EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

La commission des finances du Sénat s'est saisie pour avis du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l'accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, adopté en première lecture par l'Assemblée nationale.

L'objet de cet avis étant d'évaluer les conséquences financières de la rupture de l'accord avec la Russie, il ne sera procédé qu'à un rapide rappel des faits, votre rapporteur pour avis renvoyant pour un exposé approfondi des aspects diplomatiques de cet affaire au rapport sur le présent projet de loi fait par notre collègue Robert del Picchia au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat 1 ( * ) .

Les bâtiments de projection et de commandement (BPC) constituent un « fleuron de la construction navale française » et « combinent, sur une plate-forme unique, les fonctions de porte-hélicoptères, d'hôpital, de transport de troupes, de mise en oeuvre de moyens d'assaut amphibie et enfin de commandement. Ils sont conçus pour répondre à des missions multiples telles que : la projection de forces par voie aérienne ou maritime ; la conduite d'opérations de projection de forces par voie aéroportée et/ou maritime depuis un poste de commandement de niveau opératif embarqué ; le soutien aux forces déployées et l'assistance aux populations civiles » 2 ( * ) .

La marine nationale dispose de trois BPC de classe Mistral, produits par la société française DCNS : le Mistral, le Tonnerre et le Dixmude, respectivement entrés en service en 2006, 2009 et 2012.

En 2009, la Russie s'était déclarée désireuse d'acquérir de tels bâtiments.

Le 25 janvier 2011, un accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement a été signé.

En conséquence, un contrat prévoyant la fourniture par DCNS de deux BPC a été signé le 10 juin 2011 entre DCNS et la société russe ROSOBORONEXPORT (ROE). La livraison d'un premier BPC devait intervenir en novembre 2014 et celle d'un second BPC en novembre 2015. Une coopération avec les industriels russes était prévue ainsi que des transferts de technologie.

Le contrat comportait également une option pour la fourniture de deux autres BPC, qui auraient alors été construits en Russie mais auraient comporté pour environ 400 millions d'euros de matériel français.

Pour compléter ce contrat, la Russie a passé commande de la batellerie destinée à être emportée par les BPC, soit quatre chalands de débarquement du type CTM-NG réalisés par STX à Lorient pour le compte de DCNS, et de deux engins de débarquement amphibie rapides (EDAR), conçus par CNIM sur la base de son modèle L-CAT (Landing Catamaran).

Au total, le prix devant être réglé par la Russie s'élevait à 1,2 milliard d'euros, dont 893 millions d'euros ont versés à titre d'avance à DCNS.

En raison de la crise ukrainienne, le Gouvernement français n'a pas délivré à DCNS l'autorisation d'exportation que celle-ci sollicitait pour pouvoir livrer le premier BPC, dont la construction avait suivi le calendrier prévu. Cette livraison n'est donc pas intervenue et un refus de licence d'exportation de ce matériel militaire est implicitement né le 25 juin 2015, du fait du silence gardé par l'administration. Une décision explicite de refus de la licence d'exportation a ensuite été prise le 4 août 2015 concernant le second BPC, à la veille de la signature des accords réglant le différend avec la Russie.

En effet, la France et la Russie ont décidé en février 2015 d'engager des négociations pour aboutir à un règlement négocié. Celui-ci prend la forme de deux accords intergouvernementaux, signés concomitamment le 5 août 2015 :

- l'accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'Accord du 25 janvier 2011 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, qui reconnaît la pleine propriété des bâtiments à la « Partie française », affirme la renonciation mutuelle à toute forme de recours entre les deux Gouvernements et abroge également l'accord de 2011 ;

- l'accord sous forme d'échange de lettres sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l'accord du 25 janvier 2011, qui fait l'objet du présent projet de loi.

Ce dernier accord prévoit le versement par le Gouvernement français au Gouvernement russe de la somme de 949,7 millions d'euros à titre d'indemnité. Selon le Gouvernement, cette somme correspond pour 893 millions d'euros aux avances versées par la Russie au titre du contrat et pour le solde, soit 56,7 millions d'euros, à des frais exposés par la Russie (formation des équipages et développement de matériels spécifiques destinés aux BPC).

En contrepartie, la France se voit reconnaître la possibilité de revendre ces deux bâtiments, à condition que les matériels militaires russes qui y avaient été intégrés aient bien été restitués à la Russie et sous réserve d'en informer préalablement cette dernière. Selon l'annonce du Président de la République du 23 septembre dernier, les deux BPC devraient ainsi être rachetés par l'Égypte.

L'accord comporte également des stipulations destinées à prémunir les parties contre les risques de dissémination des technologies partagées dans le cadre de l'accord de 2011 ainsi qu'une clause d'exonération de responsabilité à l'égard des tiers, privant ceux-ci de tout droit à indemnisation.

Si l'accord trouvé cet été avec la Russie présente le grand mérite de mettre fin, dans des conditions acceptables pour les deux parties, à une affaire au coût diplomatique certain et qui présentait des risques financiers très importants, il n'en demeure pas moins que la procédure suivie est très contestable et que le Gouvernement tend à enjoliver le bilan financier pour l'État et les industriels français.

I. LA PROCÉDURE SUIVIE : LA MÉTHODE DU FAIT ACCOMPLI

La Constitution prévoit que certains engagements internationaux sont soumis au Parlement avant leur ratification ou leur approbation. La liste en est donnée par son article 53, qui dispose notamment que les engagements internationaux qui « engagent les finances de l'État [...] ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi ».

L'accord sur lequel porte le présent projet de loi engage bien les finances de l'État en prévoyant le versement par la France de 949,7 millions d'euros à la Russie. L'exposé des motifs du présent projet de loi précise d'ailleurs que « cet accord est soumis au Parlement en vertu de l'article 53 de la Constitution ».

Le même article dispose que les accords devant être soumis au Parlement « ne prennent effet qu'après avoir été ratifiés ou approuvés ». Or le présent accord prévoit une entrée en vigueur à la date de signature, soit le 5 août.

Cette entrée en vigueur immédiate est confirmée par l'étude d'impact qui indique que « le présent accord a été signé à Moscou le 5 août 2015 et est entré en vigueur à la date de sa signature », sans que le Gouvernement ne relève de contradiction dans le fait de soumettre au Parlement un accord censé avoir déjà pris effet.

Le présent accord comporte donc au moins une stipulation contraire à la Constitution et la validité de son entrée en vigueur immédiate est évidemment contestable, les normes constitutionnelles restant, en droit interne français, supérieures aux conventions internationales.

La question de savoir si le Parlement peut régulièrement approuver un tel accord reste ouverte. Qu'aurait décidé le Conseil constitutionnel s'il avait été saisi préalablement au titre de l'article 54 de la Constitution ? Que déciderait-il, si, le présent projet de loi ayant été adopté, il était saisi a posteriori au titre de l'article 61 de la Constitution ? L'adoption du présent projet de loi aurait-elle pour effet de valider rétroactivement cette entrée en vigueur prématurée ?

Votre rapporteur pour avis ne peut que regretter que le Gouvernement ait choisi de régler une affaire particulièrement sensible et aux vicissitudes déjà nombreuses par des moyens à la sécurité juridique aussi douteuse.

Il conteste en outre la méthode consistant à mettre le Parlement devant le fait accompli.

En effet, en réponse à une exigence de la partie russe et en se prévalant de ce que l'accord prévoyait une entrée en vigueur immédiate, le Gouvernement a versé à la Russie, le jour même de la signature, soit le 5 août 2015, l'intégralité de la somme convenue.

Or, bien qu'il le prévoie, l'accord n'a pas pu prendre effet avant son approbation. Le paiement effectué au profit de la Russie était donc dénué de base légale.

Votre rapporteur pour avis s'interroge sur le fait qu'un comptable public ait accepté de procéder à un paiement de près d'un milliard d'euros sur le fondement d'un accord international qui ne pouvait constitutionnellement pas produire d'effets de droit.

Quand bien même aurait-il admis que l'accord ne pouvait entrer immédiatement en vigueur, le Gouvernement n'était pas en droit d'en faire une application provisoire. Comme le souligne le guide de légistique élaboré par le Conseil d'État et le secrétariat général du Gouvernement, l'application provisoire d'un accord est « à proscrire en toute hypothèse, d'une part, lorsque l'accord peut affecter les droits ou obligations des particuliers, d'autre part, lorsque son entrée en vigueur nécessite une autorisation du Parlement ».

En acceptant de considérer que le présent accord entrait en vigueur dès sa signature et en procédant immédiatement au versement de la somme convenue, le Gouvernement a dépouillé la procédure d'autorisation parlementaire de son sens. Quelles seraient les conséquences d'un rejet du présent projet de loi par le Parlement ? Le Gouvernement continuerait-il à soutenir que l'accord est déjà entré en vigueur ? À quelle date faudrait-il considérer qu'il cesse de produire des effets de droit ? Réclamerait-on à la Russie le remboursement de l'indemnité versée ?

Votre rapporteur s'interroge donc sur le choix dont dispose véritablement le Parlement.


* 1 Rapport n° 701 (2014-2015).

* 2 Étude d'impact annexée au présent projet de loi.

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