SÉANCE

du mardi 13 décembre 2016

33e séance de la session ordinaire 2016-2017

présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires : M. Serge Larcher, M. Philippe Nachbar.

La séance est ouverte à 14 h 15.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Éloge funèbre de Paul Vergès

M. Gérard Larcher, président du Sénat .  - (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent) Paul Vergès nous a quittés le 12 novembre. Avec lui s'est éteinte une grande voix de cette Île de La Réunion au service de laquelle il s'est engagé tout au long de sa vie et dont il était une figure centrale et charismatique depuis plus de soixante années.

La nouvelle de son décès a provoqué sur l'Île une onde de choc et une intense émotion qui a trouvé son expression très forte lors de ses funérailles célébrées devant des milliers de Réunionnais dans l'enceinte émouvante du cimetière paysager de la commune du Port, dont Paul Vergès avait été le maire et qu'il avait profondément transformée.

Je sais l'émotion que le président Thierry Foucaud, qui me représentait à cette cérémonie, la présidente du groupe CRC Éliane Assassi et notre collègue Pierre Laurent ont ressentie à cette occasion.

« La Réunion est orpheline » a ainsi titré le journal Témoignages, fondé le 5 mai 1944 par le docteur Raymond Vergès et que son fils Paul a lui-même dirigé à partir de 1954.

C'est aussi avec une grande tristesse que les sénatrices et les sénateurs ont appris la disparition de Paul Vergès, qui était notre doyen et qui fut sénateur de La Réunion à deux reprises, d'avril 1996 à juillet 2004, et depuis le 1er octobre 2011.

Nous avons encore en mémoire les mots par lesquels il avait conclu ici-même, le 1er octobre 2014, son allocution de président d'âge, en évoquant Jean Jaurès en ces termes : « Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent et une confiance inébranlable pour l'avenir. Que cette nouvelle ère illustre la volonté de voir enfin se réaliser pour le monde la devise de notre République : liberté, égalité, fraternité ».

Homme de conviction et de courage, Paul Vergès était un militant de toujours et un résistant. Il s'était ainsi engagé dès 1942 - il avait 17 ans - aux côtés de son frère Jacques, dans les Forces françaises libres. Il intégra l'école d'officiers parachutistes de Ribbesford en 1943, avant d'être parachuté en 1944 dans la Vienne auprès des résistants du maquis.

Paul Vergès s'était également engagé très tôt dans la vie politique de La Réunion, suivant la voie tracée par son père, proche du Parti communiste français et qui avait oeuvré à la départementalisation de La Réunion et des Antilles-Guyane en 1946. Il fut ainsi un militant et un responsable politique d'une longévité exceptionnelle, étant durant plus de soixante ans, l'élu incontournable de son île.

Paul Vergès commença son ascension politique dès les années cinquante, alors que l'île souffrait de grandes inégalités sociales et d'un important retard de développement économique. Il fut élu conseiller général en 1955 puis, pour la première fois, député en 1956. Et c'est en 1959 que, pour mieux ancrer la revendication identitaire réunionnaise, il fonde le Parti communiste réunionnais.

Paul Vergès occupa ensuite, durant plus d'un demi-siècle, tous les mandats électoraux locaux et nationaux, étant conseiller général, député à trois reprises, parlementaire européen durant treize années, président du Conseil régional de La Réunion de mars 1998 à mars 2010, et bien sûr sénateur durant quatorze années.

Il fut maire de la commune du Port qui lui était si chère et où ses proches et ses amis se sont retrouvés le 15 novembre pour lui rendre un dernier hommage.

Paul Vergès fut, tout au long de sa vie, une figure emblématique de son île, dont il nous parlait toujours avec chaleur et un inépuisable enthousiasme. Je me souviens de nos échanges à ce sujet.

Son nom restera attaché à nombre de transformations qu'a connues l'île depuis les années cinquante.

Il conduisit ainsi, lors de son mandat à la tête du Conseil régional, une politique de grands travaux ; l'amélioration du réseau routier et les chantiers de modernisation des politiques sociales furent toujours au premier rang de ses préoccupations.

Il fut un bâtisseur, concrétisant des projets majeurs de développement de l'île, tout en menant son combat pour l'égalité, pour changer la vie quotidienne des Réunionnaises et des Réunionnais.

Paul Vergès prônait aussi une vision à long terme et voyait dans l'île un laboratoire illustrant, avec ses caractéristiques propres, les problèmes démographiques, économiques et environnementaux du monde. Il estimait que La Réunion concentrait, je cite : « toutes les contradictions, celles de la société capitaliste et celles du tiers-monde ».

Notre doyen était un homme politique d'une incontestable hauteur de vues, qui se projetait toujours dans l'avenir et le long terme. Son message pour La Réunion, qui conciliait désir d'autonomie et besoin de France dans les outre-mer, resta pour lui toujours d'actualité.

Il fut au Sénat le porte-parole inlassable de son île, déposant encore en juin 2014 une proposition de résolution pour une nouvelle politique énergétique et un codéveloppement durable et solidaire dans l'océan Indien, et en octobre 2015 une proposition de loi constitutionnelle visant à étendre à La Réunion la possibilité de fixer les règles applicables sur l'île dans des matières limitées relevant de la loi.

Mais Paul Vergès attachait plus globalement une importance majeure aux conséquences, à ses yeux insuffisamment prises en compte, de la transition démographique mondiale, dont il maîtrisait les données et dont il faisait une analyse pénétrante.

Permettez-moi de rappeler les termes dans lesquels il évoquait le 1er octobre 2011, à cette tribune du Sénat, les évolutions démographiques actuelles.

Je le cite : « En 1950, la population totale de la planète était de 2,5 milliards. En soixante ans, la population mondiale a augmenté de 4,5 milliards. Et, dans quatre décennies, soit six mandats de sénateur, la seule augmentation de la population sera égale au nombre total d'humains que comptait la planète en 1950. Ce phénomène est la plus grande révolution de l'histoire humaine et nous en vivrons tout au long de ce siècle les conséquences sur les plans économique, social, culturel et politique ».

Paul Vergès fut aussi - et les choses sont naturellement liées - l'un des premiers à alerter sur les conséquences du réchauffement climatique. Il exprimait inlassablement cette préoccupation.

Il fit ainsi adopter ici même, le 29 mars 2000, son rapport sur la proposition de loi qu'il avait déposée, tendant à conférer à la lutte contre l'effet de serre la qualité de priorité nationale et portant création d'un Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, organisme qu'il présida sans interruption depuis sa création en 2001.

Il soulignait encore avec force, à notre tribune, peu de temps avant les accords de Paris sur le climat, l'importance majeure de cette problématique, il disait : « Le réchauffement climatique a des conséquences dans tous les domaines pour la vie humaine : climat, santé, vie économique, sociale et politique, environnement terrestre, aérien et maritime, et l'adaptation nécessaire à ce nouvel ordre. Rien n'est acquis, tout est à faire, et l'enjeu est une nouvelle civilisation planétaire ! »

Paul Vergès laissera ainsi son empreinte dans les très longues négociations internationales sur le climat qui ont conduit, d'une Conférence des parties à l'autre, aux accords de Paris.

C'est un grand Réunionnais qui nous a quittés par l'oeuvre impressionnante qu'il a accomplie pour La Réunion et les Réunionnais et bien au-delà, pour notre pays tout entier.

C'est cette figure dont portent aujourd'hui le deuil tous ses amis du groupe communiste républicain et citoyen du Sénat, ses collègues membres de la commission de l'aménagement du territoire et de développement durable, ceux de notre délégation à l'outre-mer et tous les sénateurs de la République.

J'ai bien sûr aussi une pensée particulière pour les sénatrices et sénateurs de La Réunion, à commencer par notre collègue Gélita Hoarau, à qui revient une nouvelle fois la lourde charge de succéder dans notre hémicycle à Paul Vergès, comme elle l'avait déjà fait entre 2005 et 2011.

Chers collègues, la personnalité et l'action qu'a conduite notre doyen tout au long de sa vie publique font qu'il restera, dans la diversité de nos sensibilités politiques, toujours présent dans nos mémoires.

En cet instant de recueillement, j'exprime à ses enfants - en particulier à sa fille Françoise - ainsi qu'à ses petites-filles Djamila et Amalia, à toute leur famille, et à tous ses proches et ses camarades de La Réunion aujourd'hui dans la douleur, les condoléances sincères du Sénat. Une grande figure s'en est allée, qui a compté pour notre pays tout entier. Je vous invite à un moment de recueillement. (Mmes et MM. les sénateurs observent quelques instants de silence)

Mme Ericka Bareigts, ministre des outre-mer .  - Nous honorons aujourd'hui la mémoire du sénateur Paul Vergès.

Au nom du président de la République, j'ai témoigné lors de ses funérailles de la reconnaissance de la République pour la vie d'audace et d'engagements de Paul Vergès.

Vous avez perdu un ami, un compagnon de débats et de combats. Il a passé ici de belles et riches années, faites de rencontres et dialogues enrichissants ; comme doyen d'âge, il a présidé, en 2011 et 2014, les séances d'élection du président du Sénat et a donc vécu la petite révolution qu'a constitué le premier changement de majorité dans votre assemblée en 2014.

Nous nous souviendrons longtemps de Paul Vergès, de son courage, de sa prescience, de ses combats pour l'égalité réelle, de ses indignations contre les retards des outre-mer par rapport à l'hexagone. C'était un héritage familial ! Son père avait en effet contribué à faire adopter la grande loi de départementalisation de 1946, qui abolissait le régime colonial. Paul Vergès a lutté contre les renoncements, contre les arguments de ceux qui disaient que l'égalité serait trop chère, trop difficile à obtenir, qu'il était trop tôt. Il a démissionné en 2001, pour protester, avec sa collègue Hoarau ici présente, contre la loi de parité sociale qui privait les Réunionnais de leurs droits sociaux. C'est son talent qui obtiendra aux outre-mer l'alignement des allocations familiales, puis du smic, ensuite du RMI, puis de l'allocation adulte isolé en 2007. Votre commission des lois ce matin examinait le projet de loi de programmation relatif à l'égalité réelle outre-mer : en parachevant l'harmonisation des droits aujourd'hui, nous rendons à votre collègue le plus bel hommage qui soit.

D'un courage à toute épreuve, il s'était engagé dès 17 ans dans les Forces françaises libres. Sa conception de la vie peut être résumée par ces mots de Victor Hugo : « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent ». Il suit une formation militaire au Royaume-Uni, saute en parachute sur le Poitou dès 1944. À Témoignages, il prend la défense des ouvriers d'une usine sucrière, obtient un accord favorable aux planteurs de canne, s'indigne de la guerre d'Algérie et obtiendra le vote d'une résolution reconnaissant la responsabilité de la France dans le massacre des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris.

Il est à l'origine en 1999, avec Jean-Marie Tjibaou, de l'appel de Nouméa pour la diversité culturelle. Il dit que la culture unique est la mort de toute culture : oui à l'universel, non à l'uniformité.

Il a été encore clairvoyant sur le climat, a montré que les outre-mer sont les sentinelles du changement climatique. Prenant cette question à bras-le-corps, il a participé à la création de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique et a fondé l'Agence régionale de l'énergie à La Réunion.

Il sait que les outre-mer sont aussi des pionniers : comme toujours, Paul Vergès, esprit libre et précurseur, a un temps d'avance. Il réfléchit sur le long terme, d'emblée. En 2011, à cette tribune, il nous invitait à porter notre regard au-delà de l'immédiat : nous l'entendons aujourd'hui, lui qui nous a marqués par sa singularité et ses combats. Toute sa vie, il fut au service de La Réunion, il l'a réorganisée, a modernisé ses infrastructures, il a participé comme député européen à la création du statut de région ultrapériphérique.

Fier d'être Réunionnais, ultramarin, Indianocéanien, il a proclamé avec orgueil la part de son identité, de notre identité. Il défend une société ouverte, diverse, métissée. Il décrit La Réunion comme un brassage d'hommes et de femmes venus de tous les coins du monde. Sa pensée est naturellement ouverte au monde, il conçoit son île comme au carrefour d'un archipel plus large, au destin nécessairement mondial - comme en atteste son livre : D'une île au monde.

Sa pensée généreuse, curieuse, ouverte et tolérante nous manquera longtemps ; sa pensée porte au-delà des contingences de son époque. Victor Hugo évoquait « ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front, ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime, ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime ». Je me souviens de Paul Vergès marchant, tantôt pensif et concentré, tantôt rêveur, dans les couloirs du Sénat, empreint de la marche du monde même. Voilà qui fut Paul Vergès, au service de nos concitoyens et du monde. À toute sa famille, je dis toute notre affection et nos sincères condoléances.

M. le président.  - Conformément à notre tradition, nous allons suspendre nos travaux.

La séance, suspendue à 14 h 45, reprend à 15 h 05.