Mardi 4 janvier 2022

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, président -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition de M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale, auteur du rapport La formation des personnels de l'éducation nationale à la laïcité et aux valeurs de la République (2021)

M. Stéphane Piednoir, président. - Mes chers collègues, avant toute chose, je vous présente tous mes voeux pour cette nouvelle année, riche en en échéances électorales, qui donne tout son sens à notre mission d'information sur la culture citoyenne.

Nous auditionnons aujourd'hui M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale et auteur d'un rapport intitulé La formation des personnels de l'éducation nationale à la laïcité et aux valeurs de la République, remis en avril 2021 au ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports.

Monsieur Obin, je vous remercie pour votre disponibilité. La commission de la culture, dont je suis membre, vous a entendu avec beaucoup d'intérêt le 10 mars dernier. Nos échanges d'aujourd'hui enrichiront notre réflexion et nos travaux.

Notre mission est composée de 21 sénateurs, dont deux suppléants, issus de tous les groupes politiques. Notre rapport, assorti de recommandations et de propositions, devrait être rendu public au début du mois de juin. Je précise qu'un certain nombre de nos collègues assistent à cette réunion à distance.

Cette audition, qui donnera lieu à un compte rendu écrit annexé à notre rapport, est particulièrement importante, parce que tout ce qui contribue à l'éducation des futurs citoyens, plus particulièrement dans le cadre de l'éducation nationale, nous semble crucial pour le travail que nous avons entrepris sur la culture citoyenne. Nous nous intéresserons notamment à l'éducation morale et civique : comment cette discipline est-elle enseignée aujourd'hui ? Comment les enseignants sont-ils formés ? Quels sont les enseignants qui la dispensent le plus généralement ?

Cette réunion inaugure un cycle d'auditions centrées sur les problématiques éducatives. Nous entendrons ainsi successivement la responsable du Centre national d'étude des systèmes scolaires (Cnesco), mais également le directeur général de l'enseignement scolaire, la présidente du Conseil supérieur des programmes, le directeur général de Réseau Canopé, ainsi que le ministre Jean-Michel Blanquer.

Je laisse la parole à Henri Cabanel, rapporteur, qui va vous poser quelques questions préliminaires pour situer les attentes de notre mission d'information.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je vous souhaite à mon tour le meilleur pour cette année 2022, en espérant qu'elle sera meilleure que celle que nous venons de passer. Monsieur Obin, je vous remercie de partager avec nous votre expérience sur ce sujet crucial.

Nous entendions le 14 décembre dernier Mme Dominique Schnapper, sociologue, qui remarque dans son ouvrage Qu'est-ce que la citoyenneté ?, publié en 2000, que l'école est « l'institution citoyenne par excellence » et que l'éducation est « au coeur du projet démocratique ». C'est dire si ces auditions relatives à l'éducation, qui commencent avec vous, sont importantes pour notre réflexion.

Mes questions portent, d'une part sur votre rapport d'avril 2021 relatif à la formation des enseignants à la laïcité et aux valeurs de la République ; d'autre part, sur le regard que vous portez sur l'enseignement moral et civique (EMC).

Comme l'a indiqué le président, vous avez rendu en avril 2021 un rapport sur la formation des enseignants à la laïcité et aux valeurs de la République. Pouvez-vous nous rappeler les enjeux de ce travail, les principales recommandations que vous avez formulées afin de mieux promouvoir et enseigner la laïcité et les valeurs de la République ? Quelles suites le ministère de l'éducation nationale a-t-il donné à ce rapport, dont vous avez été chargé d'accompagner la mise en oeuvre jusqu'à la fin 2021 ? Plus particulièrement, comment se passe la formation des formateurs aux valeurs de la République, à laquelle vous attachez à juste titre beaucoup d'importance ? Votre rapport évoque la nouvelle épreuve des concours de recrutement des enseignants et des conseillers principaux d'éducation (CPE), destinée à apprécier l'aptitude des candidats à s'approprier les valeurs de la République, dont la laïcité et les exigences du service public. Selon vous, comment les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé) préparent-ils les candidats à cette épreuve ? Surtout, sur quels éléments objectifs apprécier cette approbation des valeurs de la République ?

S'agissant plus particulièrement de l'enseignement moral et civique, la manière dont il est dispensé a-t-elle évolué ces vingt dernières années ? Quel regard portez-vous sur le contenu de l'enseignement moral et civique, défini à l'article L. 312-15 du code de l'éducation ? Vous paraît-il nécessaire de le recentrer ? Selon vous, l'enseignement moral et civique, qu'il s'agisse de son contenu ou de la manière dont il est enseigné, est-il de nature à donner envie aux jeunes de s'intéresser à la vie démocratique - connaissance des institutions, participation à la vie démocratique, aux élections - et de s'engager dans une association ou dans le cadre du service civique, par exemple ?

Les enseignants sont-ils, selon vous, suffisamment outillés pour promouvoir les valeurs de la République et de la citoyenneté ? Comment évaluez-vous les ressources pédagogiques mises à leur disposition ? N'est-il pas difficile pour un enseignant novice de s'y retrouver dans la profusion d'outils pédagogiques disponibles en ligne ? Ainsi, sur Réseau Canopé, on compte, pour la seule école élémentaire, dix-neuf pages Internet relatives à l'enseignement moral et civique, avec, sur chaque page, une dizaine de références, sans véritable accompagnement pour sélectionner ces supports.

M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale. - Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation et salue les sénateurs et les sénatrices qui assistent à cette audition. Cette mission d'information a pour objectif de savoir comment renouer la confiance entre les élus et les citoyens, en particulier les jeunes et les jeunes scolarisés.

En introduction, j'indiquerai quelques éléments sur cette crise de confiance, notamment de la part des jeunes. Ensuite, j'aborderai les deux pistes de réponses éducatives : la formation des personnels de l'Éducation nationale et l'enseignement de l'éducation morale et civique.

Le désengagement des jeunes à l'égard de la politique et la crise de confiance notamment envers les élus prend parfois un tour extrêmement violent. Les travaux de Yascha Mounk, professeur à Harvard et auteur, en 2018, de l'ouvrage Le peuple contre la démocratie, m'ont beaucoup éclairé sur ce qu'il appelle « la déconsolidation de la démocratie », à l'oeuvre depuis une vingtaine d'années dans tous les pays du monde. Il montre, en schématisant, que, plus on est jeune, moins on a confiance en la démocratie. Par exemple, aux États-Unis, à la question « Jugez-vous essentiel de vivre en démocratie ? », la génération née entre les années trente et quarante répond « oui » à 71 %, contre 29 % pour la génération née dans les années quatre-vingt. En Europe, ces chiffres sont respectivement de 52 % et de 42 % pour ces deux générations. Certes, cette perte de confiance est moindre, mais, dans leur livre La fracture, publié trois ans plus tard, Frédéric Dabi et Stewart Chau indiquent que 47 % des jeunes Français âgés de dix-huit à trente ans sont favorables à « être gouvernés par un chef qui n'a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections », tandis que 34 % seraient même favorables à « l'armée au pouvoir ».

Cette situation est à la fois préoccupante et paradoxale : d'un côté, on assiste au triomphe de l'individualisme dans notre société, notamment parmi les jeunes, les droits de l'homme étant conçus comme des droits de l'individu, avec une désaffiliation aux partis politiques et à la politique en général, une abstention massive des jeunes aux élections ; d'un autre côté apparaît une soumission à d'autres formes d'affiliation, parfois bien plus contraignantes, y compris des affiliations politiques.

Je veux rappeler les propos de Houria Bouteldja, la fondatrice du Parti des Indigènes de la République : « J'appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l'Algérie, à l'Islam », appartenances qui peuvent être, pour certaines, extrêmement contraignantes.

Donc, d'un côté, le rejet de l'autorité procédant d'institutions démocratiques, autorité pourtant relativement douce ; de l'autre, l'aspiration à une autorité quasi tyrannique... Pour comprendre ce paradoxe, je rappellerai la réplique cinglante de Jacques Lacan quand son cours au centre universitaire de Vincennes a été interrompu par des contestataires, en 1968, des « enragés », qui le sommaient, en le tutoyant, de quitter les lieux : « Ce à quoi vous aspirez en tant que révolutionnaires, c'est à un maître. Vous l'aurez. » Ce disant, il propose une clé d'explication psychologique à ce paradoxe : le rejet de l'autorité serait l'expression détournée d'un besoin refoulé d'autorité.

Ce paradoxe, s'il n'est pas propre à notre époque, prend néanmoins des formes particulières. En 1968, c'était le surinvestissement de la politique par les jeunes ; aujourd'hui, d'après les travaux précités, c'est l'indifférence à la politique, parce que voter, participer, s'engager, serait inutile pour changer son environnement, pour modeler sa vie. Dans ce cas, pourquoi ne pas s'en remettre à un chef, surtout s'il promet de nous délivrer de toutes ces contraintes qui pèsent sur nos vies individuelles ? Aujourd'hui - on le voit à travers la campagne présidentielle et la crise sanitaire - un certain nombre de démagogues promettent de supprimer des contraintes qu'ils trouvent superflues, pesant sur le comportement des individus.

Comment aborder la question du politique, du sentiment d'affiliation de la « communauté des citoyens » à la Nation, sans angélisme démocratique ni démagogie populiste ? Monsieur le rapporteur, vous suggérez à travers vos questions deux moyens à la disposition de l'école : la formation des enseignants et l'enseignement de l'éducation morale et civique.

Concernant le recrutement, la formation initiale et continue des enseignants et plus largement celle des personnels de l'Éducation nationale, le ministre a déclaré qu'il retenait l'ensemble des 28 propositions de mon rapport. Il s'agit d'un vaste plan de formation, qui concerne un million d'agents publics environ et aux termes duquel le budget consacré aux thèmes laïcité et valeurs de la République passerait de 0,5 % des crédits de formation à 25 % en année pleine, lorsque ces formations seront mises en oeuvre, et en régime permanent.

Pour mettre en place ce plan ambitieux, nous avons choisi de former 1 000 professeurs et autres cadres de l'Éducation nationale à la fonction de formateur, avec la mission, dès cette année, d'assurer trois demi-journées de formation pour chaque école, chaque collège, chaque lycée. Cet ensemble sera réparti sur quatre ans au niveau de chaque académie.

La formation de formateur, de soixante heures (dix journées de formation de six heures), est pilotée par la direction générale de l'enseignement scolaire et organisée par le Conservatoire national des arts et métiers, qui, à son issue, délivrera aux formateurs une certification. Si vous le souhaitez, je peux vous fournir les documents détaillant les différentes journées de formation, les intervenants et les thèmes de chaque séquence. Nous avons fait appel à des universitaires de haut niveau, responsables et spécialistes d'une thématique particulière. En outre, au cours de chaque journée de formation, une partie est réservée à la mise en oeuvre des savoirs acquis dans les formations que ces personnels auront à mettre en place. Un accompagnement de ces formateurs est prévu.

J'en viens à la question du recrutement. Cette année, dans toutes les disciplines, dans tous les concours de recrutement de professeurs du premier et du second degrés, une nouvelle épreuve orale dite « d'entretien » a été créée, au cours de laquelle chaque candidat est interrogé notamment sur la laïcité et les valeurs de la République. Le ministère a rédigé une note très détaillée de sept pages pour cadrer l'épreuve à destination des jurys, des candidats et des Inspé. Cette note figure sur le site devenirenseignant.gouv.fr. Tout candidat peut en prendre connaissance.

Le ministère a également publié un référentiel de compétences et un cahier des charges de la formation initiale à la laïcité et aux valeurs de la République, destinés aux Inspé et aux professeurs chargés d'y enseigner ces matières.

J'ajoute que, cette année, les masters métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation (MEEF) ont été rénovés. Chaque Inspé a dû déposer des maquettes de l'ensemble des contenus de ces masters, qui ont été examinées par le ministère de l'éducation nationale et par celui de l'enseignement supérieur. L'ensemble des maquettes ont été agréées. La formation des cadres, personnels de direction et inspecteurs est un élément extrêmement important également.

Avant d'aborder l'enseignement de l'éducation morale et civique, je souhaite préciser que je n'en suis pas un spécialiste. Je rappelle que, avant 1985, l'éducation civique était absente des programmes scolaires. C'est Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'éducation nationale, qui la rétablit à l'école et au collège ; et c'est Claude Allègre qui crée, en 1999, au lycée, une autre discipline : l'éducation civique, juridique et sociale. En 2013, Vincent Peillon décide d'ajouter à l'éducation civique un enseignement moral et demande à une commission présidée par le professeur de sciences de l'éducation Pierre Kahn de définir les contours de cet enseignement d'une morale laïque. Cette commission, estimant alors qu'il n'était plus possible de dispenser un tel enseignement et de définir une morale unique comme au temps de Jules Ferry ou d'Émile Durkheim, a jugé qu'il fallait se résoudre, face à la multiplicité des morales et à la relativité de l'homme, à délivrer une culture de la morale.

C'est ce que reprend en 2018 Jean-Michel Blanquer, avec de nouveaux programmes et en assumant cette fois la dimension de la morale enseignée à l'école, une morale civique fondée « sur le respect de l'intégrité et de la dignité de la personne humaine ». Cet enseignement moral a trois finalités, dont l'ordre est intéressant : respecter autrui ; acquérir et partager les valeurs de la République ; construire une culture civique. Ce qui prime, c'est la relation interindividuelle, le respect de l'autre. Les règles, les lois, les valeurs, les principes républicains communs apparaissent en second.

Cette réforme de 2018 s'applique à l'école et au collège - pour les lycées, il faudra attendre plusieurs arrêtés de 2018, 2019 et 2020 -, à raison d'une heure par semaine à l'école et d'une demi-heure au collège et au lycée.

Deux questions se posent : l'effectivité de cet enseignement ; la formation et la compétence du professeur.

À ce jour, l'effectivité réelle de cet enseignement n'est pas contrôlée, pour une raison simple : un enseignant du second degré est inspecté en moyenne une fois tous les cinq, six ou sept ans. Cependant, il existe un contrôle indirect, semble-t-il efficace, par l'évaluation au brevet et au bac : au brevet, avec une question à part en histoire-géographie ; au bac professionnel, par une question à part également ; au bac technologique et général, par une évaluation dans les 40 % du contrôle continu, avec l'obligation pour l'enseignant de délivrer trois notes sur cette question dans l'année.

Il n'y a pas de contrôle en fin d'école primaire puisqu'il n'y a plus, depuis très longtemps, d'examen d'entrée en sixième ; l'évaluation se fait de manière subjective par les professeurs qui accueillent ces élèves en sixième.

La question de la formation des enseignants est plus délicate. Il existe un contrôle a priori à travers les maquettes, à travers le référentiel de compétences, à travers le cahier des charges, mais rien n'indique comment ces textes sont mis en oeuvre, sinon, peut-être, pour citer mon collègue doyen de l'inspection générale de l'histoire et géographie, dans les « boîtes noires » que constituent les Inspé. C'est un problème, d'autant qu'il est très difficile de savoir si les professeurs chargés d'enseigner cette discipline, très majoritairement les professeurs des écoles, les professeurs d'histoire-géographie au collège, avec les professeurs de sciences économiques et sociales ou de philosophie au lycée, ont reçu une formation initiale sur cette thématique. Les épreuves du Capes d'histoire-géographie ne comportent aucune épreuve d'éducation morale et civique.

Il est aussi très difficile de savoir ce qui se passe dans les Inspé : l'EMC n'étant pas une discipline universitaire, elle peut échoir à n'importe quel formateur. Dans certaines académies, ce sont parfois les inspecteurs pédagogiques régionaux d'histoire-géographie qui sont sollicités. L'inspection générale d'histoire-géographie n'a pas été associée à l'examen et à l'évaluation des maquettes déposées par les Inspé cette année et agréées par les directions de l'enseignement scolaire et de l'enseignement supérieur.

Devant cette difficulté, l'inspection générale d'histoire-géographie a réagi en développant la formation continue. Mais à qui faire appel ? Elle a contourné l'obstacle en proposant non pas des contenus, mais des formations méthodologiques très largement centrées sur ce qu'il est convenu d'appeler la pédagogie du débat - un professeur m'a dit : « On sait ouvrir le débat, mais le conclure, c'est autre chose. » -, au risque d'encourager le relativisme : « toutes les opinions se valent ».

Deux excellents professeurs de lycée me disaient récemment qu'ils ne feraient plus jamais de débat sur trois sujets : l'avortement, la peine de mort et le droit au blasphème, tant les débats sont verbalement violents. Dans le cas de l'avortement, une bonne partie des élèves arrivaient avec des photos horribles de foetus, et tout débat devenait impossible. C'est ce que j'appelle non pas l'autocensure préventive, mais l'autocensure par lassitude.

Sur cette question de l'éducation morale et civique, il reste trois questions ouvertes.

Premièrement, quel est le sens de cet enseignement : faut-il partir des relations interindividuelles ou faut-il partir de l'appartenance à un collectif ? Tout être humain a besoin d'appartenir à un collectif, l'individualisme étant la nourriture même des idéologies identitaires. Évidemment, la Nation, la politique, les élections sont, pour les enfants, une perspective abstraite et lointaine. Mais le collectif citoyen autour duquel ils vivent, c'est l'école, communauté de citoyens. On y adhère non pas pour des raisons affectives ou par désir, mais parce que la loi rend l'école obligatoire. Le rapport à la citoyenneté est là.

Deuxièmement, quelle place et quel statut pour cet « enseignement strapontin » ? Si, un jour, un gouvernement veut accorder une priorité réelle à l'éducation morale et civique, il faudra en faire un enseignement à part entière, avec des professeurs formés.

Troisièmement, quid de la formation des professeurs chargés de dispenser cette éducation morale et civique, qui « émarge » à quatre disciplines universitaires ? Outre la formation méthodologique, il faut une formation sur les contenus : le droit, l'histoire, les sciences politiques et la philosophie politique.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Lorsque nous vous avons auditionné dans le cadre de la commission de la culture, vous nous avez passionnés et appris beaucoup de choses. Je réitère mes compliments et vous remercie vraiment de cette présentation.

Vous avez évoqué, au début de votre propos, un problème de perception des notions de démocratie et d'Europe. Autant je conçois que l'Europe puisse être une notion absconse, autant nous sommes immergés au sein des démocraties : le mot est prononcé des dizaines de fois chaque jour dans les débats télévisés ! Je comprends donc mal cette perception dévoyée de la démocratie, mais la distance qui s'est creusée entre le politique et notre jeunesse explique beaucoup de choses. Nous savons tous ici qu'il y a urgence de ce point de vue.

Vous avez déclaré que certains débats n'étaient plus possibles au sein de l'école et de l'université, parce qu'ils suscitaient trop de violence. Cela me semble grave, d'autant que, par délégation, on peut laisser cette violence s'exprimer et ces débats avoir lieu sur les réseaux sociaux, de manière non encadrée et dévoyée, avec les conséquences que nous voyons déjà.

Faut-il donc vraiment tout faire pour qu'il n'y ait pas de débat tabou ? Si oui, comment ? Ne pèche-t-on finalement pas un peu par faiblesse ? Tout cela n'est-il pas un « cautère sur une jambe de bois » ? Ne faut-il pas davantage prendre les choses à bras-le-corps ?

M. Jean-Pierre Obin. - L'anecdote personnelle que je vous ai racontée, à propos des thèmes de débats jugés impossibles par deux professeurs, n'a pas de valeur générale. Je ne doute pas que, même sur ces questions, il existe des professeurs qui arrivent à maîtriser le débat. Mais ce ne sont sans doute pas les seules questions qui sont difficiles à aborder.

D'ailleurs, les résultats d'un sondage réalisé voilà un an par l'Institut français d'opinion publique (IFOP) pour la Fondation Jean-Jaurès ont montré que 49 % des enseignants se sont déjà censurés préventivement par crainte d'incidents avec des élèves. Si les enseignants de plus de soixante ans étaient 30 % à l'avoir fait, ce taux grimpait à 68 % pour les moins de trente ans. Autrement dit, plus un enseignant est jeune, plus il s'autocensure ; plus leur carrière est courte, plus les enseignants déclarent qu'ils se sont déjà autocensurés. En réalité, le nombre de thèmes qu'ils hésitent à aborder par peur d'incidents avec certains élèves est bien plus varié que ce que j'ai pu indiquer : je parlais de professeurs de lycée et de sujets dont on pourrait espérer qu'il est possible de les aborder sereinement, et j'ajoute qu'il s'agissait de professeurs chevronnés, qui obtiennent d'excellents résultats de la part de leurs élèves.

Il y a donc là, à mon avis, un véritable problème, qui tient à la pénétration d'un certain nombre d'idéologies ou de passions chez les élèves, y compris chez les lycéens.

M. Stéphane Piednoir, président. - En tant qu'enseignant et en tant que membre de la commission de la culture, qui, il faut bien le dire, est souvent amenée à examiner des textes qui conduisent à alourdir le code de l'éducation, je veux vous poser une question pratique.

Aujourd'hui, vous l'avez dit, on parle de donner à cet enseignement une place autre qu'un strapontin, pour que les plus jeunes s'emparent véritablement de la question de la citoyenneté et trouvent du sens aux politiques publiques qui sont menées plus ou moins près de chez eux.

Je veux vous interroger sur la question des horaires. On ne cesse d'alourdir le code de l'éducation pour y inscrire des sensibilisations à des thèmes, du reste, importants - loin de moi l'envie de les dénigrer -, comme le développement durable ou la protection de l'environnement. Mais n'a-t-on pas trop alourdi la barque en fixant une multitude d'objectifs que les enseignants du premier degré ne parviennent pas à tenir aujourd'hui, lâchant du même coup sur les sujets concernant la démocratie, qui, comme l'a dit Céline Boulay-Espéronnier, nous paraît naturelle ?

Comment faire un peu de tri entre ce qui, dans cet enseignement, est essentiel pour les élèves scolarisés dans le primaire, et le reste ?

M. Jean-Pierre Obin. - C'est une question vraiment très difficile. Je n'ai pas de recette miracle pour opérer ce tri, mais il est certain qu'il appartient au pouvoir politique, et non aux enseignants, de le faire.

On multiplie les possibilités d'enseignement : sensibilisation à la sécurité routière, à l'écologie... La crise sanitaire ajoute encore des priorités. Comme l'enseignant ne peut pas tout faire, il va faire des choix. Il va choisir les priorités qu'il donne à l'enseignement en fonction de ses goûts, de ses aspirations, de ses compétences. C'est la volonté collective qui en pâtit.

La responsabilité du politique est éminente pour donner de réelles priorités, faire un tri, éliminer certaines choses qui apparaissent périphériques.

Et, si l'on pense que l'enseignement moral et civique, dans les circonstances actuelles, peut faire prendre conscience aux jeunes de la prééminence du collectif politique par rapport à d'autres appartenances, il faut réhabiliter la place de cet enseignement et lui donner davantage d'importance dans les programmes et dans la formation des enseignants. Mais c'est un choix politique.

Mme Laure Darcos. - Comme mes collègues, je suis toujours très enthousiaste et, en même temps, un peu inquiète quand je vous entends.

Malheureusement, nous avons tous fait l'expérience qu'il n'était plus possible d'ouvrir certains débats.

Pour ce qui me concerne, j'ai rendu hommage à Samuel Paty en fin d'année dernière dans la cour d'un collège. Dans mon discours, je mettais bien évidemment en avant le courage qu'il avait eu d'avoir évoqué des sujets comme le blasphème. À la fin de mon discours, les élèves m'ont applaudie, mais pas les professeurs, ce qui m'a extrêmement choquée et bouleversée. J'ai senti une sorte de réticence dans le corps professoral autour de moi dans cette cour, ce qui était un peu inquiétant.

Je veux aller dans le sens de mon collègue Stéphane Piednoir sur l'enseignement moral et civique. À cet égard, je ne suis pas près d'oublier que l'épreuve d'éducation civique qu'a eue mon fils au brevet des collèges il y a huit ans consistait simplement à entourer les photos d'édifices qui n'arboraient pas le drapeau français... Je ne suis pas sûre que, si l'on en reste là, cet enseignement vaille le coup.

Ne croyez-vous pas plus important, par exemple, de mettre en avant, peut-être dans le cadre de débats, les jeunes qui s'engagent dans les conseils municipaux ou dans des associations, éventuellement en leur donnant un avantage sous forme de points bonus ?

Certains de mes collègues qui siègent à mes côtés à la commission de la culture se souviennent que nous avions regretté, dans les premières années de Parcoursup, que les jeunes n'aient pas la possibilité d'y mentionner, outre leurs notes du lycée, leurs engagements personnels et civiques, qui pouvaient, d'une certaine manière, valoriser leur parcours et leur cursus. Ne croyez-vous pas que ce serait aussi une manière de faire avancer l'intérêt des jeunes pour le sens civique ?

Sur le sujet épineux de l'avortement, on voit bien que, derrière les enfants qui exhibent des photos de foetus, il y a souvent les parents... Je ne vois pas bien comment on peut parvenir à raconter la chose publique et à parler de certains sujets à l'école sans passion ni subjectivité.

M. Jean-Pierre Obin. - La place des familles et de l'école dans l'éducation morale, en particulier par rapport aux problèmes de société, est une vraie question. Je pense évidemment à l'avortement, mais aussi à la peine de mort ou au droit au blasphème, sur lesquels les opinions de nos concitoyens peuvent être variées. Il est légitime de se demander si l'école a son mot à dire sur ces sujets.

La question a été tranchée par Jean-Michel Blanquer en 2018, avec les nouveaux programmes. Les anciens étaient beaucoup plus en retrait sur la place de l'école et donnaient implicitement une plus grande place à la famille. Vous vous rappelez le mot du président Sarkozy, déclarant que l'instituteur ne pourrait jamais remplacer le curé... Cette question ne peut pas être rayée d'un trait de plume ; elle restera toujours en débat. Mais les citoyens, par leur vote, peuvent faire des choix : ils peuvent donner plus d'importance, sur l'éducation morale, aux pouvoirs publics, à l'école, au collectif, ou laisser cette responsabilité aux familles. Le problème, c'est l'état d'un certain nombre de familles aujourd'hui et la montée de la violence et des passions dans la société.

Je pense que, dans sa décision, Jean-Michel Blanquer a cherché à tenir compte des évolutions sociales. On ne peut pas raisonner comme il y a vingt ou trente ans. On a tous vu monter la violence scolaire. Depuis 1995, les plans de lutte contre celle-ci se sont empilés.

Nous sommes face à un problème qui n'est pas seulement français ni même européen, et face auquel je pense qu'il faut dresser un certain nombre de digues.

L'école doit pouvoir former à une sociabilité plus apaisée, dès le plus jeune âge. À cet égard, une formation civique, c'est-à-dire juridique, consistant simplement à présenter les règles en vigueur, ne saurait suffire. Il faut donner du sens à ces règles, et ce sens ne peut résider que sur des principes moraux. Il faut donc assumer, pour l'école, au nom du bien commun, d'enseigner ces principes.

Mme Laure Darcos. - Je veux préciser ma pensée : au fond, seriez-vous choqué que les élus, quels qu'ils soient, puissent plus souvent venir témoigner à l'école, qui leur serait plus ouverte ?

Nous sommes sollicités pour raconter nos vies de sénateurs dans les établissements scolaires et avoir des débats avec les élèves. Ne croyez-vous pas que l'on pourrait partager la tâche avec les professeurs de manière peut-être plus spontanée qu'actuellement, sans que ce soit bien sûr une obligation ? Au reste, j'ignore de quelle manière il faudrait le formaliser. Cela n'aurait probablement pas à figurer dans la loi.

M. Jean-Pierre Obin. - Je suis d'accord avec vous : cela devrait évidemment être possible, et je pense que ça l'est.

Je ne conçois pas que l'on puisse écarter un élu de la République d'un établissement scolaire sous prétexte qu'il est élu ! Bien évidemment, il faut que la neutralité politique préside à son intervention. Indépendamment de l'engagement partisan, il y a matière à dire aux enfants et aux adolescents quand on est sénateur ou maire.

Mme Catherine Belrhiti. - Merci de votre exposé extrêmement intéressant.

Vous avez parlé des jeunes en quête d'autorité. Aujourd'hui, les enfants sont rois et les parents sont de plus en plus laxistes. Les professeurs ont de moins en moins de pouvoir et d'autorité. Il devient extrêmement difficile de faire appliquer des règles quand on n'a pas d'outils pour répondre aux jeunes qui ne les respectent et ne les acceptent pas.

Ces jeunes se tournent vers des pouvoirs forts et, on le constate encore aujourd'hui, vers des mouvements politiques extrêmes. Pourquoi ? Parce que, quand les pouvoirs ne sont pas assez forts, ils ne répondent pas à leurs attentes, ce qui nourrit la désaffection des jeunes pour certains partis politiques et pour les bureaux de vote.

On met effectivement en place des formations pour les enseignants, mais il faut également renforcer l'évaluation des élèves. Pour l'avoir corrigée, je me souviens de l'épreuve de brevet qu'a mentionnée Laure Darcos tout à l'heure... Elle était d'un ridicule terrible. Les enfants eux-mêmes ont été heurtés par cet examen. Si l'on veut redonner de la valeur à l'EMC, il faudrait l'évaluer plus correctement.

Pour ma part, je propose, depuis un certain nombre d'années, que l'on organise une évaluation qui permette d'obtenir une espèce de petit pass de la citoyenneté, permettant ensuite d'accéder au droit de vote. Est-ce en troisième, en terminale, au moment du baccalauréat qu'il faut le faire ? Je n'ai pas d'avis tranché sur la question, mais je pense qu'il conviendrait de l'envisager.

M. Jean-Pierre Obin. - Il existe d'ores et déjà un parcours citoyen qui délivre l'équivalent du pass que vous évoquez. Ce parcours est suivi par un nombre important d'élèves. Il commence à l'école et se poursuit au collège.

Mme Catherine Belrhiti. - Pour aller encore une fois dans le sens de Laure Darcos, l'engagement des enfants au sein des conseils de jeunes de leur commune ou d'associations mémorielles, qui permet de développer le sens moral et civique, pourrait faire partie de l'évaluation.

M. Jean-Pierre Obin. - Ces engagements ne sont pas forcément pris en compte au niveau du baccalauréat, mais ils le sont ultérieurement.

Ils le sont, me semble-t-il, dans Parcoursup, au travers des lettres de motivation envoyées par les jeunes, qui sont examinées par les universités. Ils le sont, par exemple, dans les concours de l'enseignement, via la première partie de l'épreuve d'entretien : on demande au candidat de faire valoir son parcours, en particulier les engagements qu'il a déjà pris dans un certain nombre de secteurs associatifs ou politiques.

La valorisation de cet engagement, si elle ne s'effectue pas par des épreuves au brevet ou au baccalauréat, peut donc être prise en compte ultérieurement, lors de l'accès à la formation professionnelle, à un métier, à un concours de recrutement et pour l'orientation en université.

Mme Catherine Belrhiti. - Un candidat au baccalauréat qui est athlète de haut niveau bénéficie de points supplémentaires. Ne pourrait-on pas envisager un tel bonus pour les engagements de nature civique ?

M. Jean-Pierre Obin. - Personnellement, je ne vois pas pourquoi l'on donne des points supplémentaires à un athlète de haut niveau... Cela ne me semble pas très conforme au principe d'égalité. Je ne vous suivrai donc pas sur ce point.

M. Hervé Gillé. - Premièrement, il serait intéressant de remettre en perspective l'éducation morale et civique dans le cadre d'un projet d'établissement pour lui donner du sens, puisque c'est là que se met en oeuvre le collectif citoyen. Or les projets d'établissement sont très variables.

La notion de culture morale et citoyenne devrait être une forme de paradigme, que l'on retrouverait dans l'ensemble des projets d'établissement, ce qui lui permettrait de s'ancrer, d'avoir une meilleure visibilité et peut-être même une reconnaissance individuelle et collective.

Deuxièmement, la question de la méthode est un sujet de fond. Nos méthodes ne sont-elles pas aujourd'hui mal pensées ou trop faibles pour permettre d'aborder les sujets sensibles ? Les jeunes doivent être capables d'écouter la parole de l'autre. Il faut construire de la connaissance partagée, savoir créer et gérer le débat dans des conditions satisfaisantes.

Troisièmement, ne sommes-nous pas un peu désarmés, au sein même de l'Éducation nationale, sur la question des réseaux sociaux ? Il est difficile de trouver une formation approfondie sur l'information et la communication, la culture du doute et la recherche de la connaissance. Comment objectiver l'information et la connaissance ? N'est-ce pas une question de fond, qui devrait être inscrite dans les référentiels de formation ?

M. Jean-Pierre Obin. - Sur ces trois points, je ne puis que vous donner raison.

J'ai longtemps été un spécialiste du projet d'établissement au sein de l'Éducation nationale, puisque j'ai passé ma thèse de doctorat sur ce sujet. Je constate aujourd'hui la dérive managériale - c'est une opinion personnelle - dont sont victimes les projets d'établissement, devenus des contrats d'objectifs - je fais d'ailleurs état de cette dérive dans mon rapport sur la formation des chefs d'établissement.

La nécessité de la dimension éducative des projets d'établissement a été perdue de vue. Les projets d'établissement ne visent pas simplement à se donner l'objectif de faire mieux réussir les élèves avec les moyens dont on dispose. Ils devraient aussi viser directement l'éducation des élèves et pourraient notamment comporter une dimension citoyenne.

J'ai connu d'excellents projets d'établissement sur la manière de fabriquer une communauté de citoyens, une « communauté éducative » comme il est écrit dans le code de l'éducation, c'est-à-dire un sentiment d'appartenance des élèves et des parents à un même collectif civique. Je pense qu'il faudrait pouvoir redonner un coup d'accélérateur à cette dimension éducative du projet d'établissement.

Sur les méthodes pédagogiques, je ne peux qu'être d'accord avec vous sur le constat qu'il n'est pas donné à tout le monde de gérer un débat, surtout avec les adolescents d'aujourd'hui. Cela nécessite une véritable formation, mais j'affirme aussi que la pédagogie du débat n'est pas l'alpha et l'oméga de l'enseignement de l'EMC. On ne peut pas résumer cet enseignement à des questions de méthodologie. Il ne faudrait pas se lancer à corps perdu dans la pédagogie du débat parce que l'on ne maîtrise pas les contenus.

La culture du doute et le complotisme, que l'on a vu arriver relativement récemment, prennent aujourd'hui des proportions extrêmement importantes dans la vie sociale et la vie des réseaux sociaux, malgré l'effort que font certains médias pour rétablir la vérité - un certain nombre de spécialistes du fact-checking interviennent désormais régulièrement sur les principales chaînes de radio ou de télévision. Il y a d'ailleurs eu une intervention sur ce sujet dans la formation des personnels à la laïcité et aux valeurs de la République.

Ce problème n'est pas près de s'éteindre, à mon avis, et, face à lui, les enseignants devraient être en première ligne : possédant la connaissance, ils sont en mesure de rétablir la vérité face aux opinions erronées et aux faits falsifiés évoqués par des élèves, de tordre le cou au complotisme et à la diffusion de fausses rumeurs. C'est difficile à notre époque où la vérité prend une tournure un peu caoutchouteuse, un peu élastique. D'ailleurs, un certain nombre d'hommes politiques professent le relativisme de la vérité. On a vu un président américain, par exemple, dire que la vérité était totalement subjective. Nous sommes dans l'ère de la post-vérité.

Je pense que les enseignants devraient être formés à dire aux élèves que la vérité scientifique existe et qu'elle n'est pas relative. Je ne peux donc être que d'accord avec vous, Monsieur le sénateur.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Merci, monsieur, pour votre exposé.

Il est vraiment grave que 68 % des enseignants de moins de trente ans se soient déjà autocensurés. Normalement, c'est dans la jeunesse qu'existe l'esprit de prise de risque, de contradiction. On a l'impression que la jeunesse devient lisse. Bien que les sources d'information soient multiples, la liberté de pensée semble moindre qu'il y a vingt ou trente ans.

Pour les jeunes d'aujourd'hui, les questions comme l'avortement ou la peine de mort sont des problèmes de société qui peuvent leur paraître dépassés, puisqu'il y a des lois sur ces sujets. Les problèmes de société qui préoccupent désormais les collégiens ont largement trait aux questionnements de genre, aux problématiques LGBT. Pour les mener au débat, au civisme, ne faut-il pas passer par les sujets qui les préoccupent ?

Vous savez que, en vertu du droit local, il y a, dans les écoles d'Alsace-Moselle, ce que l'on appelait autrefois les « cours de religion ». Dispensés par des enseignants volontaires ou par des personnes qui ont été formées par les cultes, ces cours ont évolué et ressemblent aujourd'hui à des cours d'éducation civique. Ils sont l'occasion d'aborder des connaissances et des croyances multiples et, très souvent, des questions de citoyenneté. Ils sont marqués par une grande ouverture. C'est d'ailleurs souvent dans le cadre de ces cours que nous, élus, sommes invités à intervenir. Ces cours sont inscrits dans le programme classique : si les parents ne veulent pas que leurs enfants les suivent, ils doivent demander une dispense.

Mme Sabine Drexler. - J'ai été enseignante dans le premier degré et, en vous écoutant, je me demande s'il ne faudrait pas réinstituer de manière systématique, dès le premier degré, de l'instruction civique. Je parle de choses vraiment basiques : expliquer aux enfants quelles sont nos institutions, comment elles fonctionnent...

Je suis effarée du nombre d'adultes que je rencontre qui ne savent pas, par exemple, quelle est la fonction d'un sénateur ou quelles sont les compétences d'une commune ou d'une communauté des communes. Les choses sont devenues encore plus compliquées en 2015, avec la loi NOTRe. Je connais beaucoup de gens qui ont même renoncé à comprendre.

Par ailleurs, je pense qu'il faudrait donner une place systématique au débat, par exemple entraîner les jeunes au débat contradictoire, pour les rendre plus audacieux et pour que les jeunes enseignants s'autorisent de nouveau à évoquer un certain nombre de sujets dans les classes.

Il faut peut-être aussi effectivement passer par un vrai temps d'évaluation pour que nos jeunes accordent davantage d'importance aux sujets abordés et n'écoutent pas simplement d'une oreille.

M. Jean-Pierre Obin. - L'éducation civique existe dans les programmes du premier degré, pour les cycles 1, 2 et 3.

La question que je posais tout à l'heure est celle de l'effectivité de cet enseignement. La question du brevet sur le drapeau français relève du degré zéro du contenu ou presque... L'inquiétude quant au contenu de cet enseignement est donc légitime, mais on ne sait pas bien ce qui se fait dans l'enseignement primaire aujourd'hui.

Quoi qu'il en soit, je sais que la priorité absolue qui a été donnée il y a deux ans aux mathématiques et au français dans la formation des enseignants a asséché les autres dimensions de la formation des professeurs des écoles, même si l'on est en train d'y revenir, à travers la formation à la laïcité et aux valeurs de la République.

Une raison explique le taux extrêmement préoccupant d'autocensure préventive des jeunes enseignants. J'ai vu apparaître ce phénomène quand j'étais encore formateur à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation de Versailles, jusqu'en 2018. Ce sont ceux qui sont les moins sûrs d'eux-mêmes.

En 2004, lorsque j'enquêtais dans les établissements scolaires pour l'inspection générale de l'éducation nationale, la possibilité de contestations de la laïcité et d'atteintes à l'enseignement et à la vie scolaire était niée. Les enseignants, notamment jeunes, qui se retrouvaient dans les zones d'éducation prioritaire, étaient très surpris de ce qu'ils rencontraient. Aujourd'hui, les étudiants sont prévenus qu'ils auront des difficultés à enseigner tel ou tel sujet sensible, d'où cette autocensure préventive que l'on n'observait pas hier. Auparavant, c'est parce qu'ils avaient rencontré des difficultés précédemment qu'ils n'abordaient plus les sujets les années suivantes. Le taux d'autocensure, bien que tout à fait spectaculaire, ne me surprend donc pas totalement.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Que pensez-vous de l'idée d'ouvrir le débat sur des thématiques qui, socialement, concerneraient plus directement la jeunesse ? Ne serait-ce pas un moyen de les sensibiliser aux questions civiques ?

M. Jean-Pierre Obin. - Les enseignants sont en général bien alertés sur le fait qu'il faut commencer par les préoccupations des élèves avant d'aborder un sujet. La pédagogie du débat consiste d'ailleurs à commencer par demander aux élèves quelle représentation ils ont de tel ou tel problème, avant de leur faire entendre des opinions contradictoires, pour ensuite leur apporter des éléments de connaissance supplémentaires, plus objectifs. Mais, quand on se heurte à un noyau militant qui vient imposer une représentation quasi sacrée du problème - je pense à l'avortement, à la peine de mort ou au blasphème -, la pédagogie du débat trouve ses limites.

Cela dit, je reprécise, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, que l'enseignement des trois sujets que j'ai évoqués n'est pas impossible : nombre d'enseignants y parviennent, à travers la pédagogie du débat ou à travers d'autres méthodes.

M. Stéphane Piednoir, président. - Je vous remercie, Monsieur Obin.

Nous avons compris que, au-delà des contenus qui sont au coeur de l'enseignement moral et civique, il convient d'exposer aux jeunes le fonctionnement de nos institutions et le rôle des élus mais que cela doit s'accompagner d'une pédagogie qui passe par le débat au sein des classes.

Cependant, cet outil intéressant doit être manié avec précaution et demande une formation de la part des enseignants. Pour l'avoir expérimenté au lycée pendant les heures de « vie de classe », durant lesquelles on nous demandait d'organiser des débats, je sais qu'un débat n'est pas si facile à maîtriser. Comme un cours, un débat se prépare. À cet égard, vous avez raison de souligner à quel point la formation des enseignants à la pratique du débat doit être consolidée.

La réunion est close à 16 h 55.