CLÔTURE : DEUX ÉTATS, UN ÉTAT ?

M. Jean-Paul CHAGNOLLAUD, Directeur de l'Institut de Recherche et d'Études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO),

Professeur des Universités

M. Benjamin Sèze : Je propose que, à la suite de la question sur un ou deux États, on en profite pour passer directement à la conclusion de Jean-Paul Chagnollaud, directeur de l'Institut de recherche sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, et professeur des universités.

M. Jean-Paul Chagnollaud : Je vous remercie, c'est difficile de conclure un colloque si riche, surtout après avoir entendu des témoignages qui viennent du coeur de la société israélienne et de la société palestinienne, avec en particulier tout à l'heure cet émouvant témoignage depuis Gaza, et qui nous en disait beaucoup plus que tout ce qu'on pourrait analyser.

Je crois, puisque je suis cette question comme beaucoup d'entre vous depuis fort longtemps, qu'on aurait tort de penser que le conflit israélo-palestinien - et je ne pense pas que vous le pensiez - soit depuis des décennies avec les mêmes configurations. C'est sur ce point-là que je voudrais insister. Si on prend le conflit dans ses origines, il faudrait revenir aux années 1916-1917, et on pourrait ainsi facilement, en deux minutes, montrer les différentes périodes et comprendre que nous sommes, à mon avis, dans une autre séquence aujourd'hui. Si je devais résumer d'un trait, je dirais que c'était dans les années 1920 jusqu'à 1948, l'époque coloniale avec le mandat britannique ; ensuite de 1948 à 1957 un conflit qui fut essentiellement interétatique, on ne parlait pas des Palestiniens à part pour dire qu'il s'agissait de réfugiés. Puis on a eu une troisième période entre 1967 et 1993, qui a été une montée en puissance, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, du nationalisme palestinien, avec comme point d'orgue la Première Intifada et la proclamation de l'État en 1988 à Alger. C'était une séquence tout à fait importante où l'on a vu cet acteur s'imposer progressivement. Il y a eu la quatrième période, celle d'Oslo, qui va de 1993 jusqu'à 2000, quelques années où la configuration était différente. On a pu penser lucidement, malgré l'assassinat d'Yitzhak Rabin, qu'il y avait une possibilité de paix équilibrée entre deux peuples. Nous sommes, à mon avis, depuis les années 2000-2001, dans une nouvelle séquence historique. Si on n'appréhende pas cette séquence comme ce qu'elle est, avec évidemment les fondamentaux qui demeurent - l'occupation - il y a des choses qui changent et il faut en prendre conscience pour mieux agir. Cette séquence historique, dans laquelle nous sommes, pourrait se résumer en trois mots.

Le premier mot c'est le mot, avec tous les débats que cela implique, « hégémonie », un mot bien connu, familier, l'hégémonie nationaliste et religieuse en Israël. Cette hégémonie est relativement nouvelle. Je la date à peu près de cette période. Si on prend le point de vue électoral, en 1992, la gauche, même s'il ne faut pas opposer de manière simpliste la gauche et la droite car il y a des nationalistes aussi à gauche, mais en 1992 il y avait une majorité de 45 sièges rien que pour le parti travailliste. Si on rajoutait le Meretz, Rabin n'était pas loin d'une majorité. Aujourd'hui, et depuis 2001, le parti travailliste s'est dilué, et depuis l'arrivée de Sharon, pour moi c'est vraiment la coupure, on a des majorités de droite et d'extrême droite. Les dernières élections de cette année 2015 ont bien montré qu'il y avait un coeur de majorité qui était ce coeur autour de nationalistes et de religieux. Cette hégémonie politique s'est traduite depuis des années par une hégémonie idéologique. Il y a une phrase de Zeev Sternhell qui a dit il y a quelques mois, « notre génération a perdu la bataille des valeurs et des idées ». Je trouve que cela est très juste. Cela veut dire que certaines idées qui étaient autrefois marginales, en tout cas combattues, ne le sont plus aujourd'hui.

Tout à l'heure, on évoquait les ONG qui se battent, comme Breaking the Silence , il est bien clair qu'aujourd'hui c'est beaucoup plus difficile pour ces ONG de se battre qu'il y a 20 ans, car nous sommes dans cette hégémonie à la fois idéologique et politique, qui consiste à penser que l'intégralité de la Palestine est en fait la propriété d'un État juif et que, par conséquent, il n'y a pas d'occupation. Je crois que cette idée est vraiment de plus en plus forte. Cette idéologie, qui consiste à penser qu'Israël est propriétaire de l'ensemble de la Palestine, n'a jamais été aussi forte, avec ce que cela implique. C'est-à-dire que quand on est dans cette mentalité, on est dans une logique coloniale. Une caractéristique aujourd'hui est le retour en force des logiques coloniales. Dans celles-ci, il y a un point très fort qui est que l'autre, l'indigène, n'existe pas. L'indigène, on va pouvoir fermer les espaces dans lesquels il vit, l'enfermer dans les prisons, ou à Gaza comme cela était évoqué, cela va être de le tuer, et le rapport à la vie humaine est tout à fait en rapport avec cela. Ce triptyque, « fermer, enfermer, tuer » est plus prégnant qu'il ne le fut. On est vraiment dans cette espèce de chape de plomb idéologique qui fait que ceux qui essaient d'avoir d'autres regards sont en grande difficulté. C'est très caractéristique de cette séquence-là.

À cette hégémonie politique et idéologique s'ajoute une forme d'hégémonie sociologique. Il y a aujourd'hui dans l'armée, dans la bureaucratie de l'État, des gens qui sont complètement convaincus de l'idéologie dont je parle. Il y a des éléments importants à comprendre. L'armée d'aujourd'hui n'est certainement pas la même que celle de 1970. Aujourd'hui, les forces qui représentent les nationalistes, les religieux, et donc une bonne partie des colons, sont partout au pouvoir. Comment peut-on penser le rapport à la colonisation, ce n'est pas simplement une question de nombre, mais comment peut-on le penser si on a toujours été éduqué dans une perspective que ces colonies sont naturelles, après tout ? Cela a commencé depuis 1967, mais les premiers mouvements importants ce sont les années 80, des gens sont nés là-bas dans les années 80-90. Ce sont des gens qui considèrent que les colonies font partie du paysage, très naturellement.

On parle souvent du nombre de colons, de l'étendue spatiale de ces colonies, mais il y a une relation dialectique entre ces 500 000 colons et l'idéologie dont je parlais. Ce n'est plus simplement un groupe de pression, c'est une force politique qui est au pouvoir. Nous sommes dans un autre cas de figure que les séquences précédentes, et il faut que nos politiques arrivent à comprendre que nous ne sommes plus dans l'époque d'Oslo ou dans les années 1980. Nous sommes dans un schéma où les logiques coloniales tendent à l'emporter.

Face à cela, le deuxième mot, est le mot « renoncement ». Le renoncement de ce qu'on appelle la Communauté internationale. Il n'est pas vrai de penser que la Communauté internationale aurait toujours renoncé. Il y a des époques, notamment celle d'Oslo, où elle a essayé de jouer un rôle dans une autre configuration. Mais depuis, il y a un vrai renoncement de cette Communauté internationale. C'est le cas notamment des États-Unis, qui ont essayé de faire quelques pas avec John Kerry, mais en aucun cas n'ont cherché à bouger en quoi que ce soit cette nouvelle réalité. Et il faut bien comprendre que le renoncement est une décision politique. La France, dont on a parlé à plusieurs reprises, depuis 7-8 ans, depuis la présidence de François Hollande mais même avant celle-ci, a aussi renoncé sur le plan diplomatique. J'insiste bien là-dessus, car si Pierre Duquesne était là, il monterait sur ses grands chevaux en disant que sur le plan économique la France fait des choses, et cela est vrai. La France fait des choses sur le plan culturel, elle a une présence au Consulat de Jérusalem. Denis Pietton a fait un travail formidable, mais du point de vue diplomatique il est bien clair que la France a renoncé. Je vous cite une phrase qui résume tellement de choses. Nous étions à la Knesset 9 ( * ) en train d'écouter François Hollande, et j'attendais des références au droit international. Rien. Les collaborateurs qui étaient à côté de lui m'ont demandé ce que j'avais pensé de ce discours. « Il aurait au moins pu faire référence au droit international », dis-je. Ils me répondent alors « oui, on y a pensé au droit international, mais on voulait passer entre les gouttes ». La grande ambition de la France était donc d'éviter un incident au sein de la Knesset ! C'est quelque chose d'assez terrifiant ! Autre exemple de ce renoncement, qui est quelque part très pervers, c'est lorsqu'au 14 juillet de cette année, on parle du nucléaire, juste quelques jours après qu'il y a eu un accord entre la Communauté internationale et l'Iran. On pose la question à François Hollande de savoir s'il est satisfait. Il répond « oui je suis très satisfait de cet accord, parce que comme ça, ni l'Arabie Saoudite, ni Israël ne chercheront à avoir l'arme nucléaire ». Ce qui était absolument consternant, cela fait rigoler, mais c'est dramatique ! Les journalistes n'ont pas eu cette réaction élémentaire de dire qu'Israël est une puissance nucléaire, avec en plus ce que l'on appelle en termes techniques, la « triade dissuasive ». Nous sommes là dans une posture de renoncement. Même si nous avons un ministre des Affaires étrangères qui a tenté, il y a quelques mois, d'aller devant le Conseil de sécurité, avec le succès que l'on sait car il s'est fait bloquer par les États-Unis. On a vraiment quelque part un vrai renoncement. Si on prend l'Union européenne, bien sûr qu'elle a eu des positions très fortes du point de vue des textes. Incontestablement, elle a eu des positionnements très justes avec l'idée qu'il faut un État palestinien avec Jérusalem comme capitale. Ce sont vraiment des déclarations fortes. Mais une fois que l'on a dit ça, dans l'action il n'y a plus rien. Il n'y aucune espèce d'initiative forte, aucune espèce de volonté politique d'agir. Il y a au contraire une sorte de bousculade pour savoir qui sera le plus pusillanime. Là, vraiment, il y a beaucoup de bousculades. Nous sommes dans cette situation-là où la Communauté internationale, malheureusement, a renoncé et a renoncé à voir la réalité, et a renoncé davantage encore à agir. Quand je dis « voir la réalité », il ne faut pas qu'on nous dise qu'on ne sait pas, car il y a par exemple le rapport des Consuls à Bruxelles, qui nous donne chaque année un point très détaillé de la situation à Jérusalem-Est. Il suffit de les lire. De lire aussi les recommandations qui sont quelques fois d'une audace tout à fait étonnante, et on peut comprendre que nos politiques à Bruxelles n'osent pas, car parmi nos recommandations audacieuses et réalistes, figure la possible invitation d'une personnalité palestinienne dans nos Consulats. Même cela n'est pas possible.

Enfin, troisième mot pour caractériser cette situation aujourd'hui, et là aussi cela a été très différent dans les séquences historiques, et en particulier dans celle d'Oslo, et même avant, c'est la « division des Palestiniens ». Je ne vais pas m'attarder là-dessus, mais on pourrait facilement montrer à quel point cette division est profonde. Elle est évidemment politique, on le sait, le Hamas d'un côté, le Fatah de l'autre. Mais même au sein du Hamas il y a des différences, au sein du Fatah il y en a sans doute encore davantage. Il y a des différences idéologiques très profondes, évidemment marquées par la coupure territoriale. Nous sommes dans une situation de division profonde et toutes les tentatives d'essayer de revenir vers de l'Union nationale ont été avortées, quelques fois du fait d'éléments extérieurs importants, mais la plupart du temps parce qu'ils ont été incapables de réaliser cette union. Il n'y a pas d'union, alors qu'ils ont pourtant essayé de faire une série d'accords qui, à chaque fois, donnaient de bons principes mais qui n'ont pas été mis en oeuvre. Cela fait qu'aujourd'hui les Palestiniens sont tout de même en situation très difficile. Je parle de la population palestinienne, en Cisjordanie, à Gaza, à Jérusalem-Est. Où est leur autorité ? Je dirais que le dernier sondage palestinien, sorti ce matin, dit qu'il y a deux-tiers des Palestiniens qui veulent la démission de Abbas. Dans le cas d'une présidentielle, s'il y avait un candidat du Hamas et un candidat du Fatah, c'est le candidat du Hamas qui l'emporterait, sauf si le candidat du Fatah, toujours d'après ces sondages, s'appelle Marouane Barghouti. On voit bien la crise politique profonde qu'il y a chez les Palestiniens !

Par rapport à cela, pour conclure, je crains que si on ne nomme pas cette séquence historique pour ce qu'elle est, on n'avance pas. Nous sommes aujourd'hui, non pas simplement dans un affrontement, dans une confrontation, mais plus que jamais dans un système, je dirais de nature néocoloniale qui génère un système d'apartheid. Par conséquent, l'idée qu'on puisse penser qu'il y ait un seul État aujourd'hui, c'est vrai, il existe, cet État, mais c'est un État d'apartheid. Il faudrait ajouter la situation beaucoup plus difficile qu'il y a 20 ans. On revient vraiment à une période où les Palestiniens d'Israël se retrouvent dans une situation où ils sont marginalisés. Par conséquent, prétendre qu'à partir de là on pourrait créer un État binational est évidemment, à mon avis, une utopie. Je crois vraiment qu'il faut se battre contre cette idée. Il faut d'abord voir et comprendre, comme disais Camus, que mal nommer les choses c'est ajouter aux malheurs du monde . Et bien nommons les choses pour ce qu'elles sont : c'est un apartheid, disons-le, montrons-le, et battons-nous contre cela, pour en revenir à une vraie chose possible, une vraie séparation où chacun aura son destin ! Cela implique de rester sur la ligne des deux États, de faire en sorte qu'il y ait un État palestinien à côté de l'État d'Israël. En ce sens, je critiquais la France, mais il faut saluer nos parlementaires qui font un beau travail. Je reviens, pour terminer, vers une résolution d'il y a exactement un an, ici même au Sénat, qui a été adoptée à quelques voix de majorité, et qui dit clairement qu'il faudrait absolument que le gouvernement français reconnaisse, dans un contexte particulier, un État palestinien. Je pense que c'est cela l'idée, il faut continuer à se battre pour un État palestinien, et faire comprendre qu'aujourd'hui nous sommes dans une séquence historique qui est particulièrement grave. Je vous remercie.

M. Benjamin Sèze : Merci beaucoup M. Chagnollaud pour cette conclusion. Merci à toutes et à tous pour votre participation et la pertinence des questions qui ont permis de riches échanges. C'est la fin de cette journée. Merci beaucoup.


* 9 Le 18 novembre 2013, lors de la visite d'État du Président de la République en Israël.

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