Question de Mme BOUMEDIENE-THIERY Alima (Paris - SOC-R) publiée le 18/01/2007

Mme Alima Boumediene-Thiery attire l'attention de M. le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, sur la situation réelle du régime dit des doubles peines. En effet, à la différence de ce qu'affirme le Gouvernement le régime de la double peine est toujours applicable en France. La loi n° 2003-1115 du 26 novembre 2003 s'est contentée de créer des catégories dites « protégées » qui ne font que démontrer une lecture restrictive de la nature des liens privés et familiaux. Cette procédure ne concerne en effet que les conjoints de Français et les parents d'enfants français qui présentent dix années de séjour sur le territoire. Ce qui est sensiblement rare. Alors que des drames personnels extrêmement graves se multiplient, des drames qu'elle suit personnellement, elle lui demande s'il compte prendre des dispositions afin d'abroger complètement le régime inique de la double peine.

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Réponse du Ministère délégué aux collectivités territoriales publiée le 07/02/2007

Réponse apportée en séance publique le 06/02/2007

M. le président. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery, auteur de la question n° 1227, adressée à M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.

Mme Alima Boumediene-Thiery. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, bien que le ministre de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy, affirme depuis 2003, avec ostentation et fracas médiatique, qu'il a mis fin au régime de la double peine, celle-ci est bel et bien toujours en vigueur.

L'expulsion d'un étranger qui a effectué une peine de prison reste une possibilité prévue par la loi et s'avère être une tragique réalité pour de nombreuses personnes et leurs familles. En prétendant abolir la double peine, le ministre de l'intérieur s'est contenté de créer des catégories dites protégées extrêmement limitées, de sorte qu'aucun étranger n'est totalement à l'abri d'une expulsion malgré de fortes attaches familiales et d'une vie passée en France depuis de longues années.

En dépit des exigences exprimées par les associations humanitaires et de solidarité et les citoyens qui se sont unis contre la double peine, l'esprit de la réforme n'était nullement d'abolir définitivement la double peine pour tous. L'intention de M. le ministre était de prendre en compte la situation de certains étrangers qui possèdent en France des liens privés et familiaux en créant lesdites catégories protégées.

Mais cette protection n'est pas absolue puisque ces personnes n'en bénéficient pas dès lors qu'elles ont été condamnées pour certaines infractions graves ou pour des raisons d'ordre public, principe dont tout le monde reconnaît qu'il est d'un flou total.

Ainsi, la notion de « liens privés et familiaux » permettant à l'étranger de bénéficier d'une protection contre la double peine est entendue de façon très restrictive.

D'une part, s'agissant de la vie familiale, la protection se limite aux conjoints de Français et aux parents d'enfant français, déjà non expulsables. Il n'y a donc aucune avancée pour cette catégorie !

D'autre part, certains étrangers, prétendument protégés du fait de leurs attaches personnelles et familiales, ne sont toujours pas régularisés ni réadmis sur le territoire français. C'est la démonstration de la complète hypocrisie du régime actuel. Par ailleurs, s'ajoute une condition supplémentaire de séjour régulier en France depuis dix ou vingt ans.

Ces conditions sont tellement restrictives qu'une infime portion de migrants seulement sont exclus du régime actuel de la double peine. Le fait que la majeure partie de l'opinion française soit convaincue que la double peine a été effectivement abolie plonge dans un silence absolu de très nombreuses personnes qui en sont encore victimes.

La double peine sépare des couples, et des parents de leurs enfants. Des familles sont ainsi éclatées au mépris de leurs droits les plus élémentaires, dont le droit de vivre en famille, pourtant reconnu par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et du citoyen.

Ainsi, la double peine est inhumaine car elle brise des vies. Mais elle est de surcroît discriminatoire : elle ne sanctionne que les étrangers et est donc contraire au principe d'égalité des citoyens devant la loi. Elle exclut toute réinsertion puisqu'elle empêche la personne qui a accompli sa peine de retrouver sa place dans la société.

C'est ainsi le cas, particulièrement scandaleux, de M. Fattoumy, arrivé en France à l'âge de six ans, en 1968, dans le cadre du regroupement familial. Sa mère, ses sept frères et soeurs, sa compagne et ses deux enfants résident tous en France et sont de nationalité française. Après quarante années passées en France, M. Fattoumy a été expulsé le 24 janvier 2007 au prétexte d'une condamnation remontant à 1988, alors qu'il a purgé sa peine et n'a commis aucun délit depuis lors.

Je peux vous citer de nombreux autres cas, comme celui de M. Mehmet venu dans le cadre du regroupement familial en 1978 en France, où il a accompli sa scolarité et où il vit encore aujourd'hui avec ses parents et tous ses frères et soeurs. D'origine kurde, il est recherché par la police turque et son village natal a été anéanti. Alors qu'il devrait recevoir une protection, je l'ai rencontré vendredi dernier au centre de rétention de Strasbourg, où il attend son expulsion pour une affaire qui date de plus de quinze ans.

Il y a d'autres cas encore. M. Ihtajja, entré en France en 1974, a suivi sa scolarité et a appris son métier de boulanger-pâtissier dans les écoles françaises. Il a fait une erreur de jeunesse. Ses parents sont malheureusement décédés, il est célibataire, mais ses frères, soeurs, neveux et nièces sont français. Parfaitement intégré, il est même propriétaire et commerçant et ne conçoit pas sa vie ailleurs. Il est gravement malade : récemment greffé du rein, il a besoin d'un suivi médical continu. Malgré son état, il subit encore le régime de la double peine.

Tout cela est inacceptable. Or c'est bien la réalité de cette prétendue abolition de la double peine, qui n'est autre qu'une réformette inapplicable, une annonce de plus pour un effet de marketing politique.

Mme Marie-Thérèse Hermange. C'est incroyable !

Mme Alima Boumediene-Thiery. Je regrette que le ministre de l'intérieur ne soit pas présent aujourd'hui pour pouvoir répondre à une question concernant un public qui sert encore souvent aujourd'hui de bouc émissaire, notamment en cette période électorale.

Monsieur le Ministre, je vous demande donc solennellement de mettre un terme définitif à ce système inique et discriminatoire, qui fait la honte de notre pays car il punit deux fois la même personne : à la prison et à l'expulsion. Pouvez-vous vous engager ici, devant les représentants de la Haute Assemblée, à abolir définitivement le régime de la double peine, beaucoup trop injuste ?

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Brice Hortefeux, ministre délégué aux collectivités territoriales. Madame la sénatrice, votre question aurait été plus crédible si vous aviez commencé par rappeler que, de 1997 à 2002, vos amis et vous aviez très longuement évoqué le sujet de la double peine avant de décider, très courageusement, de ne rien faire ! Telle est la réalité. Ce rappel aurait étayé votre question.

Je vous remercie donc, madame la sénatrice, de me donner l'occasion de rappeler que cette réforme a été proposée par Nicolas Sarkozy et votée par la majorité.

En 2003, le législateur a été très sensible à la situation de ces étrangers dont les liens avec la France sont tels qu'elle doit être envisagée, s'agissant de l'expulsion, de manière presque équivalente à celle des Français. C'est tout l'esprit des protections voulues par M. le ministre d'État et définies en 2003.

Depuis lors, nous avons appliqué la réforme de la double peine conformément à la volonté du législateur et nous n'entendons pas en modifier l'équilibre.

Je tiens d'ailleurs à souligner que, avant l'entrée en vigueur de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, des étrangers étaient susceptibles d'être expulsés du territoire français s'ils menaçaient l'ordre public, quand bien même toutes leurs attaches personnelles et familiales se situaient dans notre pays. Cela ne semblait pas gêner la précédente majorité ! Nous, cela nous a choqués. C'est pour cela que nous avons agi.

L'application de mesures d'expulsion contre des étrangers qui n'ont conservé aucune attache dans leur pays d'origine ou dont les membres de la famille proches sont français révélait souvent, vous avez raison, des situations humaines difficiles. Il convenait de prendre en compte l'intérêt même des familles pour lesquelles l'expulsion devenait très lourde de conséquences.

La loi du 26 novembre 2003 a donc réformé le régime de l'expulsion, afin d'en protéger les étrangers dont toutes les attaches se situent en France.

Il ne s'agissait donc pas - il ne doit pas y avoir d'ambiguïté sur ce point - de supprimer la faculté pour l'État d'expulser un étranger dépourvu de liens avec la France ou dont le comportement était d'une exceptionnelle gravité, mais de parvenir à un point d'équilibre entre droit au respect de la vie privée et familiale, d'une part, et protection de l'ordre et de la sécurité publics, d'autre part.

L'équilibre issu de la loi de 2003 confirmée par la loi du 24 juillet 2006 ne doit pas être modifié.

J'en viens au cas particulier de la personne que vous avez évoquée et qui vous a interpellée, puisque vous lui avez rendu visite au centre de rétention administrative. Chacun doit être informé afin de pouvoir se forger une opinion.

Il s'agit d'un ressortissant turc, né en Turquie en 1966. Il est entré en France en 1980. Condamné pour trafic d'héroïne, il a été incarcéré pendant cinq ans. À l'issue de cette incarcération, il a été expulsé vers la Turquie en 1995, où vivent, comme vous le savez certainement, son ex-femme et ses deux enfants.

Il est ensuite rentré clandestinement en France, à une date indéterminée, que l'on n'a pas réussi à préciser. Onze ans après son expulsion, en 2006, il s'est à nouveau fait connaître de l'administration en demandant un titre de séjour.

Cette carte de séjour lui a été refusée, tout à fait normalement : il ne vit plus en France depuis onze ans, ses deux enfants vivent en Turquie, il n'a donc pas droit au séjour dans notre pays. Il est tout à fait normal que ce ressortissant turc se trouve aujourd'hui dans un centre de rétention administrative, afin d'être éloigné vers son pays, la Turquie.

Il ne s'agit donc pas du tout d'un cas de double peine. Il s'agit simplement de l'application, ferme et juste, de la loi de la République.

M. le président. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery.

Mme Alima Boumediene-Thiery. Il est vrai, monsieur le ministre, que la gauche n'a rien fait depuis longtemps - je ne peux malheureusement que le regretter -, mais ce n'est pas une raison pour que la droite ne fasse rien non plus !

Il est important de rappeler qu'il s'agit avant tout d'une question d'ordre humanitaire et non d'une question politique. J'espérais donc que la droite se montrerait plus humaniste. Tel n'est malheureusement pas le cas ! (Mme Marie-Thérèse Hermange s'exclame.)

La loi de 2003 n'a rien apporté. Contrairement à ce que vous dites, monsieur le ministre, aujourd'hui, un étranger n'est pas jugé comme un Français, un Français ne pouvant pas, lui - heureusement ! -, être expulsé alors qu'un étranger peut l'être, après avoir effectué sa peine de prison.

Par ailleurs, vous l'avez dit, le dernier cas que j'ai évoqué est humainement difficile. Permettez-moi d'ajouter quelques éléments à ceux que vous avez indiqués. Cet homme a été condamné en 1988 - il y a plus de quinze ans ! - et n'a commis aucun délit depuis. En outre, contrairement à ce que vous avez indiqué, il n'est pas resté onze ans en Turquie, puisqu'il y est recherché car il est Kurde. Cet homme est d'ailleurs en possession d'un document du consulat turc attestant qu'il est recherché en Turquie.

Les situations sont bien plus complexes et difficiles qu'on ne le pense. Celles que j'évoque sont dramatiques : il s'agit de personnes malades, ayant été condamnées voilà plus de quinze ou vingt ans. Il faudra un jour s'arrêter sur ces cas, parce qu'il est des injustices que l'on ne peut laisser passer lorsque l'on a le sens de l'humain.

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