2. Une mesure dangereuse

La ristourne dégressive sur la CSG constitue en réalité, par les mécanismes qu'elle met en oeuvre, une mesure dangereuse : elle risque de susciter des trappes à pauvreté, elle remet en cause les principes qui fondent cette imposition, elle altère les bases mêmes de notre système de sécurité sociale.

Le premier danger de la mesure est le risque évident de trappe à bas salaires. Certes, l'article 2 entend remédier aux situations de trappes à inactivité engendrées par les superpositions auxquelles donne lieu notre système de protection sociale et de minima sociaux. Cependant, à vouloir, à juste titre, tirer de l'inactivité, elle risque d'enfermer les bénéficiaires dans des " trappes à pauvreté " tout aussi redoutables.

En effet, la très forte dégressivité de l'aide apportée par l'exonération, dans le projet initial du gouvernement comme dans celui résultant des débats à l'Assemblée nationale, fait légitimement craindre que les ménages soient incités à demeurer dans une logique de bas salaires. D'abord, les entreprises risquent d'intégrer cet apport de revenu net dans la détermination de leur politique salariale, déjà modérée en raison des 35 heures et des aides qui les accompagnent. Ensuite, il y aura moins d'intérêt à chercher à élever son revenu, l'exonération de CRDS et la ristourne de CSG jouant comme un frein à la hausse. En effet, plus le salaire s'éloignera du SMIC, plus la hausse marginale sera mangée par la perte de l'avantage de CRDS et CSG. Entre 1 et 1,4 SMIC, il faudra que l'entreprise verse plus de trois fois ce qu'elle voudrait que le salarié perçoive.

Or la France connaît déjà des difficultés croissantes liées à l'existence d'un nombre important de travailleurs pauvres, ainsi que vient de le démontrer une étude publiée par l'INSEE 26 ( * ) . Elle estime à 1,3 million le nombre de personnes actives ayant travaillé au moins un mois dans l'année et dont le niveau de vie, prestations sociales comprises, est inférieur au seuil de pauvreté 27 ( * ) , soit 6 % de l'ensemble des actifs. Avec leurs proches, le nombre atteint 2 millions de personnes. La pauvreté se retrouve surtout chez ceux alternant des emplois à durée déterminée et des périodes de chômage, dans les foyers où un seul conjoint travaille et dans les familles nombreuses.

Ainsi, Jaques Delors faisait état de son inquiétude devant tout ce qui peut empêcher les salaires de progresser : " il ne faut pas empêcher les salaires d'augmenter " 28 ( * ) . De toute évidence le mécanisme proposé par le gouvernement, notamment en raison de son amplitude trop réduite, va dans le mauvais sens. Il remplace la trappe à inactivité par une trappe à pauvreté.

Le second risque a trait à l'essence même du prélèvement que constitue la CSG. Il a été conçu avec l'idée simple de donner à la France un outil fiscal de financement de la protection sociale qui ne porte pas sur les seuls salaires mais élargi à l'ensemble des revenus. Comme l'écrivait le Conseil des impôts en 1995 29 ( * ) , " la création d'un nouvel impôt n'est pas chose courante et on peut a priori, se demander pourquoi la nécessité a été ressentie d'ajouter aux deux prélèvements déjà existants sur les revenus des ménages (l'impôt sur le revenu et les cotisations sociales) un troisième prélèvement. On pressent que la raison n'est pas seulement financière - s'il s'était agi de procurer des ressources supplémentaires, une hausse des prélèvements classiques aurait suffi - mais qu'elle se trouve dans une réflexion sur la structure des prélèvements : si on a créé un nouveau prélèvement, c'est pour éviter - voire atténuer - les inconvénients qui s'attachent aux prélèvements existants " . La CSG a été créée en réaction contre les cotisations sociales et l'impôt sur le revenu . Son objectif était donc de ne pas encourir les critiques vives dont ces prélèvements faisaient et font toujours l'objet.

On ne peut nier que cet objectif a été pleinement atteint. Le Conseil des impôts le confirme dans son dernier rapport 30 ( * ) : " Outre la modernisation du financement de la protection sociale, la création de la CSG et de ses impositions additionnelles [la CRDS et le prélèvement de 2 % sur les revenus du patrimoine] avait aussi pour but de réformer profondément l'imposition des revenus. L'assiette de la CSG est plus large que celle de l'impôt sur le revenu et prend mieux en compte l'ensemble des revenus et l'évolution de leur structure. La CSG a permis en particulier un rééquilibrage de la fiscalité du capital par rapport à celle du travail. Elle a également servi de compensation à la forte concentration de l'impôt sur le revenu, dotant la France de l'imposition sur le revenu moderne qui lui faisait défaut jusqu'alors, à assiette large et fort rendement. La CSG a enfin permis de rééquilibrer la part des impôts par rapport aux cotisations sociales dans les prélèvements directs, rapprochant progressivement la situation française de celle que l'on observe dans les autres pays de l'OCDE. "

On ne peut non plus nier que cet objectif et ce succès de la CSG sont considérablement remis en cause par le projet de réforme. En dix ans, la CSG est devenue la première imposition de France, rapportant plus que l'impôt sur le revenu. Elle est aussi devenue la deuxième source de financement de la protection sociale française. La substitution de la CSG aux cotisations sociales maladie des salariés en 1998 a accentué une évolution saine, qui revenait à progressivement déconnecter le financement de la protection sociale à la seule masse salariale. La valeur du point de CSG n'a ainsi pas cessé d'augmenter, montrant bien le dynamisme de la ressource et la garantie qu'elle représente pour l'équilibre des comptes sociaux.

Valeurs de point de la CSG

(en milliards de francs)

1999

Prévision 2000

Prévision 2001

maladie

CNAF

FSV

maladie

CNAF FSV

maladie

CNAF/FSV

TOTAL

48,9

48,9

48,9

51,0

51,0

53,3

53,3

Revenus d'activité

34,3

34,3

34,3

35,4

35,5

37,1

37,2

Revenus de remplacement

8,6

8,2

8,1

9,6

9,1

9,9

9,4

Divers

0,2

0,2

0,2

0,0

0,0

0,0

0,0

Revenus du capital

5,2

5,4

5,5

5,3

5,5

5,5

5,8

Revenus des jeux

0,2

0,2

0,2

0,2

0,2

0,3

0,3

DOM

0,5

0,6

0,6

0,6

0,6

0,6

0,6

Source : CSSS 09 2000

Il serait erroné de croire que la CSG est l'impôt le plus pur et le plus proportionnel qui soit. Il n'a pas fallu longtemps pour y instiller des exonérations, abattements, des taux différents, la complexité de la déductibilité partielle, etc. De même, il convient de rappeler, à l'instar du Conseil des impôts 31 ( * ) , que la CSG et la CRDS possèdent une dose de progressivité : " la CSG, la CRDS et le prélèvement social de 2 % sur les revenus sont généralement présentés comme des impôts proportionnels. Ces impositions sociales constituent en réalité un prélèvement faiblement progressif, ceci davantage chez les retraités que chez les actifs. Cette progressivité résulte surtout des exonérations de CSG portant sur les indemnités de chômage et les pensions de retraite des contribuables modestes (45 % des retraités, 25 % des préretraités et 88 % des chômeurs indemnisés par l'Unedic sont exonérés de CSG), qui réduisent fortement le prélèvement pour les trois premiers déciles de l'échelle des revenus chez les actifs, et pour les six premiers déciles chez les retraités. Une légère progressivité se maintient en haut de l'échelle des revenus grâce à l'ajout du prélèvement social sur les revenus du patrimoine. Ces revenus sont en effet fortement concentrés dans les déciles supérieurs. "

Ne faut-il pas cesser de toucher à la CSG qui est déjà un peu progressive et un peu complexe ? Il ne faudrait pas détruire un instrument efficace et moderne pour corriger les imperfections dont souffre l'impôt sur le revenu ou le système des minima sociaux. Ce n'est pas en instaurant de nouveaux biais que l'on corrigera les précédents. D'autant que le mécanisme proposé recèle des effets pervers nombreux et dangereux. Bref, il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre et, comme s'apprête à le faire le gouvernement, tuer la CSG. C'est d'ailleurs l'avis du Conseil des impôts.

L'avis du Conseil des impôts :
" Préserver la simplicité de la CSG "

S'agissant de la CSG, le Conseil des impôts estime qu'il reste nécessaire de ne pas personnaliser cet impôt.

Il serait notamment dangereux, quelles que soient les vertus économiques présumées d'une telle réforme, de créer un abattement sur la CSG 32 ( * ) . Un tel dispositif serait complexe à gérer. Il introduirait une nouvelle règle d'assiette pour les employeurs. Il serait nécessaire de réduire le montant de l'abattement au prorata du temps de travail dans le cas du travail à temps partiel, des congés maladie ou lorsqu'un salarié travaille pour plusieurs employeurs. En outre, il serait sans doute difficile de réserver cet avantage aux seuls revenus salariaux et de ne pas l'étendre aux pensions, aux revenus des non salariés, voire aux revenus de l'épargne.

Surtout, une telle réforme constituerait un précédent contestable, remettant en cause la nature même de la CSG. Il est en effet particulièrement difficile de personnaliser la CSG, imposition cédulaire qui ne prend pas en compte le revenu global du foyer fiscal mais uniquement les revenus catégoriels pris isolément. Un abattement sur la CSG pourrait ainsi créer une situation inéquitable entre les couples bi-actifs, bénéficiant de deux abattements, et ceux où l'un des conjoints seulement est actif. Il faudrait aussi veiller à ce qu'un salarié ne bénéficie pas d'autant d'abattements que d'employeurs. La création d'une franchise sur la CSG, avec pour objectif de rendre cette imposition progressive, supposerait donc des régularisations a posteriori pour prendre en compte la capacité contributive du foyer fiscal, ce qui n'est guère envisageable techniquement.

Il est en revanche toujours possible de s'interroger sur le taux d'imposition de la CSG. La cotisation de CSG est désormais supérieure à celle d'impôt sur le revenu pour plus de 90 % des contribuables. Compte tenu de l'affectation exclusive de la CSG à des dépenses sociales, il ne serait pas anormal que les éventuels excédents de recettes sociales que la croissance économique pourrait faire apparaître puissent être affectés à la baisse du taux de la CSG. L'avenir de la CRDS et du prélèvement de 2 % sur les produits de l'épargne pourrait également être revu dans ce cas de figure.

Par ailleurs, le gouvernement a-t-il bien conscience de la direction qu'il prend à rendre ainsi un peu plus progressive la CSG ? En assimilant davantage cette dernière à un impôt il renforce la tendance à l'étatisation de la protection sociale. La CSG deviendra un élément de stratégie fiscale au lieu d'être une variable d'ajustement de l'équilibre des comptes sociaux.

De plus, le gouvernement a-t-il oublié la grande réforme qu'il a fait adopter, il y a trois ans, de substitution entre la CSG et les cotisations maladie des salariés ? Par cette réforme, il a fait passer le lien entre l'assurance maladie et l'assuré des cotisations sociales à la CSG. C'est le fait de payer cette dernière qui donne lieu à l'établissement des droits. En exonérer certains salariés c'est couper le lien qui les relie à l'assurance maladie et, ainsi, étatiser davantage cette dernière. La progressivité de la CSG, en réduisant le nombre de Français payant la CSG, aura pour conséquence de faire en sorte que des millions de Français ne cotiseront plus à l'assurance maladie. Ils garderont certes leurs droits mais c'est l'Etat qui acquittera leur cotisation par le biais du transfert de recettes fiscales. La réforme proposée par le gouvernement est donc une étape supplémentaire vers une étatisation de la sécurité sociale et la mort du dialogue social. Là réside probablement le plus grand danger de la réforme.

Car les conséquences qui suivront sont faciles à imaginer : exonérations plus grandes, fiscalisation croissante de l'assurance maladie, mise progressive sous condition de ressources de certaines de ses prestations, développement de mécanismes privés destinés à combler les trous ainsi ouverts, etc. Est-ce vraiment cela que souhaitent le gouvernement et la majorité parlementaire qui le soutient ?

* 26 INSEE première , " Les travailleurs pauvres ", octobre 2000.

* 27 Défini comme les personnes dont le niveau de vie est inférieur à la moitié du niveau de vie médian de la population et donc à environ 3.500 francs par unité de consommation.

* 28 Interview au quotidien Les Echos , 27-28 octobre 2000.

* 29 XIVème rapport au Président de la République, octobre 1995, page 11.

* 30 Op. cit. page 12.

* 31 Op. cit. page 30.

* 32 Diverses propositions ont été récemment formulées pour accorder un minimum d'abattement de 500 F ou 1 000 F par mois, qui représenterait plus que la réfaction de 5 % du salaire au titre des frais professionnels lorsque celui-ci est peu élevé (5 % du SMIC correspond à 344 F). Cette mesure est présentée comme une façon de rendre plus attractif le retour à l'emploi.

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