Actes du colloque : Tremplin Recherche - 2ème édition



Palais du Luxembourg - 21 février 2006

Conférence inaugurale

Professeur Georges CHARPAK,
Prix Nobel de Physique, Fondateur de la Société Biospace

Mesdames et messieurs les représentants du peuple, je suis très honoré d'être invité à ouvrir ce colloque. Vous concevez manifestement le désir que j'évoque les aventures d'un fondateur de société en France. Vous risquez d'être déçus, dans la mesure où j'ai tout oublié de l'époque où j'ai fondé la Société Biospace.

J'ai pris l'habitude d'intervenir dans des domaines qui échappent à ma sphère de compétences. Après avoir obtenu le Prix Nobel de Physique, j'ai été invité à faire partie du jury...de l'élection de Miss France ! J'ai refusé cette invitation, mais j'ai accepté d'autres sollicitations tout aussi incongrues. Ainsi, j'ai participé à divers comités en dépit de mon manque de compétences avéré dans les domaines concernés. Cependant, étant chercheur et animé d'une véritable passion pour mon métier, je ne l'ai pas abandonné.

I. Un usage électronique nouveau a permis de révolutionner l'étude des particules

La première image que je souhaiterais vous soumettre de ce métier n'appartient pas au cadre traditionnel de la vie réelle. Cependant, la vision de ce qu'était l'Univers avant le Big Bang mérite la curiosité des humains. Cette première image vous montre donc la raison pour laquelle mon esprit était plongé dans une certaine perplexité. Sur une distance de deux à trois mètres, vous constatez l'existence de deux particules hautement énergétiques qui s'entrechoquent. De ce choc jaillit une « purée » de particules. Si vous avez l'oeil fin, vous constatez que toutes ces particules ne sont pas identiques. Or, lors du Big Bang, il a existé un million d'événements de cet ordre par seconde ! La tâche extrêmement ardue des chercheurs a consisté à isoler des particules rarissimes : les chercheurs parvenaient à en extraire dix par an. Si j'ai obtenu le Prix Nobel, c'est pour avoir remplacé un détecteur de particules, la chambre à bulles, qui ne pouvait prendre que dix photos par seconde.

Grâce à un usage électronique nouveau, nous avons pu déterminer la position des particules, qui possèdent une charge spécifique, et la trajectoire de ces particules. L'imagerie joue bien évidemment un rôle considérable dans cette démarche. L'électronique apporte également son échos : chaque détecteur possède des millions de canaux. Mon ignorance était totale en matière d'électronique. Il m'a cependant été possible d'utiliser cet outil de façon adéquate en dépit de mes lacunes. Grâce à la conception de ce nouveau système électronique, plusieurs de mes collègues ont obtenu le Prix Nobel. Ils avaient découvert de nouvelles particules en utilisant ce nouvel outil.

Bien plus tard, j'ai moi-même reçu le Prix Nobel de Physique en 1992. En réalité, depuis plusieurs années, je m'intéressais à toute autre chose qu'aux particules. En effet, je me focalisais sur les applications offertes par la détection des particules en matière de médecine et de biologie. Pour « noircir » certaines zones sur une radio, il fallait qu'environ 1 000 photons X soient détectés simultanément au même endroit. Pour ma part, je les détectais l'un après l'autre, à grande vitesse (entre une microseconde et un milliardième de seconde). Il s'avérait que les applications potentielles étaient extrêmement séduisantes mais difficiles à mettre en place. Nous avons longtemps erré. À la suite de ces travaux, j'ai créé la Société Biospace.

II. La Société Biospace, spécialisée dans la radiologie

Celle-ci existe encore. Pourtant, si l'on considère nos faibles compétences industrielles de l'époque, notre Société n'aurait pas dû survivre. Or cette petite entreprise réalise désormais trois millions d'euros de chiffre d'affaires, et peut se vanter d'une croissance annuelle de 20 %. Elle vient d'être cédée à une joint-venture capitaliste. J'émets le souhait que mon ancienne Entreprise parviendra à conquérir le monde. Néanmoins, je ne crois pas que le domaine de la radiographie représente un attrait considérable pour le monde capitaliste. De surcroît, lancer des projets dans le secteur de la radiologie relève d'une forme de mégalomanie : les concurrents sur le marché se nomment Philips, Siemens, General Electric...À juste titre, les investisseurs manifestaient une forte perplexité lorsque nous leur soumettions nos projets dans le secteur de la radiologie.

Pourtant, même si la taille de notre entreprise était extrêmement réduite, nous gagnions de l'argent. Nous disposions des moyens suffisants pour rémunérer nos ingénieurs. Certes, nous avons connu une période difficile pendant la guerre d'Irak. Les Américains ont en effet refusé d'acheter des produits français. Heureusement, cette période n'a pas duré. Nous avons en outre réussi à créer un prototype d'appareil radiologique imposant le minimum de radiations aux patients radiographiés. Ce produit s'est avéré particulièrement efficace en ce qui concerne les enfants âgés de moins de deux ans. En effet, l'abus de radiographies effectuées avec des appareils traditionnels accroissait considérablement le risque de déclencher un cancer.

J'ai pensé à l'époque que notre seul espoir de pérenniser l'Entreprise reposait sur mon adhésion au parti des Verts. Je souhaitais jouer sur le fait que notre prototype produisait moins de radiations. Il s'avère que les Verts sont plus puissants que nous. De surcroît, je n'entretenais pas les meilleures relations avec les membres de ce parti, dans la mesure où j'estimais l'usage de l'énergie nucléaire incontournable. En raison de leur manichéisme fondamental, je me suis retrouvé de facto avec l'étiquette de traître.

Lorsque certains médecins ont mis en avant les qualités de notre matériel, notre situation a évolué favorablement. Nous avons accru nos investissements et conclu une collaboration avec un établissement qui disposait de capacités intellectuelles dépassant le strict cadre des radiations, l'Ecole des Arts et Métiers. Le fruit de cette collaboration est un petit appareil dont nous sommes très fiers. Je ne vous montrerai pas les premières radiographies réalisées sur moi-même, mais seulement quelques images. Vous constatez qu'il s'agit des tissus d'une souris radiographiée. En arrière-plan, vous distinguez un squelette, le mien. L'aspect le plus remarquable de cette radiographie est qu'il s'agit d'une radiographie tridimensionnelle. Pour obtenir un tel résultat avec un scanner à rayons X, il faut soumettre le patient à une dose cent fois supérieure de radiations. C'est pourquoi l'Ecole des Arts et Métiers et la Société Biospace ont décidé de vendre ce nouveau concept. En ce qui concerne les radiographies pédiatriques, le résultat s'avère très convaincant.

Quel est le processus de radiographie ? Le patient est radiographié par-devant et sur la gauche. À partir de ces deux prises radiographiques, l'appareil reconstitue une vue tridimensionnelle. En effet, nous connaissons par avance la forme du squelette. Il est bien sûr hors de question de travailler à l'aveugle. Nous avons donc rempli un objectif : une société de joint-venture s'est associée à nous. Nous essayons de convaincre les cliniques destinées aux enfants d'adopter notre nouvel appareil.

Nous réalisons de surcroît des radiographies d'animaux d'expérimentation afin de déterminer leur taux de radioactivité. La présente image vous montre un embryon de souris, avec une précision de 15 microns. L'image suivante vous indique comment les radiographies réalisées peuvent être utilisées pour poser un corset sur un enfant. L'avantage de notre radiographie tridimensionnelle est qu'elle permet d'avoir une vue plongeante depuis la tête de l'enfant vers l'intérieur. Les médecins affirment qu'ils disposent ainsi d'un angle d'observation inédit. Certaines corrections ont ainsi pu être réalisées grâce à notre appareil.

III. Une nouvelle ambition : améliorer l'éducation scientifique des enfants

Des professionnels sont donc pleinement mobilisés par ce projet. Pour ma part, j'ai changé de métier. Je me suis intéressé à la question de l'éducation des enfants. J'ai découvert de nombreuses lacunes dans ce domaine. Avec des amis, en particulier américains ou chinois, nous avons engagé un vaste programme afin de modifier fondamentalement la manière dont sont enseignées les sciences à l'école. Nous relevons le défi de l'information médiatique : nous avons ainsi réussi à toucher un tiers des instituteurs. L'Union européenne a également été intéressée par notre projet, puisqu'elle nous a accordé une subvention de 1,750 million d'euros. Cette somme nous permettra de mettre en place l'enseignement que nous prêchons dans les écoles de douze villes européennes. Dans ces écoles, vous constatez que les enfants sont heureux d'apprendre et les instituteurs heureux d'enseigner. C'est pourquoi j'en appelle à votre générosité : nous avons besoin de fonds supplémentaires. Cette méthode repose sur la prépondérance de l'expérimentation et non sur les cours magistraux. Les sommes consacrées à l'achat du matériel nécessaire sont donc considérables.

J'en ai fini avec mon exposé. Mes préjugés m'ont conduit à éviter de participer au jury de Miss France. Par ailleurs, j'ai écrit des livres sur l'énergie nucléaire qui m'ont conféré le statut d'expert. Dans la vie, il n'est pas forcément souhaitable de rester le spécialiste d'un unique domaine. Je pense qu'il est plus intéressant de s'ouvrir à des horizons variés.

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