Sénats d'Europe - Les Sénats et la représentation des collectivités locales



Palais du Luxembourg, 6 juin 2001

I. COMPTE RENDU DES DÉBATS SUR « LES SÉNATS ET LA REPRÉSENTATION DES COLLECTIVITÉS LOCALES »

M. Christian Poncelet, Président du Sénat de la République française :

Comme vous le savez, nous avons choisi de consacrer nos travaux au thème de la représentation des collectivités locales par nos Assemblées.

Ce thème est, en effet, au coeur de la légitimité institutionnelle et politique de nos assemblées et se trouve, au-delà de la diversité des deuxièmes chambres, au centre des fonctions que remplissent, ensemble, les Sénats.

Loin de s'apparenter à une « anomalie » , le Sénat français présente la particularité féconde d'être une assemblée parlementaire à part entière qui exerce, en outre, « c'est un enrichissement, un bonus constitutionnel », une fonction de représentation des collectivités territoriales.

Assemblée parlementaire à part entière, le Sénat assume, à égalité avec l'Assemblée nationale, son métier de législateur et sa fonction de contrôleur dans le cadre d'un bicamérisme qui est égalitaire tant que le Gouvernement n'en décide pas autrement.

Au-delà de ce rôle d'assemblée parlementaire à part entière, le Sénat a été investi par l'article 24 de la Constitution d'un rôle de représentant des collectivités territoriales. Émanation des collectivités territoriales, le Sénat est donc très logiquement devenu le défenseur, naturel et privilégié, des pouvoirs locaux.

Dans un premier temps, je serai donc conduit à vous démontrer que le mode d'élection des sénateurs, qui comporte une triple originalité, fait de notre assemblée l'émanation des collectivités territoriales.

Première originalité : l'immense majorité des sénateurs est élue dans le cadre du département, ce «fils spirituel » de la Révolution française, qui participe de « l'exception française » puisqu'il institue un échelon intermédiaire entre le traditionnel niveau communal et le niveau régional en devenir.

C'est ainsi que sur les 321 membres du Sénat. 304 sont élus dans le cadre des départements métropolitains et d'outre-mer. 3 dans les territoires d'outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française. Wallis et Futuna), et 2 dans les collectivités territoriales à statut particulier (Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon). En outre, les Français établis hors de France, qui sont 2 millions, désignent, par le truchement de leurs délégués, 12 sénateurs.

Deuxième originalité, les sénateurs sont élus par des élus.

En effet, les sénateurs sont élus, dans chaque département, par un collège électoral issu du suffrage universel direct, et composé des députés du département, des conseillers régionaux élus dans le département, des conseillers généraux du département et, surtout, des représentants des conseils municipaux, dont le nombre varie en fonction de l'importance de la population des communes concernées.

En définitive, le collège électoral des sénateurs, dont l'effectif total s'élève à environ 145 000 grands électeurs, est composé pour près de 96 % par des délégués des communes, ces « cellules de base de la démocratie ».

A l'évidence, par son mode d'élection, le Sénat « baigne » dans les collectivités locales comme un poisson dans l'eau.

Enfin, troisième et dernière originalité du mode d'élection des sénateurs : la dualité du mode de scrutin. Les sénateurs sont, en effet, désignés selon le nombre de sièges de chaque département, au scrutin majoritaire, dans les petits départements qui disposent d'un ou de deux sièges de sénateurs et, au delà, à la représentation proportionnelle.

Il en résulte que 70 % des sénateurs sont élus à la proportionnelle, ce qui avec l'effet combiné de la parité alternée, devrait faire cesser les querelles en représentativité et donc les procès en légitimité parfois instruits, ça et là, à l'encontre du Sénat.

Toutefois, force est néanmoins de reconnaître que le mode d'élection des sénateurs se traduit par une sur-représentation de la France rurale au détriment de la France des villes.

Ce déséquilibre se manifeste : d'une part, par une sur-représentation des petites communes rurales au sein du collège électoral des sénateurs et, d'autre part, par une répartition des sièges de sénateurs entre les départements qui, en raison de l'absence de « révision démographique » depuis 1976, désavantage les « départements urbains » dont la population a augmenté.

S'agissant tout d'abord de la représentation des communes au sein du collège électoral des sénateurs, force est de constater que dans une commune de 1 000 habitants, un électeur Sénatorial représente 333 habitants alors qu'il représente 950 habitants à Paris.

Autre illustration de cette sur-représentation rurale : les 33 000 communes de moins de 2 500 habitants sont représentées par 45 % des délégués communaux au sein du collège électoral des sénateurs alors qu'elles n'abritent que 30 % de la population.

Il faut à l'évidence corriger cette situation et renforcer le poids du milieu urbain, mais sans brader la représentation des petites et moyennes villes qui assurent un maillage économique, social et humain de notre territoire.

Toutefois, la voie qui s'ouvre à cette indispensable réforme est étroite depuis la décision du Conseil Constitutionnel du 6 juillet 2 000 qui a censuré la loi dont l'objet était de supprimer le lien établi entre l'effectif du conseil municipal d'une commune et le nombre de ses délégués Sénatoriaux pour lui substituer une clé démographique unique : un électeur Sénatorial pour 300 habitants.

Dans cette décision, très importante, le Conseil Constitutionnel, après avoir réaffirmé, de manière éclatante, que « le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République », a fait découler de ce principe deux conséquences claires, logiques et incontournables :

- la première est que « toutes les catégories de collectivités territoriales » doivent être représentées dans le corps électoral du Sénat qui doit « refléter leur diversité » ;

- la seconde est que les membres du corps électoral des sénateurs « doivent émaner » des collectivités locales et que « par suite, ce corps électoral doit être essentiellement composé de membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales » et non de délégués supplémentaires choisis en dehors du conseil municipal.

La participation de ces derniers au collège électoral doit conserver un caractère de simple correctif démographique.

Dans ces conditions, la seule réforme possible pour renforcer le poids des villes dans le collège électoral des sénateurs, « sans déshabiller Pierre pour habiller Paul » , c'est-à-dire sans diminuer la représentation des petites et moyennes communes, semble résider dans la proposition que le Sénat avait faite en 1999 comme contre-projet au texte du Gouvernement.

Il s'agissait de figer la situation actuelle pour les communes de moins de 9 000 habitants et, au-delà de ce seuil démographique, de prévoir qu'en plus des conseillers municipaux, électeurs Sénatoriaux de droit, seraient désignés des délégués supplémentaires à raison de 1 pour 700 habitants.

Sans doute faudrait-il porter cette tranche démographique de 700 à 1 000 habitants pour ne pas encourir les foudres du Conseil Constitutionnel que ne manquerait pas de provoquer une proportion trop importante de délégués Sénatoriaux non élus locaux.

Quant à la répartition des sièges de sénateurs entre les départements, elle ne reflète qu'imparfaitement l'évolution démographique de la France et accorde, de ce fait, une certaine prime aux départements les moins peuplés, c'est-à-dire aux départements ruraux.

Cette situation résulte de la non application depuis 1976, de la clé de répartition, consacrée en 1948 qui prévoit que chaque département dispose d'un siège de sénateur pour 150 000 habitants et au-delà de ce seuil, d'un siège supplémentaire part tranche de 250 000 habitants ou fraction de ce nombre.

A cet égard, force est de constater que le département de la Creuse dispose de deux sièges de sénateurs pour 124 500 habitants, soit un siège pour 62 250 habitants, tandis que le Var n'en possède que trois pour près de 900 000 habitants, soit un siège pour 300 000 habitants.

Pour remédier à ce déséquilibre qui avantage les départements les moins peuplés, c'est à dire les « départements ruraux », deux solutions sont envisageables :

- a première solution, qui relèverait d'une loi organique, consiste à augmenter le nombre de sièges pour limiter l'impact de cette nouvelle répartition en termes de perte de sièges, dans les départements dont la population a relativement, ou dans l'absolu, diminué. Le Sénat a préféré écarter cette solution considérant que l'opinion publique n'était pas encline à accepter une augmentation du nombre de parlementaires.

- la seconde solution, qui relève d'une simple loi ordinaire, implique, quant à elle, une nouvelle répartition des sièges entre les départements à effectif constant laissant ainsi jouer sans aucun « amortisseur » la redistribution des sièges entre les départements.

Sur l'ensemble de ces sujets, il appartiendra au Sénat de se déterminer et d'engager, lui même, des évolutions permettant de répondre à ces déséquilibres.

Expression des territoires, émanation des collectivités locales, c'est donc presque tout naturellement que le Sénat français est devenu - et c'est le second et dernier temps de mon propos - le défenseur des collectivités locales.

« Grand Conseil des communes de France », pour reprendre l'expression utilisée par Gambetta dans son discours de Belleville. en 1875, le Sénat a en effet été renforcé par la décentralisation dans son rôle de défenseur des collectivités territoriales dont il s'acquitte de deux manières.

En premier lieu, le Sénat s'est érigé en protecteur de l'autonomie locale, tant dans ses activités de législateur que dans sa mission de contrôleur.

C'est ainsi que le Sénat s'est progressivement doté pour l'examen des textes relatifs aux collectivités locales, d'un corps de doctrine qui transcende largement les clivages politiques.

Fondamentalement celui-ci consiste en une promotion et une défense de l'autonomie locale, qui doit reposer sur des élus disposant d'un véritable statut et des collectivités locales possédant les moyens de mettre en oeuvre les politiques décidées par leurs assemblées délibérantes.

Par ailleurs, dans sa mission de contrôleur, le Sénat tend à devenir le veilleur et le gardien vigilant de la décentralisation qu'il considère comme une réforme bénéfique dans la mesure où elle libère les initiatives et les énergies locales, constitue un facteur d'efficience de l'action publique et contribue à l'essor de la démocratie de proximité.

Bien plus, le Sénat estime que cette réforme est inachevée et une mission Sénatoriale d'information a formulé récemment des propositions précises pour « l'Acte II de la décentralisation ».

Sans doute faudrait-il aller plus loin dans ce rôle d'aiguillon du Gouvernement, en créant, au sein du Sénat, un observatoire permanent de la décentralisation qui pourrait établir, chaque année, un rapport sur l'état de la décentralisation et de l'aménagement du territoire.

En second lieu, le Sénat s'emploie, depuis deux ans et demi, à devenir la Maison des collectivités locales.

Cette quête de la proximité se traduit, tout d'abord, par l'organisation des États généraux des élus locaux que je tiens dans chaque région.

Ces États généraux, dont la prochaine édition aura lieu à Marseille, le 15 juin, portent sur des thèmes précis comme la sécurité juridique, l'intercommunalité, les finances, l'eau... Ils sont préparés par l'envoi préalable d'un questionnaire pour mieux prendre le pouls des élus locaux et la mesure de leurs préoccupations.

Loin d'être des « grands-messes républicaines » sans lendemain, ces États généraux ont vocation à déboucher sur des réponses législatives.

C'est ainsi que les États généraux de Lille, en septembre 1999, sont à l'origine de la loi Fauchon du 10 juillet 2000 sur la responsabilité des décideurs publics et privés en matière de délits non intentionnels.

De même les États généraux ont nourri une proposition de loi adoptée récemment par le Sénat, dont l'objet est de conférer aux élus locaux un statut enfin digne de ce nom.

Troisième illustration de cette démarche, l'adoption par le Sénat de la proposition de loi constitutionnelle, que j'ai cosignée avec les sénateurs présidents des principales associations d'élus locaux et le président du comité des finances locales, relative à la libre administration des collectivités locales et à leur autonomie fiscale et financière.

A cette occasion, nous avons proposé de reconnaître au Sénat des pouvoirs spécifiques vis-à-vis des textes relatifs aux collectivités locales et, plus précisément d'instituer dans ce domaine un bicamérisme égalitaire.

Mais qu'on ne s'y méprenne pas ! Il ne s'agit pas d'amputer le Sénat de sa dimension d'assemblée parlementaire à part entière et de le cantonner dans un rôle de chambre spécialisée dans les affaires locales pour en faire une sorte de « Bundesrat à la française », selon l'expression de Michel Rocard.

Au contraire, il s'agit de préserver ce rôle d'assemblée parlementaire tout en permettant au Sénat de vivre pleinement son bonus constitutionnel de représentant des collectivités territoriales.

Par ailleurs, le Sénat met en oeuvre, depuis 1998, une politique volontariste de services offerts aux collectivités locales avec la création, au sein du Sénat, du service des collectivités territoriales, l'ouverture d'un site Internet dédié aux élus locaux (« Carrefour des collectivités locales ») et, enfin, la mise à la disposition des collectivités locales de l'antenne Sénatoriale de Bruxelles pour les aider à accéder aux fonds structurels européens.

Le symbole éclatant de cette proximité retrouvée avec les élus locaux a été, sans conteste, la Fête de la Fédération, ou plutôt la Fête des Maires, du 14 juillet 2000, qui a réuni autour des sénateurs, sur les Champs Élysées puis dans les jardins du Sénat, 13 000 maires ceints de leur écharpe tricolore.

A l'évidence, nos Sénats qui procèdent pour la plupart, d'une façon ou d'une autre, des collectivités locales, doivent cultiver cette spécificité qui fait leur force. Telle est certainement ma volonté pour le Sénat français.

A cet égard, je profite de notre rencontre pour prendre solennellement l'engagement d'amener la France à ratifier la Charte européenne de l'autonomie locale qui, comme vous le savez, a été signée par 38 des 43 pays membres du Conseil de l'Europe et ratifiée par 34 d'entre eux.

Parmi les quatre pays signataires n'ayant pas encore ratifié cette Charte, figure en effet la France aux côtés de l'Arménie, de la Belgique et de l'Irlande. J'oeuvrerai donc pour que la France la ratifie dans les meilleurs délais.

Assemblée parlementaire à part entière et, de surcroît, Maison des collectivités locales, tels sont les traits caractéristiques de la spécificité du Sénat français qu'il est indispensable de préserver, et même de renforcer, car elle constitue la raison d'être du bicamérisme.

Notre ambition est aussi de faire entendre notre différence, de rendre le Sénat plus « populaire » - au sens noble du terme - et de faire prendre conscience à nos concitoyens que le bicamérisme constitue une chance pour la démocratie.

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