II. LE REGARD D'UN INTELLECTUEL

M. Jeff HALPER, anthropologue, conférencier et militant politique, co-fondateur et Directeur de l'ONG The Israeli Commitee Against House Demolition (ICADH)

M. Benjamin Sèze : Merci beaucoup. Je vous propose maintenant de poursuivre avec la présentation de M. Jeff Halper qui va élargir l'analyse à l'ensemble de la société israélienne. Nous prendrons les questions à l'issue de son intervention. Jeff Halper est anthropologue et militant politique, il est co-fondateur et directeur de l'ONG Comité israélien contre les destructions de maisons qui depuis 1997 répertorie et compile des données sur les démolitions de maisons et plus généralement sur les avancées de la colonisation israélienne en Palestine.

M. Jeff Halper : Merci beaucoup de m'avoir invité. Yehuda Shaul n'est pas toujours facile à suivre mais nos propos sont complémentaires. Je suis directeur du Comité israélien contre les destructions de maisons, qui est une toute autre facette de l'occupation. Certains orateurs ont déjà abordé ce sujet. Je souhaite en parler parce que c'est l'une des méthodes centrales de l'occupation et comme Yehuda l'a dit, cela nous aide dans notre plaidoyer parce que ces pratiques n'ont rien à voir avec la sécurité. Israël, depuis 1967, a détruit environ 46 000 foyers palestiniens, maisons et autres types de structures où les gens vivaient. Tout ceci est très bien documenté. Mais lorsqu'est concerné un bâtiment avec des appartements de sept étages à Gaza ou en Cisjordanie, avec peut-être trente familles à l'intérieur, c'est parfois considéré comme une seule démolition. Donc il est toujours difficile de compter les démolitions, mais on dénombre environ 46 000 foyers démolis depuis 1967. Et bien sûr, au moment de la Nakba, en 1948 et dans les années qui ont suivi, Israël a démoli environ 60 000 autres foyers palestiniens, des villages entiers, des villes, des zones urbaines. Et puis bien sûr beaucoup de démolitions ont eu lieu à l'intérieur d'Israël. Il n'y a presque pas de différence entre les Territoires occupés et Israël, si vous êtes palestinien. Les citoyens palestiniens d'Israël vivent seulement un tout petit peu mieux que les Palestiniens qui vivent en Cisjordanie. Regardez les démolitions de maisons : l'année dernière, si je mets de côté Gaza, il y a eu trois fois plus de maisons démolies en Israël, de citoyens israéliens (qui sont tous arabes, soit palestiniens, soit druzes) qu'il y en a eu dans les Territoires occupés. Donc c'est la même politique, c'est la suite de ce qui s'est passé en 1948. L'un des slogans en Israël est qu' « on n'a jamais terminé le boulot de 1948 ». On poursuit donc ce qui a commencé en 1948. Si vous additionnez tout, la Nakba, les démolitions au sein d'Israël et les démolitions dans les Territoires occupés qui continuent encore à ce jour, il s'agit en fait de 120 000 foyers détruits, et donc des communautés entières qui ont été effacées de la carte. Ce sont des dizaines de milliers, des centaines de milliers de familles traumatisées, sans foyer, sans abri et dont évidemment la terre a été saisie. L'une des raisons pour lesquelles ces démolitions sont une vraie problématique, et pourquoi cela nous intéresse, c'est que cela change le cadre même du conflit. Ce dont Israël essaie de nous convaincre, et d'ailleurs je crois qu'il y arrive parfois très bien avec vos gouvernements, c'est que ce qu'il fait l'est au nom de la sécurité. En réalité, quasiment aucun de ces foyers, sur 120 000 qui ont été démolis, n'avait quelque lien que ce soit avec la sécurité. Pendant la Nakba, les villages, les villes, les zones urbaines ont été démolis après les combats, après que les gens se sont échappés. Dans les Territoires occupés, il y a des démolitions parce qu'il y a des invasions de l'armée. Ce matin notamment, on a vu qu'il y a environ 18 000 foyers qui ont été démolis à Gaza à l'été 2014. Ils n'ont pas été particulièrement ciblés, mais sont ce qu'on appelle des dégâts collatéraux. Ils étaient sur le chemin de l'armée, c'est tout. Voilà. En Cisjordanie ou en Israël des foyers sont démolis parce que les permis de construire ne sont pas octroyés aux Palestiniens. Les constructions palestiniennes ont été gelées en 1948, ou en 1967 pour ce qui est des Territoires occupés. Ces démolitions n'ont rien à voir avec la sécurité, ce ne sont pas des foyers de terroristes. Si vous posez la question des raisons de ces destructions aux gens dans les rues de Tel Aviv ou de Paris, soit ils ne savent pas de quoi vous parlez, soit ils vous donnent la réponse officielle : ce sont des foyers de terroristes. Sinon pourquoi Israël, alliée de la France, seule démocratie du Moyen-Orient, ferait cela ?

Donc la problématique des démolitions permet de recadrer le conflit en passant du thème de la sécurité à quelque chose d'autre. Trois éléments y concourent. Le premier élément, c'est qu'Israël refuse de reconnaître qu'il y a une occupation. Il dit soit que cela n'existe pas, soit : « notre pays va du Jourdain à la Méditerranée, donc comment peut-on occuper son propre pays ? ». Il refuse par conséquent l'application de la 4 e convention de Genève.

Nous, activistes, rétorquons qu'il y a bien une occupation car les Nations Unies, la Cour internationale de Justice et le droit international le disent. Une fois que l'occupation rentre dans le discours, dans ce cas-là cela change la perception du conflit. Il n'y a plus qu'une puissance occupante car les Palestiniens ne vont pas occuper Tel Aviv. Cela prouve l'asymétrie, il y a une puissance occupante face à un peuple qui lui est occupé.

Le deuxième élément de notre recadrage qui ressort des démolitions de maisons est que l'occupation n'est pas défensive, ce n'est pas une réaction au terrorisme. Cela n'a rien à voir avec le terrorisme, c'est une démarche active. Tout au long de notre journée de travaux, nous avons entendu des témoignages de cette démarche résolue. Israël nie l`occupation, nie l'existence d'un peuple palestinien pour saisir l'intégralité d'un pays au dessein d'en faire un État juif.

La troisième partie de notre recadrage est de soutenir que, contrairement à la manière dont il se présente, Israël n'est pas une victime. En étant la troisième puissance nucléaire au monde et en occupant un territoire depuis plus de 50 ans, Israël réussit toujours à se présenter en victime, et donc à vouloir ne pas être tenu pour responsable de ses actes. Nous refusons cette situation et présentons Israël comme une vraie puissance économique et militaire. Si le monde commence à regarder l'État d'Israël tel qu'il est réellement, un État occupant, alors Israël pourra être tenu responsable de ses actes en vertu du droit international.

Nous devons continuer à résister à l'occupation mais nous devons nous diriger vers une solution. Pour moi, il y a trois options possibles à cette évolution du conflit.

L'une est la solution à deux États que le camp de la paix israélien a acceptée pendant des années. Certains des intervenants de ce jour y croient encore. Je n'y vois pas d'inconvénient. Je ne trouve pas cette solution juste, mais si elle est acceptée par les Palestiniens, je ne vais pas être plus palestinien que les Palestiniens ! Cela leur octroierait, il est vrai, une certaine quantité d'autodétermination. Le problème, c'est que cette solution à deux États est perdue, c'est la réalité sur place, nous l'avons vu ce jour. Les 600 000 colons, l'annexion de Jérusalem-Est, les sept blocs de colonies (S ettlement blocks ), les vingt-huit autoroutes spéciales, cet ensemble de fragmentations du territoire, ainsi que le Mur bien sûr, font qu'il ne reste plus de place pour un État palestinien.

Certains arguent que logistiquement il est possible de parvenir à une solution à deux États, que 600 000 colons c'est peu si l'on compare ce chiffre aux millions de personnes déplacées à la fin du Second Conflit Mondial. Mais cela ne fonctionnerait qu'avec la volonté internationale de forcer Israël à se retirer, or elle n'existe pas. Vous imaginez la France, l'Allemagne ou les États-Unis, forcer au retrait de Maale Adumim 8 ( * ) où résident 50 000 personnes, ou de Jérusalem-Est ? C'est tout simplement inconcevable !

Il n'y a déjà en fait plus qu'un seul État. La solution à deux États a disparu, et je pense que nous devrions arrêter de l'évoquer. Plus on parle d'une solution irréaliste, plus on pollue le débat. Bien entendu, cela ne me réjouit nullement, pas plus que cela ne réjouit les Palestiniens pour qui c'était la seule solution d'avoir leur propre État. Mais il faut prendre en considération la réalité physique, géographique et politique du terrain. De la vallée du Jourdain à la Méditerranée, aujourd'hui déjà, il n'y a qu'un État. Il n'y a qu'un gouvernement. Ne me dites pas que l'Autorité palestinienne a un pouvoir effectif. Il n'y a évidemment qu'une armée et qu'une monnaie, le shekel, contrôlé par le gouvernement israélien, que vous viviez à Gaza, Hébron ou Tel Aviv. Il n'y a également qu'un réseau autoroutier, électrique et hydrographique. Il n'y a donc qu'un État.

La seconde solution est donc l'apartheid. Il n'y a aujourd'hui qu'un État, d'apartheid. Dans sa définition légale, l'apartheid repose sur la séparation et la domination. Et c'est la solution que souhaite Israël, car cela lui permet de disposer de tout le territoire tout en restant un État juif puisque la population arabe de Palestine n'a pas la citoyenneté, et peut être maintenue dans ses 70 enclaves territoriales environ qui ne représentent que 10% de la Palestine historique. Et Israël pense qu'elle peut continuer, contrairement à l'Afrique du Sud, avec ce type de système. Mais bien entendu, cette solution n'est pas acceptable.

Il nous faut donc réfléchir à une troisième solution. Il faut accepter qu'Israël a fermé la porte à la solution à deux États, et n'en souhaite en réalité qu'un seul. Nous l'acceptons, mais cela ne peut être un État d'apartheid. Il doit être un État démocratique, binational, avec égalité des droits pour tous ses citoyens. Il y a donc deux groupes nationaux qui doivent être représentés et intégrés à égalité. Et j'en finirai en disant qu'il faut un mouvement BDS [Boycott, Désinvestissement et Sanctions, NDRL] très fort. Et je sais qu'en France il est illégal. Mais en réalité, les États ne font pas ce qu'il faut car ils ne suivent pas les principes du droit international et des Droits de l'Homme. On a d'ailleurs critiqué le président Jimmy Carter qui avait fait des Droits de l'Homme la matrice de sa politique étrangère. Donc si nous voulons une solution juste à ce conflit, il faut que les peuples la réclament. Et cela ne peut être fait que via le mouvement BDS. C'est la raison pour laquelle les gouvernements n'en veulent pas, car c'est le moyen de redonner le pouvoir aux citoyens. Le slogan en anglais, que je veux vous transmettre est le suivant : BDS for BDS, Boycott, Divestment and Sanctions for a Binational Democratic State .

M. Benjamin Sèze : Je vous propose de garder vos questions sur la question d'un État, ou deux États pour après la conclusion de Jean-Paul Chagnollaud, puisque cela va être un des sujets de son exposé. En revanche, toutes les questions sur les conditions de l'occupation, les démolitions, l'occupation militaire, sont les bienvenues.

Question de la salle : J'ai une question pour Yehuda Shaul dont j'admire le travail. Régulièrement des sergents recruteurs de l'armée israélienne viennent en France avec dans leurs valises trois programmes : un destiné aux Franco-Israéliens, un deuxième aux Français juifs mais qui ne sont pas israéliens, et un troisième pour des Français ni juifs ni israéliens. Ceux qui sont visés en premier lieu sont ceux des deux premières catégories afin qu'ils s'engagent dans l'armée israélienne. Un certain nombre ont rejoint Tsahal, s'en vantent d'ailleurs dans les réseaux sociaux, et sont souvent impliqués dans des crimes commis contre les Palestiniens dans les Territoires palestiniens occupés. Ce fut le cas fin octobre au checkpoint de Zatara, où une jeune recrue française qui avait passé deux années dans l'armée israélienne a tué deux jeunes Palestiniens de 16 et 17 ans qui étaient sur un scooter. Puis ensuite, avec des photos bien prises, deux couteaux ont été posés à côté des cadavres. Le gouvernement français n'a pas réagi, sauf un député français M. Meyer Habib, représentant des Français de l'étranger pour la circonscription d'Israël, Turquie, etc., qu'on appelle le député israélien de l'Assemblée nationale. Il se félicite que ce soit une Française qui ait tué ces présumés terroristes palestiniens. Est-ce que vous avez des données sur l'engagement des étrangers, français ou autres dans l'armée israélienne, et leur implication dans d`éventuels crimes commis par l'armée israélienne dans les Territoires palestiniens occupés ?

M. Yehuda Shaul : De façon générale la réponse est non. Nous n'arrivons pas à collecter ce type de données. Concernant les soldats étrangers qui se sont engagés dans l'armée, je ne pense pas que ce genre d'informations soit particulièrement intéressant à étudier. Ce qui nous intéresse est de regarder de près l'occupation et le prix à payer pour cette occupation, et utiliser ces éléments pour la combattre. Je ne connais pas l'affaire dont vous parlez, mais je pense que cela n'a pas pu se passer comme vous l'avez dit. Je ne connais pas les détails de cette affaire, mais je n'ai jamais entendu parler d'une situation où les soldats ont tiré sur des Palestiniens et ont ensuite posé des couteaux près des corps.

Question de la salle : Bonjour, je suis membre d'une plateforme des ONG françaises pour la Palestine, merci à vous deux. Je voudrais poser à Yehuda Shaul une question sur l'aspect militaire et une autre à vous deux sur l'aspect général : comment votre action à l'une et l'autre association est-elle perçue par la population israélienne dans son ensemble ? On nous reproche souvent que dans nos conférences, nous faisons des raccourcis, en disant « Israël » de manière générique, et nous rétorquons toujours que nous parlons des autorités israéliennes, du gouvernement israélien. Il n'empêche que ce gouvernement a été élu extrêmement majoritairement et que parfois je m'interroge sur la différence que l'on peut faire entre la population israélienne dans son ensemble, politiquement parlant, et les attitudes gouvernementales. Êtes-vous perçus comme les ennemis de l'intérieur, êtes-vous rejetés par votre société ? Êtes-vous en danger ? Plus particulièrement pour Yehuda, vous êtes membre d'une association de vétérans, Breaking the Silence , mais qu'en est-il des soldats d'active ? Comment êtes-vous perçus par les soldats aujourd'hui sur les checkpoints , et à Hébron notamment quand vous amenez des groupes de visiteurs pour observer le ravage de l'occupation militaire ? Êtes-vous là encore soumis à des vexations, des menaces, ou pouvez-vous mener vos activités citoyennes et militantes en toute liberté ?

M. Jeff Halper : Avant que Yehuda ne parle, sachez que nous appartenons à des organisations tout à fait différentes l'une de l'autre, et je laisserai à Yehuda le soin de définir son organisation. Notre organisation, l'ICAHD (The Israeli Committee Against House Demolitions) qui est contre les destructions de maisons, est une organisation politique. On utilise cette problématique de destruction de maisons pour résister à l'occupation, mais au-delà on l'utilise pour faire avancer nos arguments, pour aller à l'étranger, pour essayer de mobiliser la société civile à l'étranger, et on cherche au final à résoudre le conflit. Nous ne sommes pas une organisation sioniste. Je pense que la différence avec Daniel ou Anat qui ont parlé ce matin, c'est qu'eux se définissent clairement comme des sionistes. Donc cela veut dire qu'il faut une solution à deux États car il faut un État juif. Car comme le dit Daniel, sinon cela n'a aucun sens. Et le problème c'est qu'ils voient cette solution disparaître sans pouvoir s'y résoudre. Nous ne sommes pas des sionistes, nous sommes israéliens mais on peut partager avec les Palestiniens un État binational. Je ne veux pas divorcer d'eux, ce sont mes amis. Or ce sont les termes qui ont été utilisés ce matin, un langage un petit peu curieux tout de même. Mais notre vision est tellement minoritaire chez les Israéliens que nous sommes à peine visibles. Yehuda et ses amis, eux, sont visibles car ce sont des soldats. Et ils sont à l'épicentre du discours israélien. Nous, quand nous parlons d'une solution fondée sur un seul État sans être des sionistes, nous sommes complètement en marge de l'entendement des gens, donc on ne nous voit même pas. Nous tentons d'être efficaces à l'étranger mais nous ne pouvons pas toucher le public israélien.

M. Yehuda Shaul : Je pense que nous avons des points de vue de départ tout à fait différents. Je suis sioniste, je crois en la solution à deux États, je pense que les problèmes nationaux trouvent une solution au niveau national. Nous nous connaissons très bien et on sait que nous ne sommes pas d'accord sur tout. Par exemple Breaking the Silence est une organisation qui ne demande pas le BDS [Boycott, Désinvestissement et Sanctions, NDRL].

Si on remonte plusieurs années en arrière, Breaking the Silence a toujours été une organisation centrale, située sur le devant de la scène, parce que les ex-militaires ont gagné le droit de s'exprimer. Mais, je dirais que tout de même depuis cinq ou six ans maintenant, nous devenons de plus en plus une cible, probablement même en tête de la liste des ennemis d'État. Alors il faut mettre cela dans un contexte : nous avons le gouvernement le plus à droite jamais élu depuis la création de l'État d'Israël. La plus grande partie de notre travail se trouve en Israël et nous ciblons la société civile. On organise des présentations, on rencontre 10 000 personnes par an, le tiers étant des jeunes avant leur service militaire. Et cela énerve les forces en faveur de l'occupation. Nous sommes désormais au coeur d'une grande campagne contre nous. Notre ministre de la défense a demandé que les forces de défense israéliennes ne nous invitent plus à nous exprimer publiquement. Et il y a deux jours, une grande campagne a été lancée pour demander au président d'Israël Reuven Rivlin, qui devait s'exprimer à une conférence du quotidien Haaretz à New York, de boycotter cette conférence parce que Breaking the Silence y serait présent. Le président n'a pas boycotté la rencontre mais il a parlé de nous sans dire notre nom dans un message qui n'était pas très positif. On voit de plus en plus de tentatives de la droite au gouvernement de réguler ce que l'on a le droit de dire, publiquement, donc si vous m'aviez posé la question il y a cinq ou six ans en me demandant si je me sentais en sécurité j'aurais répondu : « bien sûr que oui, c'est évident, je suis israélien, je suis en Israël, aucun problème ». Au mois de mai, lorsqu'on a publié ce livre, les témoignages des soldats à Gaza, il a fallu payer les services de gardes pour les poster en faction à l'extérieur de nos bureaux. Rien n'a eu lieu, aucune attaque physique, mais le fait d'être obligé d'y penser ça vous démontre que les choses ont bel et bien changé, et ont beaucoup changé. Autrefois, j'avais beaucoup de liberté mais je pense que les choses changent.

Là encore, je regarde la situation de nos amis palestiniens à Hébron et on amène nos amis là-bas, et je réalise que le prix que je paie n'est rien comparé au prix qu'ils paient eux, tous les jours. Il y a quelques semaines, on devait organiser une lecture publique à Beer-Shera dans un bar et des militants de droite ont menacé nos vies et celle du propriétaire. Nous sommes allés au poste de police pour déposer plainte et une personne a été arrêtée. Cette personne est présentée devant les juges, mais au bout du compte la police est allée devant le juge pour que notre présentation n'ait pas lieu, plutôt que de nous protéger. La semaine d'après nous organisions la même chose à Tel Aviv. Le matin même, la police est arrivée et a commencé à examiner la licence du bar pour voir si les réglementations d'incendie et de sécurité étaient respectées. Cela fait des années que le bar existe, sans visites de la police, et étrangement, d'un seul coup, il est très important de contrôler les licences. Les choses changent, c'est triste. Mais que croyons-nous ? Après 48 ans d'occupation, les tendances non démocratiques que l'on voit naître dans les colonies franchissent la Ligne Verte et se répandent en Israël. Et c'est pour cela aussi qu'il faut mettre un terme à l'occupation.

Question de la salle : Miguel Hernandez, président de l'association Amitié Palestine Solidarité , je souhaiterais aborder avec vous la question des enfants. Nous en avons peu parlé et pourtant on entend beaucoup parler, sur le terrain, d'enlèvements, de sévices, voire de torture. Dernièrement, on a entendu parler de l'abaissement de l'âge d'emprisonnement des enfants à 16 ans. Je voulais savoir ce que vous en pensiez et peut-être évoquer avec vous cette situation difficile. Je souhaiterais également savoir quel lien vous avez avec des associations comme Addameer en Palestine qui défendent à la fois les enfants et les prisonniers politiques ?

M. Yehuda Shaul : Cette question de la détention d'enfants dans les Territoires occupés est une problématique qui attire davantage de regards et c'est très bien. Il y a quelques années, nous avons publié un livre que vous pouvez trouver sur notre site web, qui compile toute une série de témoignages relatifs au traitement des enfants dans les Territoires occupés. Nous travaillons peu sur les questions de la détention car l'armée n'est pas en charge des prisons. Je ne peux donc pas dire grand-chose sur ce sujet mais ce que je peux vous dire, c'est que beaucoup d'organisations des droits de l'Homme nous ont demandé de quelles informations nous disposions sur le traitement des enfants. J'ai interrogé ma mémoire pour tenter de me souvenir. Est-ce que j'ai maltraité des enfants ? J'ai très peu de souvenirs des enfants car quand vous êtes sur le terrain, les enfants ne sont pas des enfants. Ce que je veux dire par là, c'est que votre monde n'est pas divisé entre enfants et adultes comme pour tout civil. Pour nous, soldats, c'était un monde divisé entre eux et nous. Et donc peu importait qu'il s'agissait d'un enfant de 10 ans ou d'un adulte de 21 ans. Il s'agissait d'eux et de nous. Et l'idée que c'est un garçon qui a 10 ans, qu'il a davantage de droits, ça n'a aucun sens quand vous êtes soldat et que vous êtes sur le terrain. Aujourd'hui, j'habite Jérusalem, et la police n'a pas le droit d'entrer dans ma maison car il faut l'ordre d'un juge. Or vous pensez bien que quand j'étais soldat je n'ai jamais demandé l'autorisation d'un juge quand j'entrais les gens en cassant la porte au rythme de dizaines de maisons par jour. Donc quand vous êtes soldat, vous ne distinguez pas les adultes et les enfants, ce n'est pas quelque chose que vous avez en tête. Et c'est pour cela que ça pourrait être un enfant à vos yeux, mais à mes yeux, à l'époque, pour un soldat, c'était l'ennemi. Je ne suis pas en train de dire que partout, tout le temps c'est comme ça bien sûr, mais c'est l'attitude générale et à partir de là en découle beaucoup de choses.

Question de la salle : Une rapide question pour vous Yehuda. Vous écoutant concernant les droits qui sont pertinents dans certaines situations, nous savons que les officiers des forces de défense israéliennes sont entraînés et instruits des lois, notamment internationales, gouvernant la guerre. Maintenant que la Palestine peut saisir la Cour pénale internationale (CPI), est-ce que votre organisation a cherché à informer les membres de l'armée des conséquences qu'ils encourent à titre individuel lorsqu'ils agissent sur le terrain ? Si vous ne faites pas ce travail, est-ce que vous envisagez de le faire, étant donné l'importance du Statut de Rome et le fait que l'armée est en train d'enfreindre ce Statut par ses actions sur les Territoires occupés ?

M. Yehuda Shaul : De façon générale, je dirais que non. Breaking The Silence ne travaille pas du tout avec ces questions de la CPI. De façon générale, on ne coopère pas avec ce type d'enquêtes. Ce que l'on fait davantage, c'est agir sur le terrain moral plutôt que sur le terrain juridique. Je ne suis pas avocat, je n'ai aucune formation juridique, j'ai une formation de soldat de combat, et je suis un être humain. Je voudrais croire que j'ai un certain sens moral, et cela ressemble au langage que Breaking The Silence tient sur le terrain. Il est important de comprendre qu'une formation normale dans l'armée, dans l'infanterie, n'enseigne pas le droit international. La seule chose que j'ai apprise, concernant le droit international, est que j'avais un petit bout de papier dans ma poche qui indiquait mon numéro d'identité en tant que soldat, mon groupe sanguin, mon rang, au cas où je me trouverais entre les mains de l'ennemi. La Convention de Genève me dit que je peux révéler tout cela. C'est tout ce que je savais.

Autre chose qu'il est important de souligner, c'est que Breaking The Silence ne croit pas que le problème soit la force armée israélienne. C'est pour cela qu'on ne rentre pas tellement dans ce monde juridique. Je ne pense pas que le militaire israélien soit le problème. Je pense que le problème, c'est la mission politique qui est confiée à l'armée. Toute armée qui est envoyée pour occuper des Territoires en privant ses occupants de droits et de leur dignité, pendant plus de 48 ans, se comportera ainsi sinon pire. Quand votre mission est immorale, qu'elle est de priver les gens de leur dignité, de leurs droits, c'est cela le problème, pas les actes individuels.

Question de la salle : Vous avez parlé de la solution à un État ou à deux États, mais ce n'est pas une question entre les Palestiniens ou les Israéliens, c'est un problème international. Tous les militants, les mouvements sociaux et politiques, doivent agir ensemble pour aider les Palestiniens. Nous ne sommes pas responsables de ce qu'il se passe en Palestine. Quels sont aussi vos projets d'action auprès de la société civile israélienne pour mettre la pression sur le gouvernement ? Il faut lutter contre la détention administrative. Aussi, pourquoi est-ce que les Israéliens continuent d'utiliser des balles qu'on appelle dum-dum, des projectiles expansifs, à fragmentation, qui font des dégâts considérables ? Il y a des victimes qui sont tuées par ces balles spéciales, et ce sont des balles interdites au niveau international.

Pourquoi aussi est-ce qu'Israël continue de tuer des jeunes qui manifestent de façon normale, qui ne sont pas armés ? Quand ils les tuent, ils prennent les corps, et ne le ramènent pas forcément immédiatement à la famille du défunt. Il reste encore beaucoup de corps non restitués par les Israéliens.

M. Benjamin Sèze : Merci Monsieur pour ce témoignage et ces éléments complémentaires.

Mme Florence Delaunay, députée


* 8 Une des plus grandes colonies israéliennes en Cisjordanie occupée.

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