II - LA GRANDE TRANSFORMATION DU TIBET : LES CHANGEMENTS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX DES TRENTE DERNIÈRES ANNÉES

par M. Andrew FISCHER,
professeur associé à l'Institut international
des sciences sociales de La Haye

Mon propos concernera surtout des questions économiques puisque l'argument principal du gouvernement chinois pour défendre ses politiques au Tibet repose sur l'économie . Les dirigeants chinois affirment , en effet, que pendant les trente dernières années, les politiques publiques ont permis une forte croissance économique et une augmentation des revenus de la population tibétaine grâce notamment à l'octroi de subventions. Le gouvernement chinois dit avoir également financé des revues et des centres culturels. À ce discours répond celui des exilés tibétains qui affirment que les Tibétains ne bénéficient pas de cette manne financière et qu'ils sont marginalisés. Ces deux discours doivent être mis en perspective et ne sont pas nécessairement contradictoires.

A. LA RÉGION AUTONOME DU TIBET, UNE RÉGION EN FORTE CROISSANCE ECONOMIQUE

1. Région autonome du Tibet et régions tibétophones

Le Tibet, plus particulièrement la Région autonome du Tibet (RAT), a en effet connu au cours des trente dernières années une forte croissance économique. Cette région représente la moitié de la superficie du Tibet historique et linguistique en République populaire de Chine et abrite un peu moins de la moitié de sa population, mais c'est la seule province entièrement tibétaine.

Ainsi, bien que la moitié occidentale de la province du Sichuan soit composée de régions tibétaines, la population tibétaine n'y représente qu'1 % à 2 % des habitants car l'écrasante majorité de la population habite à l'est de la province où se déroule l'essentiel de l'activité économique. Les statistiques provinciales du Sichuan concernant essentiellement sa partie orientale, et non la partie tibétaine, il est difficile de tirer des conclusions sur les politiques de développement dans les zones tibétaines de cette province.

Il en est de même au Qinghai, au nord-ouest de la Chine, dont 97,2 % de la superficie est constituée de préfectures autonomes tibétaines, parfois partagées avec des Mongols. Mais la population non-tibétaine est concentrée sur 2,8 % de la superficie de cette province, dans le nord-est, et constitue deux tiers de la population de Qinghai, les Tibétains ne représentant que 24 % de la population totale de la province. Là encore, comme pour le Sichuan, il est difficile de tirer des conclusions sur la population tibétaine de cette province avec des statistiques économiques collectées à l'échelle de l'ensemble de la population de la province.

Les discours chinois et occidentaux ne traitent que de la Région autonome du Tibet, comprise comme représentant symboliquement tout le Tibet. Or, cette région a été plus subventionnée que les autres régions tibétaines dans les dernières années et, pendant longtemps, son cas n'a pas forcément été représentatif de la situation économique de tout le Tibet ; mais en 2010, le cinquième Forum de travail sur le Tibet 11 ( * ) a décidé de prendre en compte toutes les régions tibétaines, et non plus seulement la RAT. Il est donc possible que la politique de subventions mise en place dans la RAT, que je vais décrire, commence à être appliquée dans les autres régions.

2. Politiques de subventions dans la Région autonome du Tibet

Du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, déduction faite de l'inflation, l'économie en RAT a été en récession en termes réels. La politique de subventions 12 ( * ) a été renforcée dans la deuxième partie des années 1990, entraînant la croissance économique. À partir de cette date, l'économie de la RAT a crû plus rapidement que l'économie chinoise, avec un taux supérieur à 10 % par an.

Il est donc nécessaire de comprendre cet aspect statistique et de s'interroger sur ce qu'il révèle. En effet, cette croissance économique, même subventionnée, a des impacts sociaux qui modifient la répartition structurelle de la main d'oeuvre, hors agriculture.

Les changements structurels de l'économie en termes de valeur ajoutée, parce qu'ils favorisent essentiellement les secteurs secondaire et tertiaire, contribuent à la diminution d'une partie du secteur agricole dans le PNB, secteur qui, en 1995, concentrait la très grande majorité de la main d'oeuvre. La croissance, telle qu'elle a été dirigée et orientée par l'État chinois, était basée sur le secteur des services, qui a dépassé en valeur ajoutée le secteur agricole pour la première fois en 1996. Ce dernier est aujourd'hui très marginalisé dans la production économique - alors que, rappelons-le, il est le premier secteur d'emploi pour les Tibétains.

Cela signifie donc que la croissance économique, qui en pourcentage absolu est impressionnante, n'affecte que marginalement un grand nombre de Tibétains. Cette valeur économique est essentiellement produite par les services, principalement l'administration de l'État auquel il faut ajouter le tourisme. Bien que ce dernier secteur se soit considérablement développé dans les dernières années, l'administration de l'État et d'autres activités comme les services sociaux, les dépenses militaires, ainsi que la sécurité publique jouent un rôle économique plus important que celui du tourisme. Quant au secteur de la construction, il croît en général, au même rythme que l'exploitation minière et l'industrie manufacturière, et représente une moindre part du secteur secondaire que ces deux autres domaines. Or, en RAT, la construction est surreprésentée dans le secteur secondaire, puisqu'elle constitue le triple de la valeur générée par les secteurs manufacturier et minier. Concernant ce dernier secteur, l'idée que les Chinois sont essentiellement présents en RAT afin d'exploiter les ressources minières ne transparaît pas au vu des statistiques. En effet, cette exploitation reste limitée car elle a un coût très élevé en RAT et les grandes compagnies préfèrent s'orienter vers des secteurs plus rentables. En revanche, au Qinghai, l'activité minière est plus importante.


* 11 Les Forums de travail sur le Tibet sont des réunions qui se tiennent occasionnellement à Pékin (la première a eu lieu en 1980, puis 1984, 1994, 2001, 2010) et qui ont pour but la mise en oeuvre de stratégies de développement et de politiques permettant la consolidation du contrôle des autorités centrales par une assimilation du Tibet dans un État chinois « unifié ».

* 12 Par exemple, le gouvernement central verse une subvention au gouvernement de la RAT qui l'utilise pour couvrir son déficit fiscal entre revenus et dépenses gouvernementales. Les dépenses sont ensuite affectées à divers secteurs tels que l'administration, la construction, l'éducation ou le développement rural .

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