« Femmes et pouvoirs » (XIXe - XXe siècle)


EDITH CRESSON

Puisque le sujet est « les femmes au gouvernement », je vais évoquer rapidement les différents postes ministériels que j'ai occupés, puis celui de Premier ministre.

J'ai commencé comme ministre de l'Agriculture. J'avais des compétences en agriculture, limitées, mais tout de même j'en avais un peu puisque j'avais siégé au parti socialiste dans une commission qui s'occupait des problèmes agricoles. Comme cela n'intéressait personne au parti socialiste, j'y suis allée... de même que la circonscription à laquelle on m'a envoyée et qui était imprenable, j'y suis allée... On envoie les femmes dans ces choses-là ! Donc j'ai pris la circonscription et ensuite, quand François Mitterrand a composé le premier gouvernement en 1981, il m'a invitée à venir le voir et m'a dit : « Il y a plusieurs ministères que vous pouvez avoir. Il y a les Affaires sociales, il y a quelque chose avec l'énergie, et puis l'Agriculture ». J'ai tout de suite compris qu'il voulait que je prenne l'Agriculture, parce qu'il m'a dit que c'était une provocation de mettre une femme à l'Agriculture. On ne résiste pas à une provocation ! Il m'a dit que c'était très dur parce qu'il fallait discuter des prix agricoles à Bruxelles toute la nuit.

Mais ce n'était pas du tout cela qui était dur, c'était l'agriculteur français qui était dur... La première fois que je suis arrivée devant les agriculteurs, il y avait une grande banderole où il était écrit : « Edith, on t'espère meilleure au lit qu'au ministère ! » J'ai dit : « Cela tombe bien que je sois à l'Agriculture parce que vous êtes des porcs et je vais pouvoir m'occuper de vous ». Incroyable ! Cela a été assez chaotique, ils ont voulu me jeter dans des fosses à purin, etc., et puis finalement je leur ai obtenu à Bruxelles les meilleurs prix de leur histoire (jamais merci, ni rien), et quand je suis partie ils ont dit qu'ils regrettaient, sauf le président de la FNSEA dont je ne citerai pas le nom par charité, qui a dit : « ah, enfin, je vais pouvoir discuter les yeux dans les yeux avec un homme ».

Ensuite, je me suis occupée du Commerce extérieur. Là, c'est tout à fait différent, ce sont les patrons de PME (les grosses sociétés aussi, mais eux n'ont pas trop besoin du ministre). J'ai emmené les PME à l'étranger, et là j'ai eu des gens tout à fait courtois et plutôt reconnaissants de ce qu'on faisait pour eux, parce qu'en plus on a fait des choses qu'ils n'avaient jamais vues. Dans l'industrie, on a eu à gérer principalement le déclin de la sidérurgie française, qui était quelque chose de terrible. En gros, avec les syndicats, cela s'est plutôt bien passé. Il y a eu beaucoup d'autres épisodes, mais je passe.

J'ai été ensuite aux Affaires européennes, où c'est très difficile parce qu'on est coincé entre l'Élysée et le Quai d'Orsay et on ne peut pas faire grand-chose. Et je suis partie dans le privé. Lorsque j'ai été rappelée par le président de la République un jour, et qu'il m'a dit qu'il souhaitait que je sois Premier ministre, j'ai commencé par refuser deux fois, parce qu'en plus, dans la deuxième partie du deuxième mandat, vous imaginez comment cela se passe ! Les gens sont de plus en plus exaspérés que ce soit toujours le même à la même place. J'ai donc refusé, il a insisté, j'ai fini par accepter, et là un véritable climat d'hystérie s'est développé.

Je pense que la société française est prête à ce qu'il y ait des femmes ministres parce que, comme on dit, « il en faut ». C'est une espèce de fatalité... « Il faut en mettre », alors on les met ! Pas trop, naturellement, mais il en faut... C'est comme dans les municipalités. Dans les municipalités on en met, sauf que dans les municipalités, on a toujours du mal à trouver des femmes parce qu'elles disent : « Demandez plutôt à mon mari, parce que je ne sais pas si je serai à la hauteur ». Je n'ai jamais vu un seul homme, dans toute ma carrière, me dire qu'il redoutait de ne pas être à la hauteur. J'en ai vu refuser des fonctions parce qu'ils envisageaient autre chose de mieux pour eux, mais jamais aucun n'a dit : « Je ne sais pas si je serai à la hauteur ».

Donc, Premier ministre était quelque chose qui était pour eux impensable, et ils ne l'avaient pas du tout prévu. Je dois dire que moi non plus ! Donc, comme beaucoup d'entre eux veulent être Premier ministre, parce que quand même le Premier ministre, primus inter pares , est mieux que les autres, dans leur esprit c'est comme cela, vous êtes Premier ministre parce que vous êtes mieux que les autres pour cette fonction-là à ce moment-là. Et cela les rend fous ! À gauche comme à droite, ils sont nombreux à vouloir ce poste et ils s'y préparent longtemps à l'avance. Généralement, quand ils s'y préparent longtemps à l'avance, c'est un échec. Mais ils s'y préparent avec une fougue incroyable, et pendant ce temps on ne peut pas travailler. Tous les Premiers ministres qui sont interviewés le disent : c'est un enfer. Non pas parce qu'il y a une surcharge de travail (elle existe, bien sûr), mais parce qu'on est attaqué sans arrêt, et généralement de la part de ceux dont on ne s'y attend pas, et sur des sujets grotesques. Et lorsque vous êtes une femme c'est pire, parce qu'on ne vous attaque pas sur votre politique, mais on dit : « Pourquoi elle est coiffée comme ça, pourquoi elle est habillée comme ça, pourquoi elle a dit ça, pourquoi elle a fait ça ? » Et, pendant qu'on réfléchit à la façon dont on va répondre et parer les coups, on ne travaille pas, ce qui est contraire à l'intérêt du pays. Cela favorise la montée des extrêmes, et c'est très préjudiciable aux femmes en général. Donc j'ai dit à toutes les personnes qui m'interrogeaient que si c'était à refaire je ne le referais pas. En plus, pour ma famille cela a été extrêmement pénible.

Voilà ce que je peux vous dire de mon parcours au gouvernement...

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