Mardi 29 mars 2022

- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -

La réunion est ouverte à 17 h 15.

Examen du rapport

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Mes chers collègues, nous nous réunissons aujourd'hui pour l'examen du projet de rapport présenté par notre collègue Philippe Bonnecarrère. Le rapport provisoire vous a été adressé vendredi dernier afin que vous puissiez en prendre connaissance dans le détail avant notre réunion.

Ce rapport s'appuie sur les vingt-cinq auditions organisées par la mission entre le début du mois de janvier et le début du mois de mars, certaines auditions ayant donné lieu à une réunion plénière, d'autres à une audition du rapporteur ouvertes aux membres de la mission. Une délégation s'est rendue le 3 mars à la Cour de cassation afin d'y rencontrer les chefs de cour, ainsi que plusieurs présidents de chambre et avocats généraux. Nous avons entendu au total une cinquantaine de personnes, magistrats, universitaires, représentants des avocats, des organisations professionnelles, directions des affaires juridiques de plusieurs ministères, etc.

Nous avons ainsi pu procéder à un tour d'horizon très complet de notre sujet, dans ses dimensions nationale et européenne.

Le rapporteur s'est attaché à poser un diagnostic précis sur le phénomène de judiciarisation de la vie publique, en évitant les caricatures et les jugements hâtifs. Il a ensuite envisagé un certain nombre de propositions, qu'il a choisi de présenter en trois catégories : les propositions qui consistent à mieux utiliser les outils existants ; les propositions d'outils nouveaux à mettre en place ; enfin, les « questions ouvertes » que la mission propose de mettre en débat, considérant qu'une concertation plus approfondie est nécessaire avant de trancher certains sujets.

Je vais céder la parole au rapporteur qui va nous présenter ses conclusions. Puis j'ouvrirai la discussion générale, au cours de laquelle vous pourrez proposer, si vous le souhaitez, des modifications du rapport, que nous mettrons en discussion. Enfin, je vous proposerai d'adopter les recommandations et d'autoriser la publication du rapport.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Un grand nombre de nos concitoyens ont le sentiment que leur vote n'a que peu de portée, car le pouvoir politique leur semble devenir impuissant. Les causes en sont multiples : la mondialisation, la complexité des sujets, une forme de fatigue démocratique et l'idée que le monde politique serait dépossédé d'une partie de ses prérogatives par les juges nationaux et européens.

Cette idée, dont nous allons mesurer la pertinence, s'inscrit dans un contexte délicat entre le monde politique et la justice en raison d'une situation de défiance réciproque qui n'est pas saine pour la société. Nous avons longtemps vécu dans un système normatif organisé autour de la loi. Ce n'est plus le cas aujourd'hui avec le contrôle de conventionnalité et de constitutionnalité, ce qui revient à dire que la France n'est plus « légicentrée », pour reprendre une formule de l'ancien vice-président du Conseil d'État, Bruno Lasserre. Si la France n'est plus légicentrée, cela a bien sûr des conséquences sur le rôle du Parlement.

Je vous présenterai un certain nombre de constats, largement documentés dans le projet de rapport : premièrement, il y a un renforcement évident du pouvoir juridictionnel ; deuxièmement, si ce phénomène existe, il ne doit pas non plus être surestimé, nous n'avons pas basculé vers un « gouvernement des juges » ; troisièmement, il exerce des effets ambivalents sur la démocratie.

Le premier constat est celui d'un incontestable renforcement du pouvoir juridictionnel : extension continue du contrôle du juge, renforcement de l'intensité de son contrôle, mise à disposition de nouveaux outils, je pense en particulier aux référés administratifs. Ces derniers ont surtout modifié la temporalité de l'action du juge : historiquement, le juge intervenait plusieurs mois, voire plusieurs années, après que le pouvoir exécutif a pris une décision ; par le biais du référé, il peut désormais intervenir dans les jours qui suivent. Il peut même intervenir en amont de l'action publique, par exemple en anticipant, dans le cadre d'une loi de programmation, sur une inexécution des engagements pris.

Les juges admettent assez généralement qu'ils ne sont plus simplement la « bouche » de la loi. Ils admettent aussi assez généralement qu'ils jouent un rôle dans la création de la norme. On parle de la fonction de « législateur interstitiel » du juge. On relève l'émergence d'un double contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité, dont il résulte que l'énoncé de la loi est devenu précaire et révocable.

Tout cela dans un contexte de montée en puissance du droit international et européen. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est la gardienne des traités. Elle a aussi une mission intégratrice. Quant à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), elle est devenue l'arbitre des questions de société.

À cela, s'ajoute une tendance à la pénalisation de la vie publique assez marquée dans notre pays. J'y vois une conséquence du fait que la mise en cause de la responsabilité politique y est plus difficile qu'ailleurs.

Enfin, deux idées complémentaires dans ce constat sur le renforcement du pouvoir juridictionnel. Premièrement, on ne peut plus parler du juge, mais plutôt d'un système de juges articulé autour des cinq cours suprêmes : les deux cours européennes, nos deux cours nationales et le Conseil constitutionnel, qui est clairement devenu une juridiction. Le tout, avec des renvois de compétences des uns vers les autres, ce qui fait la force de ce système. Deuxièmement, traditionnellement, en cas de désaccord avec le monde politique, il était possible de procéder à un « lit de justice », pour reprendre la formule du doyen Georges Vedel : par le biais soit de la révision de dispositions européennes, soit d'une révision constitutionnelle, le pouvoir politique pouvait imposer son point de vue. Un tel pouvoir est devenu assez largement virtuel, chacun ayant pu apprécier au cours de la période récente les difficultés à mener des révisions constitutionnelles. Quant à la révision des traités, il faut une unanimité européenne, inutile de vous dire combien l'exercice est contraignant...

Cependant, ce phénomène de montée en puissance du pouvoir juridictionnel ne doit pas être surestimé. Par exemple, dans la période de crise sanitaire que nous venons de vivre, le juge, qu'il soit constitutionnel ou administratif, a su tenir compte des circonstances exceptionnelles afin que l'exécutif puisse dérouler son action.

Si la pénalisation de notre vie politique peut parfois être spectaculaire, elle doit également être relativisée. La Cour de justice de la République n'a eu à se réunir qu'à sept reprises depuis 1993. Par ailleurs, le nombre de poursuites et de condamnations contre les élus locaux est plutôt à la baisse. En revanche, l'écho médiatique des poursuites pénales est important. Un certain nombre de perquisitions récentes dans le cadre de la crise sanitaire ont interpellé le monde politique.

Je terminerai mon constat avec l'idée que cette montée en puissance du pouvoir juridictionnel a des effets ambivalents sur notre démocratie.

Premier point à observer, c'est le législateur ou le pouvoir constituant qui ont voulu cette montée en puissance du pouvoir juridictionnel, qu'il s'agisse de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) pour le Conseil constitutionnel ou du référé liberté pour le juge administratif. Idem pour la place des traités et accords internationaux dans la hiérarchie des normes, prévue à l'article 55 de la Constitution.

Deuxième élément qui me conduit à ne pas surestimer le phénomène et à considérer qu'il correspond à une volonté du citoyen et non à une volonté du juge lui-même : ce ne sont pas les juges qui se saisissent, ce sont les citoyens qui saisissent le juge. Cette tendance s'inscrit dans un phénomène plus général de judiciarisation de la société. Elle est sans doute liée à des mutations sociologiques, mais elle est aussi un reflet de la crise démocratique qui conduit à une défiance du citoyen vis-à-vis du monde politique. Le juge vient combler cette forme de vide.

Il y aura certainement des excès à corriger. Nous vous ferons quelques propositions. Je vous proposerai, par exemple, dans le cadre des lois de programmation de nous montrer plus précis. Le législateur devra à chaque fois se poser la question de ce qui est normatif et de ce qui ne l'est pas, afin d'éviter les mauvaises surprises ultérieures.

Il faut admettre que ce mouvement de judiciarisation amorcé par nos concitoyens est un mouvement européen. Dans le domaine de l'environnement, le jugement obtenu par l'Affaire du siècle ou l'arrêt Grande-Synthe font écho à l'affaire Urgenda aux Pays-Bas ou aux décisions prises par la Cour de Karlsruhe en Allemagne.

Après ces différents constats, j'en viens à nos propositions. Les unes sont des propositions générales et les autres des propositions thématiques.

Les propositions générales tournent autour de l'idée qu'il convient de répondre à cet affaiblissement du Parlement que nous déplorons tous. Moins le Parlement est présent et plus le juge l'est. L'exemple le plus caricatural est celui de l'état d'urgence : plus notre pays vit en situation d'état d'urgence, moins le Parlement est présent et plus le juge a d'autorité pour réguler, qu'il s'agisse du juge constitutionnel ou du juge administratif.

Il en va de même en matière de responsabilité politique : moins il y a de responsabilité politique, plus il y a de responsabilité au sens pénal du terme. En Allemagne, où la responsabilité politique est plus marquée, la responsabilité pénale dans le monde politique est un sujet inexistant alors qu'il est très présent en France.

Autre élément important au titre des propositions générales : la place du Parlement dans la fabrication de la norme européenne.

Les propositions thématiques, quant à elles, s'articuleront autour de deux sujets : la volonté de dialogue et le souhait que les juridictions exercent leur pouvoir avec retenue, qu'il s'agisse des cours européennes, de nos cours suprêmes nationales ou du Conseil constitutionnel.

Comme Cécile Cukierman l'a indiqué, je crois qu'il existe de nombreux outils que nous pourrions mieux utiliser même s'il en reste d'autres à créer. Par ailleurs, nous n'avons pas tranché un certain nombre de points, qui vous seront présentés comme des questions ouvertes.

Nos propositions générales ne vous surprendront pas. Elles tendent d'abord à l'amélioration de la qualité et de l'effectivité des textes. Le président de la commission des lois, François-Noël Buffet, s'est récemment exprimé dans Le Monde sur les moyens de réguler l'hyper inflation législative. L'un de ces moyens est de réaliser des études d'impact de meilleure qualité, c'est-à-dire des études plus approfondies, pour éviter de légiférer sous le coup de l'émotion. Nous proposons donc que le Conseil constitutionnel contrôle les études d'impact, cet objectif pouvant être atteint soit par une modification de sa jurisprudence, soit par la voie d'une révision constitutionnelle.

J'ai évoqué le fait pour le législateur de veiller à préciser dans les lois de programmation ce qui est normatif ou pas. Je défends également un meilleur encadrement du recours aux ordonnances. Outre les mesures déjà défendues à ce sujet par nos collègues Philippe Bas et Jean-Pierre Sueur, je vous soumets une autre proposition : politiquement, elle a peu de chance d'aboutir, mais c'est une manière de prendre date en vue de futurs débats institutionnels. Comme il existe aujourd'hui un besoin de rééquilibrage entre l'exécutif et le législatif, je vous propose d'envisager une habilitation conjointe, ce qui signifie que l'habilitation à légiférer par ordonnance devrait être approuvée par l'Assemblée nationale et par le Sénat.

Il convient également que le législateur s'autorégule. À titre d'exemple, le Sénat a su s'autoréguler sur la question des demandes de rapport. Il importe d'élargir cette démarche à la créativité en matière d'infractions pénales. Notre pays compte actuellement un peu plus de 14 000 infractions dans son droit pénal.

M. Alain Richard. - Nous continuons à en produire.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Tout à fait ! Or un peu plus de 3 000 sont effectivement mises en oeuvre. Il existe donc un besoin d'autorégulation.

Le groupe RDSE sera sensible à la proposition de permettre à des parlementaires d'agir en justice pour contester une disposition réglementaire. Les parlementaires ne peuvent, en tant que tels, agir par la voie d'un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif.

Sur la fabrication de la norme européenne, l'idée est de travailler le plus en amont possible. Prenons l'exemple de deux décisions récentes de la Cour de justice de l'Union européenne, sur le temps de travail des militaires et sur la conservation des données de connexion : on voit bien que le problème est avant tout franco-français. Il importe que nous soyons plus attentifs à ce que nos préoccupations soient prises en compte par le législateur européen.

Nous proposons également de valoriser la notion de « carton vert » : au lieu d'être en mode défensif, le Parlement doit se montrer proactif. Le Parlement doit pouvoir indiquer au législateur européen sur quel sujet travailler. Dans la mesure où cette proposition suppose une modification des traités, elle a peu de chance d'aboutir. Mais, et c'est ce qui explique que nous l'avancions tout de même, le Parlement européen fait pression pour obtenir un pouvoir d'initiative. Si l'on révise un jour le Traité sur l'Union européenne en ce sens, il serait assez logique, en miroir, de donner aux parlements nationaux la possibilité de présenter leurs propres priorités.

Autre proposition, qui concerne directement le Parlement, c'est l'idée de recommandations annuelles ou d'un débat d'orientation. Cela se pratique dans les pays scandinaves et en Allemagne. Lorsque le Gouvernement danois va négocier à Bruxelles, il le fait sur la base d'un mandat qui lui a été donné par son Parlement. L'idée d'un mandat impératif n'est pas dans la culture française, qui est marquée par une déférence vis-à-vis de l'exécutif, mais on pourrait imaginer un « mandat d'orientation ». Nous ne disposons pas aujourd'hui de ce type de mandat, même si la commission des affaires européennes adopte des résolutions.

Toujours dans l'idée que le contrôle du Parlement national se fasse le plus en amont possible, il importe de donner vie à l'article 12 du traité sur l'Union européenne, qui indique que les parlements nationaux contribuent au bon fonctionnement de l'Union européenne. En réalité, les parlements nationaux ne sont pas du tout associés à ce travail. Nous disposons pourtant de prérogatives en ce sens, mais nous ne les utilisons pas réellement. Notre commission des affaires européennes reçoit régulièrement des fiches de liaison pour présenter les textes qui seront examinés au niveau européen, mais elles ne sont pas communiquées aux autres commissions. Ces dernières disposent pourtant d'une expertise. Il serait bon, à mon sens, de faire évoluer les choses.

Le dernier élément que je vous proposerai pour renforcer le rôle du Parlement dans la fabrication de la norme européenne, au titre du contrôle de subsidiarité, est d'utiliser les pouvoirs tirés du traité et codifiés à l'article 88-6 de la Constitution, à savoir la possibilité d'agir en annulation devant la Cour de justice. Nous ne l'avons jamais fait. Or rien ne nous interdit de saisir directement la Cour de justice de l'Union européenne si nous estimons qu'une disposition européenne viole le principe de subsidiarité ou la répartition des compétences entre le niveau national et le niveau européen. Ce serait une action symbolique, mais qui marquerait le retour à une implication plus forte du parlement national dans la fabrication de la règle européenne.

Les propositions thématiques, quant à elles, visent à créer de nouveaux espaces de dialogue entre les juges et le monde politique et la société civile, avec l'idée que l'indépendance n'interdit pas le dialogue. Nous ne sommes plus dans le système conçu par Montesquieu de séparation des pouvoirs, nous sommes dans un système beaucoup plus hybride d'interaction entre les institutions. Il existe une forme de confusion entre l'exécutif et une partie du législatif. De surcroît, le pouvoir juridictionnel est aussi très présent. Je ne crois pas qu'il y aura de retour en arrière ni qu'il faille en suggérer un. Ne remettons pas en cause l'État de droit, qui est un élément important de notre démocratie. Ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine nous montre que ce bien est suffisamment précieux pour vouloir le préserver absolument. Nous sommes donc plutôt dans le registre du dialogue.

Le Conseil constitutionnel vient d'adopter un règlement intérieur pour les saisines a priori, qui prévoit la possibilité, lorsque soixante députés ou soixante sénateurs saisissent le Conseil constitutionnel, de désigner l'un des requérants pour venir expliquer à l'audience les éléments essentiels de cette saisine. Par ailleurs, les parlementaires qui ne sont pas à l'origine de la saisine peuvent adresser des contributions au Conseil constitutionnel. Même idée pour la CEDH et la Cour de justice : il s'agit de pouvoir leur adresser des tierces interventions ou de participer à l'élaboration de la position défendue par la France.

Nous suggérons également que, de temps en temps, le Conseil d'État ou la Cour de cassation, voire les cours européennes, puissent considérer que les parlementaires ont un peu d'expertise. Les juristes appellent cela les amicus curiae. La Cour de cassation propose des procédures interactives ouvertes pour traiter les affaires les plus emblématiques, ce qui nous semble une excellente initiative. Les conseils de juridiction doivent être ouverts aux parlementaires et pourraient être institués au niveau national.

Deux suggestions complémentaires, nous proposons que les plus hauts magistrats présentent devant le Parlement leur rapport annuel et qu'ils évoquent les sujets qu'ils traiteront l'année suivante. C'est l'idée que le juge rende compte de son action. Cette initiative, respectueuse de son indépendance, est comparable à l'exercice auquel est soumis le président de la Cour des comptes. Il s'agit que nous puissions être informés et d'amorcer une forme de dialogue.

L'autre idée, c'est que nous n'avions peut-être pas mesuré l'importance du choix pour notre pays de son juge à la Cour de justice de l'Union européenne. La France désigne un juge et un avocat général pour neuf ans. Ces magistrats sont désignés par le Gouvernement à travers une procédure assez précise, qui nous convient. Nous ne demandons pas un vote comme pour les désignations au Conseil constitutionnel ou au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), mais nous proposons qu'il puisse y avoir un entretien entre les parlementaires et les trois candidats. Il s'agit, là aussi, d'instaurer un dialogue.

Nous avançons également l'idée que les magistrats s'autorégulent - c'est un sujet sensible - et qu'ils pratiquent une forme de retenue. Nous suggérons que les recommandations faites en septembre dernier au Président de la République par le Conseil supérieur de la magistrature sur la notion de responsabilité des magistrats soient rapidement mises en oeuvre. Ce serait une première étape. Nous demandons également que le tronc commun qui sera proposé demain par l'Institut national du service public (INSP) puisse être ouvert aux magistrats judiciaires. Nous proposons de faire aboutir la révision constitutionnelle sur le statut du parquet en ce qui concerne l'avis conforme du CSM.

En ce qui concerne la pénalisation de la vie politique, nous faisons deux propositions : l'une concerne la réforme de la Cour de justice de la République, l'autre porte sur l'idée d'une responsabilité pénale de l'État. Aujourd'hui la Cour de justice de la République comprend une commission d'instruction, composée de hauts magistrats, et une commission des requêtes, composée de magistrats de la Cour de cassation, du Conseil d'État et de la Cour des comptes. Or, dès qu'une requête passe le cap de cette commission des requêtes, la machine médiatique se met immédiatement en action. Il nous paraît donc important que cette commission intègre pour moitié des parlementaires. En revanche, la présence de parlementaires au niveau de la formation de jugement de la Cour de justice nous semble plus discutable, car elle met en cause l'idée de l'indépendance de cette cour par rapport au monde politique.

Nous déplorons également que les jugements de la Cour de justice de la République ne puissent pas faire l'objet d'un appel et nous regrettons l'actuelle disjonction des procédures, les ministres étant jugés par la Cour tandis que leurs collaborateurs et la haute administration sont jugés par les juridictions de droit commun, dans une temporalité différente. Pour remédier à ces difficultés, nous suggérons de confier ce contentieux au tribunal judiciaire de Paris.

Enfin, nous proposons d'introduire une responsabilité pénale de l'État. Cette idée avait été envisagée voilà une douzaine d'années, mais elle n'avait pas été retenue.

Seules deux solutions peuvent être considérées pour que les ministres puissent travailler sereinement : soit nous réécrivons les dispositions relatives aux infractions non intentionnelles - je pense par exemple à la mise en danger de la vie d'autrui -, au risque que l'opinion publique crie à l'irresponsabilité des élus, soit nous introduisons la responsabilité pénale de la personne morale - ce qui est déjà le cas pour les personnes morales de droit privé, mais aussi pour les collectivités locales, dans certains cas spécifiques. Instaurer une responsabilité pénale de l'État répondrait à la demande de justice qu'expriment nos concitoyens, tout en dépassant la seule mise en cause d'une responsabilité individuelle à l'heure où les politiques publiques sont placées sous le signe du collectif.

En somme, nos propositions visent à préférer le dialogue au duel entre le monde politique et la justice ; cette formule pourrait figurer dans le titre de notre rapport.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie de cette présentation exhaustive. Vos propositions ne manqueront pas de nourrir le débat.

M. Alain Richard. - Je souscris à la plus grande partie du contenu du rapport et je tiens à souligner le caractère exhaustif du travail mené.

Je concentrerai mon propos sur un sujet de fond, largement abordé dans le rapport : la pénétration difficile des préoccupations régaliennes dans la production normative de l'Union européenne (UE).

L'histoire enseigne que l'UE est d'abord une union commerciale et économique. Malgré plusieurs évolutions institutionnelles, la Commission, qui produit l'essentiel de la législation européenne, n'a pas acquis une véritable culture régalienne. Les États n'ont sans doute pas été assez vigilants sur ce point.

À cet égard, deux sujets me préoccupent particulièrement. Premièrement, la législation et la jurisprudence européennes empêchent de mener une politique restrictive de contrôle de l'immigration. Deuxièmement, il est difficile de faire prévaloir des préoccupations impératives de sécurité nationale dans plusieurs champs de la législation.

J'approuve l'idée d'autodiscipline du législateur, en particulier en matière pénale : des dispositions que personne n'utilise sont produites de manière excessive. Le Gouvernement et le Parlement doivent, en outre, être attentifs au contenu des lois de programmation.

À la page 117, je propose que la phrase « les juges semblent souvent s'ignorer, voire se méfier les uns des autres » soit rectifiée, car c'est une formule trop rapide.

Philippe Bonnecarrère a évoqué la pénalisation de la vie politique. Je pense que la mise en cause spectaculaire des décideurs politiques devrait figurer dans le rapport. Or notre droit prévoit des sanctions contre les recours abusifs. Pourtant, celles-ci sont rarissimes. Le rapport annuel des juridictions suprêmes pourrait mentionner leur nombre en comparaison du nombre considérable des requêtes rejetées.

J'exprime un doute sur la proposition relative au jugement des ministres. Je ne suis pas sûr que la suppression de la Cour de justice de la République au profit des juridictions de droit commun, prévue dans la proposition de révision constitutionnelle de 2019, soit une bonne idée. En tout cas, je ne suis pas favorable à ce que cette procédure spéciale comporte un double degré de juridiction : donner la possibilité d'un jugement en première instance, puis en appel et enfin en cassation revient à donner une prime aux perturbateurs.

Je ne souscris pas à la position du rapporteur lorsqu'il estime qu'il n'existe plus de véritable séparation des pouvoirs. Cela me semble constituer une mauvaise interprétation de cette notion. Tous les constitutionnalistes s'accordent à reconnaître que la séparation des pouvoirs peut être radicale ou fondée sur la collaboration. Tous les régimes parlementaires - dont le nôtre - sont fondés sur la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Toutefois, ils doivent collaborer.

Le système majoritaire existe partout - nous venons de le constater chez nos amis allemands lors de la formation de la coalition aujourd'hui au pouvoir. Il règne une collaboration permanente entre la majorité et le Gouvernement, qui n'exclut ni la discussion ni le contrôle. Or vous considérez implicitement que la majorité est toujours docile vis-à-vis du pouvoir exécutif. Cette description ne correspond pas à la réalité. Posez la question à François Hollande : le dialogue est actif entre une majorité et le gouvernement qu'elle soutient !

M. Jean-Yves Leconte. - Je tiens à saluer la manière dont Cécile Cukierman a assuré la présidence ainsi que la grande qualité du travail du rapporteur Philippe Bonnecarrère sur ce sujet important.

Globalement, je souscris à l'esprit et aux orientations du rapport. Toutefois, je serai plus critique sur une architecture qui semble vouloir répondre à la question suivante : vivons-nous sous un gouvernement des juges ? Cette question étant porteuse de deux sous-entendus : d'une part, celui de l'affaiblissement du pouvoir des politiques, des élus, et de la démocratie, et de l'autre que le réel pouvoir serait ailleurs. Or, ce n'est pas l'esprit de ce rapport, qui aborde en réalité deux sujets très différents, traités d'ailleurs séparément par le rapporteur - dans le corps du texte du rapport - et évoqués également par Alain Richard : d'une part, la judiciarisation des décisions politiques et la responsabilité pénale des élus, et, d'autre part, les contraintes induites dans la production de la loi par le contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité, que certains semblent découvrir. Or nous nous sommes imposés ces contraintes de manière souveraine. Ces deux sujets mériteraient d'être abordés différemment, car les traiter ensemble revient à donner du crédit à la théorie du « gouvernement des juges ».

De même, certains passages sont étonnants. Le rapport souligne la nécessité « d'exercer le pouvoir juridictionnel avec retenue » : cela revient donc à supposer que ce ne serait pas le cas, ce qui est particulièrement contestable. Ainsi, j'ai été choqué par les déclarations du candidat proposé par le président Larcher au Conseil constitutionnel, lequel affirmait que la valeur constitutionnelle du principe de fraternité aurait dû être renvoyée devant le constituant, citation d'ailleurs reprise dans le rapport. Or, le Conseil et ses membres doivent accomplir leur contrôle en se fondant sur la Constitution ; ils ne peuvent se dérober en sous-entendant que le constituant n'aurait pas été assez clair.

À la page 19 du rapport, il est indiqué que « la mission est arrivée à la conclusion que les juridictions exercent bien un pouvoir et qu'elles tranchent des questions de nature politique ». Cette formulation est à mon avis un peu rapide.

J'en viens aux contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. Le rapport fait référence aux analyses de Jean-Éric Schoettl, qui estime que « l'équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est en passe d'être rompu au bénéfice du pouvoir du juge qui s'étendrait au point d'empiéter sur le pouvoir du politique ». Monsieur le rapporteur, vous modérez heureusement cette affirmation, en reprenant la réflexion de Bertrand Matthieu: « cette évolution peut entraîner un affaiblissement du pouvoir législatif, mais elle traduit aussi un approfondissement de l'État de droit ». Il est essentiel de le rappeler.

Tant la Constitution que les conventions internationales ont été souverainement approuvées par le constituant ou par le législateur. En affirmant que des contraintes extérieures entraveraient le pouvoir du législateur, on oublie ces éléments essentiels et cela nourrit le populisme ; les citoyens doutent alors de la capacité des élections à pouvoir changer les choses sur le long terme.

Bien sûr, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif devraient travailler harmonieusement. Toutefois, je souscris pleinement à l'analyse du rapporteur : la corrélation, tant sur le plan électoral que dans leur mode d'action, entre le Gouvernement et l'Assemblée nationale ouvre une brèche dans la séparation des pouvoirs - au moins depuis 2002. Des évolutions institutionnelles pourraient être utiles. Ainsi, la proposition formulée par le rapporteur de prévoir un vote conforme des deux assemblées pour les habilitations à légiférer par ordonnance est une très bonne idée.

Je salue également l'idée d'un espace de dialogue entre le Parlement et le Conseil constitutionnel. Je me réjouis, par ailleurs, de la récente adoption d'un règlement au sein du Conseil pour les saisines a priori.

Alain Richard rappelle que la compétence initiale de l'Union européenne ne la conduisait pas à traiter des sujets régaliens. Or nous aboutissons aujourd'hui à un paradoxe : en refusant de les inscrire dans les compétences de l'UE, on affaiblit la place des questions régaliennes puisque la CJUE statue exclusivement sur la base des compétences et principes de l'Union. Ainsi, que ce soit sur le temps de travail des militaires, ou sur la conservation des données de connexion, il est reproché à la CJUE de ne pas tenir compte de contraintes qui ne sont pourtant pas de son ressort. Dans un autre domaine, concernant une décision de la Commission, ont été formulées des critiques de même nature et ce à l'occasion du projet de fusion d'Alstom et Siemens. En effet, nombreux sont celles et ceux qui ont regretté cette décision de la Commission, alors qu'il ne s'agissait pourtant pas d'une décision politique, mais bien d'une application du droit de l'Union, et donc d'une décision juridique, - celle-ci s'étant fondée sur les traités -. Si l'on souhaite que la Commission prenne des décisions politiques, nous devrions donc faire évoluer les traités. C'est parce que l'Union évolue, et qu'elle est selon les traités « une Union sans cesse plus étroite », que ces questions deviennent de plus en plus sensibles. Lors de nos travaux portant sur l'État de droit, nous avons constaté que des frictions sont susceptibles d'apparaître entre l'identité constitutionnelle de chaque État membre et le droit de l'Union européenne. Celles-ci doivent être gérées de manière pragmatique.

Par ailleurs, le rapport indique que la Cour européenne des droits de l'Homme arbitre des questions de société. Pour ma part, je considère plutôt que celle-ci tranche des questions juridiques et des sujets de protection des droits fondamentaux, pour lesquels les politiques et les évolutions législatives n'ont pas suivi les évolutions de la société, en matière de bioéthique notamment. Comme les parlements sont plutôt réactionnaires sur les questions de société, les citoyens saisissent la justice pour faire reconnaitre et défendre leurs droits. C'est bien l'attitude des parlements, en retrait par rapport aux évolutions de la société, qui conduit à cette situation. Il en va de même pour les choix du législateur en matière migratoire - vous estimez ceux-ci contraints. Mais on peut aussi considérer que le problème vient plutôt du fait que le législateur y fait preuve d'audace en matière de non-respect du droit des personnes !

Enfin, je souscris à vos remarques sur le « carton vert », qui donnerait plus d'influence aux commissions des affaires européennes des parlements nationaux. Des moyens plus importants devraient leur être accordés pour qu'elles puissent traiter l'ensemble des questions relatives à la subsidiarité et au suivi de la construction du droit dérivé. Trop souvent, elles n'exercent cette mission que de manière très partielle, faute de disposer des moyens nécessaires.

De manière générale, je souscris donc à l'esprit de ce rapport. Toutefois, je souhaiterais que la proposition n° 12, actuellement ainsi rédigée : « Avoir toujours en tête, sans avoir à le dire, que l'identité constitutionnelle de la France définie par le Conseil constitutionnel est « l'arme de dissuasion » dans le dialogue mené avec l'Union européenne sur le « qui a le dernier mot ? », soit supprimée. Puisque cela va sans le dire, alors ne le disons pas !

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Monsieur Richard, nous allons rédiger la phrase figurant à la page 117 dans l'esprit que vous avez évoqué, à savoir une absence de méfiance envers les juges. Je suis également d'accord pour mesurer avec nos juridictions la part des recours abusifs qui donnent lieu à des sanctions.

Nous avons fait preuve de prudence au sujet de la responsabilité des ministres et avons formulé non pas une proposition, mais une suggestion sous forme de question ouverte.

Nous ne souhaitons pas la disparition de la séparation des pouvoirs. Nous plaidons en faveur de leur interconnexion - j'ai parlé de « pouvoirs hybrides ».

Je reconnais que les préoccupations régaliennes pénètrent difficilement dans la norme européenne. Certes, ce problème existe au niveau de la Commission, mais aussi au sein de la Cour de justice de l'Union européenne, qui, dans les années soixante, a accompli un effort immense en faveur de la construction du marché unique. Son travail est marqué par le respect du droit des consommateurs. Cette difficulté est réapparue lors de l'examen de la directive relative au temps de travail, alors que notre préoccupation est différente. Son appréciation est peut-être trop technique.

La décision du Conseil constitutionnel relative au principe de fraternité aurait mérité une explication devant le Parlement. Lors de sa présentation devant la commission des lois, François Séners a évoqué cette question en soulignant qu'un mot d'une devise ne constituait pas un principe juridique. Les décisions du Conseil sont souvent lues partiellement : certes, le principe de fraternité a fait obstacle au maintien de l'incrimination relative à l'aide à la circulation des étrangers sans titre, mais le Conseil constitutionnel a maintenu l'infraction tendant à favoriser l'entrée illégale sur le territoire. Le dialogue entre le Conseil et le Parlement est nécessaire.

L'identité constitutionnelle de la France représente un sujet considérable. Monsieur Leconte, je suppose que vous êtes favorable à une Europe fédérale. Or elle ne l'est pas aujourd'hui : dès lors, le sujet de l'identité constitutionnelle prend tout son sens. Nous devons favoriser le dialogue entre nos plus hautes juridictions et la CJUE. Tel est le sens de notre proposition n° 12 : c'est la seule ligne rouge existant aujourd'hui entre la primauté du droit européen et le respect de la souveraineté nationale. Nous rejoignons la prudence du Conseil constitutionnel, qui n'a pas défini l'identité constitutionnelle de la France. Il se contente d'utiliser cette notion de manière défensive, contrairement à la cour constitutionnelle allemande. Nous n'avons pas eu la prétention de vouloir trancher cette question.

M. Jean-Yves Leconte. - Les tribunaux constitutionnels sont légitimes sur ces sujets. Bien souvent, leur action a été utile à la construction européenne.

En conservant la rédaction actuelle, vous inscririez vos pas dans ceux du ministre polonais de la justice, qui considère que chaque cour constitutionnelle est en droit de faire valoir son point de vue dès que cela lui semble nécessaire. Ce sujet mérite le dialogue. Si vous souhaitez que le rapport soit en accord avec le titre que vous proposez, il convient de retirer la proposition n° 12.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je propose que nous votions sur l'ensemble des propositions.

Je suggère une petite rectification à la proposition n° 14 pour nous mettre en conformité avec la position adoptée par le Sénat : « donner à certains parlementaires un intérêt à agir en excès de pouvoir contre certains actes réglementaires pour renforcer le contrôle par le Parlement de l'application des lois. », et non pas « donner aux parlementaires ».

Monsieur le rapporteur, quel est votre avis au sujet de la proposition n° 12, après les remarques de M. Leconte ?

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Monsieur Leconte, je vous suggère la rédaction suivante pour la proposition n° 12 : « avoir toujours en tête, sans avoir à le dire, que la notion d'identité constitutionnelle de la France est un élément essentiel dans le dialogue mené avec l'Union européenne » afin d'éviter ce que vous redoutez, à savoir la définition de l'identité constitutionnelle de manière chaotique par chaque cour. Nous nous débarrassons ainsi de toute tentation polonaise.

M. Jean-Yves Leconte. - Cela me convient parfaitement.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Compte tenu de ces modifications, y a-t-il d'autres observations ? Je n'en vois pas. Nous allons maintenant procéder à l'adoption du rapport. Avant cela, monsieur le rapporteur, quel titre proposez-vous pour le rapport ?

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je vous propose le titre suivant : « Judiciarisation de la vie publique : le dialogue plutôt que le duel ». Je précise que la paternité de cette formule revient à François Molins.

La liste des recommandations, ainsi modifiée, est adoptée à l'unanimité et la mission d'information autorise la publication du rapport.

La réunion est close à 18 h 30.