L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT PARTICIPE À LA FONCTION DE JUGER

(CE, 29 juillet 1998, Esclatine ) : Est-ce si sûr ?

M. Fabrice MELLERAY, Professeur de droit public, Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le titre de cette communication surprendra peut-être pour au moins deux motifs.

Le premier pourrait être formulé en soupirant : Encore une intervention sur le commissaire du gouvernement ! Pourquoi ajouter une nouvelle pierre à un édifice déjà si chargé 494 ( * ) ? Que peut-on bien espérer dire d'un tant soit peu original sur cette question 495 ( * ) même s'il est vrai que son actualité a récemment été renouvelée avec l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Martinie c. France du 12 avril 2006 496 ( * ) et le décret du 1 er août 2006 497 ( * ) ?

Le second motif pourrait quant à lui être formulé sur un mode étonné : Mais pourquoi donc poser une question dont la réponse est parfaitement connue ? Le Conseil d'Etat n'a-t-il pas affirmé à propos du commissaire dans son arrêt Esclatine du 29 juillet 1998 « qu'il participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre » 498 ( * ) .

Il nous a pourtant semblé possible de proposer ce thème aux organisateurs de ce colloque. En effet, pour le dire brutalement, nous n'adhérons pas à la formule retenue par l'arrêt Esclatine même si nous comprenons bien dans quel contexte et pour quels motifs elle a été adoptée. Si cette affirmation est stratégiquement explicable ( 1. ), elle est aussi théoriquement fragile ( 2. ) et surtout démentie par le statut patrimonial des conclusions ( 3. ). Tels seront les trois temps de notre tentative de démonstration.

On précisera avant de la développer que les propos qui suivent n'impliquent en aucun cas une adhésion à la jurisprudence strasbourgeoise. Bien au contraire, nous partageons tout à fait (au moins sur le fond) les critiques contenues dans l'opinion partiellement dissidente présentée par le juge Costa et deux de ses collègues au sujet de l'arrêt Martinie c. France 499 ( * ) . Autrement dit, ce n'est pas parce que la ligne de défense adoptée par le Conseil d'Etat ne nous convainc pas sur le point ici évoqué que la position de la CourEDH nous paraît juridiquement pertinente. Et une telle précision liminaire n'est peut-être pas inutile tant la question suscite des réactions vives pour ne pas dire passionnées. Pour le dire avec une pointe d'humour, ce n'est pas parce qu'on ne suit pas l'arrêt Esclatine que l'on est nécessairement un universitaire ne comprenant rien au génie du contentieux administratif.

I. UNE AFFIRMATION STRATÉGIQUEMENT EXPLICABLE

L'arrêt Esclatine est un peu à l'arrêt Kress 500 ( * ) ce que le décret du 19 décembre 2005 501 ( * ) est à l'arrêt Martinie . Autrement dit, il s'agissait pour le Conseil d'Etat de faire preuve de pédagogie afin de tenter de convaincre la Cour européenne des droits de l'homme de ne pas appliquer avec sévérité, dans des affaires alors pendantes, les exigences de l'article 6§1 au commissaire du gouvernement.

Rappelons brièvement le contexte de l'époque. La Cour de Strasbourg considère depuis le début des années 1990, rompant avec sa jurisprudence antérieure 502 ( * ) et se fondant sur la « théorie des apparences », que les modalités d'intervention des ministères publics près les juridictions suprêmes posent problème. Après s'être penché en 1991 sur le cas belge, puis avoir ensuite examiné les situations néerlandaise ou encore portugaise, c'est en mars 1998 les conditions d'intervention de l'avocat général près la Cour de cassation française qui sont remises en cause dans l'arrêt Reinhart et Slimane Kaïd 503 ( * ) .

La Cour européenne semble raisonner sur une logique binaire, considérant pour le dire de manière à peine caricaturale que toute personne intervenant lors de la procédure est soit un juge soit une partie ou à tout le moins est susceptible de devenir « l'alliée objectif » de l'une d'entre elles. Or les ministères publics sont des parties ou peuvent sembler être l'allié de l'une d'entre elles. Il convient donc de leur appliquer le principe du contradictoire. Comment éviter de soumettre les conclusions du commissaire du gouvernement au même sort ? En affirmant nettement qu'il est un juge, cette affirmation étant d'autant plus tentante qu'il n'est pas, à l'inverse des ministères publics, dans une situation de dépendance vis-à-vis de l'exécutif.

C'est effectivement l'option retenue par l'arrêt Esclatine . Le considérant de principe de l'arrêt commence par reproduire quasiment mot pour mot la définition de la mission du commissaire issue de l'arrêt de Section Gervaise de 1957 504 ( * ) (il s'agit pour lui « d'exposer les questions que présente à juger  chaque recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l'espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur les solutions qu'appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction dont il est membre»). Et le Conseil d'Etat ajoute un peu plus loin pour la première fois la formule ici discutée, déduisant ensuite du fait que l'exercice de la fonction de juger n'est pas soumis au principe du contradictoire que les conclusions n'ont pas à faire l'objet d'une communication préalable aux parties.

Autrement dit, jusqu'en 1998 personne ne soutenait sérieusement en France que le commissaire du gouvernement était une partie au litige. Mais on n'éprouvait pas davantage le besoin de dire qu'il participait à la fonction de juger, considérant au contraire sauf rares exceptions 505 ( * ) qu'il s'agissait d'une institution originale, sorte de symbole du génie national de notre droit administratif et qui ne rentrait pas dans la dichotomie entre juge et parties au litige. La formule de l'arrêt Esclatine ne s'explique dès lors selon nous que par la volonté de convaincre la Cour de Strasbourg, les conclusions du commissaire du gouvernement Didier Chauvaux étant à cet égard particulièrement instructives 506 ( * ) tout comme une étude publiées quelques semaines plus tard par deux éminents membres du Conseil d'Etat, Jean-Claude Bonichot et Ronny Abraham 507 ( * ) , publication d'ailleurs intervenue peu après la nomination de ce dernier comme jurisconsulte du Quai d'Orsay et donc comme représentant de la France devant la CourEDH...

La CJCE va rapidement faire sienne la logique de l'arrêt Esclatine , l'appliquant au cas de l'avocat général communautaire, institution très proche 508 ( * ) de celle du commissaire du gouvernement français. Dans une ordonnance Emesa Sugar du 4 février 2000 509 ( * ) , elle va en effet rejeter la demande d'une partie visant au dépôt d'observations écrites en réponse aux conclusions de l'avocat général. Elle affirme notamment que le rôle de ce dernier « consiste à présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires soumises à la Cour ». On croirait lire l'arrêt Gervaise ...Et la Cour ajoute un peu plus loin : « il ne s'agit donc pas d'un avis destiné aux juges ou aux parties qui émanerait d'une autorité extérieure à la Cour (...) mais de l'opinion individuelle, motivée et exprimée publiquement, d'un membre de l'institution elle-même. L'avocat général participe ainsi publiquement et personnellement au processus d'élaboration de la décision de la Cour et, partant, à l'accomplissement de la fonction juridictionnelle confiée à cette dernière ». Si les mots diffèrent un peu, l'idée est exactement la même que dans l'arrêt Esclatine . L'avocat général participe à la fonction de juger.

Commentant brièvement cette ordonnance, Pierre Delvolvé concluait alors : « On voit mal que la Cour européenne, saisie actuellement d'une instance mettant en cause le commissaire du gouvernement, adopte une position différente de celle de la Cour de justice pour l'avocat général » 510 ( * ) . La CourEDH a très largement confirmé cette prédiction dans son arrêt Kress c. France , reconnaissant que le rôle du commissaire « n'est nullement celui d'un ministère public » et « qu'il présente un caractère sui generis propre au système du contentieux administratif français » (point 69). Elle va ainsi admettre que la pratique de la note en délibéré suffit pour que la non-communication préalable des conclusions aux parties respecte le principe de l'égalité des armes. Elle va uniquement considérer comme contraire aux standards européens la présence du commissaire au délibéré. Commencera alors un débat qui durera cinq ans sur le fait de savoir si les termes présence, assistance et participation au délibéré sont synonymes pour la CourEDH. Et, comme l'on pouvait s'y attendre, cette dernière vient de répondre par l'affirmative dans son arrêt Martinie .

Pour autant, la CourEDH ne se prononce pas sur le fait de savoir si le commissaire participe à la fonction de juger. Et il nous semble qu'une telle réserve est judicieuse, ne serait-ce que parce qu'une telle affirmation est théoriquement fragile.

* 494 Il suffit pour s'en convaincre de consulter la bibliographie proposée par René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 12ème éd., 2006, n°1039-1.

* 495 Qui semble source inépuisable d'études répétitives mais aussi parfois d'analyses originales (voir dans cette seconde perspective Marc BOUVET, Les commissaires du gouvernement auprès du Conseil d'Etat statuant au contentieux(1831-1872), in Grégoire Bigot et Marc Bouvet, dir., Regards sur l'histoire de la justice administrative, Litec, 2006, p.129).

* 496 Voir notamment AJDA, 2006, p.900, Questions à Bruno Genevois ; AJDA, 2006, p.986, note Frédéric ROLIN ; AJDA, 2006, p.1711, chr. Jean-François FLAUSS ; JCP A, 2006, 1131, étude Joël ANDRIANTSIMBAZOVINA ; JCP A, 2006, 1170, obs. David SZYMCSAK ; RFDA, 2006, p.577, étude Laurent SERMET.

* 497 Décret n°2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative, JORF, 3 août 2006, p.11570.

* 498 CE, 29 juillet 1998, Esclatine, Rec., p.320, Cl. D.CHAUVAUX ; AJDA, 1999, p.69, note F.ROLIN.

* 499 Cette opinion dissidente critique à juste titre la « théorie » des apparences et la dimension exagérément uniformisatrice de la jurisprudence européenne en matière de droit du procès (l'opinion dissidente est partiellement reproduite in RFDA, 2006, p.306-307).

* 500 Couredh, grande chambre, 7 juin 2001, Kress c. France, GAJA, n°112.

* 501 Pierre-Olivier CAILLE, Le décret du 19 décembre 2005 : quel dialogue entre la France et la Cour européenne des droits de l'homme ?, JCP A, 2006, 1082 ; Frédéric SUDRE, Vers la normalisation des relations entre le Conseil d'Etat et la Cour européenne des droits de l'homme. Le décret du 19 décembre 2005 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative, RFDA 2006, p.286.

* 502 Voir pour une étude détaillée de l'évolution jurisprudentielle par exemple Laure Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, Dalloz, 2006, p.531-549.

* 503 Couredh, 31 mars 1998, JCP G, 1999, II, 10074, note Stéphanie SOLER.

* 504 Voir désormais pour une définition plus ramassée l'article L.7 du code de justice administrative.

* 505 On songe en particulier à l'étude de Raymond GUILLIEN, Les commissaires du gouvernement près les juridictions administratives et, spécialement, près le Conseil d'Etat français, RDP, 1955, p.281. L'auteur ne va toutefois pas aussi loin que pourrait l'indiquer l'extrait de son étude cité par Didier CHAUVAUX dans ses conclusions sur l'arrêt Esclatine. Il ajoute en effet à la page suivante à propos de la conception qu'il retient que « cette théorie (...) voudrait que le commissaire, sans être le juge, sans participer au travail du juge, se conduise finalement comme le juge » (p.289).

* 506 Notamment p.328.

* 507 Jean-Claude BONICHOT et Ronny ABRAHAM, Le commissaire du gouvernement dans la juridiction administrative et la Convention EDH, JCP G, 1998, I 176.

* 508 Proximité ne signifie toutefois pas identité. Voir notamment sur la question l'étude classique d'Ami BARAV, Le commissaire du gouvernement près le Conseil d'Etat français et l'avocat général près la Cour de justice des communautés européennes, RIDC, 1974, p.809.

* 509 CJCE, ord., 4 février 2000, Emesa Sugar (Free Zone) NV, RFDA, 2000, p.415, note PD, RTDH, 2000, p.585, note Dean SPIELMANN.

* 510 Note précitée, p.418.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page