AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DÉFENSE ET FORCES ARMÉES

Table des matières


Mercredi 8 mars 2000

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thomson-CSF

La commission a procédé à l'audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thomson-CSF.

M. Denis Ranque
a tout d'abord souligné les faits marquants de 1999 pour le groupe qu'il dirige. En premier lieu, la part des différents actionnaires a évolué : l'Etat a cédé à Alcatel en fin d'année, 10 % du capital, de telle sorte qu'Alcatel et Dassault sont devenus les actionnaires de référence de Thomson-CSF, sans toutefois en prendre le contrôle. La diminution de la part de l'Etat a également bénéficié aux salariés de l'entreprise, qui ont pu accroître leur détention de capital. L'année a permis à Thomson-CSF de mieux identifier ses différentes activités autour de trois métiers principaux : la défense, l'aéronautique civile et l'électronique professionnelle civile. A ce sujet, M. Denis Ranque a souligné que l'originalité de Thomson-CSF est d'être une entreprise " duale ", à la fois militaire et civile, à la différence, par exemple, du groupe formé par Marconi et British Aerospace, exclusivement tourné vers une activité militaire. Il a marqué l'intérêt, pour Thomson-CSF, de maintenir cette dualité d'activités puisqu'il est probable que, dans le futur, les progrès accomplis en matière d'électronique civile bénéficieront à l'électronique de défense, marquant ainsi une inversion des tendances que l'on constatait traditionnellement jusqu'à présent. En effet, de plus en plus, l'électronique civile est à même de proposer des technologies aussi efficaces, mais à moindre coût. La spécificité du secteur de la défense devrait, en revanche, se focaliser sur deux points : la recherche d'une plus grande fiabilité et d'une plus grande sécurité.

L'activité défense, a indiqué M. Denis Ranque, représente 50 à 55 % du chiffre d'affaires de Thomson-CSF. Le deuxième secteur d'activité de l'entreprise est l'aéronautique, qui recouvre aussi bien l'avionique, l'électronique de bord, le multimédia de bord, que la gestion du trafic aérien ou la simulation. Le troisième secteur d'activité est l'électronique industrielle qui permet de valoriser, dans le domaine civil, des technologies militaires. Ce secteur connaît une vive expansion. A titre d'exemple, une des filiales spécialisées dans les filtres pour téléphone mobile a vu son chiffre d'affaires passer de 60 millions de francs à 600 millions de francs en cinq ans.

M. Denis Ranque a indiqué que l'activité commerciale du groupe Thomson-CSF avait connu une forte hausse en 1999, avec des prises de commande en augmentation de 12,5 %, pour un total de 7,9 milliards d'euros. Il a souligné que contrairement aux années passées, ce chiffre a été atteint sans qu'aucun contrat à l'exportation majeur ne soit signé, ce qui démontre la capacité de Thomson-CSF à développer son activité en dehors de toute opération exceptionnelle. Ainsi, en matière de défense, Thomson-CSF dispose d'un carnet de commandes de 40 mois d'activité, en matière d'aéronautique civile de 16 mois, et d'électronique professionnelle civile, de 6 mois.

Dans le domaine de la défense, M. Denis Ranque a souligné le succès de la stratégie de développement et d'implantation locale, dite " multidomestique ", permettant d'internationaliser l'activité de Thomson-CSF en s'appuyant et en développant les industries locales de défense. En effet, l'électronique de défense est un marché qui se mondialise, en raison de la hausse du prix des armements et de leur complexité, mais ce n'est toutefois pas un marché ouvert, chaque pays souhaitant préserver un minimum de maîtrise nationale, d'où l'intérêt que représente un réseau mondial d'entreprises. Le succès de cette stratégie a été marqué, en 1999, par la conclusion d'un contrat de 2 milliards de francs en Afrique du Sud, en Grèce par une alliance avec Ericson sur les systèmes de détection aéroportée, en Corée du Sud avec Samsung, et en Grande-Bretagne, par le rachat de Short missiles systèmes. Enfin, en coopération avec l'américain Raytheon, Thomson-CSF a remporté le marché de la rénovation du système de défense aérienne des pays de l'OTAN (ACCS).

Les deux autres métiers de Thomson-CSF connaissent également une forte croissance en matière d'aéronautique civile, Thomson-CSF ayant remporté de nombreux marchés visant à moderniser les équipements de contrôle aérien de divers pays de la CEI (Communauté des Etats Indépendants). En matière d'électronique industrielle civile, Thomson développe, en partenariat avec Alcatel, le projet européen d'un positionnement par satellite (Galileo).

M. Denis Ranque a rappelé que le chiffre d'affaires de Thomson-CSF a connu une hausse de 12,5 % en 1999. Sa répartition par zone géographique marque un véritable changement et symbolise la réussite de la diversification géographique de l'entreprise ; 32 % des ventes sont désormais réalisées en France, 32  % en Europe et 36 % dans le reste du monde. Les capacités de recherche-développement restent en revanche plus concentrées sur la France (77 %) soit 14.000 personnes sur les 50.000 que compte le groupe. Thomson-CSF -a-t-il indiqué- est devenu une véritable entreprise mondiale d'électronique civile et militaire, représentée dans 47 pays et ayant une implantation industrielle dans 28 pays. Aujourd'hui, un tiers des effectifs est hors de France, alors qu'il y en avait très peu il y a dix ans. Pour M. Denis Ranque, le succès de l'internationalisation de Thomson-CSF est le signe du bouleversement qu'a connu le paysage européen des entreprises de défense durant l'année 1999. Trois entreprises de taille significative sont désormais présentes en Europe (Bae Systems, EADS et Thomson-CSF), qui sont à même de faire face à la concurrence américaine et de nouer des partenariats transatlantiques équilibrés. Ces trois entreprises ont un profil spécifique qui favorisera le maintien de la concurrence en Europe, tout en évitant une confrontation euro-américaine trop forte qui aurait immanquablement résulté de la constitution d'un groupe unique au niveau européen.

M. Denis Ranque a ensuite exposé les trois grands chantiers ouverts en 2000 pour Thomson-CSF. Il s'agit, tout d'abord, de réussir la réunion des compétences commerciales et de maîtrise d'oeuvre de son entreprise avec celles de la DCN (Direction des constructions navales). Ce regroupement devrait permettre de mettre fin à des doublons de compétences et de regrouper les forces pour être plus efficace sur les marchés extérieurs. Ensuite, Thomson-CSF devrait développer son partenariat avec l'américain Raytheon dans le domaine de la défense aérienne, tout en préservant les intérêts nationaux. Enfin, le troisième défi pour l'année 2000 pour Thomson-CSF sera la réussite de l'OPA (offre publique d'achat) amicale sur le britannique Racal. Ce rachat permettra à Thomson-CSF d'acquérir une société qui a de nombreux points communs avec le groupe d'électronique français et qui présente une situation très saine. Ainsi, Thomson-CSF-Racal acquerra une position de premier rang dans de nombreux pays, notamment en Grande-Bretagne, où il sera le numéro deux dans le domaine de la défense, avec un effectif de 14.000 personnes. Après la réunion de ces deux entreprises, Thomson-CSF aura la moitié de ses effectifs hors de France.

En dernier lieu, M. Denis Ranque a fait part aux commissaires de sa vive préoccupation devant la baisse des budgets consacrés, en France et en Europe, à la recherche-développement. En particulier, en sept ans, les crédits d'études ont diminué de moitié en France, alors qu'ils ont été préservés aux Etats-Unis. Pour le Président de Thomson-CSF, cette baisse menace à long terme la capacité de la France et de l'Europe à rester compétitive sur le marché international de l'armement, alors même que le niveau technique d'un équipement constitue le principal argument de vente et que des conflits limités, comme le Kosovo, ont démontré la nécessité d'un armement très perfectionné. Ces réductions de moyens financiers consacrés à la recherche-développement lui paraissent donc contraires tant aux besoins de nos forces qu'à ceux des industriels.

A la suite de l'exposé de M. Denis Ranque, un débat s'est engagé avec les commissaires.

M. André Rouvière a souhaité obtenir des précisions sur la position des entreprises européennes de défense par rapport à leurs concurrents américains et asiatiques. Il a également souhaité savoir si Thomson-CSF avait pu souffrir de l'espionnage industriel, dans le cadre du système " Echelon " et si, à l'exportation, des matériels avaient été vendus à perte. Il s'est enfin interrogé sur la part de TCSF dans le secteur automobile.

M. Serge Vinçon a souhaité savoir si la tendance à l'utilisation de technologies civiles dans le domaine militaire était aussi constatée aux Etats-Unis. Il s'est également interrogé sur les enseignements que Thomson-CSF pourrait tirer de l'expérience du GIAT dans le cadre de son alliance avec la DCN.

M. Aymeri de Montesquiou, après s'être interrogé sur les raisons du non-rachat de Nokia par Thomson en 1990, s'est enquis de la possibilité de mettre en cohérence les capacités de recherche-développement essentiellement localisées en France, avec l'internationalisation du groupe. Il s'est enfin demandé si Thomson-CSF pourra être intéressé par des alliances avec des entreprises de l'ex-Union Soviétique dans certains domaines des technologies de défense.

M. Christian de La Malène s'est interrogé sur la stratégie de Thomson-CSF, qui a choisi de diversifier ses activités alors que d'autres se concentrent sur leur métier d'origine.

M. Michel Caldaguès s'est interrogé sur les conséquences, sur le budget de défense en matière de recherche-développement, du fait que ce soit désormais la recherche civile qui trouve des applications militaires, et non plus l'inverse. Il s'est également demandé si l'évolution des pratiques industrielles et commerciales allait modifier la politique du groupe vis-à-vis de ses sous-traitants.

M. Xavier de Villepin, président, s'est interrogé sur les risques de double emploi avec Astrium, composante spatiale d'EADS, de la filiale de Thomson-CSF et d'Alcatel en matière spatiale. Il a souhaité obtenir des précisions sur une possible version pour l'exportation du Rafale et a marqué son inquiétude à propos de possibles conflits d'intérêts au sein d'EADS qui se trouve désormais impliquée aussi bien dans le programme Rafale que dans le programme Eurofighter. Enfin, il a souhaité connaître le sentiment de M. Denis Ranque à propos du débat américain sur les missiles anti-missiles.

M. Denis Ranque a alors apporté les précisions suivantes :

- les trois grandes firmes américaines Boeing, Lockheed Martin et Raytheon ont, respectivement, les mêmes secteurs d'activité que EADS, Bae Systems et Thomson-CSF. Ces entreprises sont, en général, deux à trois fois plus grandes que leurs homologues européennes. Toutefois, du fait même de leur taille, elles rencontrent des difficultés de management. Les entreprises asiatiques restent, en revanche, très locales et la compétition internationale se joue essentiellement entre l'Europe et les Etats-Unis. De ce point de vue, il est préoccupant de remarquer que l'effort de recherche et développement européen ne représente que deux tiers de l'effort américain et qu'il est, de surcroît, fragmenté et non coordonné ;

- Thomson-CSF a pu souffrir de l'espionnage industriel, ce qui a conduit à prendre des mesures de sécurité adéquate, et notamment de décider le cryptage des communications entre les différentes implantations du groupe ;

- Thomson-CSF n'a pas vendu à perte et ses marges, en France et à l'étranger, sont sensiblement identiques. Aujourd'hui, aucune filiale du groupe ne subit de pertes, même si certaines ont une rentabilité plus faible, notamment dans le secteur des simulateurs et du contrôle aérien. Dans le cadre de son alliance avec la DCN, un effort important devra être fait pour identifier et limiter les coûts. C'est l'objectif de l'organisation retenue : la joint-venture formée par la DCN et Thomson-CSF sera le client direct de la DCN, tandis que le client à l'exportation aura pour interlocuteur cette société commune ;

- Thomson-CSF est très peu présent dans le domaine automobile. Il n'a qu'une activité marginale par rapport à l'ensemble du groupe : la fabrication de radars anti-collisions ;

- de nombreuses activités restent spécifiquement militaires, de sorte qu'un effort important de recherche et développement dans le domaine de la défense est nécessaire. Il manque un cadre européen de souveraineté acceptée et partagée en matière de recherche et développement, permettant d'avoir une gestion commune de l'effort à consentir. Les Européens devaient manifester la volonté politique de soutenir, dans certains secteurs, une industrie de défense indépendante, faute de quoi il ne sera pas possible de gagner  de nouveaux marchés ;

- dans le cadre de son alliance avec la DCN, Thomson-CSF a le souci permanent de ses actionnaires et de leurs intérêts. L'exemple du GIAT a montré qu'on ne pouvait résoudre tous les problèmes à travers la seule modification du statut de l'entreprise et des personnels, et qu'il fallait, au contraire, partir du marché pour ouvrir l'entreprise et l'inciter à se transformer ;

- en 1990, l'opportunité pour Thomson " grand public " était l'acquisition de la branche télévision de Nokia, et non pas de son activité de téléphonie mobile ;

- les effectifs de recherche-développement sont effectivement localisés à 77 % en France alors qu'en moyenne les effectifs français du groupe qui s'y consacrent représentent 66 % de l'effectif total. Une internationalisation des capacités de recherche-développement sera effectuée, mais la France et la Grande-Bretagne garderont un rôle important en la matière ;

- plusieurs tentatives de rapprochement ont eu lieu avec des entreprises de la CEI, sans toutefois déboucher sur une coopération concrète en raison, notamment, de leurs difficultés de gestion ;

- l'exportation est une nécessité pour les entreprises européennes de défense, et requiert un appui résolu des autorités publiques. A cet égard, l'évolution législative et notamment les modalités de transposition dans le droit pénal des dispositions anti-corruption prônées par l'OCDE sont préoccupantes. En effet, il ne faudrait pas aboutir à une situation où certaines contraintes juridiques imposées aux entreprises françaises se révèlent plus importantes que celles imposées aux entreprises américaines ;

- Thomson-CSF est actionnaire minoritaire au sein de la " joint-venture " avec Alcatel dans les activités spatiales. Celle-ci a pour objectif de développer des activités scientifiques ayant des applications civiles ;

- l'évolution du programme Rafale est un point préoccupant. A l'époque de son lancement les industriels avaient accepté de financer 25 % du développement de l'appareil afin d'en disposer à l'exportation dès 1995. Aujourd'hui, le Rafale est directement en concurrence avec l'Eurofighter et le F16 block 60. L'enjeu est donc de développer une version adaptée de cet avion au profit des clients étrangers. Il n'existe pas, pour l'instant, de conflit d'intérêt au sein de EADS entre le Rafale et l'Eurofighter, dans la mesure où la gestion du programme Rafale reste de la compétence de Dassault-aviation ;

- il existe un besoin de missiles anti-missiles tactiques visant à contrer des missiles de type " Scud " destiné à protéger le territoire national ou des forces déployées. Pour la capacité de protection des forces déployées, celle-ci est actuellement développée sur le système SAMP-T (sol-air moyenne portée-terre). Pour des capacités plus étendues, c'est un système dont les débouchés dépassent le cadre purement national, et sur lequel une coopération avec les Etats-Unis serait possible.

Traités et conventions - Cour pénale internationale - Examen du rapport

Puis la commission a examiné le rapport de M. André Dulait sur leprojet de loi n° 229 (1999-2000), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la ratification de la convention portant statut de la Cour pénale internationale.

Le rapporteur a rappelé que la phase ultime de ratification de la convention de Rome est désormais engagée et que la France est invitée à figurer parmi les premiers Etats à avoir signifié leur consentement à la mise en oeuvre de la CPI.

L'institution de la Cour pénale internationale, a poursuivi le rapporteur, se veut l'instrument judiciaire dissuasif et répressif, à l'égard de ceux qui entendraient commettre ou commettraient, à l'avenir, les crimes les plus odieux qui heurtent l'humanité : crime de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre et crimes d'agression.

Le rapporteur a précisé les principales caractéristiques de la CPI. Celle-ci sera tout d'abord une instance permanente, contrairement aux tribunaux pénaux internationaux existant à l'heure actuelle. Contrairement à ces tribunaux également, la CPI n'aura pas de compétence rétroactive et ne pourra juger que les auteurs des crimes relevant de sa compétence commis après son entrée en vigueur. Toujours à la différence des deux tribunaux spéciaux actuels, la CPI aura une compétence à vocation universelle et non délimitée a priori à un espace circonscrit comme c'est le cas pour le territoire de l'ex-Yougoslavie ou celui du Rwanda : la compétence territoriale de la Cour sera fonction du nombre des Etats qui seront parties à son statut. La Cour pénale internationale sera en effet compétente pour juger l'auteur d'un crime si celui-ci a été commis sur le territoire d'un Etat partie ou s'il l'a été par le ressortissant d'un Etat partie. Le rapporteur a alors relevé l'opposition à la CPI d'Etats importants, comme les Etats-Unis, la Chine, l'Inde ou Israël.

Un autre point important, a souligné M. André Dulait, rapporteur, distingue encore la Cour des tribunaux spéciaux actuels : alors que ceux-ci ont priorité sur les tribunaux nationaux pour juger de crimes relevant de leur compétence, la CPI n'aura qu'une fonction complémentaire. La CPI ne sera compétente à l'égard de l'auteur d'un crime que si la justice nationale compétente pour le juger n'aura pu, ou n'aura pas voulu, procéder aux poursuites et au jugement de l'intéressé.

Après avoir rappelé les conditions du fonctionnement de la Cour, le rapporteur a souligné, s'agissant de la procédure suivie par la Cour, deux aspects importants de la convention de Rome sur lesquels la France a tenu un rôle prépondérant. Le premier est l'existence d'une chambre préliminaire chargée en quelque sorte d'encadrer le procureur dans son travail d'enquête et de poursuite. Le second est la place reconnue aux victimes qui, bénéficiant éventuellement d'une protection spécifique, pourront intervenir à tous les stades de la procédure. Il leur est également reconnu un droit à réparation et à réhabilitation, notamment par la mise en place d'un fonds spécial destiné à leur indemnisation.

Le rapporteur a également rappelé que la CPI, chargée de juger des individus, sera assez dépendante des Etats et ce, sous plusieurs aspects : pour sa mise en oeuvre, dans la mesure où, comme toute convention internationale, l'entrée en vigueur de la convention de Rome et donc de la CPI sera conditionnée à un nombre minimal -en l'occurrence soixante- de ratifications, dont les procédures peuvent être longues. A ce jour, 94 Etats l'ont signée et 7 seulement l'ont ratifiée.

De très nombreux pays devront par ailleurs procéder à des ajustements constitutionnels -la France a déjà réalisé cette adaptation- ou législatifs afin d'adapter leur droit interne aux dispositions du statut.

Pour agir, la CPI aura, a souligné le rapporteur, besoin de la coopération des Etats. En effet, la Cour ne disposera pas, en propre, de forces de police lui permettant une totale autonomie dans ces fonctions. Cette obligation générale nécessitera aussi, pour les Etats parties, d'adapter leurs textes constitutionnels et leur législation interne afin de pouvoir répondre aux demandes de coopération formulées par la Cour, et en particulier de prévoir, dans leurs législations pénales, l'incrimination et l'imprescriptibilité des crimes relevant de la compétence de la Cour. Ainsi la France, qui a déjà modifié la Constitution pour tenir compte de la création de la CPI, devra-t-elle bientôt procéder à l'examen d'une loi d'adaptation unique qui recouvrira plusieurs sujets, détaillés dans le rapport écrit.

Le rapporteur a fait remarquer que la CPI expérimentera également sa dépendance à l'égard des Etats à travers le Conseil de sécurité des Nations unies. Celui-ci peut tout à la fois contribuer à élargir les compétences de la Cour, tout comme il peut décider de suspendre une action judiciaire qu'elle aurait engagée.

M. André Dulait, rapporteur, a enfin évoqué les questions importantes qui restent en suspens ou en débat.

Une commission préparatoire, mise en place en 1999, élabore un règlement de procédure et de preuve. Or, dans le cadre de ces négociations, le risque existe de voir certaines délégations, y compris celles de pays ayant voté contre le statut, tentées de réécrire certaines de ses dispositions pour les rendre plus conformes à leurs vues ou à leurs traditions juridiques. Parmi les dispositions les plus débattues figurent notamment certaines de celles qui furent intégrées, à l'initiative de la France, comme la participation des victimes à la procédure et le principe de leur droit à réparation ou à protection ainsi que la place de la chambre préliminaire pendant la période d'instruction. De même, la négociation sur les " éléments constitutifs " des crimes tend parfois à dériver vers un autre exercice où certaines dispositions, délibérément écartées du statut, se verraient réintroduites.

Le rapporteur a enfin abordé la question des crimes de guerre et le délicat problème soulevé par l'article 124 du statut. Celui-ci, a rappelé le rapporteur, permet à un Etat partie de récuser, pour une période de 7 années, par une déclaration spécifique, la compétence de la Cour pénale internationale pour des actes isolés constitutifs de crimes de guerre commis sur son territoire ou par ses ressortissants.

Cette disposition -et le fait que la France a officiellement indiqué qu'elle y aurait recours pour préserver ses forces, déployées dans des opérations de maintien de la paix, des plaintes abusives fondées sur des motifs politiques- suscite de nombreuses critiques. Celles-ci se fondent sur plusieurs arguments, notamment mis en avant par les représentants des ONG impliquées dans la négociation du statut. Ceux-ci considèrent que le statut propose des garde-fous suffisants contre des plaintes abusives : priorité des juridictions nationales, rôle de la chambre préliminaire ; de même, estiment les détracteurs de l'article 124, la France, en se prévalant d'une telle disposition, apparaîtrait soucieuse de couvrir des crimes graves qui pourraient être commis par ses forces et ternirait ainsi son image dans le monde ; au surplus, la France risquerait bien, font-ils également valoir, d'être rejointe sur cet article 124 par des Etats dont les intentions en la matière ne seraient pas aussi transparentes que les nôtres, et dont les forces militaires seraient loin d'avoir des comportements exemplaires : l'actualité en Tchétchénie en témoigne.

De leur côté, a précisé le rapporteur, les autorités françaises font valoir qu'une plainte abusivement déposée contre un ou des militaires participant à des opérations de maintien de la paix pourrait, en dépit de l'inexistence de charges, faire l'objet d'une vaste exploitation médiatique qui aurait des incidences dommageables graves sur le déroulement de la mission elle-même. C'est pourquoi elles considèrent que pour cette catégorie de crimes de guerre -couvrant la possibilité d'actes isolés et donc ouvrant de très nombreuses potentialités de plaintes-, il convenait qu'une période d'observation de sept ans soit mise à profit pour apprécier le fonctionnement des garanties protectrices mises en place.

M. André Dulait, rapporteur, a indiqué que tout devait en effet être mis en oeuvre pour éviter que la Cour ne soit " instrumentalisée ", par le truchement de plaintes multiples -et en fait infondées-, contre des forces de maintien de la paix, par ceux-là même qui entendraient saper leur mission et en provoquer l'échec. Il reste, a-t-il souligné, que notre pays, à l'origine de cette disposition, risque bien -à ce jour au moins- d'être le seul à y recourir, ce qui pourrait le conduire à un isolement diplomatique d'autant plus regrettable qu'il est par ailleurs à la pointe du combat en faveur d'une CPI dotée de compétences réelles et efficaces.

Le rapporteur a reconnu la validité des préoccupations gouvernementales concernant la protection des militaires investis de missions aussi difficiles et périlleuses que celles du maintien ou du rétablissement de la paix. Il convenait cependant de ne pas méconnaître non plus, a fait observer le rapporteur, le risque qui, en termes d'image, pourrait peser sur ces mêmes soldats, déployés dans le cadre de formations multinationales européennes au sein desquelles ils seraient les seuls à bénéficier d'une protection juridique spécifique. Celle-ci, bien que fondée sur des motifs parfaitement légitimes, pourrait toujours être mal comprise et, finalement, se retourner contre eux. Ainsi, a estimé le rapporteur, cet article 124, légitime dans le principe qui l'inspire, semble, à tout le moins, problématique dans son dispositif.

Le rapporteur a donc considéré favorablement la position prise par le ministre des affaires étrangères lors du débat à l'Assemblée nationale prévoyant que notre pays pourrait renoncer à la disposition transitoire prévue par l'article 124, avant le délai de 7 ans initialement prévu

Concluant son propos, M. André Dulait, rapporteur, a estimé que l'institution d'une CPI répondait à un réel besoin de justice, à l'objectif tant dissuasif que répressif, à l'encontre des auteurs de crimes particulièrement odieux. La CPI, par sa vocation universelle et son caractère permanent, par les garanties de procédure qu'elle propose, par l'équilibre qu'elle maintient entre, d'une part, des compétences judiciaires élargies reconnues à la Cour et, d'autre part, le rôle des Etats et du Conseil de sécurité des Nations unies, lui semble constituer un instrument cohérent et nécessaire. M. André Dulait, rapporteur, a donc invité la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées à adopter le projet de loi qui lui était soumis.

A l'issue de l'exposé du rapporteur, un débat s'est instauré entre les commissaires.

M. Paul Masson s'est interrogé sur les raisons qui avaient motivé le refus de la convention de Rome par les Etats-Unis et la Chine. Il s'est interrogé sur la crédibilité d'une institution à laquelle ne participeraient pas des pays aussi importants.

M. André Dulait, rapporteur, a indiqué que les Etats-Unis étaient hostiles à l'idée qu'un de leurs ressortissants puisse être jugé par une telle instance internationale, dans la mesure où les conditions de saisine de la Cour permettent à celle-ci de poursuivre le ressortissant d'un Etat non partie au statut. La question du Tibet avait sans doute, par ailleurs, joué un rôle important dans le refus opposé par la Chine qui, dans les négociations, avait souhaité exclure les conflits armés internes de la compétence de la Cour. Il était difficile, a par ailleurs précisé le rapporteur, de fixer un délai précis quant à la mise en oeuvre de la CPI.

M. Michel Pelchat a considéré que le recours à l'article 124 du statut était une très mauvaise manière faite à l'armée française, estimant que cela laissait entendre que nos forces pourraient être à l'origine de crimes de guerre, alors qu'elles avaient toujours démontré un comportement exemplaire. Il ne saurait donc, a-t-il souligné, accepter le principe de cette exception ouverte par l'article 124. Il a fait enfin observer que cette disposition n'empêcherait pas, de toute façon, les actions médiatiques contre nos forces, voire risquerait de les renforcer.

M. Xavier de Villepin, président, a indiqué qu'avec M. André Dulait, rapporteur, il avait reçu des représentants d'organisations non gouvernementales sur ce sujet et entendu leurs différents arguments. Il a souligné que notre armée était préoccupée par le type de risques que l'article 124 avait pour objectif de réduire. La période de transition qu'il permettait, même écourtée, pouvait donc être souhaitable. A titre personnel, il s'est déclaré disposé à prendre en compte le souci des autorités françaises sur ce point.

M. André Dulait, rapporteur, a reconnu la difficulté qui se ferait jour si, après soixante ratifications, la France se retrouvait seule à avoir recours à l'article 124.

M. Christian de La Malène a indiqué qu'il ne voterait pas le projet de loi, l'expérience des juridictions internationales ne lui apparaissant guère convaincante. Toute institution de ce type était fragilisée par l'absence de base juridique commune permettant un régime pénal cohérent. Quant aux rapports du Conseil de sécurité avec la Cour, ils seraient largement neutralisés par l'hostilité de deux de ses cinq membres permanents. Il s'est enfin interrogé sur la capacité de la future CPI à apporter une solution aux tragédies qui affectaient le continent africain.

M. Xavier de Villepin, président, a alors fait observer que si les grands pays s'exemptaient de toute discipline juridique, l'évolution du monde deviendrait vite préoccupante. La défense du droit international était sans doute un moyen essentiel à la protection des Etats faibles.

M. André Dulait, rapporteur, a fait observer que les Etats-Unis n'étaient pas totalement exclus du jeu, dans la mesure où ils participaient aux travaux de la commission préparatoire. Par ailleurs, si le statut de la CPI n'est pas parfait, il constitue néanmoins une tentative positive pour construire un cadre juridique cohérent contre les crimes les plus graves portant atteinte au droit humanitaire international.

M. Xavier de Villepin, président, a relevé avec inquiétude que les Etats-Unis, puissance prééminente dans le monde, avaient refusé, outre la CPI, la convention d'Ottawa interdisant les mines anti-personnel et le traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Ce comportement était particulièrement inquiétant. En revanche, la France avait, sur la question de la CPI, une position raisonnable et constructive, partagée par le Président de la République et le Gouvernement.

Puis, suivant l'avis de son rapporteur, la commission a adopté le projet de loi.