambassadrice à Londres, dans le cadre du groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique, et elle nous a confirmé que, sur ce sujet de la pêche où nos intérêts sont pourtant liés - les eaux britanniques étant poissonneuses mais les consommateurs étant surtout français -, et où nous aurions pu espérer des compromis, l'isolationnisme britannique, et même l'exceptionnalisme britannique pour reprendre ses mots, donne une charge politique excessive au dossier de la pêche et complique son issue.

Notre conviction nous conduit à penser que nous avons tout intérêt à européaniser le sujet pour éviter le face-à-face avec le Royaume-Uni et utiliser à notre avantage le poids des vingt-sept États membres, tant qu'ils restent unis. C'est pourquoi notre commission a auditionné cette année, non seulement les ministres concernés et le Comité national des pêches et des élevages marins, mais aussi le commissaire européen Virginijus Sinkevièius, de même que plusieurs des députés au Parlement européen. Et je me félicite qu'Alain Cadec, qui a présidé la commission pêche du Parlement européen, soit aujourd'hui celui qui préside le groupe d'études « Pêche et produits de la mer » au Sénat et consacre un rapport à cette question. Nous l'écouterons avec attention.

M. Alain Cadec, rapporteur. - Je suis très heureux de vous présenter les principales orientations du rapport que vous avez bien voulu me confier sur les pêcheurs français face au Brexit.

Nous avons dû agir dans un temps limité, avec la difficulté d'un sujet « chaud », d'une actualité en mouvement. Dans ce rapport, je traite bien sûr de la question des licences de pêche non octroyées par les Britanniques, je reviens sur ses causes et en analyse les conséquences. À ce sujet, le message politique que je voudrais faire passer est très clair et très simple : il ne faut pas laisser les Britanniques faire des pêcheurs français les « victimes collatérales » ni les « variables d'ajustement » du Brexit.

Mais j'ai également pensé, et c'est, je crois, l'une des caractéristiques de cette Haute Assemblée, qu'il était opportun d'essayer de voir plus loin ou plutôt d'essayer de discerner, en-dessous de l'écume, les lames de fond, c'est-à-dire de percevoir les évolutions structurelles, au-delà de la seule conjoncture.

L'Accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 entre les deux parties, en particulier son volet pêche, a été perçu avec soulagement par les pêcheurs français car il s'agissait d'une meilleure issue qu'un « no deal ». Le volet pêche de cet Accord accorde aux pêcheurs de l'UE un sursis de 5 ans et demi, jusqu'à juin 2026, période de transition pendant laquelle l'Union européenne sécurise 75 % de ses quotas de pêche dans les eaux britanniques pour en rendre à terme 25 % aux pêcheurs britanniques, qui en voulaient au départ 60 %.

Cela apparaît certes moins avantageux que la politique commune de la pêche, qui garantissait jusqu'alors un accès à la zone économique exclusive britannique et, en cas de « droits historiques », un accès à la bande côtière britannique (les 6-12 milles). C'est donc une perte, sachant que le quart de la pêche hexagonale est réalisée dans les eaux britanniques. Mais il faut bien comprendre qu'avec un « no deal », il aurait fallu renégocier l'intégralité de nos quotas. À cet égard, nous disposons d'un répit de cinq ans et demi. Ce n'est pas pour rien que les premiers mécontents de l'accord étaient les pêcheurs britanniques, s'estimant trahis, eux qui ont voté à 90 % pour le Brexit.

Ce compromis est à mettre au crédit du négociateur en chef de l'Union européenne, Michel Barnier : il a réussi à lier les négociations sur la pêche, laquelle pèse 1 % du PIB de l'UE, avec l'ensemble des négociations commerciales et douanières, dont le poids économique est très supérieur. C'était d'ailleurs la demande de la commission de la pêche du Parlement européen, que j'avais l'honneur de présider.

Il convient de souligner la situation juridique particulière des îles anglo-normandes. Il y a eu une volonté délibérée, notamment de Jersey, de remettre en cause le compromis trouvé avec les accords dits de la baie de Granville du 4 juillet 2000, qui délimitaient les eaux anglo-normandes et les droits de pêche autour de deux principes qui me semblent incontournables : des relations de bon voisinage, et la nécessité d'un régime particulier compte tenu de la proximité géographique.

Ces principes avaient permis de dégager un consensus en associant professionnels, scientifiques et administrations au sein d'un comité de gestion et de suivi. Les îles anglo-normandes, « dépendances de la couronne britannique », jouissant d'une grande autonomie, elles n'étaient à ce titre pas couvertes par le droit de l'UE et n'ont d'ailleurs même pas pris part au vote qui a conduit au Brexit. Pourtant, par opportunisme, elles ont demandé à être couvertes par l'Accord de commerce et de coopération, qui annule et remplace toute disposition antérieure en matière de pêche - c'est l'article 19 de la rubrique pêche. Depuis lors, Jersey, notamment, s'est montrée beaucoup moins conciliante que Guernesey.

Côté bilan de l'application de l'Accord, le compte n'y est pas. Nul ne doutait, dès sa conclusion, que l'application en serait difficile, mais pas à ce point ! Si on met de côté les 734 licences de pêche attribuées dès janvier 2021 pour la zone économique exclusive (ZEE), pour se concentrer sur les 6-12 milles de la Grande-Bretagne et les eaux anglo-normandes : 300 licences définitives ont été accordées sur 374 demandées, soit un taux de refus significatif de 20 %.

Or, ce sont quasi exclusivement les petits navires français de pêche côtière qui se sont vu refuser des licences, les « moins de 12 mètres ». C'est non seulement injuste, mais c'est tout notre modèle de pêche artisanal, de proximité, et les arrière-pays, qui sont bouleversés.

J'en viens à mon analyse de l'impasse actuelle des négociations. Ce sont bien sûr les Anglais qui ont « tiré les premiers », en interprétant le traité à leur manière.

L'échec provient tout d'abord de la mauvaise foi britannique autour des définitions des « antériorités de pêche » et des « navires de remplacement » : les Britanniques ne se sont pas en l'espèce contentés de préciser l'Accord, ils l'ont modifié substantiellement en l'interprétant. Leur démarche est donc bien illégale au regard dudit Accord et du principe pacta sunt servanda, pierre angulaire du droit international. Les exigences rétroactives de Londres s'inscrivent dans une stratégie de tracasserie administrative délibérée.

Les négociations sont aussi pour ainsi dire « restées à quai », parce que la Commission européenne n'a pas été assez vigilante. Elle était pourtant la seule partie à l'accord avec les Britanniques et donc la garante de sa bonne application. Or, elle n'a réagi que tardivement, à l'automne 2021.

Je vois trois explications à cela. D'abord, le sujet apparaît très franco-britannique et il n'a pas suscité de réflexe de solidarité parmi les autres États membres, pour qui il s'agit d'un conflit sans grande portée économique, et de surcroît largement résolu, vu de Bruxelles. L'échelon européen pouvait ne pas paraître le bon, mais le cadre fixé par l'Accord nous y contraignait. Le circuit de communication entre pêcheurs français et administration britannique est beaucoup trop complexe : les comités départementaux ou régionaux des pêches aident les pêcheurs à compiler les éléments de preuve, ensuite examinés par la direction des pêches à Paris (DPMA), réexaminés par la DG MARE au sein de la Commission de Bruxelles, transmis à Londres qui, le cas échéant, les fait parvenir à Saint-Hélier ou Saint-Pierre-Port. Alors que Jersey est à 25 km des côtes françaises... La Commission européenne a admis procéder avec les États membres à un filtrage des demandes, certes au nom de la crédibilité des dossiers, mais n'y a-t-il pas eu un excès de zèle de nos autorités ?

Ensuite, la France a incontestablement perdu de son influence à Bruxelles et ce malgré ses alliés potentiels, les États « amis de la pêche », et le soutien unanime de la commission de la pêche du Parlement européen, qui a voté à l'unanimité une résolution pour soutenir la France dans ce dossier. Les pouvoirs publics français n'ont pas su agir assez rapidement pour faire endosser des « mesures correctives » par la Commission européenne, seule habilitée à les prendre. Par ailleurs, il ne faut pas trop espérer de la présidence française du Conseil de l'UE ; je pense que la France aurait dû renoncer à cette présidence et passer la main à la Suède, pour prendre le tour d'après, car son temps utile ne sera que de deux mois en raison de l'élection présidentielle.

Enfin, le commissaire européen à l'Environnement et à la Pêche a peut-être vu dans cet épisode l'occasion de réduire nos capacités de pêche, ce qu'il demande depuis des années au nom de la conservation des ressources halieutiques. Or, comme l'a rappelé la présidente Sophie Primas, l'espace maritime de l'Union européenne est le plus contrôlé au monde et préserve le mieux la biomasse.

J'aurai bien sûr un mot pour notre Gouvernement et notre Président, dont la stratégie a été contradictoire. Pas entendue à Bruxelles, la France est tombée dans le piège d'un affrontement bilatéral alors que l'accord est euro-britannique, pas franco-britannique. Les autorités françaises se sont lancées dans une surenchère d'annonces de mesures de « rétorsion » irréalistes, et sans doute contraires au droit international comme aux règles européennes : coupures d'électricité, contrôles douaniers systématiques... Les Anglais ont eu beau jeu de qualifier la réaction française de « disproportionnée ». « En même temps », ces mesures n'ont jamais été appliquées, les ministres ayant été désavoués par le Président de la République au G20 de Rome, qui a proposé une désescalade à Boris Johnson, ce qui a nui à la cohérence de la parole de la France.

Cerise sur le gâteau, la ministre de la mer a rappelé publiquement que le Gouvernement envisageait un plan de sortie de flotte (PSF) pour les navires n'ayant pas obtenu de licences. En pleine négociation, cela a donné le signal d'un renoncement. Ce sont des dizaines de bateaux que l'on envisage de détruire, ainsi que les droits de pêche qui y sont associés. Est-ce cela, l'avenir que l'on promet à nos jeunes dans les lycées professionnels maritimes ? La ministre, dans le même discours, annonce un renforcement de la formation des jeunes marins... Par ailleurs, comment voulez-vous dans ces conditions que Bruxelles négocie ?

Je souhaite également insister sur la nécessité d'anticiper les échéances des prochaines années, notamment l'après-2026, pour maintenir nos capacités de production.

Il faut avoir à l'esprit que l'affaire des licences ne représente que le début d'un long chemin de croix pour accéder aux eaux britanniques, à cause de trois écueils. En effet et tout d'abord, si les parts respectives du « gâteau » sont définies par l'Accord, la taille de ce gâteau doit être décidée chaque année, normalement avant le 10 décembre. En ciblant les baisses de totaux admissibles de capture (TAC) sur les espèces pour lesquelles ils ont une part réduite, les Britanniques peuvent instrumentaliser ces TAC pour gêner les Européens. Ensuite, les Britanniques peuvent prendre ce qu'on appelle des « mesures techniques », par exemple sur le maillage des filets ou sur les dates de pêche, qui peuvent constituer des barrières à l'entrée si elles ne sont pas prises en fonction de considérations strictement scientifiques, comme le prévoit normalement l'Accord. Les autorités britanniques ont d'ores et déjà annoncé de telles mesures, qui entreront en vigueur le 1er janvier 2022. Enfin, ces dernières pourront, après juin 2026, renégocier annuellement les quotas. Ce sera une épée de Damoclès, source d'insécurité juridique permanente pour les marins, si nous ne l'anticipons pas.

Ainsi, en deux ans, nos pêcheurs ont subi une triple peine : la Covid-19, le Brexit, et la baisse des TAC. Nous aurions besoin de la bienveillance des autorités européennes, pour reporter sur nos eaux les autorisations de pêche perdues dans les eaux britanniques. D'une façon générale, 15 % des ressources halieutiques étaient bien gérées en 2000, nous en sommes aujourd'hui à 60 %, c'est dire les efforts qui ont été fournis ! Je ne demande pas d'augmenter nos capacités de pêche, car elles sont à un bon étiage, mais de les maintenir, en autorisant un report.

La France est un grand pays maritime, mais nous importons les deux tiers du poisson que nous mangeons. Sortir d'une logique productive en Europe se traduirait par la perspective d'un déficit commercial accru en matière de produits de la mer : voilà ce que je désigne sous les termes de « durabilité dans un seul pays ». Rappelons que l'UE pêche 3 % du poisson mondial, contre 40 % pour la Chine. C'est aussi pour cela qu'il faut contester le PSF, notre souveraineté alimentaire est en jeu !

Enfin, je souhaite vous livrer quelques recommandations, quelques pistes que je soumets à votre sagacité. J'identifie, à cet effet, trois catégories de mesures, à court, moyen et long terme.

À court terme, on ne doit pas accepter le fait accompli britannique sur les licences. L'UE est fondée, autant que le Royaume-Uni, à décider des mesures d'application de l'Accord. Concrètement, nous devons obtenir des autorisations temporaires pour nos pêcheurs qui se trouvent encore en attente du traitement de leurs dossiers, de même que la transparence des Britanniques sur leurs méthodes d'instruction, ainsi qu'une indulgence de leur part, pour ceux de nos bateaux qui étaient par exemple en travaux et qui ont atteint le nombre de jours requis en moyenne, mais pas année par année.

En contrepartie, la France et l'UE doivent se montrer irréprochables quant à la démonstration des antériorités de pêche, en exploitant mieux toutes les données qu'elles ont à disposition et en transmettant toutes les demandes, sans autocensure.

Il faut en parallèle fluidifier les échanges avec les Britanniques en mobilisant l'Europe et les régions. Nous devons réaffirmer, tout d'abord, le mandat clair de la Commission européenne en matière d'obtention des licences, mais demander parallèlement une habilitation de l'Union pour négocier de façon bilatérale avec le Royaume-Uni des « accords de Granville II », puisqu'il s'agit d'une politique exclusive. Plus largement, un dialogue régulier doit être institué entre nos régions, les îles anglo-normandes et les autorités britanniques, pour prévenir les différends en amont.

Enfin, si les Britanniques persistent dans leur attitude non coopérative, il ne faut pas exclure des mesures correctives, dans le respect de la légalité internationale. La France doit peser de tout son poids au sein de l'UE pour que cette dernière prenne de telles dispositions. Mais notre pays ne peut en aucun cas s'y substituer. Par gradation, trois types de mesures sont prévus par l'Accord de commerce et de coopération. Il s'agirait, tout d'abord, de suspendre l'accès à nos eaux et le traitement tarifaire préférentiel pour les navires et les produits de la pêche britanniques. Cette option a le mérite d'appuyer sur la dépendance britannique à l'égard des consommateurs européens, puisque plus de la moitié du poisson débarqué par les Britanniques est destiné à ce marché. Mais il faut dans ce cas aider les mareyeurs, qui ne doivent pas être des victimes collatérales de notre diplomatie. Attention aussi à ce que ces mesures soient appliquées dans tous les États membres de l'UE, sinon le traitement du poisson britannique se déporterait sur les ports belges ou néerlandais.

Ensuite, nous pourrions suspendre l'exonération de droits de douane accordée à d'autres marchandises que les produits de pêche : c'est l'option des mesures croisées, qui devrait être recherchée en priorité, mais cela implique de mobiliser les autres États membres de l'Union européenne.

Enfin, il y aurait la possibilité de remettre en cause plus globalement l'application de l'Accord de commerce et de coopération, voire de le dénoncer. Cette option est envisageable s'agissant du volet pêche pour les îles anglo-normandes, mais pas pour le Royaume-Uni, car pour ce dernier une clause lie la rubrique pêche à la rubrique commerce : les répercussions économiques seraient énormes.

Outre les rétorsions directes, on peut également proposer d'ajouter Jersey et Guernesey à la liste de l'UE des territoires non coopératifs en matière fiscale. Ce sont deux paradis fiscaux, c'est un argument.

À moyen terme, il faut anticiper le grand saut dans l'inconnu de l'après 2026 mieux que les problèmes de l'année 2021 ne l'ont été. Les négociations avec les Britanniques seront difficiles. Il faudra s'accorder au niveau européen pour imposer à la partie adverse la pluri-annualité des quotas : on ne peut accepter l'annualité, qui enlève toute visibilité aux pêcheurs ! Il faudra aussi refuser la commercialisation des licences. Pour ce faire, il faudra lier les négociations après 2026 à celles sur l'accès des Britanniques aux eaux de l'UE.

À long terme, la France doit maintenir ses capacités de pêche. Cela passe par de nouvelles opportunités de pêche afin de limiter notre dépendance aux importations, en obtenant de la Commission un report de l'effort de pêche dans nos eaux, sous le contrôle des scientifiques, mais aussi en récupérant des quotas britanniques dans les eaux norvégiennes et islandaises. Un autre sujet qui me tient à coeur est celui du mitage des zones de pêche par les parcs éoliens offshore : il faudrait une plus grande association des pêcheurs aux décisions d'implantation et à la gestion de ces parcs.

Je conclurai mon propos en faisant valoir qu'il faut construire un plan de modernisation de notre flotte, pas pour en augmenter le volume mais pour le stabiliser, et certainement pas pour détruire des navires par le biais d'un « plan de sortie de flotte ». En cas de besoin, des arrêts temporaires sont préférables, sur le modèle des « arrêts Brexit » et des « arrêts Covid ».

La Réserve européenne d'ajustement au Brexit doit servir à actualiser et non à détruire notre capacité de pêche. Elle doit contribuer à promouvoir la sécurité des navires, les économies d'énergie et la sélectivité des engins de pêche. Il faudrait également financer un plan de modernisation du secteur du mareyage, pour accompagner ce secteur dans sa transformation écologique, par exemple en matière d'emballages plastiques et de transport... Nous pourrions aussi lancer un plan « pêche et produits de la mer » dans l'objectif de ramener de 65 % à 50 % notre dépendance aux importations d'ici dix ans. Je suggère encore de rechercher une meilleure valorisation et de meilleurs débouchés pour certaines espèces qui se trouvent parfois en abondance (comme le tacaud ou le carrelet) voire en surabondance (comme le poulpe) dans les eaux françaises mais sont boudées par les consommateurs. Je suggère enfin de poursuivre l'amélioration de l'attractivité des métiers de la pêche et de développer l'aquaculture, notamment dans des fermes piscicoles durables, différentes de ce que l'on trouve en Norvège, où il s'agit de fermes industrielles et polluantes.

M. Pierre Louault. - Sait-on combien de demandes de licences sont restées sans réponse ?

M. Alain Cadec, rapporteur. - Il y en a encore 74 et je crois que les Britanniques ont décidé qu'ils n'en accorderaient plus. Le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, M. Clément Beaune, fait valoir que nous sommes au « dernier kilomètre » ; je n'y crois guère !

Mme Anne-Catherine Loisier. - Est-il envisageable de récupérer des zones de pêche, en particulier dans l'Atlantique nord, ou bien est-ce une source de tensions ?

M. Alain Cadec, rapporteur. - Oui, c'est possible, une partie des quotas dans les eaux norvégiennes et islandaises sont partagées avec le Royaume-Uni, on y trouve en particulier beaucoup de cabillaud, ce qui peut intéresser nos pêcheurs - mais il y a effectivement un risque de tensions.

M. Laurent Duplomb. - J'avais alerté nos autorités sur la problématique des licences il y a quelques mois. Mais une fois de plus, le résultat démontre la naïveté du Gouvernement français dans la négociation - et même sa faculté à nous mentir, puisque, quand le ministre affirme que 93 % des licences demandées ont été accordées, nous savons que c'est faux et vous montrez bien combien il y a d'injustice. Les Britanniques jouent sur les mots, ils ne redonnent pas de licence quand le bateau est remplacé, alors que le pêcheur a investi pour moderniser son outil de travail : voilà comment il s'en trouve remercié ! En plus de cela, hélas, nous constatons l'impuissance de la France en Europe. Ce soir, lors de son intervention télévisée, le Président de la République fera probablement des « effets de manche » en présentant ses ambitions pour la présidence de l'UE, mais l'impuissance de la France sur la pêche augure bien mal de ce qui se passera l'an prochain...

M. Didier Marie. - Nos pêcheurs sont otages de la politique intérieure britannique, et même de l'écart entre les déclarations britanniques et ce qui reste de leurs intérêts, sachant que les débouchés de la pêche anglaise sont surtout chez nous. En réalité, la crispation actuelle nuit à tout le monde. Espérons que les difficultés se résoudront rapidement.

J'en viens à mes interrogations. Est-ce que l'UE anticipe la négociation sur les quotas - et quels sont les rapports de force internes à l'Union européenne sur le sujet ? Ensuite, les Britanniques n'accepteraient-ils pas, à l'avenir, le renouvellement des bateaux, alors que les pêcheurs sont obligés d'investir : quelle est donc la continuité de nos droits de pêche ? Enfin, est-ce le Brexit qui explique l'augmentation actuelle du prix du poisson ?

M. Alain Cadec, rapporteur. - Sur cette dernière question : oui, je crois que c'est bien la crise post-Brexit qui a provoqué l'augmentation des prix à laquelle nous assistons.

Les navires de remplacement sont souvent ceux de jeunes pêcheurs : ce sont donc les jeunes qui vont se trouver sur le carreau, alors que notre ministre parle d'en former davantage, c'est tout à fait contradictoire... L'Accord conclu le 24 décembre 2020 ne définit pas précisément la notion de navire de remplacement : il aurait peut-être fallu le faire avec des critères précis, les Britanniques ont exploité le filon pour limiter nos droits de pêche.

La Commission européenne anticipe le traitement de la question des quotas, mais les Britanniques repoussent la réglementation sur les stocks partagés au second trimestre 2022. D'une façon générale, consentir à une renégociation annuelle serait un drame, car elle intervient tard dans l'année et les pêcheurs n'auraient alors plus aucune visibilité. Voyez comme cela se passe aujourd'hui, par exemple avec les droits de pêche sur la sole dans le Golfe de Gascogne : les chiffres tombent à la fin de l'année, les pêcheurs viennent donc tout juste d'apprendre qu'ils doivent réduire leurs prises d'un tiers, c'est déstabilisant !

Dans la pêche comme ailleurs, c'est chacun pour soi, et nous devons constater que pas un pays européen n'est venu à notre secours dans cette crise, pas plus les Belges, les Hollandais, les Italiens que les Espagnols, pourtant concernés eux aussi : il n'y a pas de solidarité. Il faut bien voir aussi que cette situation est consécutive à la perte d'influence de la France dans l'UE - alors qu'avant, on pouvait faire le poids en cas de crise.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Les TAC sont-ils fixés par zones de pêche ?

M. Alain Cadec, rapporteur. - Oui, par zones de pêche.

M. Bernard Buis. - La France est-elle le seul pays affecté ? Qu'en est-il des pays du nord ?

M. Alain Cadec, rapporteur. - En matière de licences de pêche, notre pays est le plus touché par le Brexit, à hauteur de 70 %, même s'il n'est pas le seul. Pour les autres pays, l'impact porte davantage sur de grands navires. Nous sommes les seuls à être aussi affectés pour de petits bâtiments.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Quand on dit qu'un quart de la pêche hexagonale s'effectue en eaux britanniques, on raisonne à l'échelle de l'ensemble de la pêche française, mais dans les Hauts-de-France, c'est 60 %, et pour certains pêcheurs, c'est même l'intégralité de leurs prises. Nos voisins britanniques sont allés jusqu'à donner des licences à des pêcheurs qui ne pêchaient pas dans leurs eaux : lorsque ces pêcheurs ont proposé de céder leurs licences à d'autres pêcheurs français, les Britanniques ont refusé... C'est dire où l'on en est dans la gestion du dossier.

Sur l'augmentation du prix du poisson, ensuite. Il y a certes le Brexit, mais il faut aussi prendre en compte la raréfaction de la ressource là où l'on peut pêcher, du fait d'une surpêche ponctuelle - le poisson, se faisant rare, coûte plus cher. C'est aussi une conséquence de la réglementation.

Faut-il abandonner tout PSF ? Attention, certains pêcheurs se sont engagés dans des démarches de ce type avant le Brexit, il ne faudrait pas les remettre en cause.

M. Alain Cadec, rapporteur. - Effectivement, je ne vise dans mon rapport que les PSF liés au Brexit.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Les conseils maritimes de façade ont appliqué la directive-cadre sur l'eau (DCE) 2000/60/CE, adoptée le 23 octobre 2000, en arbitrant entre les différents usages de l'eau. J'avais indiqué, en son temps, que si le Brexit se passait mal, les pêcheurs en subiraient les conséquences et que d'autres usages de l'eau feraient l'objet de demandes, notamment en matière de développement de l'éolien. Il faut donc reconsidérer les documents de planification, qui n'ont pas pu intégrer les effets du Brexit.

Enfin, alors que notre ambassadrice au Royaume-Uni a semblé indiquer que le conseil de partenariat et de surveillance de l'Accord n'avait pas été activé, il semble que le comité spécialisé dans la pêche ait tenu une réunion cet été : qu'en est-il ?

Pour l'anecdote également, encore que cela donne à réfléchir, il faut bien mesurer que si un PSF intervenait sur des bateaux neufs, ce serait sur des bateaux tout juste subventionnés par l'UE... ce serait un comble !

Cette situation est dramatique mais elle n'est pas perçue comme telle d'une façon générale, parce que ses conséquences sont localisées. Boulogne-sur-Mer constitue pourtant la première plateforme européenne pour le traitement du poisson : c'est un bassin d'emploi considérable, il est directement menacé - ce serait une perte d'âme, de patrimoine européen et cela n'aurait plus aucun sens d'investir comme on le fait actuellement dans un nouveau centre de formation aux métiers de la pêche, si c'était pour voir disparaître tous les bateaux de pêcheurs...

L'Europe a une vision macro-économique, il faut qu'elle apprenne à voir aussi les problèmes selon une perspective davantage « micro ».

M. Alain Cadec, rapporteur. - J'abonde dans votre sens.

Les PSF que je propose d'interdire concernent seulement les licences dans les eaux britanniques. Il faut cependant se méfier de l'effet d'aubaine des PSF : des pêcheurs en fin de carrière peuvent être tentés de laisser détruire leur bateau contre une forte somme, c'est alors une destruction de nos droits de pêche - je l'ai dit au ministre.

Un emploi à bord, c'est quatre emplois à terre, des bassins d'emploi et des familles sont concernés. Des ports sans bateaux, ce ne sont plus des ports. On l'a vu à Lesconil, par exemple, où plus un seul bateau n'est à quai, c'est un drame pour la ville y compris pour le tourisme - et il faut voir aussi que les pêcheurs sont à bout.

M. Franck Montaugé. - La question est complexe et douloureuse, mais réfléchit-on à des plans de reconversion ?

M. Alain Cadec, rapporteur. - Non, parce qu'on attend toujours la réponse des Britanniques. Et reconvertir un marin pêcheur de 45 ans, il faut être réaliste, c'est très difficile.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Pour faire partie d'un comité de renouvellement de la flotte, où participent les banques et les services de l'État, je peux vous confirmer que l'annualité des quotas ruinerait toute possibilité d'établir des programmes d'investissement pour les pêcheurs.

M. Franck Montaugé. - L'État ne doit-il pas prendre ses responsabilités en appliquant aux bateaux sans licence la notion d'actifs échoués ? Cela existe pour les équipements énergétiques qu'on débranche avant le terme de leur durée de vie théorique : on prend alors en compte la partie des investissements qui n'est pas amortie.

M. Laurent Duplomb. - Dans notre pays, on marche à l'envers. Des plans de reconversion pourraient pousser les pêcheurs à élever des poissons, dans des fermes aquacoles comme il en existe dans d'autres pays. Mais nous sommes stupides au point de racheter aux Espagnols et aux Maltais des thons de Méditerranée que nous avons pêchés mais que, par dogmatisme environnemental, nous refusons d'engraisser et qu'on demande à nos voisins d'engraisser... Quand on est importateur net, il faut trouver des solutions !

M. Daniel Salmon. - Quand beaucoup prônent le retour à l'État-nation, cet épisode nous rappelle combien il peut y avoir de conflictualité entre les États, et quelle est l'utilité de l'UE. Nous reprochons aux Anglais de nous fermer leurs zones de pêche, mais s'ils venaient pêcher chez nous, quelles seraient nos réactions ? Sur l'éolien en mer, ensuite, les Anglais parviennent à atteindre une capacité de 20 gigawatts, sans dommage pour le poisson puisque nous demandons de continuer à accéder à leurs eaux. Enfin, la prudence ne dictait-elle pas, étant donné les difficultés du Brexit, de reporter le renouvellement des navires de pêche ?

M. Jean-Michel Arnaud. - Que va-t-on opposer aux Britanniques, s'ils ne cèdent pas ? Quelle est l'étape suivante ? Soit on abandonne, en laissant la partie adverse gagner, soit nous adoptons une stratégie de rétorsion. On peut critiquer le Gouvernement, mais que ferions-nous à sa place en termes de rétorsion ?

M. Franck Montaugé. - Dans le Gers, il y a une ferme aquacole qui mêle élevage de poisson et culture de végétal, c'est très intéressant mais ce type d'activité n'est pas intégré dans la politique agricole commune.

M. Alain Cadec, rapporteur. - Le parc éolien est important au Royaume-Uni, mais il ne se situe pas dans des zones de pêche. Leurs éoliennes sont implantées surtout en Écosse, côté mer du Nord - alors que la baie de Saint-Brieuc est une zone de pêche, où l'implantation d'éoliennes n'est guère adaptée. Quant au renouvellement des navires, il se fait naturellement, quand le bateau commence à poser des problèmes de sécurité ou de motorisation - et le renouvellement est alors synonyme de continuité de l'activité.

Nous sommes dépendants des importations, mais nous n'avons pas de recette miracle, nos compatriotes consomment beaucoup de poissons d'élevage importés d'Asie, et, malheureusement, de saumons d'élevages industriels, c'est tout cela qu'il faut prendre en compte et faire savoir.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci, je vous propose d'autoriser la publication du rapport.

La commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes autorisent la publication du rapport.

La réunion est close à 11 h 05.

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 45.

Institutions européennes - Audition de M. Christian Lequesne, professeur de science politique à Sciences Po Paris, auteur du rapport « Diversité linguistique et langue française en Europe »

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le Professeur, vous avez reçu du Gouvernement la mission de mener, avec un groupe de personnalités indépendantes issues de la société civile, un travail sur la place de la langue française et le multilinguisme dans les institutions européennes, en vue de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. C'est en effet un enjeu fondamental pour l'Union de savoir parler aux citoyens dans leur langue et donc de se faire proche d'eux : c'est la condition qui permet à chacun de s'approprier l'Europe ; c'est aussi la manifestation de la vocation de l'Union, « unie dans la diversité » selon sa devise ; c'est enfin, pour la France qui s'apprête à prendre la présidence tournante, la chance de pouvoir, avec sa langue, faire vivre sa culture et promouvoir sa pensée, car on ne pense pas de la même manière en français qu'en anglais par exemple.

Vous venez de remettre le fruit de ce travail aux secrétaires d'État chargés des affaires européennes et de la francophonie et vous nous avez proposé de le présenter devant notre commission, ce dont nous vous remercions.

Ce rapport confirme que la langue anglaise a pris le pas sur les autres langues à Bruxelles, alors même que le Royaume-Uni a quitté l'Union. Plus spécialement, la langue française accuse un net recul dans les institutions européennes. C'est un constat sur lequel notre commission avait déjà attiré l'attention il y a bientôt deux ans, au lendemain du Brexit qui aurait pu constituer un électrochoc salutaire : nous nous étions alors fondés notamment sur un indicateur qui nous semblait pertinent, à savoir le nombre de textes initialement rédigés en français par la Commission, et nous avions constaté qu'il avait fortement baissé, passant de 40 % il y a vingt ans à seulement 5 % en 2014.

Vous nous direz dans quelle mesure votre rapport affine et actualise ce constat, peut-être même permet de l'expliquer, sans l'invalider malheureusement.

C'est sur le fondement de ce constat encore valable que notre commission avait adopté, le 29 janvier 2020, un avis politique à l'adresse de la Commission européenne. Cet avis encourageait un esprit général favorable au multilinguisme. Il demandait que les services des institutions européennes rédigent d'emblée en français et, le cas échéant, procèdent systématiquement et rapidement à une traduction fiable en français des documents officiels et informels d'importance, mais aussi des sites Internet et autres outils de communication des institutions, organes et agences européens. Il plaidait aussi pour qu'en interne, les institutions exploitent les compétences linguistiques de leurs personnels et permettent l'expression en français, notamment quand les hiérarchies sont francophones. Il soutenait l'expression en français, au niveau européen, des représentants de la France et des membres français des services des institutions européennes, sans préjudice des impératifs de courtoisie, dès lors que cela est compréhensible pour l'interlocuteur ou qu'une interprétation est assurée. Il demandait aussi que les modifications des traités auxquelles pourrait conduire la prochaine Conférence sur l'avenir de l'Europe soient d'emblée rédigées en français. Enfin, il appelait l'Union européenne à investir dans les technologies de traduction et d'interprétariat qui connaissent des progrès constants.

La Commission européenne, tenue de répondre dans les trois mois aux avis politiques émanant des parlements nationaux, s'était acquittée de cette obligation en temps et en heure: elle y réaffirmait son attachement au multilinguisme et faisait valoir ses efforts en la matière, mais elle soulignait aussi le coût financier des traductions. Nous n'avons d'ailleurs constaté depuis aucun progrès sensible. Nous avons même dû déplorer le choix linguistique opéré par le Parquet européen tout récemment mis en place, qui écarte le français du dernier domaine où il restait la référence : le champ juridictionnel.

Alors reste-t-il un espoir ? La Présidence française qui débute dans quinze jours offre-t-elle une opportunité pour renverser la vapeur ? Nous sommes impatients aujourd'hui d'entendre votre analyse et les propositions que fait votre groupe pour réveiller le multilinguisme en Europe. Certaines de ces propositions recoupent celles que notre commission avait faites ; certaines sont aussi issues de la plateforme multilingue de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Toutes méritent notre attention. Pour finir, je veux déjà, avant de vous céder la parole, saluer l'exemplarité de votre démarche puisqu'un résumé de votre rapport figure à la fin de celui-ci, dans les 24 langues officielles de l'Union européenne!

M. Christian Lequesne, professeur. - Merci Monsieur le président. Mesdames et messieurs les sénateurs, c'est un plaisir de m'exprimer devant vous aujourd'hui et de vous présenter le fruit de ce rapport rédigé avec seize personnalités appartenant à la société civile européenne, et remis aux deux secrétaires d'État, messieurs Beaune et Lemoine, le 20 octobre dernier.

La démarche est assez inédite : c'est la première fois dans la préparation d'une présidence que la société civile est sollicitée pour avis. Cette démarche a également été adoptée dans le cadre d'un autre groupe de travail, réuni autour de M. Thierry Chopin, professeur de science politique à l'Université catholique de Lille. Cette association de la société civile à la réflexion en amont est une nouveauté intéressante qui mérite d'être soulignée. Ne faisons pas de la présidence française un processus seulement politico-administratif !

Dans ce rapport, nous partons d'un constat : on observe aujourd'hui une évolution claire de la pratique linguistique de l'Union européenne vers le monolinguisme anglais et ce, depuis 1995. La grande rupture en la matière, ce n'est pas tant l'arrivée des pays d'Europe centrale et orientale en 2004, que l'élargissement de l'Union européenne à la Suède, à la Finlande et à l'Autriche. Pour autant, il existe au sein de l'Union européenne un cadre juridique protecteur du multilinguisme. Le fameux règlement 1/1958 prévoit en effet que les institutions européennes doivent publier leurs travaux dans les vingt-quatre langues officielles. Pour certaines d'entre elles, il est également possible de faire le choix de langues de travail et c'est notamment le cas de la Commission européenne, dont le travail en interne peut s'effectuer en français, en anglais ou en allemand.

En pratique, le droit est défié par les usages ; ce n'est pas un problème juridique mais c'est un problème de pratique sociale. Empiriquement, si l'on étudie les documents rédigés par la Commission européenne, on constate que dans 86% des cas, l'anglais est la langue source. Le français et l'allemand ne représentent quant à eux que 14% des documents précités. Si l'on considère les documents du Secrétariat général du Conseil des ministres, le chiffre est encore supérieur : 95% des documents produits le sont en langue anglaise.

Par ailleurs, depuis 2016, on note une baisse régulière des budgets de traduction et d'interprétation. Si l'on étudie les seuls effectifs de la traduction du Secrétariat général du Conseil des ministres, on observe une perte de 21% durant cette période. On constate également une disparition de l'interprétation dans un nombre croissant de groupes de travail du Conseil et de la Commission. Ce phénomène a été considérablement renforcé par la crise sanitaire, qui induit de facto une forme de rationalisation pragmatique de l'interprétation et le choix de l'anglais. Ceci va changer avec la présidence française, qui souhaite la présence systématique du français au sein du Conseil durant les six mois de son exercice.

Je voulais également discuter avec vous des difficultés d'accès aux sites de l'Union européenne dans toutes les langues officielles. Si vous faites l'expérience de visiter un certain nombre de pages internet des directions générales de la Commission, vous constaterez par vous-mêmes que vous ne pourrez accéder aux documents produits que dans leur version anglaise. Cela peut poser un certain nombre de difficultés, notamment aux opérateurs économiques - je pense ici aux petites et moyennes entreprises - pour les appels d'offre, lancés par la Commission européenne, dans le cadre des marchés publics européens. Ces appels d'offre ne sont bien souvent disponibles qu'en langue anglaise et, pour des raisons d'efficacité, on demande très souvent aux entreprises d'y répondre en anglais.

Les choix politiques récents de la Commission européenne montrent combien le monolinguisme est actuellement en train de se diffuser au sein des organes européens, en contradiction avec les textes juridiques : le nouveau Parquet européen, vous l'avez évoqué, en est un exemple emblématique. Le nouveau Parquet européen a en effet décidé de travailler uniquement en langue anglaise, en dépit des règles juridiques posées en 1958.

Ceci étant dit, il convient désormais d'aborder les raisons pour lesquelles cette situation nous semble - nous, groupe de travail - une situation critiquable voire critique.

Tout d'abord, il y a des enjeux de citoyenneté. Il ne vous a pas échappé, en tant qu'élus, que nous assistons partout en Europe à une montée des populismes. Le populisme se définit comme l'opposition entre un peuple pur et des élites dévoyées, qui ne remplissent pas leurs responsabilités. La question de la diversité linguistique entre parfaitement dans cette problématique dans la mesure où la plupart des politiques publiques nationales, ainsi que nos vies économiques et sociales, continuent de se faire dans vingt-quatre langues. Aussi, pourquoi les responsables politiques et administratifs ne parleraient-ils qu'une seule de ces langues ?

De plus, la capacité à argumenter et promouvoir des concepts est plus aisée quand on utilise sa propre langue. Notre registre est beaucoup plus limité lorsque nous utilisons un autre idiome. En l'occurrence, la langue que l'on mobilise au sein des institutions européennes est une forme d'anglais international, parfois éloigné de l'anglais standard. Ce constat pose ainsi un certain nombre de problèmes en termes de sécurité juridique. Malgré le Brexit et le départ des principaux anglophones de l'Union européenne, on continue à parler un anglais qu'on pourrait qualifier de « globish ».

Ensuite, si la France souhaite faire avancer un certain nombre de dossiers sur ce sujet du multilinguisme durant sa présidence, elle ne peut pas agir seule. Il faut ainsi réfléchir en termes de stratégie d'alliances. Il est très important d'essayer de cartographier les États membres sur lesquels l'on pourrait s'appuyer.

Enfin, il faut faire attention aux stratégies contre-productives. La subtilité s'impose. Les Français sont souvent suspectés de vouloir remplacer à Bruxelles un monolinguisme anglais par un autre monolinguisme. Or, ce n'est pas la démarche de notre groupe. Dans ce dernier, nous pensons que la défense de la langue française passe par la défense du plurilinguisme, et c'est à travers le portage de ce plurilinguisme que nous parviendrons à faire progresser le français.

Ainsi, notre rapport présente 26 propositions, dont je vous épargne la lecture exhaustive. Toutefois, je précise que ces proposition sont divisées en deux groupes : il y a tout d'abord des recommandations qui concernent les pratiques mêmes des institutions de l'Union européenne, et celles qui concernent le contexte de l'apprentissage de la langue.

Pour ce qui est du premier groupe de recommandations, je vais essayer de me concentrer sur la présentation des principales d'entre elles. Nous souhaitons tout d'abord qu'il y ait un rapport annuel réalisé par les institutions européennes, qui établisse le bilan de la pratique du multilinguisme en leur sein, comme cela se fait pour les institutions de l'Organisation des Nations unies (ONU). En l'absence d'un tel rapport, nous n'avons pour le moment pas de données « publiques ». Pour les obtenir, il faut donc contacter les institutions européennes une à une, ce qui n'est pas chose commode. Ce rapport serait donc un véritable « pas en avant » en termes de transparence.

Ensuite, nous pensons qu'il faut systématiser l'interprétation dans les groupes de travail. Les traducteurs et les interprètes présents à Bruxelles sont extrêmement performants, et sont pourtant sous-employés. Il faut continuer à traduire et interpréter systématiquement les interventions de chaque participant aux réunions.

Nous recommandons également que les institutions européennes se fixent comme règle de ne pas rédiger plus de 50% de leurs documents dans une seule langue. Elles seraient ainsi incitées à utiliser le français ou l'allemand, et non plus seulement l'anglais. J'aimerais à ce titre rappeler que, dans les années 80, on écrivait largement en allemand, particulièrement dans le secteur de la concurrence. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui.

Nous pensons aussi qu'il faut réfléchir à la question des concours et du recrutement des fonctionnaires européens. Pour le moment, ceux-ci n'exigent la maîtrise que de deux langues : sa langue maternelle et une autre langue parmi les vingt-quatre officielles. Cette situation nous paraît insuffisante. Notre groupe de travail recommande ainsi la maîtrise de trois langues. Nous pensons aussi qu'il faut relever les exigences afférentes aux compétences linguistiques concernant les promotions aux emplois d'encadrement supérieur. Pour le moment, les entretiens réalisés dans le cadre de ces promotions demeurent extrêmement peu exigeants sur le plan linguistique.

L'outil de traduction automatique E-translation doit également être repensé pour permettre son utilisation sur les sites officiels de l'Union européenne. Bien sûr, les traducteurs et les interprètes témoignent des réticences vis-à-vis de ces nouvelles formes « d'intelligence artificielle », et considèrent que la machine ne remplacera jamais la traduction humaine. Des questions en termes de responsabilité juridique peuvent également se poser ; néanmoins des mentions couvriraient ce genre de risques et assureraient une certaine prudence dans la responsabilité à l'égard du public. En définitive, avec l'outil de traduction, le métier de traducteur change.

J'en viens désormais au deuxième groupe de recommandations. Notre groupe de travail comptait certes des personnalités qui connaissaient bien les institutions européennes, mais également des profils davantage spécialisés dans l'apprentissage plus général des langues.

Tout d'abord nous souhaitons rappeler à l'ensemble des États membres la nécessité de proposer aux jeunes européens un programme d'apprentissage des langues dès la petite enfance. Il en existe déjà des exemples vraiment intéressants au sein de l'Union européenne : le Land de Sarre en Allemagne a, par exemple, décidé de systématiser l'apprentissage du français dès l'école maternelle, jusqu'au baccalauréat. Ces programmes pourraient être lancés de manière plus ambitieuse dans les départements frontaliers.

Deuxièmement, nous pensons qu'il faut réaffirmer la recommandation du Conseil de l'Union européenne du 22 mai 2019 sur l'apprentissage de deux langues, outre sa langue maternelle, au collège et au lycée. Actuellement, seuls huit États sur vingt-sept rendent obligatoire l'apprentissage de deux langues étrangères supplémentaires.

Nous pensons aussi qu'il faut donner de la visibilité à la journée européenne des langues. Nous espérons que cet événement aura cette année un certain retentissement en raison de la présidence française. Je crois savoir que cet événement sera organisé dans la ville de Pau au mois de mars prochain.

Nous recommandons également à la présidence française d'organiser un événement visible pour célébrer les trente-cinq ans du programme ERASMUS +. Ce programme étudiant a en effet permis une mobilité et une certaine flexibilité dans l'apprentissage des langues étrangères des étudiants et mérite d'être salué.

Notre rapport reste réaliste. Tous ce que nous proposons nécessite d'assumer des coûts : le multilinguisme a un prix ! Ceci explique la position « frileuse » de certains États membres - particulièrement des grands contributeurs nets au budget de l'Union européenne - par rapport à l'objectif de développer la diversité des langues pratiquées au sein des institutions.

Je pense cependant que le débat sur l'enjeu citoyen du multilinguisme est très important. Le délitement de la relation élite/peuple doit être combattu. Nous recommandons l'organisation d'un débat au Parlement européen mais aussi dans les assemblées parlementaires nationales sur ces sujets.

Enfin, il faut penser aux alliances. L'approche de la langue n'est pas la même en fonction des pays. En Allemagne, il existe une adhésion assez forte de la part des pouvoirs publics concernant l'idée de défendre la langue au nom du patrimoine culturel. En revanche, il existe de fortes réticences à faire de cette défense un objet politique. Cette réticence n'est pas seulement liée à la volonté de faire des économies : elle tient avant tout à l'Histoire allemande. La peur d'être accusé d'impérialisme culturel est particulièrement prégnante dans la mentalité allemande. A contrario, des pays semblent plus sensibles à cette question de la diversité linguistique : l'Italie et l'Espagne bien entendu, mais également des pays considérés comme « plus petits » à l'instar de la Slovénie ou de la République Tchèque.

Voici, mesdames et messieurs les sénateurs, les principaux constats, défis et propositions du rapport, que je vous invite à consulter en ligne sur le site du ministère des affaires étrangères. Je serais désormais ravi de répondre à vos questions.

Mme Marta de Cidrac. - Merci pour l'ensemble de vos propositions auxquelles je ne peux que souscrire.

Je suis tout à fait d'accord avec votre volonté, rappelée dans la lettre de mission, d'agir vite et fort pour promouvoir le multilinguisme et la francophonie.

Simplement, je souhaitais revenir plus précisément sur le sujet de l'effet générationnel, évoqué dans votre rapport. Vous corrélez ce dernier avec les derniers élargissements pour expliquer le recul du multilinguisme. Il semble pourtant assez paradoxal que le spectre du multilinguisme s'affaisse au moment où le spectre des langues admises au sein de l'Union européenne s'élargit. Je ne vois pas dans le rapport d'explication suffisamment précise. Aussi, pourriez-vous revenir sur ce point ?

J'ai une autre question qui concerne cette fois-ci l'apprentissage du français et l'implantation des lycées français. Le maillage des lycées français me paraît assez important, y compris au sein de pays récemment membres de l'Union européenne, ou qui aspireraient à y entrer. Je suis pour ma part familière des Balkans occidentaux. Ce maillage est-il de nature à faire changer les choses ? Les cours de langue déployés au sein de ces lycées peuvent-ils être un vecteur du multilinguisme et de la francophonie ? Je tiens à rappeler sur ce sujet qu'il s'agit là d'une recommandation du Groupe d'amitié France-Balkans occidentaux, que nous avions proposée à l'occasion de l'un de nos déplacements.

M. Christian Lequesne, professeur. - Tout d'abord, je tiens à souligner que le réseau de lycées français de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) est assez unique dans le monde. Il n'y a pas vraiment de réseau équivalent, soutenu à ce point par l'Etat. Je crois comprendre qu'il y a plutôt une augmentation des effectifs d'élèves au sein de ces lycées, en dépit de la crise sanitaire. Le Président de la République s'est d'ailleurs fixé comme objectif le doublement de ces effectifs en 2030.

Je crois pour ma part qu'il s'agit là d'un élément de la diplomatie d'influence qu'il faut utiliser au maximum. Dans un certain nombre de pays, à l'instar de la Serbie, les élites ont pour objectif de placer leurs enfants dans des lycées internationaux. C'est lié à qualité de l'enseignement public national : c'est dommage mais c'est l'une des causes de ce phénomène. Les lycées français sont, de surcroît, assez compétitifs. Ils sont par exemple trois fois moins chers que les lycées américains.

Cependant, la question des infrastructures est ici cruciale. Je sais notamment qu'à Belgrade, il est difficile pour les lycées internationaux de trouver des locaux pour les accueillir.

Les lycées français sont ainsi éminemment stratégiques. Pour conserver cette influence, il faut ensuite parvenir à garder les élèves dans l'enseignement supérieur français. C'est un défi pour l'AEFE. Les élites disposent d'une véritable flexibilité en la matière, et l'on sait d'ores et déjà que, si l'enseignement français du secondaire est reconnu comme très cadré et riche en culture générale, les élites n'hésitent pas à placer ensuite leurs enfants dans des universités britanniques notamment. Il faut ainsi réfléchir aux ponts qui pourraient être faits entre le réseau de lycées de l'AEFE et les formations de l'enseignement supérieur français.

Mme Marta de Cidrac. - Je souscris totalement à vos propos. Je tiens à ajouter que dans le cadre de notre compte-rendu précédemment évoqué, nous avions insisté sur le système des bourses : nous avions notamment fait le constat qu'il n'existe pas suffisamment de bourses en France pour ces futures élites. Vous évoquez d'ailleurs, dans votre rapport sur le multilinguisme, le fait que de nombreuses élites privilégiaient l'anglais.

M. Christian Lequesne, professeur. - J'irais même plus loin si vous le permettez. Il faudrait selon moi garantir aussi une certaine flexibilité sur le marché du travail. En effet, l'attraction que l'on peut ressentir pour un pays tient également au fait qu'on puisse facilement s'y établir quelques années. C'est la grande force du Canada !

Par ailleurs, l'effet générationnel est en effet assez net et joue en faveur de l'apprentissage de l'anglais. Dans les cas de figure où une seule langue étrangère est proposée au collège ou au lycée - ce qui est le cas dans la majorité des États membres de l'Union européenne -, l'anglais est bien souvent privilégié, au détriment des autres langues. Il est important de rester compétitif par rapport à l'ensemble des deuxièmes langues sur le marché. Aujourd'hui, le français est par exemple défié par l'espagnol. C'est le cas notamment en République Tchèque.

M. Patrice Joly. - Merci pour cette présentation très intéressante. Je regardais les chiffres de votre rapport : vous indiquez que 83% des documents produits par la Commission européenne le sont en anglais, et même 95% en ce qui concerne le Secrétariat général du Conseil de l'Union européenne. Il est intéressant de mettre ces données en perspective par rapport à la part de chaque population dans l'Union européenne : la population allemande représente 20% de la population de l'Union européenne et la France environ 15%, soit ensemble un tiers des citoyens de l'Union européenne. Si on ajoute les locuteurs des autres pays membres qui parlent également français, à l'instar de certains citoyens de la Hongrie, de l'Italie mais aussi de la Roumanie, ainsi que des pays présents sur les rives méditerranéennes - Maroc, Tunisie, Algérie - , le français est une langue hautement stratégique sur les plans géopolitique et diplomatique au sein de l'Union européenne.

Il s'agit donc là d'un enjeu de langue mais aussi d'un enjeu de pensée et de pratique. La langue permet d'exprimer une certaine conception de la société voire du droit. L'exemple du Parquet européen est inquiétant : entre la conception du droit français d'origine romaine et le droit anglo-saxon, il existe des divergences très importantes.

Ensuite, la France et l'Union européenne s'inscrivent dans un contexte et une économie fermement mondialisés. Toutefois, depuis quelques années, on remarque que les salariés sont en réalité plus performants dans leur langue maternelle. Derrière cela, un phénomène général est à l'oeuvre : une certaine élite se retrouve dans des codes, dans des pratiques, dans une langue. Notre président actuel s'exprime à ce titre parfaitement bien en anglais. L'enjeu est donc culturel, politique et sociétal.

Enfin, on ne peut pas accepter de renoncer aux nouvelles technologies et notamment à celles offrant une traduction automatique. On s'aperçoit les uns et les autres que cet outil est satisfaisant. Or, pour le promouvoir, la volonté politique est indispensable.  

M. Christian Lequesne, professeur - Je voudrais dire que je souscris parfaitement à l'idée selon laquelle la langue est liée à la production conceptuelle. Dans le domaine du droit, cette réalité est fondamentale.

Je voudrais en outre mentionner un point que je n'ai pas précisé tout à l'heure : une institution parmi toutes a résisté à l'anglais, à savoir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). La langue de délibéré de la CJUE reste le français. L'ensemble de la jurisprudence de cette Cour s'est faite en français. Or les présidents à la fois de la Cour de justice de l'Union européenne et du Tribunal sont soumis à de fortes pressions pour l'abandon du français.

Enfin, concernant ce que vous releviez à propos de la connaissance des langues dans le domaine de l'économie, il existe en effet un vrai débat en France autour de la langue allemande. Cette dernière a beaucoup perdu en termes d'attractivité alors que le marché de l'emploi allemand est particulièrement porteur et qu'il s'agit de notre premier partenaire commercial. Ces considérations devraient nous amener à réfléchir à la promotion de l'allemand, en insistant sur les perspectives d'emploi que la maîtrise d'une telle langue peut ouvrir. Peut-être faudrait-il commencer cette promotion au niveau des départements frontaliers où l'allemand n'est plus systématiquement choisi comme première langue ?

Mme Patricia Schillinger. - Nous avons tenté une telle approche mais cette promotion ne fonctionne pas pour le moment. Nous n'avons pas assez d'enseignants. C'est une véritable catastrophe. Il faudrait mieux cibler le public apte à apprendre cette langue et donner envie aux jeunes. Instaurer trois heures d'allemand par semaine, de la maternelle au Bac - y compris professionnel -, constitue un bon début. C'est une problématique très difficile.

M. Christian Lequesne, professeur - L'allemand est une langue à déclinaisons, très exigeante sur le plan de l'apprentissage. Une fois qu'on la maîtrise, il est plus simple d'apprendre l'anglais en deuxième langue. Ainsi, le pari de prendre allemand en première langue peut être un pari gagnant, a fortiori lorsqu'on habite un département frontalier.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci pour votre rapport ; il rejoint en de nombreux points un autre rapport qui avait été produit par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication au Sénat en 2018, et qui s'interrogeait sur la place des Français à travers le monde et de la francophonie au XXIème siècle. Pour ma part, je pense que la francophonie au XXIe siècle n'est pas celle que l'on a connue jusqu'à une période récente, mais celle qui promeut l'expression de la diversité culturelle et le multilinguisme. Ainsi, permettre le retour du français en Europe, c'est promouvoir la diversité linguistique et des cultures. Cette promotion doit être au coeur du projet européen, ce qui n'est pas assez fortement partagé et réaffirmé aujourd'hui.

L'Europe doit aussi se penser dans un espace plus large, celui de la francophonie, porteur de valeurs universelles. Quand je vois qu'au Parlement - français -, nous votons des directives relatives aux droit d'auteur et droits voisins, des quotas en matière d'expression cinématographique et audiovisuelle...je me dis qu'il faudrait coordonner tout cela dans un projet européen. Il faudrait également profiter de la Présidence française de l'Union européenne pour réaffirmer la vision de la francophonie du XXIe siècle. Il ne faut pas voir cela comme une forme d'arrogance des Français, mais plutôt comme la défense des langues européennes, accompagnée d'un projet éducatif. Selon vos dires, huit États membres seulement ont dans leur système éducatif une formation comportant deux langues étrangères. C'est très insuffisant ! Il faut remédier à cela ou sinon, ces langues sont amenées à mourir.

Ensuite, il faudrait déjà que les Français promeuvent leur propre langue, aient recours à des traducteurs et évitent de s'exprimer en anglais dans les institutions multilatérales. Lorsque nous avons défendu notre candidature aux Jeux Olympiques de 2024, nous avons choisi un slogan anglais : « Made for sharing », ce qui est un non-sens ! Idem pour la campagne du Ministère des affaires étrangères intitulée « Choose France » et visant à promouvoir les exportations de la France à l'étranger.

M. Christian Lequesne, professeur -Effectivement, les élites françaises n'échappent pas aux tendances générales des élites globalisées.

Je partage votre point de vue sur le fait que la francophonie défensive soit « passée de mode » et ne produise pas beaucoup d'effets. Il faut donc qu'on réfléchisse à la manière dont on peut promouvoir notre langue. La rendre attractive, c'est aussi faire comprendre aux locuteurs étrangers qu'il y a plusieurs niveaux dans l'apprentissage d'une langue, en l'occurrence du français. Parler bien le français n'est pas forcément le parler parfaitement. J'ai senti cela très souvent auprès de certains locuteurs étrangers : il est acceptable de parler un « anglais moyen » mais le « français moyen » n'est quant à lui pas toléré. Il faut donc que nous soyons plus flexibles sur ce sujet.

Je souscris totalement à vos propos évoquant la nécessité de réfléchir au sujet des langues au niveau européen. Il existe cependant sur ce point des obstacles juridique et institutionnel dans la mesure où les questions d'éducation ne sont pas communautarisées. Ce n'est qu'une compétence d'appui de l'Union européenne aux Etats membres. Peut-être faudrait-t-il mener une réflexion sur ce sujet au moment de la Conférence sur l'avenir de l'Europe ? Cependant, je ne pense pas qu'une telle réforme pourrait avoir lieu à très court terme.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Il existe par ailleurs un paradoxe. Un certain nombre de pays revendiquent les langues régionales dans leurs textes constitutionnels, mais ne revendiqueraient pas leurs langues nationales dans le cadre de la diversité culturelle au niveau européen.

M. Patrice Joly. - Pour rebondir sur cette question des langues régionales, on observe un phénomène inverse en France !

M. Christian Lequesne, professeur - En effet, nous n'avons jamais ratifié la Charte des langues régionales en France pour des raisons - officiellement - de constitutionnalité. En pratique, on applique toutefois des mesures et des prescriptions de la Charte et il me semble qu'il y a tout de même eu un effort de la part de l'Education nationale depuis dix ans pour l'apprentissage des langues régionales.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur le professeur pour votre intervention extrêmement intéressante.

La réunion est close à 14 h 45.