Mercredi 24 juin 2020

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Porte-avions de nouvelle génération - Examen du rapport d'information

M. Olivier Cigolotti. - Monsieur le Président, mes chers collègues, les études préalables lancées en octobre 2018, sur le porte-avions de nouvelle génération, sont maintenant terminées. Le dossier est sur le bureau du Président de la République.

Nous aurons bien sûr un débat à ce sujet lors de l'actualisation de la loi de programmation militaire en 2021. Mais sera-t-il encore vraiment temps de revenir sur un programme déjà amorcé, au risque de remettre en cause le calendrier ?

Il nous semble, au contraire, que le débat parlementaire sur ce sujet majeur pour l'avenir doit être lancé dès maintenant. La crise actuelle doit nous inciter à préparer les crises futures, et surtout à ne pas différer des investissements essentiels.

C'est pourquoi nous avons voulu vous présenter les premières conclusions de nos travaux, alors même que nous n'avons pas pu les mener complètement à leur terme.

Nous nous sommes rendus à bord du porte-avions Charles de Gaulle, en Méditerranée orientale, les 6 et 7 février, quelques jours après son départ de Toulon et quelques semaines avant le développement à bord de l'épidémie de covid-19. Le porte-avions était alors en appui à l'opération Chammal.

Par la suite, nos travaux ont été ralentis par la crise sanitaire, mais aussi, il faut bien le dire, par les réticences de certains acteurs à être entendus par nous avant la prise de décision présidentielle. Nous le regrettons. Il faudra donc poursuivre ces travaux à la rentrée.

Nous avons néanmoins établi un certain nombre de faits et acquis quelques certitudes. Gilbert Roger va d'abord évoquer les questions opérationnelles, puis je reviendrai sur des enjeux capacitaires.

M. Gilbert Roger. - Le porte-avions est bien sûr un symbole de souveraineté. Mais ce n'est pas qu'un symbole : c'est avant tout un outil militaire au service de notre autonomie stratégique. Ses principales fonctions sont : la projection de puissance, la capacité d'entrer en premier, la maîtrise des espaces aéromaritimes, la mise en oeuvre de la dissuasion nucléaire par la force aéronavale nucléaire (la FANU). Le porte-avions, c'est aussi une capacité autonome d'appréciation des situations.

J'insisterai seulement sur la maîtrise des espaces aéromaritimes car c'est un enjeu croissant : 90 % du volume du commerce mondial de marchandises s'effectue par mer, 95 % des échanges intercontinentaux de données transitent par les câbles sous-marins. La France dispose du second plus vaste espace maritime au monde.

Or le milieu marin est sujet à de multiples convoitises. Les rivalités entre puissance vont croissantes, de même que leur présence militaire sur les océans. La marine chinoise se développe très rapidement. La Chine cherche semble-t-il à se doter de porte-avions nucléaires, à catapultes électromagnétiques, semblables à ceux des Américains. La Méditerranée est aussi un lieu de tensions croissantes. L'actualité nous fournit, presque chaque semaine, des exemples de ces tensions. Le droit international est de plus en plus fragilisé.

Du point de vue diplomatique, le porte-avions nous permet, avec la dissuasion nucléaire, de tenir notre rang de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies... Or ce rang est parfois remis en cause, y compris par nos amis européens.

C'est aussi, plus généralement, un fédérateur de coopérations internationales. Un porte-avions européen n'est pas un objectif crédible aujourd'hui, mais un groupe aéronaval européen l'est. De multiples exercices en commun ont déjà lieu et participent au développement d'une culture stratégique commune.

Au-delà de l'Europe, le porte-avions est un outil dans le développement de notre stratégie indopacifique, et un facteur majeur de poids de la France à l'OTAN, notamment grâce à l'excellente coopération que nous avons avec les États-Unis dans ce domaine.

Mais montrer le rôle essentiel du porte-avions ne suffit pas ... encore faut-il démontrer qu'il est irremplaçable. Nous avons regardé si les moyens de l'armée de l'air, si l'utilisation de drones, ou si des modèles hybrides, à la fois porte-avions et porte-hélicoptères, ne pouvaient pas constituer des alternatives.

Or il nous a semblé, à chaque fois, que ces outils ne pouvaient pas jouer un rôle semblable à celui d'un porte-avions nucléaire tel que le Charles de Gaulle.

L'utilisation de bases terrestres implique soit de longues distances à parcourir, donc une plus faible réactivité, soit l'existence de pays amis à proximité du conflit ; elle nous fait dépendre des portes de passage aérien, alors que le porte-avions bénéficie de la liberté de navigation.

Quant au modèle de porte-avions britannique, il intéressant... mais le décollage par tremplin et l'atterrissage vertical limitent la capacité d'emport et l'autonomie en carburant des avions, donc leur rayon d'action.

Nous nous sommes, enfin, intéressés à la vulnérabilité d'un outil aussi symbolique que le porte-avions. Il est clair que les systèmes de défense devront s'améliorer au même rythme que les systèmes de ciblage des missiles à longue portée. Mais un porte-avions est mobile ; il sera toujours moins vulnérable qu'une base terrestre.

M. Olivier Cigolotti. - La conception du porte-avions de nouvelle génération doit tenir compte d'un certain nombre de contraintes, qui vont dans le sens d'un porte-avions plus massif que l'actuel : le système de combat aérien futur (SCAF), tout d'abord : la masse de son avion principal est évaluée à 30 tonnes, contre un peu plus de 20 tonnes pour les Rafale Marine. La masse dépendra aussi du nombre d'avions que l'on souhaitera pouvoir embarquer sur le nouveau porte-avions.

La masse évoquée, pour le porte-avions de nouvelle génération, serait de 70 000 tonnes (contre 42 000 tonnes pour le Charles de Gaulle), pour une longueur de 280 à 300 m (contre 261 m). La Ministre des armées a récemment confirmé que le futur porte-avions serait construit, pour cette raison, à Saint-Nazaire.

Ce gabarit, ainsi que l'impératif d'autonomie, de flexibilité, de gain de place et, enfin, la question de la fiabilité, plaident pour une propulsion nucléaire. C'est aussi une question de préservation des compétences d'une filière qui ne compte que 12 réacteurs embarqués.

Par ailleurs, le système à piste oblique, catapultes et brins d'arrêt nous semble devoir être retenu, malgré une dépendance assumée à l'égard des États-Unis. Les auditions n'ont pas permis d'identifier d'obstacle majeur à l'utilisation des catapultes électromagnétiques, actuellement testées par les Américains. Cette technologie n'est pas encore tout à fait au point. Mais près de 3500 tirs ont déjà été réussis. Les délais de réalisation du porte-avions de nouvelle génération devraient permettre de bénéficier d'un système déjà largement éprouvé.

J'en viens au coût du porte-avions. Il sera très certainement supérieur à 5 milliards d'euros. Certains parlent de 6 à 7 milliards d'euros. Nous attendons des précisions dans ce domaine, notamment sur les coûts comparés de la propulsion nucléaire et de la propulsion conventionnelle. Mais, quel que soit ce coût, il faudra l'envisager dans la durée : un coût annuel de 450 millions d'euros représenterait, par exemple, 1,5% du budget de la défense et 0,02% du PIB... mais sur 10 ans au moins.

Avons-nous besoin de deux porte-avions ?

L'enjeu, c'est la permanence de l'alerte. Le nouveau porte-avions aurait, comme le Charles de Gaulle, une disponibilité d'environ 65 %.

J'ajoute que l'incendie du SNA La Perle montre que des événements imprévus peuvent avoir de graves conséquences sur des formats de flotte réduits. L'épidémie de covid-19 l'a également illustré : lorsque notre porte-avions est mis à l'arrêt, nous ne pouvons pas le remplacer.

La permanence de l'alerte n'implique pas la mise à disposition d'un second groupe aéronaval, ni d'un second groupe aérien embarqué. Mais elle impliquerait une augmentation des moyens du groupe aérien embarqué, d'environ un tiers, et une augmentation des ressources humaines.

Les économies d'échelle, sur la construction d'un deuxième porte-avions du même modèle, sont importantes, de l'ordre de 30 à 40 %. C'est pourquoi aucune porte ne doit être fermée.

Enfin, nous suggérons une accélération du calendrier : cela permettrait de relancer l'activité des chantiers navals, qui risquent d'être impactés à long terme par la crise. Cela permettrait au futur porte-avions de coexister quelque temps avec l'actuel... avant le lancement de son navire jumeau ! Cette hypothèse du « tuilage » était, du reste, encore évoquée par le gouvernement, lorsque nous avons examiné la dernière LPM.

M. Gilbert Roger. - Trois points pour conclure. Il est hors de question que la composante « ressources humaines » du projet serve de variable d'ajustement compte tenu des contraintes sur la taille du futur porte-avions. La seule faiblesse du Charles de Gaulle, aujourd'hui, c'est d'offrir des conditions de vie inadaptées à son époque. Il ne s'agit pas que de confort mais aussi d'efficacité opérationnelle. L'épisode de la contamination par le covid-19 l'a montré. La principale richesse du porte-avions, c'est son équipage.

Il ne s'agit pas non plus de réduire à marche forcée les effectifs. Les Britanniques ont essayé ; ils en font aujourd'hui les frais.

A ce stade, une réduction de 10 % de l'effectif de l'équipage est envisagée, et une limitation des postes à 6-8 personnes. Ce doit en effet être un maximum.

La question du double équipage doit aussi être posée. Ce double équipage permettrait une meilleure organisation des temps d'embarquement et une plus grande compatibilité avec la vie de famille. Actuellement, sur le Charles de Gaulle, 30 % des hommes ont des enfants mais seulement 6 % des femmes.

J'en viens à la fin de vie du Charles de Gaulle. Elle est prévue pour 2038. Pourra-t-on le prolonger quelques années supplémentaires, pour le faire coexister avec le nouveau porte-avions ? Cela nécessiterait une modernisation et un examen attentif des questions de sûreté nucléaire et de sécurité. Mais cette question doit être étudiée.

Enfin, pour conclure, la construction d'un nouveau porte-avions est un projet national, de haute valeur symbolique, devant participer au développement de l'esprit de défense. Si les décisions sont prises au plus haut sommet de l'État, il nous semble que le parlement, et la nation dans son ensemble, doivent y être mieux associés. Je regrette que la Direction générale de l'armement (DGA) n'ait pas répondu à nos questions.

C'est aussi un projet intergénérationnel, puisque ce sont les jeunes d'aujourd'hui que ce porte-avions protègera demain. C'est pourquoi nous proposons d'organiser un concours, ouvert à tous les jeunes, pour déterminer le nom de ce futur porte-avions.

M. Cédric Perrin. - Merci aux rapporteurs. Je suis très heureux que la Commission puisse rendre un avis sur ce sujet. La propulsion nucléaire me paraît, en effet, être la meilleure solution, pour plusieurs raisons, dont la préservation des compétences de la filière nucléaire française.

Concernant la catapulte, la dépendance à l'égard des États-Unis est une vraie question. Avez-vous eu connaissance d'initiatives, au plan européen, en vue de la construction d'une catapulte européenne ? L'achat de catapultes américaines permettra-t-il un retour industriel en France ? Il serait souhaitable que des entreprises françaises participent à leur fabrication.

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Merci aux rapporteurs. Je déplore que certains acteurs du dossier aient quelque peu esquivé vos auditions. Les armées doivent se préparer à un durcissement des conflits, à des attaques cyber. Mais la crise du covid-19 nous a rappelé l'existence d'ennemis beaucoup plus traditionnels, tels que de simples virus. Ce qui s'est passé sur le Charles de Gaulle est déplorable en termes d'image pour notre nation. Des leçons ont-elles été tirées de cet épisode, notamment pour les équipements intérieurs du futur porte-avions ?

M. Joël Guerriau. - Je me réjouis de la construction de ce nouveau porte-avions à Saint-Nazaire.

Quels sont les coûts d'entretien annuel du porte-avions ? La disponibilité s'entend-elle eu égard aux temps d'entretien, ou à l'absence de double équipage ? S'il y avait un double équipage, quel serait le gain de disponibilité ?

Enfin, vous avez évoqué un groupe aéronaval européen. Faut-il le prévoir initialement à la construction du navire et répartir à l'avance les moyens par pays, de manière contractuelle ?

M. Pascal Allizard. - Je félicite les rapporteurs et les remercie de m'avoir permis de participer, avec d'autres collègues, à leurs auditions. Ma question a été posée : elle concernait la propulsion et surtout les effectifs, ainsi que le double équipage.

M. Olivier Cadic. - Je me joins à ces félicitations. Il était question, à un moment, de construire deux porte-avions avec les Britanniques. Peut-on encore envisager de mutualiser la construction d'un deuxième porte-avions avec un autre pays européen ?

Vous avez évoqué le développement de la marine chinoise. De combien de porte-avions la Chine se dotera-t-elle au cours des prochaines années ? Qu'en est-il de la marine russe ? Il me semble difficile d'être vraiment présent dans le Pacifique avec un seul porte-avions.

M. Bruno Sido. - Merci aux rapporteurs. J'insisterai sur la question du nombre de porte-avions. Lorsque les États-Unis ont mis à l'arrêt un porte-avions, à cause de l'épidémie de covid-19, il leur en restait 10 autres... Lorsque le Charles de Gaulle est revenu à Toulon pour la même raison, nous n'avions plus aucun porte-avions en mer. Cela a-t-il du sens d'avoir un seul porte-avions ?

Certes, nous coopérons avec les Britanniques et avec les Américains, qui nous ont expliqué que le Charles de Gaulle était déjà venu combler un vide dans leur dispositif opérationnel. Mais quand on parle de souveraineté, on ne parle pas de souveraineté limitée.

Cette question doit être mûrement réfléchie. Bien sûr, elle a des implications en termes de coût et d'effectifs. Mais ne pourrait-on pas construire des porte-avions plus simples, moins onéreux, dans la mesure où un porte-avions n'est jamais seul mais qu'il évolue avec son groupe aéronaval ?

M. Jean-Pierre Vial. - L'achat de catapultes américaines nous permet-il de conserver une souveraineté dans l'utilisation de nos moyens ? Il serait en effet regrettable que l'on se retrouve avec un porte-avions en mer qui soit dans l'impossibilité d'actionner ses catapultes.

M. Olivier Cigolotti. - Sur la propulsion, effectivement, compte tenu de l'évolution des aéronefs et des moyens embarqués, le nucléaire s'impose. C'est aussi une question d'autonomie stratégique et de préservation des compétences d'une filière qui ne comporte que 12 réacteurs.

S'agissant des catapultes, nous aurions souhaité interroger la DGA, notamment sur l'hypothèse de la structuration d'une filière française.

Nous avons entendu l'attaché de défense américain. Les États-Unis disposent de 11 porte-avions, et auront bientôt 4 porte-avions de classe Ford, d'un format encore plus imposant. Nous les avons interrogés sur la crédibilité d'une nation ne disposant que d'un seul porte-avions. Leur réponse a mis l'accent sur la collaboration, sur les exercices régulièrement organisés entre les différentes marines alliées. Le porte-avions Charles de Gaulle a été amené à combler, dans une période de tensions, un déficit de moyens de la flotte américaine. La réciproque est possible.

Sur le retour d'expérience de la crise sanitaire, la Marine est à pied d'oeuvre pour en tirer les leçons sur les conditions de vie à bord du Charles de Gaulle. Celui-ci a été construit dans les années 1980. Il n'a pas été conçu pour une mixité à bord. Les postes vont jusqu'à 40, les espaces sont réduits ; ces conditions de vie ne sont pas satisfaisantes, notamment pour le personnel féminin. Le porte-avions de nouvelle génération devrait permettre de passer à des cabines de 6 à 8. La Marine travaille également à des possibilités de confinement en cas de nouvelle crise sanitaire.

Sur la disponibilité, il nous faut au moins un porte-avions et demi, grâce à une prolongation du Charles de Gaulle par exemple, et si possible un deuxième porte-avions dont les coûts seraient réduits de 30 % à 40 %. Compte tenu de l'évolution des conflits, cela paraît s'imposer.

Une diminution de l'ordre de 10 % des effectifs de l'équipage est prévue, compte tenu de l'évolution des technologies à bord, malgré l'évolution du gabarit du porte-avions.

Le Charles de Gaulle est déjà doté de systèmes de catapultage et d'appontage américains, ce qui ne pose actuellement aucun problème. Les catapultes électromagnétiques n'accroîtront donc pas cette dépendance. Le maintien en condition opérationnelle n'est pas un problème et ne devrait pas l'être davantage à l'avenir.

M. Gilbert Roger. - Le dossier du SCAF doit avancer parallèlement à celui du porte-avions de nouvelle génération. La commission examinera prochainement un rapport à ce sujet.

Personne ne s'attendait à la crise du covid-19. Elle aura des conséquences dans tous les domaines, y compris sur la conception du porte-avions de nouvelle génération.

La catapulte est une de nos préoccupations. Il faut que l'industrie française soit en capacité de participer à ce projet et que cela puisse générer une certaine autonomie.

M. Christian Cambon. - Une autre idée chemine, dans la perspective des dix ans des accords de Lancaster House : les Britanniques ayant récemment mis deux porte-avions en service, ne pourrait-on pas engager une coopération avec eux afin d'avoir toujours deux porte-avions sur trois à la mer ? Cela permettrait d'éviter de financer deux porte-avions. Des contraintes budgétaires vont apparaître, à la rentrée, et certains souhaiteront mettre la défense à contribution. Or les crises géostratégiques, comme les crises sanitaires, ne sauraient commencer à être préparées au moment où elles surviennent. Le Royaume-Uni, qui dispose de deux porte-avions, et de la dissuasion, est un partenaire naturel. Si l'on veut construire la défense européenne, des mutualisations sont à envisager.

M. Gilbert Roger. - L'une de nos préoccupations géostratégiques, c'est qu'il faudra être dans l'Indopacifique, tout en restant en Méditerranée. À défaut, les Turcs ou les Russes occuperont le terrain. Il serait donc en effet intéressant, au travers d'une coopération avec nos amis britanniques, de pouvoir tenir les espaces européens, tout étant présent dans l'Indopacifique.

La commission adopte le rapport d'information, le groupe CRCE s'abstenant.

« L'Afrique face au Coronavirus » - Examen du rapport d'information

M. Jean-Pierre Vial, co-rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, dès le début de la crise du coronavirus, ses conséquences sur la situation sanitaire en Afrique ont suscité les plus grandes inquiétudes en raison de la faiblesse des systèmes de santé des pays du continent. La Commission des Nations unies pour l'Afrique a estimé que la pandémie pourrait y tuer jusqu'à 300 000 personnes.

Nous avons donc souhaité, avec Marie-Françoise Pérol-Dumont, entendre quelques-uns des grands acteurs de l'humanitaire et de l'aide publique au développement afin de faire le point sur la situation. Premier constat, la crise sanitaire n'a pas démarré aussi sévèrement que nous le craignons, même s'il est encore bien trop tôt pour faire un bilan définitif. Au 20 Juin 2020, L'Afrique comptait 287 385 cas confirmés de coronavirus et 7 708 morts. C'est seulement une petite partie des cas dans le monde. Toutefois, l'épidémie semble toujours en phase de croissance.

Plusieurs facteurs ont joué pour retarder la flambée : la jeunesse de la population africaine certes, mais aussi l'expérience d'autres épidémies comme celle du virus Ebola. Par ailleurs, il convient de mettre au crédit de nombreux pays africains une réaction rapide et énergique, là où certains analystes, rappelez-vous, évoquaient plutôt un probable effondrement des États.

Le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC Africa), dont nous avons entendu le directeur, le Dr John Nkengasong, a notamment lancé une stratégie de coordination continentale dès la fin février. Grâce à ces efforts, le nombre de pays capables de réaliser des tests est passé en quelques semaines de 2 à 43. La France est aussi partie prenante du projet de production de tests rapides par l'institut Pasteur de Dakar dans le cadre de l'initiative Diatropix soutenue depuis 2018 par Mérieux. Le CDC Africa a aussi déployé début juin son partenariat pour accélérer les tests (PACT), que le docteur Nkengasong nous avait annoncé.

Marie-Françoise Pérol-Dumont évoquera davantage les conséquences économiques de la crise mais je voudrais souligner un point à ce sujet : la baisse alarmante des transferts privés. La banque mondiale a signalé que la baisse risquait d'être de 23 % en 2020. Toute l'économie africaine sera affectée directement ou indirectement par cette chute des transferts, estimés en temps normal à 70 milliards de dollars, plus que l'aide publique au développement.

Je souhaiterais souligner que les ONG sont en première ligne face à cette crise. C'est notamment le cas de la Croix-Rouge française, qui joue un rôle de prévention, d'isolement et de triage des cas suspects, de surveillance épidémique à base communautaire, voire de renforcement des systèmes de santé. En outre, comme nous l'a indiqué le directeur général délégué de l'ONG humanitaire française Acted, les ONG sont également les acteurs les mieux placés pour instaurer des mesures de compensation aux restrictions de déplacements. En effet, pour les populations qui vivent de l'économie informelle, ces restrictions représentent un danger supérieur à celui du coronavirus. Or les ONG maîtrisent déjà bien les transferts monétaires ou de nourriture aux familles.

Les acteurs de terrain que nous avons entendus ont également tous souligné leur crainte de voir l'urgence sanitaire actuelle porter atteinte à l'ensemble des autres actions déjà en cours sur le continent. Ainsi, 75 % des programmes en cours d'Acted ont été affectés par des mesures de réorientation de fonds des bailleurs, subissant des décalages ou des annulations.

Or, en Afrique, le COVID n'est qu'une urgence parmi d'autres. Sur le plan sanitaire, le SIDA, la tuberculose et le paludisme font toujours des centaines de milliers de morts chaque année. L'ONU a indiqué le 11 mai que le nombre de décès causés par le VIH pourrait doubler en Afrique subsaharienne (soit 500 000 morts annuels de plus) si l'accès des malades aux traitements était perturbé par la pandémie liée au coronavirus.

Il y a selon moi plusieurs leçons à tirer de cette crise. Tout d'abord, les contaminations sont toujours en hausse malgré un démarrage lent. Il faut donc s'inscrire dans la durée : la lutte a plus ressemblé à un sprint en Europe, c'est davantage un marathon en Afrique.

Il faut encore davantage travailler avec les acteurs de terrain, les laboratoires africains, les Instituts Pasteurs - et arrêter l'hémorragie des experts techniques qui sont essentiels - mais aussi les ONG. L'AFD doit d'ailleurs mieux travailler avec celles-ci. Certains acteurs de terrain estiment que l'agence, en devenant une banque de développement très puissante, s'est un peu éloignée d'eux. Or, ce sont bien les grandes ONG françaises qui sont le visage de la France dans les zones de crise.

Il faut cependant mettre au crédit de l'AFD l'annonce que nous a faite Rémy Rioux, lors de son audition, d'une nouvelle initiative sur le thème du soutien au secteur privé africain. Le tissu des PME africaine est en effet l'un des grands espoirs de développement pour l'Afrique et la crise le met en péril directement. Nous devrons suivre cette initiative de près pour en évaluer les résultats.

Je laisse maintenant la parole à ma co-rapporteure, Marie-Françoise Pérol-Dumont.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, co-rapporteure. - Si les effets sanitaires de la pandémie en Afrique apparaissent pour le moment sous contrôle, il n'en va pas de même des effets économiques, dont la gravité est certaine. Le Fonds monétaire international (FMI) a ainsi évoqué « une menace sans précédent pour le développement », avec un recul attendu du PIB de 1,6 % en 2020, phénomène sans précédent depuis la seconde guerre mondiale. L'Union africaine prédit la perte de 20 millions d'emplois.

Un autre aspect est l'explosion de la dette. Depuis plusieurs années, le poids de la dette africaine, dont la Chine détient à elle seule 40%, empêche déjà de nombreux États africains d'investir dans certains secteurs dont, justement, les systèmes de santé. La dette africaine devrait atteindre 64 % en 2020 : c'est une proportion très élevé pour des économies pauvres. Face à ces constats, nous pouvons nous féliciter de la décision du G20, le 15 avril dernier, de reporter d'un an les échéances du service de la dette dues par 40 pays africains, soit un montant de 20 milliards de dollars. Pour la France, l'effort porte sur un milliard d'euros. En revanche, il n'y a pas de moratoire sur les dettes privées, même si des discussions sont en cours.

Ce moratoire est-il suffisant ? C'est assez peu probable. Le docteur Nkengasong, directeur du Centre africain de prévention et de contrôle des maladies, nous a indiqué que l'Union africaine aurait besoin de 600 millions de dollars rien que pour appuyer les efforts des pays dans la gestion de la crise sanitaire. Beaucoup de pays risquent en outre de se trouver incapables de payer à la reprise des échéances en 2021. Il conviendrait donc d'annuler au moins une partie de la dette détenue par les investisseurs publics. Cela parait plus difficile à envisager pour les créanciers privés, qui pourraient alors sanctionner les pays. Les banques de développement comme l'AFD estiment qu'il est nécessaire d'examiner individuellement la situation de chaque pays afin de tenir compte des capacités réelles de remboursement, des efforts accomplis et de la nécessité de préserver un accès futur aux marchés privés.

Plus généralement, il apparaît nécessaire de redéfinir un cadre de financement public/privé soutenable pour l'Afrique. Rémy Rioux l'a souligné, « l'Afrique ne se développera pas qu'avec des dons ». Il est nécessaire d'impliquer les acteurs privés dans la résolution de la crise actuelle pour qu'ils y contribuent tout en continuant à trouver sur le continent des conditions favorables pour investir.

Devant la gravité de cette crise sanitaire mais surtout économique, l'AFD et Expertise France ont réagi assez rapidement. L'AFD a lancé le 2 avril le projet « COVID 19, santé en commun », avec 150 millions d'euros de dons et 1 milliard de prêts très concessionnels pour soutenir les pays africains. L'AFD doit d'ailleurs s'inspirer de sa réponse à cette crise pour continuer à rendre ses méthodes d'intervention plus agiles et plus rapides, à coopérer encore davantage avec les ONG et à innover dans ses modes de financement. Le défi est en effet de continuer à financer des projets sans aggraver l'endettement des pays africains. À noter que, dans son rapport du 10 juin dernier sur « le pilotage des opérateurs de l'action extérieure de l'État », la Cour des comptes a estimé l'AFD tend à « développer sa propre vision de son déploiement, à définir sa propre stratégie et à agir avec une autonomie croissante». L'amélioration des méthodes de l'AFD doit donc aller de pair avec un meilleur contrôle et une meilleure évaluation de l'action de l'agence.

Expertise France a également eu une action efficace en mettant en place une plateforme d'assistance sanitaire afin d'appuyer les politiques menées par les ministères de la santé et les autorités sanitaires. L'agence a aussi développé une plate-forme d'assistance économique pour aider les pays à mettre en oeuvre les plans des institutions internationales.

Je voudrais enfin aborder la question de l'accès de l'Afrique aux vaccins et aux traitements. La pandémie actuelle a mis en avant la dépendance de l'Afrique pour ses approvisionnements critiques. Les chefs d'État des pays africains ont su s'exprimer d'une seule voix dès le début de la crise pour réclamer l'inclusion de l'Afrique dans les circuits de produits sanitaires. Il faut les soutenir dans cette démarche. L'Afrique n'a pas les moyens de se retrouver au milieu d'une compétition internationale pour trouver des réactifs ou des vaccins. Il importe aussi de trouver des solutions locales, sinon les problèmes d'approvisionnement se renouvelleront à chaque crise. Rappelons que, sur la douzaine de vaccins utilisés couramment en Afrique, seul celui contre la fièvre jaune est produit sur le continent, par l'Institut Pasteur de Dakar.

De même, la recherche clinique de qualité est une réalité en Afrique. Toutefois, les thématiques de recherche sont le plus souvent choisies par les organisations internationales qui la financent et pas toujours en accord avec les priorités africaines.

Il convient enfin de conditionner davantage notre aide à l'effort budgétaire en matière de santé accompli par les pays eux-mêmes. Rappelons qu'en 2001, de nombreux pays africains avaient signé la Déclaration d'Abuja, les engageant à investir au minimum 15 % de leur budget dans la santé. Or, cet objectif est loin d'être atteint. La pandémie de Covid-19 doit ainsi constituer un coup de semonce pour inciter les Gouvernements africains à atteindre l'objectif d'Abuja ! Je vous remercie.

M. Jean-Marie Bockel. - Dans les zones récemment pacifiées au Sahel, l'AFD et la coopération française en général devaient prendre tout de suite le relais pour éviter un retour des troubles. Comment l'AFD a-t-elle poursuivi son engagement dans cette région pendant la période de la crise du coronavirus ?

M. Jean-Pierre Vial, co-rapporteur. - En matière de continuité sécurité-développement, il y a eu des améliorations mais un ambassadeur nous disait encore récemment qu'il y avait une multitude d'acteurs mais pas assez de coordination !

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, co-rapporteure. - Ce sujet nous a beaucoup préoccupés dans notre travail sur la future loi relative à la solidarité internationale : ce ne sont pas les moyens mais l'organisation et la synchronisation des actions qui font défaut.

La commission adopte le rapport d'information

Vision stratégique de l'armée de Terre - Audition du général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui le général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre, pour la seconde fois cette année.

Mon général, merci de vous être rendu disponible pour cette audition, que nous attendions avec beaucoup d'intérêt tant il est vrai que notre commission accorde une importance toute particulière à l'avenir de nos armées.

Au nom de notre commission, je tiens tout d'abord à réaffirmer notre solidarité vis-à-vis de l'ensemble des soldats de l'armée de Terre en posture opérationnelle. Je veux adresser une mention toute particulière à nos troupes en Bande Sahélo-Saharienne (BSS), lesquelles ont une nouvelle fois été endeuillées par la mort de deux légionnaires le mois dernier.

Lors de votre dernière audition dans nos murs, vous évoquiez déjà la rédaction d'un plan stratégique pour l'armée de Terre. Alors que vous venez tout juste de le publier, la commission souhaiterait que vous lui présentiez les principales mesures et évolutions, qui impacteront à moyen et long terme les structures de nos forces terrestres.

Dans ce but, nous désirerions connaître votre avis sur le contexte sécuritaire international et son évolution. Le monde n'a en effet pas été pacifié par la crise sanitaire. Quel sera l'ennemi futur de nos forces terrestres ? A l'heure où les tensions à l'est de l'Europe ou bien encore en mer de Chine semblent confirmer un durcissement de la conflictualité, les engagements asymétriques que nous connaissons au Sahel ou au Levant seront-ils amenés à perdurer ?

Toutes ces interrogations amènent à se poser la question de notre modèle d'armée. L'armée de Terre a connu une phase d'évolution ininterrompue depuis le début de la professionnalisation, jusqu'au modèle d'armée « Au contact » que votre prédécesseur, le général Bosser, nous présentait en 2015.

Ce modèle, finalisé récemment, vous semble-t-il adapté aux défis de demain, ou bien nécessitera-t-il une refonte pour atteindre les nouveaux objectifs que vous aurez fixés à vos unités ? Va-t-on assister à une nouvelle rupture stratégique, ou bien à une évolution continue et logique de notre outil militaire ?

Enfin, nous souhaiterions que vous nous présentiez succinctement les actions concrètes que vous envisagez de mettre en oeuvre pour atteindre ces objectifs. J'imagine votre plan stratégique touche des domaines aussi variés que le capacitaire, les ressources humaines, et la préparation opérationnelle, pour ne citer qu'eux.

Dans le domaine de la préparation opérationnelle, nous suivons avec beaucoup d'attention les difficultés que vos unités éprouvent à retrouver du temps pour l'entraînement, et ce notamment depuis 2015 et le début de l'opération Sentinelle. Des marges de manoeuvre pourront-elles selon vous être dégagées ?

Dans le domaine capacitaire, les chantiers en cours, comme le programme Synergie du contact renforcée par la polyvalence de l'infovalorisation (SCORPION,) ou bien ceux à venir, tel le programme du char franco-allemand, sont autant d'étapes qui devront s'intégrer dans le plan que vous allez nous présenter.

Général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre. En préambule, je reviendrai sur les enseignements de la crise sanitaire. Ceux-ci recoupent de nombreuses conclusions de nos travaux sur la vision stratégique. Tout d'abord, le risque pandémique était identifié. La revue stratégique et de nombreux documents estimaient ainsi qu'une pandémie pouvait frapper notre pays et l'Europe. Pour autant, la crise sanitaire nous a mis en fort déséquilibre, ce qui signifie que nous ne nous étions pas préparés à faire face à ce risque. Face à un risque majeur, il faut se préparer. Dans ma mission de chef d'état-major de l'armée de Terre, je ne peux pas identifier de risques ou de menaces sans les décliner à travers des stratégies de préparation. C'est l'objet de la vision stratégique.

Par ailleurs, dans un monde où les activités humaines sont extrêmement imbriquées, les crises deviennent plus complexes : il y a celles qui sont bien visibles et celles qui couvent ou qui sont induites. En tant que militaire, je considère donc qu'une crise doit toujours être envisagée de manière globale. Il ne faut pas se contenter de traiter ses dimensions les plus évidentes. Ainsi, nous avons pris des mesures face au risque épidémique, mais un deuxième risque était sous-jacent, celui d'attaques cyber, qui auraient pu avoir des conséquences considérables, entre autres sur les activités en télétravail. En tant que militaires, il nous faut analyser les crises de manière large et profonde et ne pas nous arrêter à ce qui semble le plus évident.

Un autre enseignement de cette crise est qu'il n'existe pas de résilience sans véritable autonomie stratégique. Nous devons être capables de mieux cartographier nos équipements stratégiques et d'en sécuriser toute la chaîne de valeur. En cas de conflit, je ne voudrais pas venir devant vous pour déplorer l'insuffisance de nos stocks de munitions, comme il en a été pour les masques dans de nombreux pays. Personne ne nous a empêchés de nous ravitailler en masques, si ce n'est la loi du marché. En cas de conflit, nos adversaires feraient tout pour nous empêcher de nous ravitailler en munitions et pièces de rechange.

L'efficience du temps de paix n'assure pas nécessairement la résilience du temps de guerre. Les notions d'efficience et de résilience ne doivent pas être opposées, mais aucune ne doit être négligée. L'absence totale d'efficience signifierait la gabegie, ce qui n'est pas acceptable. Se concentrer sur la seule efficience, en négligeant la résilience, peut cependant nous mettre en grande difficulté.

Enfin, le dernier enseignement que je tire de cette crise concerne la singularité militaire. Cette crise portait en germe un risque important pour celle-ci. Au-delà d'assurer la protection de mes soldats, il était important de garder à l'esprit qu'un militaire doit avant tout accomplir sa mission, ce qui implique généralement de prendre des risques. Je ne voulais pas qu'à la fin de la crise, mes soldats puissent penser qu'ils s'étaient seulement protégés. Ils devaient aussi être capables de soutenir les Français, et d'appuyer la résilience de l'Etat. Les Français ne devaient pas non plus avoir de doutes à la fin de cette crise quant à l'utilité de leur armée de Terre. Il en va de même pour les familles des soldats, qui peuvent parfois oublier que militaire n'est pas un métier comme les autres. Cette crise avait comme caractéristique de concerner aussi bien la famille que le conjoint militaire, mais ce dernier, du fait de la singularité, devait à la fois se protéger et réaliser sa mission.

Pour l'armée de Terre, deux enseignements plus spécifiques doivent être tirés. Tout d'abord, un modèle d'armée complet n'est pas un luxe. Il y a de cela quelques mois, on aurait pu m'interroger sur l'utilité du 2e régiment de dragons nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Or celui-ci a une vraie utilité. Il faut non seulement en disposer mais il faut aussi l'équiper et l'entraîner.

Par ailleurs, le maillage des territoires, qui est l'une des caractéristiques de l'armée de Terre, doit être conservé et entretenu. Les liens tissés au quotidien entre les régiments et les autorités locales sont extrêmement précieux en temps de crise. Ils ont permis de déployer l'opération Résilience, en conjuguant décentralisation et subsidiarité, pour mieux soutenir les Français.

Ces enseignements me confortent dans le choix de la vision stratégique. En effet, la crise n'a pas gelé les tensions internationales, bien au contraire. La prochaine crise pourrait tout à fait être sécuritaire, voire militaire. Il est même probable que les prochains conflits soient plus exigeants et lourds de conséquences que nos opérations actuelles. J'estime toutefois que nous ne sommes pas suffisamment préparés aujourd'hui à faire face à des conflits de plus grande ampleur. C'est la raison pour laquelle nous devons durcir l'armée de Terre, pour qu'elle soit en mesure de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, qui sont déjà très éprouvants.

Cette idée a motivé les travaux de la vision stratégique, diffusée à l'armée de Terre au mois de mai 2020. Il s'agit de l'orientation qui lui a été donnée pour les dix ans à venir. Je vais vous en présenter les grands axes.

Tout d'abord, pourquoi une vision stratégique ? Certains évoquent le monde d'après. Ma mission est de préparer la guerre d'après. A l'origine des travaux de la vision stratégique, lancés l'été dernier, se trouve le constat que nous entrons probablement dans un nouveau cycle de conflictualité. Depuis plus de dix ans, l'effort des armées, et de l'armée de Terre en particulier, s'est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé, avec des résultats militaires assez exceptionnels, quoiqu'en disent certains.

Néanmoins, même si nos engagements sont très durs, comme au Sahel, nous nous trouvons aujourd'hui dans une sorte de confort opérationnel. Nous nous battons sans menace aérienne, sans menace de missiles de longue portée, et nous ne subissons pas de brouillage. La guerre que nous livrons n'est pas facile, mais nous nous battons sur un petit segment, sur lequel nous sommes capables d'exercer une forte pression. Mais ce n'est pas l'ensemble de nos capacités qui sont engagées et mises sous tension.

Notre modèle d'armée, pour des raisons de moyens et par nécessité est essentiellement concentré sur ce segment des opérations, et répond assez bien à la menace à laquelle nous sommes confrontés. Il s'agit cependant d'un type très particulier d'opérations. J'estime qu'au vu de l'environnement international, il est nécessaire de réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. Aujourd'hui, le rapport de force redevient un mode de relation courant entre États. Nous observons aux portes mêmes de l'Europe des déploiements militaires conséquents.

Nous engageons 5 000 hommes au Sahel, à la demande de l'Etat malien et du G5 Sahel, pour les aider dans la lutte contre le terrorisme. En comparaison, en octobre 2019, la Turquie a conduit une opération sur un front de 300 kilomètres de large, sur une vingtaine de jours, avec comme objectif de conquérir une zone tampon d'une trentaine de kilomètres de profondeur. Elle a engagé 80 000 hommes dans cette opération, des véhicules blindés, des chars de combat Léopard, des drones, et des pièces d'artillerie.

De manière générale, nous assistons à un réarmement du monde. Le risque, c'est bien la tentation du possible. La puissance militaire rend possible l'ambition de dominer politiquement et sécuritairement son environnement. Cela est d'autant plus facile que la capacité de riposte de l'adversaire est faible. Les conflits se durcissent et les compétiteurs sont habiles. De plus en plus de pays agissent juste sous le seuil du conflit ouvert, avec des actions non revendiquées, comme des attaques cyber, ou des opérations d'influence, domaines où l'attribution de l'attaquant est particulièrement difficile à établir. Ces pays n'hésitent plus à déployer leurs forces, à tester assez brutalement les dispositifs adverses, sans craindre d'aller à l'accident et à intimider.

Certains facteurs amplifient le risque de conflits de haute intensité, à commencer par l'affaiblissement du multilatéralisme. Il y a une quinzaine d'années, le tempo des crises était peu ou prou fixé par les résolutions de l'ONU. Ces dernières pouvaient être critiquées. Elles prenaient du temps à être signées ou mises en oeuvre, mais en tout cas, chacun se positionnait par rapport à elles. Aujourd'hui, elles existent toujours, mais plus personne ne s'y intéresse.

La prolifération technologique permet également à nos compétiteurs de nous concurrencer sur certaines de nos capacités. Indéniablement, notre avantage en la matière se réduit. Enfin, le champ informationnel devient un espace d'influence et d'affrontement à part entière, systématiquement utilisé. Il s'agit à mes yeux de la plus importante rupture. Nous devons être capables de la penser. Dans ce domaine, de nombreux acteurs sont très efficaces, car ils sont désinhibés. Aujourd'hui, les émotions sont plus que jamais instrumentalisées. Quelques images, ou quelques mails détournés suffisent à faire basculer une opinion nationale et internationale, et à semer le désordre dans les rues et dans les esprits.

Le meilleur exemple de ce durcissement des conflits est probablement la Libye, située à seulement 2 000 km de nos plages. Il y a deux ans, des milices se combattaient à la Kalachnikov. Aujourd'hui, il s'agit d'une véritable guerre. Des blindés sont engagés, ainsi que de l'artillerie. Des interceptions permettent de faire des frappes en « boucle courte » avec des drones. Il y a des défenses antiaériennes et même un embargo maritime, ainsi qu'une guerre informationnelle. Nous devons y porter une grande attention. Les guerres que nous devons préparer ressembleront probablement à une combinaison entre le conflit libyen et ce que nous avons pu voir en Ukraine. J'estime que le risque d'escalade militaire est aujourd'hui élevé, et le moindre incident peut dégénérer. Dans ce contexte, nous devons nous interroger sur le type d'armée dont notre pays a besoin.

Vous l'avez dit, l'armée de Terre a une expérience opérationnelle assez importante, certainement sans comparaison en Europe. Nous ne sommes pas pour autant prêts à faire face à des conflits de grande ampleur. Aussi, notre ambition est de disposer d'une armée de Terre durcie, c'est-à-dire prête au combat sur court préavis. Aujourd'hui, seule une petite partie de l'armée de Terre en est capable, car c'est ce dont nous avons besoin pour traiter les crises auxquelles nous sommes confrontés. Nous devons pouvoir déployer un volume de forces significatif beaucoup plus rapidement.

Je suis par ailleurs convaincu qu'une nation prête au combat sera très certainement en mesure de dissuader ses potentiels adversaires. Il n'en ira pas de même pour une nation mal préparée, qui suscitera des convoitises et qui subira le fait accompli. Aujourd'hui, je n'identifie pas de menaces directes contre le territoire métropolitain. Néanmoins, nous devons être vigilants sur certains de nos intérêts en outre-mer ou à l'étranger.

Une armée de Terre durcie c'est ensuite une armée puissante, entraînée et adaptée aux nouvelles menaces. Pour éviter d'être contournés, avec des adversaires cherchant à jouer sur l'ensemble du spectre, nous devons être présents sur tous les secteurs. Pour ce faire, il faut conserver un modèle d'armée complet, tel qu'il est construit aujourd'hui, et qui soit suffisamment dissuasif. Pour être puissant, il faut également mieux combiner nos effets : les effets physiques, au travers des actions de combats et les effets immatériels, comme le brouillage, la déception ou la guerre informationnelle. Cette combinaison des effets a été observée en Crimée et dans le Donbass.

Une armée de Terre durcie doit également être résiliente. Il nous faut de l'épaisseur. Nous devons disposer de stocks de munitions et de pièces de rechange en quantités suffisantes. La résilience est en outre liée au maillage du territoire, qui nous donne la capacité de protéger et de soutenir les Français très rapidement si la situation le nécessite, sur un vaste panel de risques, de menaces, ou d'accidents.

La résilience exige de disposer d'une chaîne de commandement robuste, qui nous permette de décider malgré la menace de guerre informationnelle que nous subirons en cas d'attaque. Si nos chaînes de commandement et nos processus décisionnels ne sont pas suffisamment robustes, le risque est de perdre la guerre sans l'avoir livrée, parce que nous n'aurons pas été capables de décider de nous y engager.

La composante terrestre continuera à occuper une place centrale dans les conflits de demain, car c'est au sol que se nouent et se dénouent les crises. C'est au sol que les ultimes volontés s'affrontent. Pour atteindre cette ambition, je souhaite rehausser le niveau d'exigence de notre préparation opérationnelle. Quatre grands axes permettent de réaliser l'ambition d'une armée de Terre durcie. Cet objectif ne sera pas atteint à l'été 2021, car il est ambitieux, et que nous avons encore du chemin à parcourir. Il nécessitera d'importants efforts. Nous visons donc un objectif 2030, mais une partie des composantes de la réalisation de cet objectif nous engage au-delà. Cette manoeuvre s'inscrit dans la profondeur, avec des projets identifiés, qui constituent nos premiers objectifs. D'autres objectifs exigeront davantage de temps, et d'autres se révéleront lors du premier bilan que nous dresserons l'année prochaine.

Les axes concernent nos hommes, nos capacités, notre entraînement, ainsi que la simplification de notre fonctionnement.

Tout d'abord les hommes qui constituent le coeur de l'armée de Terre. Nous devons les préparer à des affrontements encore plus difficiles que ceux qu'ils livrent actuellement. Aujourd'hui, leur niveau est bon, mais des engagements plus exigeants nécessitent une préparation renforcée. Se pose également la question de la réserve, qui doit être mieux entraînée et plus employable. Elle est en effet essentielle pour nous permettre de regagner l'épaisseur dont nous avons besoin, en combinant l'action de l'armée d'active, et celle de l'armée de réserve.

Nous avons également besoin de capacités, pour nous permettre de surclasser, ou à tout le moins de faire jeu égal avec nos adversaires. Mes hommes doivent avoir les moyens de s'entraîner et de combattre. Pour ce faire, j'ai besoin de temps, de matériels modernes et disponibles, et de munitions. La modernisation est un enjeu essentiel pour les armées occidentales. Nous devons en la matière parvenir à un juste équilibre technologique, pour assurer notre supériorité opérationnelle, sans qu'elle ne constitue une charge trop lourde. Il faut bien évidemment éviter le décrochage technologique. Les essaims de drones ne sont aujourd'hui plus de la science-fiction. Néanmoins, nous devons également disposer de masse, et veiller à ce que les coûts de possession de nos matériels n'explosent pas, ce qui réduirait mécaniquement le nombre d'engins que nous pouvons engager. Si j'osais une comparaison, je dirais que nous pouvons nous offrir une Formule 1 à l'unité mais une Formule 1 nous permet de gagner la course, elle ne nous permet pas de gagner la guerre.

J'étais à Vannes la semaine dernière, auprès du 3e régiment d'infanterie de marine. Il est le premier à recevoir les Griffon et il est en train de se les approprier techniquement. Il se prépare aussi tactiquement au combat info-valorisé. Cela n'est pas simple, et demande beaucoup d'énergie. Cela permet d'ores et déjà de constater la plus-value qu'apportent nos choix en matière de matériels et de technologie. Nous sommes aujourd'hui à un niveau satisfaisant et nous devons demeurer vigilants. Le Griffon relève du segment médian dont nous venons à peine d'entamer la modernisation. Les premières livraisons ont eu lieu l'année dernière et elles s'étaleront sur un certain nombre d'années, au gré des lois de programmation militaire (LPM). Nous devons également veiller à moderniser le segment lourd, le segment de décision, qui est essentiel pour le combat de haute intensité. Il s'agit principalement du projet franco-allemand Main ground combat system (MGCS), qui vise à remplacer le char français Leclerc, et le char allemand Léopard à horizon 2035. En attendant nous devons pérenniser les matériels actuels.

L'entraînement doit lui aussi être centré sur l'engagement majeur. Il s'agit là d'une des principales réorientations devant être opérées. L'armée de Terre est très employée, et très entraînée, mais sur un segment bien particulier. Nous devons retrouver une capacité à manoeuvrer dans la profondeur, dans un environnement hostile, en exploitant au mieux le potentiel du combat infovalorisé SCORPION. Pour évaluer cette préparation au conflit de haute intensité, il est prévu de réaliser un exercice de niveau division en 2023, avec un ou plusieurs alliés. Un exercice majeur, associé à une bonne communication stratégique, est également un bon moyen de dissuader nos adversaires.

La simplification de notre fonctionnement est enfin un objectif essentiel. Nous sommes étouffés par un excès de normes, avec des directives qui se superposent, voire parfois se contredisent. Cela nécessite une revue de fond sur notre manière de travailler, mais exige également un changement d'état d'esprit. L'objectif est d'aboutir à des solutions pragmatiques, qui facilitent la vie de nos formations et qui libèrent du temps pour l'entraînement. Cette organisation rénovée devra également favoriser l'initiative et la subsidiarité, ce que demandera le combat SCORPION. Il s'agit pour autant de la ligne d'opération que j'aborde avec le plus d'humilité. Je suis certain que les freins en la matière seront très difficiles à dépasser. Je suis cependant extrêmement déterminé.

Vous avez reçu la vision stratégique la semaine dernière. Je ne l'ai abordée que dans ses grands traits. Elle s'inscrit dans la durée et nous serons amenés à en reparler. Il s'agit d'un défi de taille pour l'armée de Terre, parce qu'elle doit se réorienter face aux menaces qui nous entourent.

J'ai entière confiance dans les soldats et la chaîne de commandement de l'armée de Terre pour relever ces défis. Le Sénat nous a beaucoup soutenus, notamment dans les LPM, et je ne doute pas que je pourrai également compter sur vous dans la réalisation de cette vision stratégique.

M. Cédric Perrin. - Au nom du groupe Les Républicains au Sénat, je souhaite rendre hommage aux hommes et aux femmes de la défense, qui ont démontré une fois de plus la force de l'engagement depuis le début de la crise sanitaire. En mai 2020, pendant le confinement, nous avons voté des dispositions permettant de poursuivre l'exercice des missions de l'Etat. Nous avons notamment adopté des articles concernant le maintien en service des militaires, et le réengagement des anciens militaires de carrière sur la base du volontariat, sous réserve du respect de la limite d'âge. Nous ne pouvons que constater que ces mesures d'urgence sont des pis-aller, et témoignent du faible calibrage de la LPM en termes de ressources humaines, ainsi que du manque de réserve en cas de crise nationale grave.

Ma première question porte sur les impacts de la pandémie sur l'armée de Terre, et ses propositions. Quels retours d'expérience ont pu être tirés de cette crise pour l'avenir, et quelles solutions concrètes et crédibles ont été anticipées en cas de seconde vague, ou de nouvelle pandémie ?

J'ai cru comprendre que le ministère de la Défense avait proposé son expérience de gestion de crise aux autres ministères et administrations, mais avait reçu une fin de non-recevoir. Qu'en est-il ?

Quels sont les points forts et l'expertise qui pourraient être mieux exploités par l'administration civile ? Comment l'expérience de l'armée de Terre pourrait-elle servir à l'avenir au pays ? Dans cette optique, quelle est votre vision pour la réserve ? Comment envisagez-vous sa montée en gamme ?

Vous avez évoqué dans un entretien récent à l'Est Républicain le passage de combats asymétriques à des combats symétriques. Vous avez également évoqué le problème libyen et la fin du multilatéralisme. Outre la question libyenne, qui nous inquiète tous, quels éléments vous amènent à l'envisager ?

Enfin, vous affirmez souvent que l'efficacité au combat nécessite impérativement une préparation opérationnelle. Je regrette qu'au début de la crise sanitaire, certains élus aient vu d'un très mauvais oeil l'arrivée du 35e régiment d'infanterie (RI) à Canjuers, dans une zone pourtant isolée. Cela a entraîné des conséquences fâcheuses pour ces unités. Vous avez tout fait pour l'éviter, mais je tenais à dire ma stupéfaction devant cette situation.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je souhaitais vous féliciter pour la qualité du document qui expose votre vision stratégique, ainsi que pour celle des restitutions des trois groupes de travail du « groupe de réflexion Terre », hier soir. Le troisième était particulièrement pertinent.

Je souhaiterais revenir sur deux de vos objectifs stratégiques, à commencer par celui des ressources humaines, et sur l'enjeu de la fidélisation des personnels. Votre ambition est de garantir en quantité et en qualité la ressource humaine. Je souhaiterais connaître la durée moyenne d'engagement. De même, quelle durée de contrat permet à la formation d'un soldat de métier d'être rentable ? Nous avons des besoins massifs de recrutement, ce qui signifie que les sorties sont de même ampleur. La formation pèse donc sur le budget de l'armée de Terre, comme l'engagement des réservistes pèse sur celui des entreprises.

Par ailleurs, disposez-vous d'une estimation de l'engagement de l'armée de Terre dans le service national universel (SNU) ? Les ministres Jean-Marc Todeschini et Jean-Marie Bockel se sont saisis de ce sujet, et ont posé de nombreuses questions. Nous souhaiterions une réponse précise sur ce point.

Les opérations Sentinelle et Résilience reposent largement sur l'armée de Terre. Faut-il y voir une nouvelle mission, qui relève davantage de la sécurité que de la défense ? Or vous misez sur un engagement majeur, c'est-à-dire une guerre plus traditionnelle, demandant des équipements différents. Vous considérez par ailleurs que nous arrivons à la fin des guerres asymétriques. Faut-il voir dans vos propos l'annonce de la fin de l'opération Barkhane ?

Imaginez-vous un conflit État contre État ? Le Livre blanc n'identifie aujourd'hui aucune menace étatique. Est-il nécessaire aujourd'hui de le réviser ?

Vous souhaitez le développement de l'interopérabilité interarmées et interalliée, et l'intégration d'unités partenaires. Vous inscrivez-vous dans une vision stratégique purement européenne, ou dans une perspective otanienne ? Les deux sont-elles compatibles ?

Vous évoquez également les équipements. Quelle sera la place du futur char de combat MGCS ? Sera-t-il central pour l'engagement de l'armée de Terre dans des conflits futurs ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je souhaitais vous remercier pour la vision stratégique que vous nous avez présentée. Nous avons besoin d'une vision. Il s'agit par ailleurs d'un avantage compétitif dans les arbitrages qui sont devant nous. Je songe à la clause de révision 2021. En effet, une vision se décline. Aussi, sur les enjeux de préparation opérationnelle, comment la programmation militaire va-t-elle s'adapter à l'ambition que vous avez évoquée ? Des arbitrages importants devront intervenir, sans quoi votre démarche sera freinée.

J'ai trouvé particulièrement intéressante l'importance que vous accordez à l'épaisseur de la réserve militaire. En 2016, avec Gisèle Jourda, nous avons mené un travail sur la garde nationale. Nous avons voulu décliner certains aspects, que vous reprenez. Je songe notamment à la dimension de territorialisation, ou encore à l'adaptation de l'engagement au monde actuel et à ses menaces. J'en déduis qu'au-delà de la sempiternelle variable d'ajustement qu'est la réserve, la vision stratégique pourrait lui donner un rôle plus important.

Je souhaiterais connaître le bilan que vous dressez de Résilience, ainsi que de ce que pourrait être ce déploiement dans l'éventualité d'une nouvelle vague de la pandémie.

M. Jean-Pierre Vial. - La violence stratégique donne naturellement la priorité aux moyens capacitaires et technologiques. Néanmoins, je voudrais soulever un autre volet. Le gouvernement met en avant la politique défense, diplomatie et développement (3D) au Sahel. Ce théâtre d'opérations n'a plus rien à voir avec l'intervention au Mali originelle, ou la priorité était d'éviter l'effondrement des structures étatiques. Pour autant, l'un des premiers problèmes, constituant un terreau propice au terrorisme et aux alliances opportunistes entre tribus, était la fracture de développement entre le nord très pauvre, et le sud, où la croissance atteignait 5 %. Quelle est votre vision de l'armée de Terre vis-à-vis des objectifs de développement ? Comment envisagez-vous vos relations avec les responsables des projets de développement français sur le terrain et en amont, tels que l'Agence française de développement (AFD) ?

Ma deuxième question porte sur la coopération de défense, notamment en Afrique. La formation de cadres de l'armée, et leur fidélisation est importante dans les Etats où l'idée militaire occupe une place toute particulière. Nos coopérations de défense en Afrique restent un enjeu prépondérant pour la stabilisation de la zone sahélienne, mais également au-delà, par exemple dans les zones qui représentent des territoires remparts face à l'avancée du terrorisme islamique. Je prendrai l'exemple du Togo, où un militaire français est actuellement conseiller technique auprès du chef d'état-major des forces armées togolaises. Quelle stratégie envisagez-vous pour que l'armée de Terre puisse tirer les bénéfices de ces échanges, et pour exploiter au mieux les nouveaux acquis et expériences des officiers coopérants ?

M. Bernard Cazeau. - Vous évoquiez le risque d'attaques cyber, pouvant intervenir en complément d'autres crises. Comment est-il pris en compte dans votre nouvelle vision stratégique lors d'opérations extérieures ? Par ailleurs, comment celle-ci prend-elle en compte la coopération européenne, et les enjeux de l'interopérabilité entre les armées européennes ?

M. Pierre Laurent. - Vous avez largement insisté sur le fait que la vision stratégique d'une armée de Terre durcie était liée à l'analyse d'un nouveau cycle de conflictualité. Force est de constater que celui-ci a des origines multidimensionnelles. D'un point de vue militaire, vous avez évoqué le réarmement, et la prolifération technologique. Mais il convient de ne pas négliger les dimensions politiques, géopolitiques, et de déséquilibre social au plan planétaire. Le débat politique national autour de ces questions devra donc allier une vision stratégique à une stratégie de prévention multidimensionnelle des conflits. Sans cela, nous pourrions nous-mêmes alimenter un discours d'engrenage conflictuel.

Vous avez évoqué le maillage territorial. Qu'est-ce que le territoire pour l'armée de Terre ? Outre les opérations extérieures, et le territoire national se pose la question européenne, qui évoluera probablement dans les années à venir. Le retrait des troupes américaines peut aujourd'hui être envisagé.

Entre la suppression du service militaire, et l'improbable SNU, je considère que nous n'avons pas inventé pour l'heure quoi que ce soit qui puisse constituer un outil d'appropriation populaire et citoyen large des enjeux d'une armée d'aujourd'hui. Avez-vous des idées sur une manière de réinventer, dans les conditions actuelles, et avec une armée qui est désormais professionnelle, un lien démocratique entre l'armée et la nation d'une meilleure qualité ?

M. Joël Guerriau. - Ces dernières années ont été marquées par des conflits en apparence asymétriques, recourant notamment à des combattants anonymes, appartenant pourtant à des armées régulières. Je songe notamment à la Crimée et à la Syrie, où les soldats retiraient leurs écussons. Cependant, la force Barkhane combat toujours des groupes organisés en guérilla. Comment gérez-vous ce type de conflit, qui nécessite un savoir-faire particulier au contact des populations, et implique de consacrer une part importante de ses forces au renseignement ?

En termes de capacités technologiques et opérationnelles militaires, quels écarts doivent-ils être corrigés vis-à-vis de nos ennemis avérés et potentiels, de nos partenaires, mais aussi de nos alliés ?

Enfin, vous préconisez la conduite d'un exercice de niveau division en 2023, préparant à la manoeuvre multimilieux, dans le cadre d'un conflit majeur, qui permettrait de développer l'interopérabilité interarmées et interalliées dans un scénario de conflit dur, en environnement très dégradé. Ce projet est très ambitieux. De tels exercices permettraient assurément une bonne préparation aux conflits symétriques. Pouvez-vous en évaluer le coût ? Les crédits qui seront votés, affectés à la défense, permettent-ils d'organiser de tels entraînements, de sorte qu'ils soient réellement efficaces en termes d'occurrence, de durée, de matériel, de personnel mobilisé, d'évaluation, etc. ?

Général Thierry Burkhard. Monsieur le sénateur Perrin, vous me demandez quels sont les impacts de la crise COVID sur l'armée de Terre. Premièrement, malgré la crise sanitaire, les opérations auxquelles contribue l'armée de Terre se sont poursuivies, tant en opérations extérieures que sur le territoire national. Deuxièmement, l'armée de Terre s'est engagée dans l'opération Résilience, en faisant effort sur la décentralisation et la subsidiarité. Il a fallu combiner le plus intelligemment possible la poursuite de nos missions et la protection de nos soldats tout en faisant preuve de créativité pour soutenir au mieux les Français, dans le cadre de l'opération Résilience. Les chefs de corps ont réalisé une grande partie de ce travail. Il faut leur rendre hommage.

Autre constat, nous avons réalisé une opération de type va-et-vient : lancement de l'opération, réalisation des missions puis repli et réduction de nos effectifs. Nous ne nous sommes pas englués dans l'opération Résilience, ce qui n'est jamais évident, sur le territoire national. Il n'y a pas eu de très forte visibilité médiatique sur nos missions en dehors du transport des patients par hélicoptères. Ceci s'explique par le fait qu'elles aient été menées à une échelle plus locale.

Nous avons enfin apporté un appui à l'expertise et cette crise nous a appris à découvrir de nouveaux interlocuteurs. Alors que Sentinelle nous fait travailler quasi exclusivement avec les FSI, dans cette crise, nos partenaires ont été très différents. Il s'agissait notamment du monde de la santé, avec les Agences régionales de santé (ARS), ou les hôpitaux. Dans un temps assez court, des détachements de liaison ont été insérés à la cellule de crise du ministère de la Santé ou dans les ARS. Ils ont pu décoder les besoins et proposer l'appui de l'armée de Terre. Je pense que cela a fonctionné globalement de manière assez satisfaisante.

Le pic de cette crise a duré deux mois et demi, et en une quinzaine de jours nous avons trouvé des modes de fonctionnement efficaces. Nous avons également pu apporter notre expertise en matière de planification à d'autres administrations, qui en avaient moins l'habitude.

Nous devons nous préparer à une éventuelle deuxième vague en adoptant une autre posture. Sur la première vague, nous nous sommes avant tout protégés. Pour la deuxième vague, forts de notre expérience, et des études de santé qui doivent nous y aider, nous devons avoir pour objectif de protéger et de maintenir au meilleur niveau notre capacité opérationnelle.

La réserve a été engagée dans l'opération Résilience à hauteur de 900 réservistes Terre. En effet, pour une crise particulière, il n'était pas opportun de déployer massivement la réserve, alors que du personnel d'active était disponible. Enfin, ne sachant pas si la crise durerait deux ou six mois, il aurait été déraisonnable d'engager d'emblée un volume important de réservistes.

Lorsque la crise a débuté, j'ai souhaité maintenir à tout prix les activités de préparation opérationnelle pour les unités qui allaient être projetées dans les six mois à venir. Les risques sanitaires étaient incomparablement plus faibles que les menaces auxquelles nos unités s'apprêtaient à faire face dans six mois, lorsqu'elles se trouveraient confrontées aux Groupes armés terroristes et à des engins explosifs improvisés en BSS. En guise d'exemple, le centre de préparation opérationnelle de Canjuers devait recevoir le 35e régiment d'infanterie de Belfort, qui venait de l'une des zones les plus frappées par l'épidémie. Des voix se sont ainsi opposées à sa venue, craignant une contamination. Certains élus s'en sont également fait l'écho.

A contrecoeur et dans une logique d'apaisement, j'ai décidé de basculer le 35e RI à Suippes, où il a pu réaliser sa préparation opérationnelle, dans des conditions cependant moins bonnes que celles du centre de Canjuers. Chacun doit tirer des enseignements de cette crise où la logique de l'émotion l'a parfois emporté sur la rationalité.

Madame Conway-Mouret, vous vous souciez de la ressource humaine et vous avez raison, l'armée de Terre vit de sa ressource humaine. Il s'agit d'un combat permanent, où jamais rien n'est définitivement acquis. L'année dernière, nous avons atteint nos objectifs quantitatifs et qualitatifs. Cette année, l'interruption de deux mois et demi de notre plan de recrutement pour les militaires du rang représentera un retard potentiel de 2 000 hommes. Pour les officiers, le recrutement a lieu annuellement, au mois de juin ou de juillet. Il n'y aura donc pas de déficit. Enfin, l'Ecole nationale des sous-officiers d'active (ENSOA) de Saint-Maixent n'a dû supprimer qu'une seule promotion de semi-directs, c'est-à-dire de caporaux en régiment passant des stages pour devenir sous-officiers. Ils pourront donc être répartis sur d'autres promotions, et le retard sera rattrapé au début de l'année 2021.

Les centres de recrutement pour les militaires du rang ont rouvert début mai. Pour une très grande majorité, les candidats n'ont pas renoncé à leur projet d'engagement et viennent aujourd'hui se présenter pour finaliser leur dossier. Pour autant, nous ne pourrons pas tout absorber. Il existe plusieurs goulots d'étranglement, à commencer par le recrutement lui-même. Par la suite, les capacités des centres de formation initiale ne sont pas extensibles. Pour l'heure, je n'ai pas d'inquiétude particulière à l'idée du risque sanitaire que représente la vie en collectivité. Nous aurons une vision un peu plus fine de cette situation au mois de septembre. J'aurais plutôt tendance à penser qu'à la fin de l'année, il ne pourrait manquer que 400 hommes par rapport aux 2 000 prévus. Les mesures d'assouplissement que vous avez votées nous permettront sans doute de compléter ces effectifs.

La durée moyenne de service de nos militaires du rang est d'environ cinq ans et demi en moyenne, ce qui est inférieur à la cible idéale qui est de sept ans. Cela n'est donc pas totalement satisfaisant et nous devons continuer à progresser. Par comparaison, dans le civil, une population identique change d'emploi en moyenne tous les dix-huit mois.

Madame la sénatrice Conway-Mouret, le SNU n'est encore qu'un projet. Je devais cependant le faire figurer dans notre vision stratégique, car l'armée de Terre participe à son expérimentation. Mais cela s'inscrit dans une vision de la jeunesse plus large, dont le SNU n'est qu'un élément parmi d'autres. Il est naturel que, dans la vision stratégique, l'armée de Terre ait une ambition jeunesse. Comme officier, j'estime que les armées ont quelque chose à lui apporter. Comme chef d'état-major de l'armée de Terre, je ne peux que m'y intéresser dans une logique de recrutement.

En se préparant au conflit de haute intensité, l'armée sera prête pour des opérations de moyenne intensité comme en BSS ou pour des opérations sur le territoire national. Qui peut le plus peut le moins. Se préparer à un conflit majeur ne veut pas dire que nous allons délaisser le territoire national, ni que nous ne serons pas en mesure d'agir toujours efficacement dans l'opération Barkhane, bien au contraire.

Madame Conway-Mouret, vous dîtes que la perspective d'une guerre Etat contre Etat n'apparaît pas dans le livre blanc de 2013 et vous avez raison, mais cette perspective est toutefois traitée dans la revue stratégique de 2017.

La vision stratégique est construite sous enveloppe du budget prévu par la LPM. Néanmoins, depuis son vote, l'accentuation de certaines menaces rend nécessaire la prise en compte de nouveaux besoins pour y faire face. Se pose également la question du niveau technologique et du coût de possession de nos matériels. Un juste équilibre doit être trouvé. Il ne faudrait pas que le coût du maintien en condition opérationnelle (MCO) augmente en proportion du budget de la défense car cela obèrerait notre capacité à nous entraîner. Il y a également un équilibre à trouver en matière de contractualisation du MCO. Nous avons verticalisé certains contrats de MCO ce qui a de très nombreux avantages. Toutefois, cela a un coût supplémentaire. Le risque pour l'armée de Terre est que ce coût entame le budget de la préparation opérationnelle, qui est déterminante. Il ne sert à rien d'investir dans du matériel, si nous n'entraînons pas nos hommes avec. Cette question est liée par ailleurs à celle de la fidélisation. Un pilote de char Leclerc qui ne roule que 25 heures par an ne pourra pas être satisfait. Il faut lui donner les moyens de s'entraîner et notamment avec son matériel.

Monsieur le sénateur Bockel, vous abordez la question de la réserve. Cette réserve est un élément essentiel car elle contribue à la masse en complément de l'armée d'active. Nous avons largement progressé dans l'emploi de la réserve depuis 2015 comme en témoigne l'engagement des réservistes dans l'opération Sentinelle, en complément de l'active.

Dans le cadre de la vision stratégique, nous visons une armée de Terre durcie dans son ensemble, ce qui inclut la réserve. L'objectif à court terme est la remontée en puissance de l'armée d'active et c'est sur elle que je fais porter initialement mon effort. C'est dans cette phase-là que nous devrons également nous pencher sur la manière dont est gérée administrativement la réserve. Il existe de nombreuses marges d'amélioration, mais nous avançons rapidement en la matière.

Pendant les premières années où l'armée de Terre d'active commencera à se durcir, je souhaite que nous réfléchissions au rôle de la réserve en cas de conflit de haute intensité. Nous ferons des propositions. Nous pouvons ne rien changer, avec une réserve maintenue dans un rôle de protection, et une formation militaire assez basique. Au contraire, nous pouvons souhaiter qu'elle s'engage plus avant. Nous reviendrions alors à des missions comparables à celles de la Défense opérationnelle du territoire (DOT), avec des régiments plus équipés et mieux entrainés. Enfin, nous pouvons envisager que dans la haute intensité, la réserve, au moins en partie, soit un complément à l'armée d'active. Cela impliquerait un effort budgétaire particulier dans la future LPM. La création d'une éventuelle batterie d'artillerie de réservistes exigerait par exemple des canons, des obus pour s'entraîner, et des formations spécifiques.

Monsieur le sénateur Vial, nous avons beaucoup progressé en ce qui concerne la politique de défense, de diplomatie et de développement (3D). Cela a exigé du temps. Un conseiller développement a été mis en place auprès du COMANFOR Barkhane, chargé de l'interface avec les différents ambassadeurs, et l'AFD. La cohérence est indispensable. Si nous conduisons des opérations dans une zone donnée, nous devons créer une situation sécuritaire favorable et mettre en oeuvre, en parallèle, le développement et la diplomatie, pour améliorer la vie des habitants et réinstaller la gouvernance.

La coopération de défense est une piste importante. Les armées du G5 progressent. Nous devons trouver le meilleur type d'accompagnement. A cet effet, le centre pour le partenariat militaire opérationnel (CPMO) a été créé. Il s'agit d'une véritable stratégie dans la continuité où existent différents types de coopérations. La coopération opérationnelle est celle des unités sur le terrain. La coopération structurelle permet par exemple à des coopérants de se rendre dans des écoles de formation étrangères. De même, nous accueillons des stagiaires étrangers à l'école de guerre. Au-delà de la formation, certains officiers se retrouveront demain sur le terrain.

Monsieur le sénateur Cazeau, la prise en compte de la menace cyber est essentielle à la protection de nos réseaux. Nous avons largement progressé en la matière, bien qu'il faille demeurer humble. Un adversaire qui consacre des moyens suffisants à une attaque cyber parviendra probablement à la mener à bien. Nous devons être particulièrement vigilants dans le domaine du combat infovalorisé qui s'appuie largement sur des réseaux. Ces derniers doivent être protégés et surveillés. Mais nous devons aussi nous préparer à combattre dans le cas où ces réseaux ne fonctionneraient plus.

En matière de coopération européenne, le projet Capacités motorisées (CAMO) avec la Belgique est exemplaire. Nous entretenons de très bons rapports avec ce pays, qui envisage de projeter avec nous en 2021 un sous-groupement tactique interarmes (SGTIA) en BSS. Nous menons des entraînements en commun. De même, la Belgique est intégrée dans l'élaboration de la doctrine opérationnelle SCORPION. Nos partenaires majeurs sont par ailleurs le Royaume-Uni, les États-Unis, et l'Allemagne.

La question de l'interopérabilité avec nos alliés est avant tout une affaire de systèmes d'information et de commandement (SIC). L'enjeu d'un système de commandement et de communication est central en termes d'interopérabilité européenne.

Monsieur le sénateur Laurent, le lien entre l'armée et la nation est un élément essentiel et structurant. Nous y prêtons attention mais c'est un effort collectif de l'armée vers la nation et de la nation vers l'armée. Les efforts de l'armée de Terre s'incarnent par exemple au travers du développement de notre réseau de réservistes citoyens. Nous entretenons aussi des espaces de réflexion avec le monde civil, comme avec le Groupe de réflexion Terre.

Monsieur le sénateur Guerriau, par opposition au combat symétrique, dans le combat asymétrique le renseignement a une part encore plus importante parce que l'ennemi se dissimule et qu'il est nécessaire de le localiser, y compris quelquefois au sein des populations. Mais le renseignement est essentiel aux opérations, quelles qu'elles soient.

L'exercice divisionnaire se fera en lieu et place de plusieurs autres exercices habituels, de moindres importances. En conséquence, d'après une première estimation, le surcoût devrait être maîtrisé.

M. Pascal Allizard. - En tant que rapporteur du programme 144, je souhaiterais vous entendre sur les innovations dont l'armée de Terre a besoin. Quels projets faut-il accélérer ? Quels nouveaux projets faudrait-il inscrire ?

M. Richard Yung. - Vous évoquez le combat terrestre du futur. Quels investissements vous semblent-ils nécessaires pour le mener ? Je m'interroge par ailleurs sur l'existence d'un plan analogue à celui que vous venez de nous présenter pour l'armée de l'air et la marine. Comment vous coordonnez-vous ?

M. Michel Boutant. - Vous avez souligné que la construction du MGCS serait inutile sans systèmes radio qui puissent communiquer entre eux. J'imagine que la définition du cahier des charges de ce projet a été menée en collaboration avec l'état-major de l'armée de Terre allemande. Vous avez défini votre vision stratégique. Celles de vos homologues allemands et belges la rejoignent-elles ? Je suis sensible à la dimension européenne de la défense, en particulier à un moment où les Etats-Unis allègent leur présence sur le continent. Cela peut-il constituer les prémices d'une défense commune ?

M. Olivier Cadic. - J'ai apprécié dans votre exposé la prise en compte de la dimension globale et cyber de la désinformation. La commission a lancé une action lors de la cyberattaque contre les hôpitaux de Paris au début de la crise sanitaire. Nous avons notamment identifié l'absence d'une force de réaction cyber rapide, pour contrer les actions de désinformation, qui visaient en particulier le Parlement, et plus généralement, les systèmes démocratiques. Leur effondrement est en effet visé par certains Etats. Des dizaines de milliers de blogs ont ainsi été mis en ligne par la Russie en Afrique récemment. Notre armée y est confrontée à la désinformation. Êtes-vous satisfait par la réponse que nous apportons actuellement dans ce domaine ? Quelles améliorations pourraient être envisagées ?

M. Ronan Le Gleut. - Des exercices militaires conjoints entre alliés de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) ont lieu toute l'année. Or le 10 juin, un incident naval est intervenu entre deux alliés. Ne faudrait-il pas plutôt organiser davantage d'exercices militaires entre Européens ?

M. Olivier Cigolotti. - Dans le cadre de votre vision stratégique, vous souhaitez disposer de personnels mieux recrutés et mieux formés, avec un fonctionnement simplifié. Quels sont les points prioritaires en matière de simplification ? Implique-t-elle nécessairement une réorganisation ?

M. Hugues Saury. - La doctrine me semblait être jusqu'à présent l'engagement dans des guerres asymétriques, notamment contre le terrorisme militarisé. Il me semble que vous nous présentez un changement radical de doctrine, en anticipant des conflits durs, et la possibilité du retour d'un conflit majeur. Vous indiquez notamment qu'il faut réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. Quels éléments géopolitiques justifient pour vous ce changement radical ?

Général Thierry Burkhard.- Monsieur le sénateur Allizard, concernant le programme P144, il me paraît prioritaire de concentrer l'effort d'innovation vers la prise en compte des nouvelles menaces. Je songe notamment à la lutte anti-drone, ou à la défense antiaérienne. Les éléments majeurs du programme 144 qui concernent l'armée de Terre sont le développement du MGCS et les études concernant le segment de décision : successeur du Véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI) ; successeur du camion équipé d'un système d'artillerie (CAESAR).

Monsieur le sénateur Yung, nous aurons besoin de moyens lourds dans les combats futurs. Mais, principale rupture, nous aurons surtout à mieux synchroniser nos actions dans les champs physiques et informationnels. C'est dans ce cadre que le programme TITAN participera, pour le milieu aéroterrestre, à l'objectif de relier en interarmées et en interallié les différentes composantes. Des plans analogues pour l'armée de l'air et la marine sont nécessairement alignés sur la vision stratégique du chef d'état-major des armées.

Monsieur le sénateur Boutant, nous sommes actuellement en train de définir le cahier des charges du MGCS. La Direction générale de l'armement (DGA) y travaille, en lien avec l'armée de Terre. Dès cet été, deux de nos officiers se rendront à Coblence, où l'équipe de projet franco-allemande définira le cahier des charges et pilotera les études de recherche et technologie communes. Je serai particulièrement vigilant en ce qui concerne le système global d'interconnexion des différents moyens, dont la finalité est de permettre de travailler en haute intensité, et en pleine interopérabilité.

Monsieur le sénateur Cadic, il est difficile d'attribuer les attaques en matière de désinformation. Nos compétiteurs sont plus désinhibés que nous, mais je pense que nous sommes capables d'agir dans ce champ également.

Monsieur le sénateur Le Gleut, l'incident entre frégates turque et française n'est pas lié à l'insuffisance d'exercices entre Européens.

Monsieur le sénateur Cigolotti, tout système a tendance à se complexifier dans le temps. Nous devons donc régulièrement simplifier nos procédures. Par ailleurs, les organisations sont très imbriquées avec les fonctions soutien. Aussi, devons-nous trouver des modes de fonctionnement plus simples. Cela n'implique pas une réorganisation et encore moins un retour en arrière. Il s'agit avant tout d'état d'esprit. Il conviendra peut-être de faire évoluer certaines procédures, mais il ne s'agit pas d'un changement majeur. Monsieur le sénateur Saury, notre doctrine est conçue pour faire face aux principales menaces que nous identifions. Nous nous adaptons cependant aux situations. Lorsque je suis entré dans l'armée, l'armée de Terre s'engageait dans la Guerre du Golfe. Nous avons alors conduit une opération conforme à ce que nous avions prévu du point de vue de la doctrine : divisions blindées ; brigades ; brigades d'artillerie ; appui aérien. En face, l'ennemi mettait en oeuvre exactement la doctrine soviétique. La seule surprise pour nous était que nous avions été obligés de nous projeter, et que nous n'avions pas eu à nous défendre sur nos frontières.

Sans que nous ne changions de doctrine, nous nous sommes par la suite transformés en soldats de la paix dans les Balkans. Il ne s'y déroulait pas de combat interarmes ni d'engagement dans la profondeur même si nous avons déploré des pertes. Nous avons redécouvert véritablement la guerre en Afghanistan. Elle était néanmoins asymétrique, et nous avons fait en sorte de pouvoir répondre à cette menace spécifique. Nous nous sommes optimisés dans la durée, dans la douleur, et dans le sang. Aujourd'hui, en BSS, nous travaillons dans une certaine continuité. Il s'agit de neutraliser l'ennemi au milieu des populations.

Aujourd'hui, la menace qui se dévoile témoigne d'une évolution de la conflictualité et nécessite une évolution de notre doctrine. Cela ne signifie pas qu'il n'y aura plus de conflits asymétriques. L'armée de Terre, par nécessité, s'est adaptée pour répondre aux conflits asymétriques. Mais face aux menaces que nous voyons réapparaître maintenant, nous n'aurons pas, comme en Afghanistan, deux ou trois ans pour monter en puissance. Nous devons être prêts. C'est la raison pour laquelle nous devons réorienter notre doctrine vers la grammaire de la haute intensité.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie pour cette présentation de la vision stratégique de l'armée de Terre. Nous allons l'intégrer dans nos travaux d'actualisation de la LPM. Je pense que, plus que jamais, nous avons besoin de vision. Sachez que nous sommes à vos côtés. Nous avons conscience des défis qui sont posés à l'armée de Terre. Le Sénat vous accompagnera pour mettre en oeuvre cette vision. Nous vous remercions pour l'engagement de l'armée de Terre. Nous saisissons régulièrement les occasions de visiter les unités, et de prendre la mesure des choses sur le terrain. Nous avons conscience du travail réalisé, y compris pour Sentinelle. Nous en avons moins parlé, mais il s'agit d'un dispositif important, qui devra être réexaminé.

Général Thierry Burkhard.- En particulier sur le territoire national, nous devons demeurer raisonnables dans le niveau d'engagement, et faire évoluer l'opération en fonction du niveau de menace. Celle-ci n'a disparu, mais elle est moindre qu'en 2015. Par ailleurs, les forces de sécurité intérieure (FSI) ont considérablement progressé, en termes d'équipements, de personnel, de méthode, et de renseignement. Nous devons prendre cela en compte, et peut-être sortir d'un dispositif Sentinelle quelque peu rigide.

De bonnes interactions en ont découlé, notamment le dialogue entre civils et militaires, entre les préfets de zone de défense et les officiers généraux de zone de sécurité, pour permettre d'ajuster au mieux le niveau. Aujourd'hui, nous devons diminuer l'empreinte permanente de Sentinelle sur le territoire national, tout en augmentant les moyens en alerte, c'est-à-dire la réactivité. Dans chaque régiment, une section doit être capable d'intervenir en douze heures si nécessaire, contre une menace terroriste, en appui des FSI, mais également dans d'autres domaines. Quand un F16 belge s'est écrasé dans le Morbihan, une section a ainsi pu sécuriser la zone en trois heures. Si la menace croit, nous pourrons réinvestir. Mais nous devons être plus souples.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 12 h 25.

Jeudi 25 juin 2020

- Présidences de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de M. Jean-Bizet, président de la commission des affaires européennes-

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Politique de coopération - Relation future entre l'Union européenne et le Royaume-Uni - Audition, en commun avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, de M. Michel Barnier, chef de la Task Force pour les relations avec le Royaume-Uni

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, merci beaucoup d'avoir accepté d'être entendu aujourd'hui par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ainsi que par la commission des affaires européennes du Sénat. Il y a quasiment quatre ans jour pour jour, le Royaume-Uni décidait par référendum de quitter l'Union européenne ; le gouvernement britannique enclenchait ensuite, le 29 mars 2017, la demande officielle de retrait, au titre de l'article 50 du traité sur l'Union européenne. La date de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne était initialement prévue au 29 mars 2019. Le Conseil européen a accepté de répondre favorablement à la demande britannique de prolonger les négociations jusqu'au 31 janvier 2020.

Parvenant à maintenir l'unité des Vingt-Sept, vous avez admirablement mené ces négociations, qui ont conduit à l'accord de retrait conclu en octobre 2019 et ratifié en janvier dernier. Une période de transition s'est ouverte le 1er février 2020, durant laquelle le Royaume-Uni n'est plus membre de l'Union, ne participe plus aux institutions et n'est plus associé aux processus décisionnels, alors que le droit de l'Union continue à s'y appliquer provisoirement : cette période doit permettre de s'entendre sur la relation future entre les deux entités. C'est encore vous qui menez cette nouvelle négociation, mais les interlocuteurs britanniques ont changé. Ces derniers confirment vouloir mettre un terme à la période de transition au 31 décembre 2020, ce qui implique de conclure le processus fin octobre pour permettre ensuite la ratification de l'accord. Or la négociation semble très laborieuse. Elle a souffert du coronavirus, qui a atteint les deux parties et les a obligées à négocier par visioconférence.

Il apparaît à ce jour qu'aucune des questions essentielles, à savoir l'accès aux eaux territoriales britanniques, les règles de concurrence loyale, la gouvernance de la nouvelle relation commerciale et le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), n'a pu être réglée. Diriez-vous que ce blocage pourrait être dû à la trop grande précision du mandat impératif reçu par chaque négociateur et que, en conséquence, la perspective d'un compromis restera limitée tant que ces mandats ne seront pas assouplis de part et d'autre ? Existe-t-il une marge pour ce faire ?

Se dirige-t-on, au contraire, vers l'adoption d'une kyrielle de petits accords sectoriels, ce cherry picking que nous avions toujours refusé, plutôt que d'un accord global, au risque de mettre à mal l'équilibre final de la négociation ?

Pensez-vous, par ailleurs, que l'Allemagne, dont on sait que les intérêts dans la négociation ne sont pas tout à fait identiques aux nôtres et qui s'apprête à prendre la présidence du Conseil, pourrait mettre à son crédit une inflexion des positions de négociation afin de trouver un accord avant la fin de l'année ?

Enfin, le président Macron a rencontré M. Boris Johnson à Londres le 18 juin dernier : cet entretien a-t-il, selon vous, contribué à faire avancer la négociation ? Dans quelle mesure ces rencontres bilatérales peuvent-elles compliquer ou faciliter votre tâche ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le négociateur en chef, cher Michel Barnier, merci de consacrer quelques précieux instants pour éclairer nos deux commissions. Je me concentrerai sur deux sujets.

S'agissant de l'association éventuelle de la Grande-Bretagne à la politique étrangère et de défense de l'Union, plusieurs déclarations sont intervenues depuis celle de Mme May à Florence et M. Boris Johnson a apporté des éléments sensiblement différents. Est-il possible d'intégrer à l'accord que vous allez négocier une dimension relative à la défense ? Comment, en effet, envisager une quelconque autonomie stratégique de l'Union, souhaitée par nombre de responsables européens, sans faire un travail étroit avec les Britanniques sur les questions de politique étrangère, de sécurité et de défense ? Le Sénat tente de mener un travail utile à ce sujet en préparant les dix ans des accords de Lancaster House. Quel est l'état des négociations dans ce domaine ?

J'ajoute que nous sommes sensibles à la question irlandaise. Les blessures restent vives, mais le marché unique doit être protégé. Toutes les procédures nécessaires pourront-elles effectivement être mises en oeuvre au 1er janvier 2021 ?

Nous gardons, enfin, un oeil très attentif sur les droits des citoyens européens vivant au Royaume-Uni.

M. Michel Barnier, négociateur en chef, directeur de la Task Force. - Merci de la fidélité de vos invitations, je n'oublie pas nos nombreux dialogues et je reste disponible pour le Parlement de mon pays, comme je le suis pour tous les parlements de l'Union européenne.

Nous sommes aujourd'hui à un moment névralgique de la négociation, après quatre rounds et avant le début du cinquième, qui sera intense et concentré, la semaine prochaine, pour essayer de donner une impulsion politique. Je rappelle que je conduis la négociation dans le cadre d'un mandat fixé par les vingt-sept gouvernements à l'unanimité et qui demeurera inchangé jusqu'au bout ; je travaille également sous le contrôle du Parlement européen, qui s'exprime par des résolutions, dont je tiens compte. Le processus de Brexit s'est engagé il y a quatre ans ; nous respectons cette décision souveraine et démocratique même si nous la regrettons et nous la mettons en oeuvre étape par étape.

La première étape était institutionnelle et politique : elle consistait à quitter l'Union européenne en bon ordre. Comme tout divorce, c'est un processus coûteux qui crée beaucoup d'incertitudes sous-estimées et, selon moi, mal expliquées au Royaume-Uni. Cela a occupé les trois premières années de mon travail, qui a débouché sur un accord signé en octobre dernier puis ratifié par le Parlement européen et par les chambres des Communes et des Lords.

L'étape suivante est le Brexit économique et commercial. Nous avons, pour faciliter les choses, établi une période de transition assez courte, qui s'achève le 31 décembre de cette année. Il est possible, jusqu'au 30 juin, de la prolonger d'un commun accord d'un an ou deux ans, mais M. Johnson nous a dit qu'il n'était pas question qu'il le demande, alors que nous y étions ouverts. La négociation s'achèvera donc au 31 décembre, plus tôt, en réalité, car deux mois seront consacrés aux ratifications. Elle est donc limitée au 31 octobre.

Le 31 décembre, en toute hypothèse, le Royaume-Uni quittera l'union douanière et le marché unique, ce qui emporte beaucoup de conséquences. Accord ou non, des changements interviendront au 1er janvier prochain auxquels nous devrons être prêts. En effet, tous les produits entrant dans le marché unique sont rigoureusement contrôlés aux frontières extérieures, pour trois raisons : la protection des consommateurs, celle des budgets, avec les taxes et les tarifs imposés selon les provenances, et la protection des entreprises, avec la vérification de la régularité des produits au regard de nos normes et la lutte contre la contrefaçon. Nous allons donc effectuer ces contrôles, en toute hypothèse, quel que soit le sort des négociations. Nous y sommes obligés. Cela explique que la France ait créé 1 000 emplois nouveaux de douaniers ou de vétérinaires, comme les Pays-Bas, la Belgique ou l'Irlande. En plus des contrôles et des tarifs, devrons-nous imposer des contingentements ? C'est ce que dira la négociation. Si elle échoue et que nos relations retournent dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), nous appliquerons quotas et tarifs, et les Britanniques le feront également, créant ainsi une friction supplémentaire. Tel est l'enjeu de cette négociation. La déclaration politique, annexée à l'accord de retrait et approuvée par la ratification, décrit son cadre. Ce document a été agréé par M. Johnson, qui l'a négocié à la virgule et au mot près et engage ceux qui l'ont signé. Je rappelle régulièrement aux Britanniques que plus ils s'en écartent, plus la discussion sera difficile et plus le risque d'échec grandira. L'ensemble des nombreux sujets qui constitueront notre futur partenariat y est décrit. Si nous parvenons à réaliser ce projet, notre partenariat avec le Royaume-Uni sera sans précédent.

Plusieurs paragraphes de ce document sont consacrés à la politique étrangère, à la coopération entre l'Union européenne et le Royaume-Uni et à la défense, ainsi qu'au développement, à la coopération avec l'Afrique, à la cybersécurité ou à l'espace. Les Britanniques m'ont toutefois indiqué, dès le début de cette nouvelle négociation, qu'ils ne souhaitaient pas discuter de politique étrangère et de défense. Peut-être est-ce à des fins tactiques pour nous placer en position de demandeur ? En tout état de cause, nous n'adopterons pas cette position. Une autre raison est peut-être plus idéologique : les Britanniques n'ont jamais nourri de passion pour la dimension politique de l'Union européenne, peut-être ont-ils voulu signifier qu'ils entendaient se concentrer sur leurs intérêts économiques ? Nous n'en parlons donc pas du tout pour le moment.

Dans les autres domaines, nos interlocuteurs s'écartent aussi beaucoup de la déclaration politique, ce qui est préoccupant pour nous. Ils sont concentrés sur les questions économiques et mettent en oeuvre une double stratégie contraire à nos intérêts : ils cherchent à obtenir un statut très proche de celui d'un État membre, sans en avoir les contraintes, c'est le fameux cherry picking. Les négociations mobilisent 200 personnes de notre côté - comme du côté britannique - avec des experts de toutes les directions générales de la Commission. L'addition des demandes britanniques, claires ou subreptices, exprimées sur les onze tables de négociations parallèles, leur conférerait un quasi-statut de membre du marché unique, de l'union douanière et de Schengen, sans aucune des contraintes qui s'imposent aux États membres ni même aux États seulement membres du marché unique, comme la Norvège. Je leur ai répondu qu'il n'en était pas question ! Sur les règles d'origine, sur les reconnaissances mutuelles, sur les services financiers, sur la question des qualifications professionnelles, sur les flux de données, ou sur les échanges d'électricité, par exemple, les Britanniques veulent bénéficier des avantages propres aux membres sans contraintes ni engagements liés au droit et aux règles et à la Cour de justice de l'Union européenne. Ce n'est pas acceptable pour nous.

La deuxième partie de leur stratégie est de conserver un maximum de liberté. Ils ont choisi le Brexit pour pouvoir diverger, pour ne plus être soumis au marché unique, cet écosystème complet avec ses règles, ses supervisions et sa juridiction communes. Ils veulent retrouver leur pleine souveraineté pour pouvoir mener une compétition réglementaire. On peut le comprendre, à condition que cela ne se transforme pas en dumping systématique contre nous en matière sociale, environnementale, fiscale ou au titre des aides d'État. Ils entendent donc refuser toute forme de convergence réglementaire et j'observe que, sur les données, les services financiers, les aides d'État, nous ne connaissons même pas le nouveau cadre national britannique. Il en va de même s'agissant des normes alimentaires et même des indications géographiques. L'accord de retrait garantit pourtant la protection définitive, dans tous nos futurs accords commerciaux, du stock de 3 000 indications géographiques, mais, sous la pression des États-Unis, les Britanniques veulent maintenant rouvrir ce dossier. Il n'en est pas question. Nous n'avons aucune raison de sacrifier les intérêts à moyen ou long terme des consommateurs ou des entreprises européennes pour le seul profit de l'industrie britannique. Nous sommes disposés à trouver un accord, mais nous ne nous engagerons pas dans cette voie.

L'enjeu est donc grave. Au-delà de la future relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, cette question est symbolique : un pays qui quitterait l'Union européenne en en conservant tous les avantages sans aucune des contraintes et en gagnant la possibilité de faire de la compétition réglementaire à nos portes, cela emporterait, dans chacun de nos pays, les conséquences que vous imaginez sur le débat au sujet de l'Europe.

Le Royaume-Uni se trouve dans une situation unique par rapport à l'Union européenne par l'ampleur de nos échanges et notre proximité géographique ; c'est pourquoi nous imposons des conditions aux négociations que nous n'imposons pas à des pays plus lointains et moins importants pour nous. Nous ne pouvons pas lui permettre de devenir le hub d'assemblage du monde entier et de nous vendre sans quotas ni tarifs les produits qu'il aura assemblés, avec le label made in England. Soit nous ne concluons pas d'accord « zéro tarif, zéro quota », soit nous en concluons un, mais alors celui-ci ne pourra conduire à faire entrer dans notre marché des produits bénéficiant d'une dérégulation et composés de matières premières importées à bas coût et assemblées en vue d'une exportation chez nous. Derrière cette question, il y a des centaines de milliers d'emplois, c'est pourquoi nous serons déterminés jusqu'au bout : notre ouverture aux produits, aux services, aux données, aux personnes et aux entreprises britanniques sera proportionnée à ce cadre de level playing field.

La mise en oeuvre de l'accord de retrait ratifié l'année dernière, dans lequel toutes les questions du divorce ont été intelligemment traitées, est liée à la négociation. S'agissant, en particulier, des citoyens, ce traité garantit la sécurité des droits de 4,5 millions de personnes, Européens vivant au Royaume-Uni ou Britanniques vivant dans l'Union européenne. Nous nous y attachons à garantir la conformité des procédures. Quatorze pays européens ont prévu une simple déclaration, treize autres des documents, les Britanniques ont, quant à eux, conçu une procédure écrite un peu lourde. Nous avons créé un comité conjoint sur ces questions, dont M. Michael Gove est en charge côté britannique et qui reviennent, en ce qui nous concerne, au vice-président de la Commission européenne, M. Maro efèoviè.

Le deuxième grand sujet qui pose plus de difficultés est l'Irlande, qui a fait l'objet de discussions jour et nuit avec Mme May puis avec M. Johnson, pour résoudre la quadrature du cercle. Le Royaume-Uni et la République d'Irlande se partagent la même île, dans laquelle, quand le Royaume-Uni quittera l'Union, il ne sera pas possible de construire une frontière. La paix est en effet trop fragile, elle n'a que vingt ans, et le Good Friday Agreement est très clair à ce sujet. Or nous avons une obligation de contrôle des marchandises : toute vache, tout animal vivant, tout produit arrivant de Grande-Bretagne à Belfast entre en Normandie ou en Allemagne, dans le marché unique. Nous sommes donc obligés de contrôler, mais nous ne pouvons pas le faire à la limite entre les deux pays. L'accord de retrait prévoit donc que le contrôle sera mené par les autorités britanniques au port et à l'aéroport de Belfast ainsi qu'à Dublin. C'est un accord pragmatique et technique, je sais que c'est un point sensible, mais il s'agit de contrôler des produits qui arrivent de Grande-Bretagne en Irlande du Nord, deux parties du Royaume-Uni. C'était la seule possibilité de garantir l'intégrité du marché unique : pas de frontière, all island economy, contrôles réguliers et application en Irlande du Nord du code douanier et de la politique d'aides d'État européenne. Il nous reste à nous assurer que les Britanniques font ce qu'ils doivent faire pour que cet accord soit opérationnel le 31 décembre, quelle que soit l'issue de la négociation commerciale. Nous sommes prêts à coopérer pour les y aider.

Nous pouvons trouver un accord ; notre intérêt commun est de disposer d'un socle intégrant le commerce, la pêche, le level playing field dans un même paquet, les transports routiers, ferroviaires et aériens, et, enfin, la sécurité intérieure. Tels sont les trois grands domaines dont nous discutons maintenant. Nous voulons mettre en place, entre ces accords sectoriels, une gouvernance horizontale, de manière à éviter le salami des négociations et à tirer les leçons de notre expérience avec la Suisse. Nous souhaitons donc que soit prévue une gouvernance à ces accords intégrant des procédures de dispute settlement communes.

Il reste quatre points de difficulté : le refus britannique d'avancer sur le level playing field, la pêche, qui est un sujet majeur car il conditionne l'accord de commerce, le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne pour les questions de sécurité intérieure et la gouvernance horizontale. Les Britanniques doivent comprendre que, s'ils veulent un accord, ils doivent bouger ; nous sommes prêts à le faire, mais jamais au détriment des consommateurs ou des entreprises du marché unique.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Merci de votre fermeté, car sur chaque sujet, si nous lâchions quelque chose, les conséquences seraient nuisibles à l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin. - Je ressens, au fil de nos rencontres, cette fermeté. Le discours se tend alors que l'échéance approche. La reprise des négociations après la pause due à la pandémie semble difficile. Un point précis : je suis sénateur du Pas-de-Calais et je sais que vous échangez avec le président de la région Hauts-de-France sur la pêche en Manche. Le port de Boulogne-sur-Mer est le premier port de traitement du poisson en Europe, il s'agit donc pour nous d'un sujet épineux. J'ai échangé aujourd'hui au téléphone avec le président du comité régional des pêches maritimes et des élevages marins des Hauts-de-France, qui m'a fait part de sa très grande inquiétude, parce que la piste d'atterrissage est dans le brouillard et que nous ne percevons pas de souplesse du côté britannique. Est-il possible d'obtenir des éléments complémentaires sur l'avancée des négociations dans ce domaine ?

M. Yannick Vaugrenard. - Ce travail est colossal et je vous remercie de votre vigilance ; vous avez été nommé à l'unanimité, c'est un honneur pour la France. Sur la pêche, pensez-vous qu'un accord similaire à celui que l'Union européenne a conclu avec la Norvège pourrait être trouvé avec la Grande-Bretagne ? Serait-ce satisfaisant pour nos pêcheurs ? La solidarité des Vingt-Sept est-elle acquise, alors que seulement huit États sont concernés ?

J'ai compris que les Britanniques vous agaçaient parfois, mais ils restent pourtant nos amis, notamment en matière de défense. Il y a dix ans, nous avons signé les accords de Lancaster House, qui constituent un engagement fort. Aujourd'hui, nos amis sont très présents sur le plan militaire au côté de la France au Sahel, plus que n'importe quel autre pays européen. Les négociations risquent-elles de porter une ombre sur cette coopération indispensable ?

Le Royaume-Uni est membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et est, avec la France, une puissance nucléaire de l'espace européen. La France se retrouve donc seule détentrice de l'arme nucléaire dans l'Union européenne, au risque d'amoindrir sa force diplomatique et de dissuasion. Quel est votre sentiment sur la coopération politique et militaire qui devra toujours rester importante ?

Enfin, s'agissant de la cybersécurité, ciment des relations futures avec le Royaume-Uni, selon l'Europe, il est essentiel que nous conservions la capacité de réagir conjointement à des cyberattaques ; selon vous, un accord sur ce point est-il possible ?

M. Olivier Cadic. - Merci de votre action en faveur de l'Union européenne. Je vis au Royaume-Uni depuis vingt-deux ans, et je suis mobilisé pour la protection des droits des Européens résidents permanents en Grande-Bretagne. Les Britanniques se refusent à fournir un document attestant de la possession de ce statut, ce que demandent les associations de défense des intérêts des citoyens européens établis au Royaume-Uni et une partie de la classe politique britannique. C'est un sujet majeur : la crise sanitaire a conduit de nombreux Européens à demander des aides sociales. Ils doivent pour cela fournir de nombreux documents justificatifs, même lorsqu'ils ont déjà été enregistrés et qu'ils ont obtenu la confirmation de leur settled status. L'Union européenne pourrait-elle établir une carte opposable à l'administration britannique ? Comment garantir les droits prévus par le traité que vous avez négocié ?

Par ailleurs, quel est votre point de vue sur le contraste entre les négociations commerciales entre l'Union européenne et le Royaume-Uni et celles qui ont lieu entre le Royaume-Uni et le Japon ? Cette semaine, le Japon a donné six semaines au Royaume-Uni pour conclure un accord post-Brexit, mettant le gouvernement britannique sous pression pour mener les négociations commerciales les plus rapides de l'histoire. Comment peut-il y parvenir sans que l'Union européenne y soit associée, alors que le Japon a signé un accord de libre-échange avec celle-ci ?

S'agissant de la frontière irlandaise, les entreprises françaises en Irlande sont très inquiètes quant à l'évolution de la situation. Comment pourra-t-on garantir que les produits assemblés à bas coûts au Royaume-Uni ne passeront pas sur le sol irlandais en l'absence de frontière ? Aucun élément technique ne nous permet de le comprendre, nous sommes donc toujours dans le flou.

M. André Gattolin. - Si M. Johnson poussait les négociations à la rupture et que nous n'arrivions pas à un accord-cadre, pensez-vous que des accords sectoriels au cas par cas seraient négociables au regard du droit de l'Union européenne ? Serait-il possible de coexister avec le Royaume-Uni sur la base de tels accords ? M. Johnson veut jouir de la liberté de diverger, de faire du dumping, mais, dans certains secteurs, cette autonomie posera des problèmes plus ou moins importants. En matière environnementale ou sociale, le Royaume-Uni est encadré par des accords ; je suis moins pessimiste que certains sur la pêche, car il me semble que nos voisins n'ont pas la flotte nécessaire à l'exploitation de cette ressource, nous trouverons donc une forme d'accord. En revanche, sur la recherche appliquée et fondamentale ou sur la politique de l'innovation, le Royaume-Uni est un des pays les plus performants et pose donc un risque sérieux de concurrence déloyale par une moindre régulation sur le numérique, l'intelligence artificielle, la bioéthique et les nanotechnologies. Ce sont les industries du futur qui sont en jeu. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mme Mireille Jouve. - En décidant de se retirer de l'Union européenne, le Royaume-Uni a fait un choix clair. Cette décision n'altère pas une amitié longue et ancienne, mais nous impose quelques exigences. Tout d'abord, un accord sur la relation future ne saurait se résumer à « un pied dehors, un pied dedans ». La publication du nouveau tarif douanier britannique, en particulier, semble indiquer que le Royaume-Uni est résolu à abandonner un traitement privilégié pour l'Union européenne. Cependant, le gouvernement a décidé d'étaler les contrôles douaniers. Qu'en est-il de la négociation sur cette question, pour laquelle les principes de réciprocité et d'équité doivent être intangibles ? Qui a le plus à perdre à un retour aux règles de l'OMC ?

Parmi les points de blocage, les Britanniques ne semblent pas prêts à jouer le jeu d'une concurrence loyale. À l'heure où la Commission européenne fait du Pacte vert le fil rouge des politiques communautaires, il faut maintenir la pression pour protéger nos entreprises déjà exposées au dumping venant d'autres régions du monde.

M. Johnson a fait de la pêche une arme de dissuasion massive, tant les pêcheurs européens ont besoin d'accéder aux eaux britanniques, mais les pêcheurs anglais ont également besoin d'accéder au marché européen pour vendre leurs produits. Seuls huit pays sur vingt-sept sont concernés, n'est-ce pas une faiblesse ?

Sur le calendrier, enfin, le Conseil de l'Union a pris acte de la décision de Londres de ne pas allonger les négociations et d'aboutir dans les temps, au risque d'un no deal. Mon groupe souhaite un accord sur la relation future, mais nous ne sommes pas favorables à des discussions infinies. Le Royaume-Uni a choisi le grand large, qu'il en assume les conséquences ! En attendant, nous vous encourageons à continuer à défendre avec ténacité et justesse les intérêts de l'Union européenne.

M. Jean-Louis Lagourgue. - Je salue votre action essentielle dans ce dossier délicat. S'agissant de l'impact du Brexit dans les territoires d'outre-mer. Douze territoires d'outre-mer européens sont liés constitutionnellement au Royaume-Uni et quitteront l'Union européenne dans les prochains mois. Dans ce contexte, doublé des négociations compliquées du cadre financier pluriannuel, quelles seront les conséquences du Brexit sur les fonds européens de développement ?

De plus, existe-t-il des risques sur la coopération régionale avec les îles britanniques dans le Pacifique et les Caraïbes ?

M. Michel Barnier. - J'exprime le voeu que nous puissions rapidement échanger dans le cadre de réunions plus classiques. Le dernier round de négociation sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, soit environ une quarantaine de réunions, s'est déroulé par visioconférence avec près de 200 personnes pour chaque partie. Ce ne fut pas simple.

Je vous remercie de votre soutien et de votre confiance, que je partage avec l'équipe de 70 personnes qui m'accompagne et avec le personnel des directions générales de la Commission européenne. Chaque étape de la discussion est, en effet, co-négociée par la Task Force et par la direction générale concernée. Nous bénéficions également du soutien unanime des États membres. Pour bâtir cette unité, je me suis rendu pas moins de quatre fois dans chaque capitale et j'ai régulièrement rencontré les chefs d'État. Pour ce qui concerne la France, le soutien sans faille du Président de la République, du Premier ministre et du ministre des affaires étrangères est précieux pour l'avenir du projet européen.

M. Rapin évoquait la crise du Covid, d'une gravité sans précédent et dont les conséquences sanitaires, humaines, sociales et économiques seront aussi lourdes que durables. Je lisais récemment un article dans Le Monde qualifiant de « surréaliste » le fait de poursuivre, dans ce contexte, les négociations sur le Brexit. Je ne le crois pas : le Brexit est une réalité décidée par les Britanniques il y a quatre ans, tout comme est une réalité que nous devons traiter la date de leur sortie effective de l'Union européenne le 31 décembre 2020.

MM. Rapin et Gattolin, ainsi que Mme Jouve, m'ont interrogé sur la pêche. J'ai récemment réuni les ministres chargés du dossier dans les onze États membres concernés - sept ou huit, dont la France avec les régions Bretagne, Normandie et Hauts-de-France, le sont particulièrement - : tous ont apporté leur soutien à une ligne de négociation forte. Nous devons cependant évoluer, car il n'y aura nul accord de commerce sans règlement du sujet de la pêche. Il faut négocier un accès réciproque aux eaux et aux marchés. De fait, les pêcheurs européens travaillent fréquemment dans les eaux britanniques, y compris, près de Guernesey par exemple, dans la zone des 12 milles marins. La position européenne, maximaliste, défend le statu quo, tandis que les Britanniques réclament une souveraineté pleine sur leurs eaux et sur les poissons qui y vivent et estiment qu'un éventuel accès doit être rediscuté annuellement pour chaque espèce. Cela est évidemment impossible ! Nous devons, en conséquent, trouver un compromis. Nous sommes donc prêts à discuter avec les Britanniques sur le fondement d'une série de paramètres : le rattachement zonal des eaux et des poissons qu'ils réclament, les droits de pêche historiques dont la plupart sont antérieurs à l'adhésion du Royaume-Uni à l'Union européenne, les règles de protection de la biodiversité et les intérêts économiques des régions concernées notamment. J'attends une réponse à notre proposition. Nous pourrions appliquer des règles différentes selon les espèces, mais il convient d'éviter toute renégociation annuelle de l'accord, sauf sur les stocks qui relèvent de la protection de la biodiversité. Le Royaume-Uni ne peut être comparé, sur le sujet de la pêche, à la Norvège, dont les eaux n'accueillent que cinq espèces de poissons. Nous devons être prêts à un compromis pour obtenir un accord équilibré et durable. Les communautés de pêcheurs en ont conscience.

M. Vaugrenard, nous restons ouverts à une discussion sur le dossier de la défense et la coopération. N'oublions pas que le Royaume-Uni est une puissance nucléaire, qu'il dispose d'un siège au conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) et jouit d'un réseau diplomatique mondial. Pourraient être envisagés une coopération entre l'Union européenne et le Royaume-Uni au sein de l'ONU, notamment en matière de politique des sanctions, une participation de ce dernier à des opérations militaires extérieures européennes - les Britanniques jouent un rôle majeur dans l'opération Atalante contre la piraterie dans la corne de l'Afrique -, un partenariat dans le domaine de la cybersécurité - je sens, sur ce point, un mouvement favorable des Britanniques - ou une collaboration en matière de renseignement. Cela n'est, hélas, pas à l'ordre du jour. Les Britanniques, très actifs en Afrique, notamment de l'Est, ne souhaitent pas non plus discuter d'une coopération dans le domaine du développement. Peut-être que, après avoir trouvé un accord sur le socle, les négociations pourront reprendre sur ces questions.

M. Cadic s'est préoccupé de l'application de l'accord concernant les citoyens européens vivant au Royaume-Uni. Durant la période de transition, les prestations sociales leur sont versées en application du droit européen. Si vous disposez de preuves impliquant des discriminations à l'endroit de citoyens européens, je vous prie de me les faire connaître afin que je puisse les évoquer dans le cadre du joint committee. Nous avons déjà traité les dossiers de citoyens britanniques vivant en Belgique et en France. Nous devons tous, dans ce domaine, nous montrer intraitables.

M. Cadic a également évoqué les négociations en cours entre le Royaume-Uni et le Japon. De fait, en quittant l'Union européenne, le Royaume-Uni se trouve dans l'obligation de négocier près de 600 accords commerciaux bilatéraux. La charge de travail est telle que nous les avons autorisés à débuter les discussions avant leur sortie effective de l'Union européenne. Pour autant, ces accords ne pourront s'appliquer avant le 1er janvier 2021. S'agissant du Japon, l'accord britannique constituera le miroir de celui qui lie l'archipel à l'Union européenne. Nous n'avons aucune raison de participer aux négociations, mais nous les suivons avec intérêt. J'ai ainsi constaté avec étonnement que les Britanniques demandaient aux Japonais des avantages qu'ils refusent aux Européens, comme le level playing field. De même, dans le cadre de la négociation de leur accord commercial, les États-Unis ont demandé aux Britanniques d'assouplir leurs standards sur certains produits alimentaires. L'idée que du poulet chloré pourrait être importé au Royaume-Uni a ému l'opinion britannique et inquiété les industriels de l'agro-alimentaire comme les agriculteurs. Il est important de suivre ces négociations, afin de prévenir toute conséquence collatérale sur la qualité des produits alimentaires importés en Europe. Nous sommes à cet égard comptables du fait que les produits entrant en Irlande respectent les normes européennes en matière sanitaire, phytosanitaire, mais aussi de TVA, et que les règles relatives à la pêche s'y appliquent. Je rappelle que le contrôle des aides d'État sera aussi effectif un certain temps en Irlande du Nord.

M. Gattolin, notre objectif est d'aboutir à la signature d'un accord cadre, qui ne traitera ni de défense ni de politique étrangère. À défaut, le Brexit s'appliquera sans accord et le Royaume-Uni, désormais pays tiers comme un autre, relèvera du cadre de l'OMC : des deux côtés seront fixés des tarifs et des quotas pour les différents produits. Une telle situation ne saurait être que temporaire pour les Britanniques. De fait, alors que nous exportons 8 % de produits vers le Royaume-Uni, soit 300 milliards d'euros pour l'ensemble des États membres, ce dernier exporte 47 % de sa production vers l'Union européenne, pour un montant de 200 milliards d'euros. L'application ne taxes ne serait pas durablement supportable : la conclusion d'un accord apparaît dans l'intérêt de tous. Quoi qu'il en soit, Mme Jouve, le Brexit est un jeu lose lose, mais plus encore pour les Britanniques.

Nous avons effectivement intérêt, monsieur Gattolin, à coopérer en matière de recherche. Les laboratoires et les universités britanniques sont particulièrement dynamiques et émargent aux programmes européens de recherche. Les programmes européens, à l'instar d'Erasmus ou d'Horizon Europe, sont ouverts aux pays tiers. Il conviendra cependant que le Royaume-Uni se plie aux règles applicables à ces pays. Déjà, les Britanniques ont fait état de leur intérêt pour leur maintien au sein d'Horizon Europe.

Mme Jouve, les Britanniques ont récemment publié les tarifs qu'ils appliqueraient en cas de no deal sur nos 8 % d'exportations. Ils concerneront majoritairement des produits agricoles en provenance de France, d'Espagne, d'Italie et du Portugal. L'application de tels tarifs conduirait inévitablement à une augmentation du prix de ces produits sur le marché domestique. En l'absence d'accord, nous appliquerions également des tarifs douaniers et des quotas sur les produits britanniques. Le sujet de l'extension du délai étant clos, nous sommes contraints de trouver un accord d'ici au 31 décembre 2020.

Enfin, les territoires ultramarins britanniques à statut spécifique au sens des traités européens ne sont pas compétents pour négocier des accords commerciaux avec des pays tiers. Ils ne seront pas couverts par un accord avec l'Union européenne, même si les Britanniques le souhaiteraient, y compris pour Gibraltar. Concernant le Fonds européen de développement (FED), dont bénéficient notamment la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, le montant des aides ne sera pas modifié pour les territoires qui demeurent dans l'Union européenne.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous vous remercions pour cette audition passionnante qui éclaire bien des problématiques. Nous vous souhaitons bonne chance dans les négociations à venir et vous assurons de notre solidarité en matière de vigilance comme de fermeté, car les enjeux sont majeurs pour l'Union européenne. Les Britanniques ont souhaité partir et ce n'est pas aux États membres de subir les conséquences de cette décision, même si une absence d'accord serait dommageable aux deux parties, notamment dans le domaine de la pêche et de la défense. Nous sommes particulièrement sensibles à l'unité permanente des vingt-sept que vous avez obtenue, malgré des intérêts parfois divergents, grâce à votre présence régulière auprès de chaque gouvernement et parlement. Nous vous en sommes reconnaissants.

M. Michel Barnier. - Je vous remercie de votre invitation. J'espère que ce dialogue vous aura été utile pour comprendre les enjeux de la négociation en cours qui, au-delà de la relation future entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, concerne l'avenir de l'Europe.

Je vous encourage à maintenir le dialogue avec le Gouvernement pour assurer la fermeté de la France dans les négociations, ce qui n'est pas synonyme d'agressivité. Le Royaume-Uni ne défend que ses intérêts ; nous devons protéger les nôtres.

L'unité des Vingt-Sept est liée à la volonté des dirigeants européens de faire face ensemble aux enjeux que constituent la crise du Covid, le changement climatique, le risque terroriste, la pauvreté et la finance mondiale sans scrupule. Je la cultive en veillant à la transparence de nos travaux : nous validons tout, ensemble, en même temps et sur tous les sujets. Cela garantit une confiance mutuelle qui permet l'unité.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je m'associe aux remerciements exprimés par le président Cambon. Il ne reste que quelques mois de négociation, en partie en période estivale : un no deal n'est pas à exclure. J'espère que le bon sens prévaudra pour aboutir à un arrangement global, voire horizontal selon vos mots, dès lors qu'une solution sera trouvée pour la pêche.

Nous entendrons prochainement l'ambassadeur de France à Dublin. En outre, nous aimerions être destinataires des documents que vous nous avez présentés, ainsi que des propositions tarifaires du Royaume-Uni en cas d'absence d'accord. Nous travaillerons, nous aussi, à conserver l'unité des États membres sur ce dossier.

La réunion est close à midi.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.