L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

VICTOR HUGO, PAIR DE FRANCE ET SÉNATEUR

M. le président. La parole est à M. Fauchon.

M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, un homme a traversé le siècle des révolutions la tête haute. Il n'en a pas seulement été le plus grand poète, il en a été aussi la conscience politique, conscience hésitante à ses débuts, très vite la plus lucide et la plus courageuse.

Pair de France pour deux ans en 1845, député de 1848 à 1851 et de nouveau quelques mois en 1870, finalement sénateur de 1875 à sa mort, en 1885, Victor Hugo n'a ambitionné que le mandat parlementaire, mais il l'a élevé à son plus haut niveau de dignité.

Rappelons les faits. En 1848, le vicomte Hugo a quarante-six ans. C'est un auteur d'avant-garde très en vogue. Il est monarchiste, chevalier de la Légion d'honneur, académicien, reçu aux Tuileries. Louis-Philippe l'a nommé pair du Royaume en 1845. De ce passage à la Chambre des pairs ne subsistent que quelques discours en faveur de la Pologne, du littoral et de la famille Bonaparte.

Il n'a pas fait de faux pas politique majeur, si ce n'est d'avoir engagé, depuis plus de quinze ans déjà, un combat personnel contre la peine de mort. IL est le chef de file de sa génération. Il en a l'élégance, l'audace et l'impertinence. Une impertinence qui n'épargne d'ailleurs pas le Sénat, le Sénat romain, bien sûr. Évoquant les temps héroïques, il rappelle que celui-ci avait refusé de verser la rançon de certains prisonniers et il ajoute : « Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le Sénat n'avait pas d'argent. » Déjà, le règne des questeurs ! (Rires.)

Le vicomte Hugo est un homme arrivé.

En réalité, il est sur son chemin de Damas que sera pour lui la Révolution de février 1848. Très vite, cet homme « arrivé » va larguer une à une toutes ses amarres et prendre le départ pour la haute mer du siècle et des siècles à venir. Député à la Constituante, il trouve sa voie ou, plutôt, il la construit : étroite et difficile. Défenseur de la République, du suffrage universel, de la liberté de la presse, de l'enseignement populaire laïc, il inscrit encore l'Union de l'Europe et la République universelle à l'horizon de l'histoire. IL se passionne enfin pour la question sociale dont il mesure le caractère crucial en accompagnant Adolphe Blanqui, son ami, dans son « enquête sur les classes ouvrières en 1848 ».

En cette même année cependant où Marx publie le Manifeste du parti communiste, Hugo rejette le matérialisme comme le collectivisme au nom d'un socialisme de compassion et de fraternité. Il dénonce la gabegie des Ateliers nationaux et s'oppose physiquement, au risque de sa vie, aux barricades de la révolte sociale de juin 1848, parce qu'il préfère la République à la révolution perpétuelle.

Dès lors, il ne sera compris ni par les conservateurs qui l'ont élu et avec qui, cependant, il tombera dans l'illusion de faire confiance au prince Napoléon, ni par les républicains de gauche qui ne l'applaudissent que pour le compromettre.

Le coup d'État de 1851 le libère définitivement. Après avoir tenté, à grand risque, une résistance physique, il échappe à la police et choisit, avec l'exil, la seule démarche parfaitement claire : un exil qu'il prolongera volontairement jusqu'en 1870. Vingt ans !

Son retour est un triomphe populaire, mais il se prête moins que jamais au politiquement correct. Élu à l'Assemblée nationale, il rejette l'armistice, vécu comme un affront aux combattants du siège de Paris et surtout pressenti comme la consécration d'une lutte inexpiable entre la France et l'Allemagne. « C'en est fait, écrit-il, du repos de l'Europe. L'immense insomnie du monde va commencer. » C'était en 1870 !

Cet extraordinaire pressentiment de la cascade des guerres mondiales le conduit à démissionner immédiatement, avec le regret de renoncer à un programme qui comprenait, outre l'abolition de la peine de mort - bien sûr - celle des peines afflictives et infamantes, la réforme de la magistrature - éternel sujet - la préparation des États-Unis d'Europe, l'instruction gratuite et obligatoire et les droits de la femme : un programme pour un siècle, et davantage !

Les portes du Sénat s'ouvrent enfin pour lui en 1876. Au côté de Gambetta, il prend immédiatement la tête du combat pour l'établissement de la République. Il poursuit sans relâche la lutte pour l'amnistie des Communards.

En dépit d'une congestion cérébrale en 1878, il poursuivra sa prodigieuse activité. Il reste au Sénat jusqu'en 1885, comme la statue vivante de la liberté, de l'égalité sociale et de la fraternité.

Deux réflexions prolongeront cette trop sommaire chronologie.

La première me conduit à relever que le parcours politique de Victor Hugo, à la différence de beaucoup d'autres, ne va pas de l'idéalisme au réalisme. S'il commence par les chemins battus du « politiquement correct », il se poursuit par des actions de franc-tireur et de partisan par lesquelles il s'émancipe de toute voie tracée et balisée. Ses balises à lui sont la liberté, la démocratie, la compassion pour toutes les misères et, sur leurs exigences, il ne transigera jamais. Sa vie publique ne va pas, selon la formule de Charles Péguy, de la mystique à la politique, mais l'inverse : elle n'est pas une carrière, elle est une ascension.

Ma seconde réflexion est une invitation, l'invitation faite à chacune des familles qui composent notre assemblée à se retrouver en Victor Hugo. À la veille de l'élection présidentielle, il est même permis d'imaginer chacun des candidats enrôlant sous sa bannière un message de notre héros.

Du côté de l'Assemblée où l'on s'honore d'occuper le lieu même où le sénateur Hugo a choisi de siéger, on ne manque certainement pas de légitimité à invoquer l'homme qui a écrit : « À côté de la liberté, qui implique la propriété, il y a l'égalité, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848 ! Et il y a la fraternité, qui implique la solidarité. Donc, République et socialisme, c'est un. Moi qui vous parle, citoyens, je suis un socialiste de l'avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J'ai donc le droit d'en parler. »

Mais les libéraux pourront, de leur côté, invoquer Victor Hugo s'opposant à toutes les formes de collectivisme, à commencer par les Ateliers nationaux, s'indignant de « cette aumône qui flétrit le coeur au lieu du travail qui le satisfait », et proclamant son attachement à une République fondée sur « une liberté sans usurpation et sans violences, une égalité qui admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternité, non de moines dans un couvent, mais d'hommes libres », une République qui « partira de ce principe qu'il faut que tout homme commence par le travail et finisse par la propriété et qui respectera l'héritage, qui n'est autre chose que la main du père tendue aux enfants à travers le mur du tombeau ».

Mes amis politiques personnels, de leur côté, auront le bonheur de s'inscrire dans la perspective de l'Union européenne, annoncée dès le 17 juillet 1851 avec la monnaie unique. Ils se retrouveront, avec peut-être un mélange de fierté et de mélancolie, dans le précepte selon lequel il vaut mieux obéir à la conscience qu'à la consigne. (Très bien ! sur les travées socialistes.)

Enfin, je m'adresse à ceux qui ont la fierté de se réclamer du plus grand Français de notre temps, dont l'héritage est si vaste qu'ils accepteront bien de le partager avec nous tous en cette minute : je veux parler, bien sûr, de l'homme du 18 Juin.

Comment ne verraient-ils pas, comment ne verrions-nous pas avec eux qu'il y eut une première résistance avant la Résistance, que l'exil de Jersey préfigure celui de Londres, que le premier comité de résistance fut créé sous ce nom même par Victor Hugo le 2 décembre 1851, à Paris ? Il écrit alors :

J'accepte l'âpre exil, n'eût-il ni fin ni terme.

Sans chercher à savoir et sans considérer

Si quelqu'un a plié qu'on aurait vu plus ferme.

Comment ne pas identifier le même combat dans des formules telles que : « S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là », ou : « Quand la liberté rentrera en France, je rentrerai » ? Plus tard, lors de l'invasion de 1870, ce n'est pas Malraux, c'est Hugo qui écrit : « O francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l'ombre et du crépuscule. Faisons la guerre de jour et de nuit. » Comment ne pas reconnaître, déjà, Le Chant des partisans et la même fierté d'être Français, le même amour de la liberté et de la République ?

Sans doute l'Histoire ne se répète-t-elle pas, mais elle se continue, et le recul du temps permet de mieux discerner, dans le mélange d'ombres et de clartés dont toute vie est faite, le fil d'or qui relie entre eux les destins héroïques.

Ainsi fut le sénateur le plus courageux, le plus lucide, le plus fraternel de nos collègues.

S'il nous paraît incohérent, contradictoire, c'est qu'il voit plus large et plus loin que nous.

S'il nous paraît un poète égaré en politique, c'est que nous sommes aveuglés par le quotidien, qui nous empêche de voir les étoiles. Cependant, elles brillent pour tous, et pas seulement pour les poètes.

S'il nous paraît dépassé, c'est que nous avons perdu de vue notre propre horizon et le sens de l'infini.

En réalité, mes chers collègues, nous faisons non pas l'éloge d'un mort, mais l'éloge du plus vivant d'entre nous. (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)

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