E. LE CHAOS DU LOGICIEL « LOUVOIS » CONTINUE D'OBÈRER LA LISIBILITÉ FINANCIÈRE DE LA « MANoeUVRE RH »

1. Des gains financiers peu tangibles de la précédente vague de déflations...
a) L'introuvable maîtrise de la masse salariale

L'équation financière qui sous-tendait la LPM (2009-2014) consistait à réaliser des économies substantielles sur le soutien des forces et les ressources humaines, pour les réinvestir intégralement au profit de la condition des personnels et de l'amélioration des équipements.

Or, cinq ans après la mise en oeuvre de cette stratégie, il apparaît que cette équation financière a de plus été mise à mal par des réalisations très différentes des prévisions en matière de masse salariale.

Dans son rapport sur le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire 5 ( * ) , la Cour des comptes constate un paradoxe : alors que les effectifs du ministère ont fortement diminué, sa masse salariale - dépenses de titre 2 - a continué à croître.

Dès 2012, à mi-parcours de la précédente LPM, la Cour relevait, en effet, que les économies de masse salariale diminuées des coûts d'accompagnement des restructurations pour le personnel étaient estimées, par le ministère de la défense, à un montant net cumulé de 5,4 milliards d'euros dont 1,1 milliard d'euros avant la fin de l'exercice 2011. Comparant les économies revendiquées par le ministère avec les données d'exécution budgétaire, la Cour des comptes comptabilisait, quant à elle, une augmentation de 1,02 milliard d'euros des dépenses de titre 2 entre 2008 et 2011.

Cette divergence d'appréciation tient en partie aux méthodes de calcul.

L'évolution de la masse salariale de 1 milliard d'euros entre 2008 et 2011 est appréciée dans le rapport de la Cour des comptes en incluant les dépenses liées aux pensions. Or, sur la période 2007-2011, la hausse de la masse salariale, au sens de la Cour des comptes, a été portée principalement par les dépenses de pensions qui ont crû de +577 M€ (de 6 715 M€ en 2008 à 7 292 M€ en 2011).

La hausse relevée par la Cour est ainsi en partie due à des dépenses dont l'évolution obéit à des facteurs exogènes au ministère de la défense.

Force est de constater que, faute de comptabilité analytique digne de ce nom, l'appréciation des économies effectivement réalisées est particulièrement difficile s'agissant des déflations d'effectifs.

En effet, le pilotage des effectifs du ministère s'inscrit dans une logique de flux, avec un volume de départs très important chaque année : selon le SGA, une déflation de 8 000 postes en un an est la résultante, en moyenne, de 25 000 départs et de 17 000 recrutements ; or ce ne sont pas nécessairement les agents dont les postes sont supprimés qui quittent le ministère.

Un certain consensus se dégage cependant pour estimer qu'au total l'évolution de la masse salariale s'explique pendant la période 2008-2013 par divers facteurs exogènes et endogènes : mise en oeuvre de mesures de rattrapage indiciaire des militaires par rapport au reste de la fonction publique, pyramidage de la déflation provoquant un accroissement de personnels dans les hauts de la pyramide et donc une augmentation du taux d'encadrement, augmentation des personnels affectés au sein des instances internationales (OTAN, UE), dérive du « glissement vieillesse-technicité » (GVT), conséquences de la loi portant réforme des retraites, réformes et restructurations générant des coûts (mobilité, incitation au départ et reconversion).

L'analyse financière de la Cour des comptes met en particulier en valeur plusieurs sources de dépenses mal anticipées.

Ainsi le coût de l'évolution de la pyramide des effectifs militaires s'élève, selon les différentes estimations, comme cela a déjà été dit, à un montant variant de 22 à 40 millions d'euros par an en moyenne.

La dynamique des dépenses de personnel du ministère s'explique également par les mesures statutaires de revalorisation de la condition des militaires qui ont été prises depuis 2009, qui s'élèverait en moyenne à 79 millions d'euros par an en moyenne pour la période 2008-2012, ce qui représente un « taux de retour catégoriel » moyen de 43%, soit moins que l'objectif qui avait été annoncé de 50%.

L'évolution des dépenses de titre 2 du ministère de la défense doit enfin beaucoup à l'évolution des dépenses dites « hors socle », qui regroupent les dépenses de titre 2 non récurrentes comme l'indemnisation au titre du chômage et des dommages liés à l'amiante , ou encore les différentes mesures d'incitation au départ volontaire dans le cadre de l'accompagnement des restructurations.

Pour la période 2009-2013, l'évolution de ces deux agrégats est contrastée : les dépenses « socle » sont en baisse de 1%, tandis que les dépenses « hors socle » connaissent une augmentation de près de 17%.

Dépense exécutée hors pensions, hors OPEX hors fonds de concours, en M€ courants

2009

2010

2011

2012

2013

(prévision)

PLF 2014

Socle

10 979

10 960

10 902

10 985

10 595

10 345

Hors socle

621

717

726

715

717

687

TOTAL

11 600

11 677

11 628

11 700

11 312

11 032

Les déflations annuelles se sont traduites par une diminution progressive des dépenses de socle de 2009 à 2011.

La hausse constatée de ces dépenses en 2012 est principalement due à des facteurs conjoncturels. Les dysfonctionnements du calculateur de solde Louvois sur l'armée de terre, la marine et le service de santé des armées se sont notamment traduits par des erreurs de calcul générant des indus de solde.

L'évolution des dépenses hors socle ( 687 millions d'euros en 2014 ) s'explique, quant à elle, par la nature même de ces dépenses qui recouvrent notamment :

- le plan d'accompagnement des restructurations (près de 200 M€ par an en moyenne), qui conditionne la réalisation de la déflation ;

- les dépenses de chômage en augmentation de 30% de 2009 à 2012 ;

- des dépenses de guichet comme l'indemnisation de l'amiante : +5% de 2009 à 2012.

Aujourd'hui, cette dynamique d'ensemble des dépenses de personnel est jugée incompatible avec l'objectif de retour à l'équilibre des comptes publics décidé par l'État.

Bien plus, dans son rapport sur la masse salariale du ministère de la défense de septembre 2013, la Cour des comptes estime même que, pour financer les dépenses du titre 2 et notamment celles afférentes à la masse salariale, le ministère de la défense a dû puiser notamment dans les crédits d'équipement, alors même que la loi de programmation militaire 2009-2014 prévoyait que les économies réalisées devaient bénéficier à la fois au financement du plan d'amélioration de la condition des personnels et au financement des équipements. « Le ministère s'est écarté des dispositions de la loi organique relative aux lois de finances en particulier l'article 7 : il a mis en oeuvre de manière inversée le principe de la fongibilité asymétrique en réaffectant des crédits destinés au financement d'équipements (titre 5) à des dépenses de personnel (titre 2) : pour l'exercice 2012, 330 M€ ont ainsi été prélevés sur le titre 5 au bénéfice du titre 2 . ».

Au total, il aura fallu abonder le titre 2 du budget du ministère de la défense par loi de finances rectificative de 213 M€ en 2010, 158 M€ en 2011 et de 474 M€ en 2012, en redéployant, en particulier en 2012, des crédits destinés aux équipements.

D'ailleurs, les dépenses de personnel hors OPEX « déraperaient » à nouveau en 2013 par rapport à la construction budgétaire, de 232 M€, du fait de :

. l'impact des dysfonctionnements récurrents du calculateur Louvois, qui a généré en 2013 de nouveaux indus de rémunération et a empêché la récupération dans un délai normal des avances de rémunération servies aux agents partant en OPEX ;

. de moindres attributions de produits au profit du service de santé des armées ;

. du dynamisme de certaines dépenses « de guichet » telles que l'indemnisation du chômage des anciens militaires ou celles des victimes de l'amiante.

C'est pourquoi, le ministère de la défense a choisi à travers le projet de loi de programmation 2014-2019 d'effectuer une réforme de la gouvernance des ressources humaines afin d'assurer une meilleure maîtrise de la masse salariale.

b) Les mesures de « gouvernance » de la fonction RH du ministère pour mieux maîtriser la masse salariale

Le succès de cette nouvelle politique de gestion des ressources humaines reposera sur la capacité du ministère à mettre en oeuvre des systèmes d'information performants pour la politique et la gestion des ressources humaines.

Le renforcement du pilotage des effectifs et de la masse salariale du ministère devra permettre de garantir une meilleure maîtrise des dépenses de personnel.

Deux principales mesures s'inscrivent dans cette perspective.

La première concerne le regroupement de l'ensemble des crédits de ressources humaines dans un programme unique. Le secrétaire général pour l'administration (SGA) aura la responsabilité de l'ensemble de ces crédits.

La seconde concerne la gouvernance des ressources humaines. Pour gouverner l'ensemble de ces crédits, le SGA s'appuiera sur une direction des ressources humaines du ministère (DRH-MD), qui bénéficiera d'une autorité fonctionnelle renforcée vis-à-vis de l'ensemble des directions en charge des questions de ressources humaines au sein du ministère.

La répartition entre l'autorité fonctionnelle de la DRH-MD et l'autorité hiérarchique devra cependant être précisée.

Si c'est aux armées de s'occuper de la notation, de la discipline ou du moral des troupes, et à la DRHMD d'étudier les processus de recrutement et d'avancement, afin de savoir dans quelle mesure la trajectoire est compatible avec la maîtrise de la masse salariale, la répartition précise des tâches et les modalités d'intervention de la DRHMD sont loin d'être encore fixées.

« Nous avons jusqu'à la fin de l'année pour jeter les bases de ce système. Nous devrions utiliser 2014 comme année de calage pour tester le dispositif, qui se traduira en construction budgétaire dans le PLF 2015 » nous a dit le secrétaire général de l'administration du ministère de la défense lors de son audition sur le projet de loi de programmation militaire.

2. Le fardeau budgétaire et humain du fiasco du logiciel de paie « Louvois »

Les faits sont désormais bien établis : dans la perspective de son raccordement à l'opérateur national de paie (ONP), le ministère de la défense a amorcé une rationalisation de ses systèmes d'information de rémunération en substituant aux nombreux systèmes d'information précédents le calculateur unique de solde Louvois. Ont été raccordés successivement au calculateur les systèmes d'information des ressources humaines du service de santé en avril 2011, de l'armée de terre en octobre 2011 et de la marine nationale en mars 2012. Le raccordement de l'armée de l'air et de la gendarmerie dans le système Louvois, initialement prévu en mars et septembre 2013, fait l'objet d'un moratoire.

De nombreuses anomalies dans le versement des soldes ont été observées depuis lors. Leurs causes relèvent des domaines technique, fonctionnel et organisationnel. Elles se traduisent par d'importants indus de paye et moins-versés aux administrés.

Les trop-versés ont été évalués par la Cour des comptes à 113 millions d'euros en 2012, et par le ministère de la défense à 70 millions d'euros en 2012 et à 65 à 70 millions d'euros en 2013 6 ( * ) .

Au-delà de ces chiffres, qui restent des données estimatives, il convient également de prendre en compte :

- les avances dont la reprise est gelée sur décision ministérielle. Elles couvrent notamment les avances et fractions de solde versées sur les théâtres d'opération aux militaires en opérations extérieures, les avances aux nouveaux engagés et d'autres avances diverses ;

- les acomptes versés depuis novembre 2012 au titre du plan d'urgence ministériel (43 M€ à fin août 2013) destiné à aider les familles affectées par les dysfonctionnements du système Louvois.

La campagne de recouvrement des trop-versés a commencé début août 2013, avec une première phase de notification aux administrés des sommes à rembourser et des propositions de remboursement tenant compte des dispositions en vigueur relatives à la quotité saisissable ainsi que de leur solvabilité effective. Sous réserve de cette dernière limite, la quasi-totalité du trop versé et des avances devrait ainsi faire l'objet d'un recouvrement ou d'une reprise au profit du budget du ministère de la défense, pour l'essentiel à partir de 2014.

Au dispositif exceptionnel de versement d'acomptes cité supra, s'ajoutent d'autres mesures d'urgence décidées par le ministre pour éviter des situations difficiles en cas de solde diminuée ou incomplète, telles que le déploiement de spécialistes dans les bases de défense afin que les dysfonctionnements puissent être rapidement traités, le renforcement des effectifs du centre expert RH-solde de Nancy (CERHS) de l'armée de terre pour lui permettre de traiter de façon satisfaisante tous les dossiers dans un délai raisonnable, la mise en place d'une cellule d'assistance téléphonique (n° vert) pour répondre aux questions des militaires et des familles et les accompagner dans l'instruction de leurs dossiers, ainsi que la création d'un groupe « utilisateurs » qui comprend les acteurs de la solde et des représentants des militaires et de leurs familles.

Par ailleurs, sur la base des recommandations des audits commandés par le ministre, un plan d'action a été décliné en douze chantiers qui couvrent l'intégralité du spectre de la fonction solde. Une attention particulière est portée à la gouvernance du système, au pilotage fonctionnel de la chaîne opérationnelle, au suivi comptable et réglementaire, au pilotage des systèmes d'information, à la gestion du référentiel métier et au contrôle interne.

LES 12 CHANTIERS DU PLAN D'ACTION « LOUVOIS »

- une gouvernance plus lisible, qui donne également au ministère de la défense une capacité d'anticipation améliorée sur les grandes échéances qui impactent la solde (plan annuel de mutation, restitutions de fin d'année etc.) ;

- des processus optimisés pour l'exécution des cycles de la solde et un renforcement des entités impliquées dans la mise en oeuvre de la solde (effectifs, formation) : les centres expert RH des armées et services, le Service Ministériel Opérateur des Droits Individuels du Service du Commissariat des Armées (SCA/SMODI) ;

- les équipes de maintenance (Centre de Maintenance Informatique de la Solde, SMODI), sont également renforcées et la gestion des anomalies remontées par les acteurs de la chaîne solde est optimisée pour corriger au plus tôt les plus critiques ;

- des actions correctrices en matière budgétaire et comptable sont également en cours. Elles visent un meilleur encadrement des opérations de trésorerie, l'amélioration des restitutions comptables et budgétaires et le renforcement du contrôle interne ;

- enfin, sous la supervision de la direction générale des systèmes d'information et de communication (DGSIC), un plan d'action a été défini pour sécuriser et consolider le calculateur Louvois, puis réaliser des adaptations de fond (mais après la phase des corrections d'urgence qui mobilisent actuellement les équipes).

Source : ministère de la défense, réponse au questionnaire budgétaire

Ces mesures ont nécessité des renforts de personnels auprès des différents services impliqués dans la gestion de la solde. Les plus importants ont été affectés auprès des CERH des différentes armées, essentiellement aux CERH Terre de Nancy (+63) et Marine de Toulon (+39). Le centre de maintenance interarmées de la solde (CMIS) s'est vu affecter une trentaine de personnes et 3 commissaires supplémentaires ont été affectés au service du commissariat opérateur des droits individuels. Ces renforts sont effectués par redéploiement de personnels militaires et civils.

Il a également été fait appel à de l'expertise externe pour conduire les audits et assister la maîtrise d'ouvrage dans l'instruction des corrections et des évolutions, le recouvrement des trop-versés, l'amélioration des processus de la solde et du contrôle interne.

Par ailleurs, près d'une centaine de vacataires ont été recrutés entre juin et septembre 2013 pour 4 à 6 mois pour la notification des trop-versés aux administrés. Le surcoût correspondant, en dépenses de titre 2 sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces », est évalué à 1,45 M€.

Si l'on ne peut mettre en cause la détermination du gouvernement à régler le « problème Louvois », force est de constater que la situation n'est, à ce jour, toujours pas stabilisée. Aussi bien la décision d'abandonner purement et simplement ce logiciel a-t-elle progressivement fait son chemin.

M. Jean-Paul BODIN, secrétaire général pour l'administration, présentait ainsi devant votre commission le mardi 15 octobre l'alternative qui s'offrait au Gouvernement : « Le calculateur n'est pas stabilisé : d'une paie à l'autre nous pouvons avoir des taux d'erreurs complètement différents . Nous avons réussi à réaliser les soldes de juillet, août, septembre qui correspondent à la période des mutations et nous inquiétaient beaucoup. Fin septembre, il y avait des difficultés sur environ 2 000 soldes soit anormalement basses, soit anormalement élevées.

« Des mécanismes de contournement ont été mis en place avec des avances et des paiements directs.

« En sens inverse, pour permettre le recouvrement des trop-perçus, nous devons adresser 67 000 lettres, près de 13 000 ont d'ores et déjà été envoyées avec un taux d'acceptation sur le montant et l'échéancier de 80%.

« Quoi qu'il en soit le passage à un nouveau système ne peut se faire avant 18 mois à deux ans. »

C'est dans ce contexte que le ministre de la défense devrait annoncer, le mardi 3 décembre à Varces, l'abandon pur et simple de Louvois.


* 5 Le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire, Cour des comptes 2012 http://www.ccomptes.fr/index.php/Publications/Publications/Le-bilan-a-mi-parcours-de-la-loi-de-programmation-militaire

* 6 Source : réponse au questionnaire budgétaire, audition de la Cour des comptes au Sénat le 7 octobre 2013

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