B. LE FINANCEMENT DE LA POLITIQUE IMMOBILIÈRE : UNE IMPASSE AUX CONSÉQUENCES LOURDES

D'une manière générale, la politique immobilière du MEAE 7 ( * ) semble ne plus pouvoir longtemps éviter l'impasse financière vers laquelle elle est contrainte de se diriger depuis de nombreuses années, en dépit des alarmes.

1. Faut-il redéfinir QO21 ?

Avec cinq sites franciliens : le Quai d'Orsay, Convention, la Courneuve, Les Invalides et Châtillon, la rationalisation sur trois sites d'implantation, décidée il y presque 10 ans, reste un voeu pieux . Le MEAE a renoncé dans un premier temps au projet de transfert de la valise à la Courneuve puis au projet de colocalisation des deux services (archives et valise) dans un même bâtiment, au profit d'un projet d 'installation du service de la valise sur le site de La Courneuve, dans un bâtiment indépendant qui serait construit sur le foncier disponible non bâti après 2021. L volution de ce projet et de ses coûts doit être suivie avec attention.

Le projet de rénovation du Quai d'Orsay, dit QO21 décidé lorsque Laurent Fabius était en poste est préoccupant. Ce projet se décompose en trois grands chantiers :

- la réhabilitation de l'Aile des Gardes et de l'accueil du Quai d'Orsay. Les travaux devaient s'achever en 2018. Lors de la visite du chantier en octobre 2019, l'accueil n'était pas encore en service ;

- la réhabilitation de l'Aile des Archives, la construction d'un bâtiment neuf et la rénovation du centre enterré qui ont fait l'objet d'un concours européen d'architecture. Le ministre a présidé fin septembre 2017 le jury du concours d'architecture et le marché de maîtrise d'oeuvre avec le cabinet d'architectes lauréat a été passé à la fin de l'année 2017. Après une phase études, les travaux devaient commencer en 2019 pour un achèvement prévu en 2021 ;

- la restructuration de l'Aile des archives intégrant également les mises en conformité règlementaires des emprises qui se décomposent en deux types de chantier : l'un concerne la sécurité incendie (SSI) et la modernisation du câblage informatique et l'autre les mesures d'accessibilité aux personnes à mobilité réduite.

Lors de l'examen du PLF pour 2017, le coût de ces opérations était évalué, selon les réponses au questionnaire budgétaire prévu par la LOLF, à 70 millions d'euros .

Mais les difficultés se multiplient. L'enveloppe prévisionnelle de travaux fixée dans le cadre du concours de rénovation, permettant de créer 300 nouveaux postes de travail était de 36,6 millions d'euros hors taxe (HT), pour une surface d'intervention d'environ 15.000 m². Le projet retenu affichait déjà une estimation à 37,6 millions d'euros HT. Depuis l'automne 2018, tout est suspendu et l'avant-projet sommaire 8 ( * ) n'a pas encore été approuvé faute de trop nombreuses dérogations financières et techniques. Entre les visites effectuées sur place dans le cadre de la préparation de l'avis budgétaire de la commission entre mars 2018 et octobre 2019 le chantier n'a pas avancé. Le démarrage des travaux, prévu initialement en 2019 sera reporté au moins d'un an.

Le coût total estimé du projet est désormais chiffré à 95 millions d'euros , comme l'a précisé, lors de son audition en octobre 2019, le Secrétaire général du Quai. Son financement pose également de vraies questions :

- le montage initial était gagé sur 69 millions d'euros que le ministère de l'Écologie comptait retirer de la vente de l'immeuble de Ségur Fontenoy et verser au MEAE en contrepartie de son installation boulevard Saint-Germain.

- Les services du Premier Ministre ayant préempté Ségur Fontenoy, cette somme n'a pas été versée.

- Fin 2014, un compromis avec France Domaine a fixé à 28 millions d'euros seulement le montant du dédommagement, prélevé sur la part mutualisée du CAS 723.

- Ce montant a été complété par un reliquat de produits de cession en France pour 15,575 millions d'euros et 37 millions d'euros ont été sanctuarisés sur les produits de cession à l'étranger.

- Manquent 15 millions d'euros à ce plan de financement qui repose déjà, pour moitié, sur des recettes des cessions des biens immobiliers du ministère à l'étranger ce qui est regrettable.

Ce projet a dérapé en coûts et en délais, et il est au point mort depuis un an. Il s'agit de réinstaller 150 agents, qui sont aujourd'hui installés aux invalides, à 3 stations de métro. Ce grand projet pharaonique n'est-il pas un « totem », mal adapté aux besoins, avec des espaces sans lumière, pas d'espace de restauration du personnel prévu alors que la mairie de Paris ne souhaite pas renouveler le dispositif permettant actuellement la restauration des personnels du ministère. Ne conviendrait-il pas de redéfinir ce projet ?

2. L'essoufflement du financement de la sécurisation des implantations diplomatiques, consulaires et culturelles

Depuis dix ans, les représentations de la France à l'étranger, tant diplomatiques que consulaires ou culturelles, et les personnels qui y travaillent, ont ainsi fait l'objet de menaces ou de passages à l'acte qui impliquent de continuer d'affiner la veille sécuritaire, et de poursuivre la politique de sécurisation des implantations françaises à l'étranger. L'ampleur de la représentation française est réelle. Il s'agit en effet de sécuriser :

- le troisième réseau diplomatique et consulaire au monde, après ceux des États-Unis et de la Chine,

- le premier réseau culturel, avec près de 1 000 sites, instituts culturels, instituts français de recherche, Alliances françaises,

- et enfin le premier réseau scolaire au monde, avec 500 établissements scolaires.

En 2019, les crédits budgétaires dédiés au financement de la sécurisation des implantations du ministère à l'étranger ont diminué très nettement, passant de 75 à 44 millions d'euros .

Cette réduction de crédits a été compensée par une avance sur deux ans de 100 millions d'euros financée par le compte d'affectation spéciale « gestion du patrimoine immobilier de l'État » 723. D'une gestion par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères on est donc passé à une gestion par le ministère de l'Action et des Comptes publics du financement du plan de sécurisation des implantations du réseau .

Ce mode de financement pose des questions sur le niveau de dépenses annoncé . Il était prévu de consacrer 100 millions d'euros en 2019 et 2020 aux dépenses de sécurisation alors qu'en 2017 et en 2018 une sous-exécution d'environ 10 millions d'euros des crédits budgétaires prévus a été observée.

Dans ce contexte, il paraissait souhaitable qu'un programme d'investissement soit rapidement défini afin que les crédits prévus puissent être utilisés de façon judicieuse. De même, la charte de gestion du compte d'affectation spéciale devrait être modifiée pour étendre les dépenses éligibles, notamment aux systèmes de vidéo-surveillance, outil essentiel de la mise en sécurité des emprises à l'étranger (actuellement non éligible).

Les informations transmises sur l'exécution en 2019 des crédits de sécurisation du programme ont confirmé les alertes : 40 millions d'euros ont été dépensés sur le CAS. Une programmation de 22 millions d'euros de dépenses nouvelles est prévue en 2020 . Les 100 millions d'euros risquent de ne pas être atteints en deux ans, à moins d'une nette accélération l'année prochaine. De plus, 42,4 millions d'euros sont inscrits au titre de la sécurisation sur les crédits du P105. Le mécanisme d'avance mis en place ne paraît donc pas fonctionner de façon optimale.

Enfin, les modalités de remboursement de l'avance doivent être examinées. Le remboursement sera financé par la vente des biens immobiliers situés à l'étranger du ministère et doit s'échelonner de 2021 à 2025.

Or, la question se pose dans la mesure où le produit des cessions devient incertain et se réduit (l'essoufflement des cessions est présenté dans l'encadré suivant) . En 2019 , il s'est élevé à 4 millions d'euros seulement, contre 20 millions d'euros de cessions espérés.

L'essoufflement du rythme et la baisse des produits des cessions

De 2006 à 2014, 194 ventes ont été signées pour un montant total de 503,12 millions d'euros, soit 12 % de la valeur actuelle du parc immobilier du ministère. Le rythme s'est ralentit puisque, entre 2012 et 2014, 35 % des biens vendus avaient une valeur inférieure à 1 million d'euros , 30 % des biens vendus avaient une valeur comprise entre 500 000 euros et 1 million d'euros et 35 % des biens vendus avaient une valeur inférieure à 500 000 euros . Certes, d'importants produits de cession ont encore été réalisés en 2015 , telle que la vente d'une partie du vaste campus diplomatique en Malaisie, à Kuala Lumpur, amenant le produit de cessions, pour 2015, à un peu plus de 230 millions d'euros . En 2016, les ventes les plus importantes portaient sur le palais Clam-Gallas à Vienne pour 22 millions d'euros et de la résidence consulaire à Munich pour 12 millions d'euros, pour un total de cessions réalisées de 66,3 millions d'euros .

En 2017, les prévisions de recettes étaient de 29,774 millions d'euros et 30 millions d'euros en 2018. En 2019 , les recettes n'ont atteint que 4 millions d'euros et 30 millions d'euros sont espérés en 2020.

Pour 2020, les prévisions peinent à s'établir à 30 millions d'euros (avec la vente d'un immeuble de logements à New-York pour 15 millions d'euros, la vente des trésoreries de Tunis et de Dakar, de l'ancienne résidence à Nairobi, d'un immeuble consulaire à Séville, d'un immeuble culturel à Mexico et de logements de fonction à Copenhague et à Rome). On est loin ici de la programmation pluriannuelle des cessions réclamée depuis des années pour montrer qu'elle ne saurait suffire au financement des travaux parisiens et de l'entretien de l'immobilier à l'étranger.

Dans ce contexte , le remboursement de la dépense prendrait plus de trois ans et grèverait totalement la capacité du ministère des affaires étrangères de financer par les produits de cessions d'autres investissements sur cette durée.

Le mécanisme d'avance mis en place ne doit en aucun cas donner au ministère de l'action et des comptes publics la tentation de s'immiscer dans la programmation des cessions du Quai d'Orsay. Celui-ci ne doit pas se trouver contraint de céder certaines emprises à l'étranger, telles que celles de Londres, pour rembourser l'avance du CAS. En effet, la politique d'implantation à l'étranger de l'État ne doit en aucun cas dépendre d'abord de considérations économiques.

De plus, alors que le produit des cessions de biens à l'étranger devait revenir en intégralité au MEAE le ministère a accepté de contribuer au désendettement de l'État pour 207 millions d'euros de 2014 à 2017 (le détail est présenté dans l'encadré suivant). Ne serait-il pas souhaitable de considérer que l'avance du CAS a du fait de cette surcontribution forfaitaire été déjà largement remboursée ?

La surcontribution au désendettement de l'État

À la raréfaction de la manne financière s'ajoute le fait que le ministère n'est pas autonome dans l'utilisation des produits de cession des ventes de biens immobiliers à l'étranger. Le retour dérogatoire à 100 % sur le produit des cessions à l'étranger prévu jusqu'au 31 décembre 2017 a été aménagé, le ministère ayant accepté de « surcontribuer » forfaitairement au désendettement de l'État* , à hauteur de 25 millions d'euros par an en 2015, 2016 et 2017 . Cette contribution exceptionnelle était de 22 millions d'euros en 2014 et de 25 millions d'euros en 2015. En 2016, pour tenir compte des recettes exceptionnelles de Kuala Lumpur , la contribution a été portée à 100 millions d'euros** . Pour 2017, la contribution a été portée à 60 millions d'euros alors qu'aucune recette exceptionnelle « n'expliquait » une telle contribution au tonneau des Danaïdes de la dette de l'État. Ce sont ainsi 207 millions d'euros en 4 ans qui ont abondé le CAS au titre du désendettement , ce qui pourrait finalement représenter 50 % du montant des cessions réalisées à l'étranger sur cette période !

Depuis la modification des règles de fonctionnement du CAS immobilier, par la loi de finances pour 2017, les produits de cessions de vente ne font plus l'objet d'aucune ponction au bénéfice du désendettement de l'État.

* Sur le programme 721 « Contributions des cessions immobilières à l'étranger au désendettement de l'État » du compte d'affectation spéciale (CAS) immobilier, adossé au programme 723.

** Alors même que la perte de plus de 20 millions d'euros résultant de l'effondrement de la monnaie malaisienne au moment de la vente, non couverte par un mécanisme limitant le risque de change a déjà été supportée par le Quai d'Orsay et non Bercy.

3. Une politique immobilière à repenser

La politique immobilière à l'étranger est à réinventer urgemment . Elle est grevée par le choix de faire dépendre l'entretien normal des bâtiments des recettes exceptionnelles de cessions d'immeubles .

Ce système qui revient à appauvrir l'État a été en partie capté par le désendettement de l'État jusqu'en 2017. Il est en voie d'essoufflement au point qu'il a été nécessaire dès cette année , pour pallier le manque à financer dû aux cessions non réalisée s, d'inscrire 7,5 millions d'euros de crédits supplémentaires, dont 5 millions d'euros pour l'entretien des ambassades et des consulats .

Ceci ne suffira pas à pallier l'insuffisance chronique des crédits dédiés à l'entretien lourd des bâtiments. La dotation est de 17,5 millions d'euros en 2020 pour des besoins annuels du MEAE compris entre 60 et 80 millions d'euros par an 9 ( * ) .

Faire face à ce besoin de financement annuel implique de l'imagination . Il faut développer les mutualisations et les colocalisations , en veillant à ce qu'elles ne se traduisent pas par une dépense supérieure, comme c'est le cas à Khartoum où l'ambassade construite sous maîtrise d'ouvrage allemande reviendra beaucoup plus cher qu'une localisation française selon les informations transmises lors des auditions budgétaires.

En dehors de l'Allemagne, c'est avec le Service européen d'action extérieure que les projets sont les plus aboutis au Timor oriental, au Rwanda, au Soudan du Sud, au Honduras, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Canada (Assomption au Québec), et en Turquie (Gaziantep), et au Nigéria.

Les colocalisations avec l'Allemagne sont effectives en Chine, en République du Congo, en Corée du Nord, au Brésil, en Érythrée, au Brunei, au Koweït, au Bangladesh (à venir : Khartoum).

Comment, alors que notre poids économique relatif diminue, préserver le formidable outil qu'est notre réseau diplomatique qui s'est emparé de la diplomatie économique ? Diminuer la masse salariale, c'est diminuer les effectifs et notre poids dans le monde, alors que les budgets des affaires étrangères de l'Angleterre et de l'Allemagne, ainsi que leur nombre d'ambassades et leurs effectifs, augmentent. Le Foreign and Commonwealth Office (FCO) a annoncé le 21 mars 2018 la création de 250 postes de diplomates supplémentaires avec une augmentation de 15 % des effectifs.

Si la taille de notre réseau international nous place depuis 2018 au troisième rang mondial - car après les Américains, les Chinois nous sont passés devant -, nous n'arrivons à rester devant l'Angleterre que grâce à nos consulats. L'Angleterre et l'Allemagne ont cependant plus d'agents dans leurs ambassades et leurs consulats que nous. Il convient donc de suivre avec attention les évolutions de notre réseau.


* 7 Au 31 décembre 2016, le patrimoine du ministère représentait 4,328 milliards d'euros (en diminution car au 31 décembre 2014, il était évalué à 4,9 milliards d'euros et 5,349 en 2012). Au total, on compte un peu moins de 2 millions de mètres carrés de surface utile brute , pour environ 1 700 bâtiments répartis dans 170 pays, dont la France.

* 8 Aux termes du décret 93-1268 du 29 novembre 1993 et de l'arrêté du 21 décembre 1993 pris en application de la loi MOP du 12 juillet 1985 Pour les marchés de construction impliquant un client public (Maître d'ouvrage), l'avant-projet sommaire (APS) détermine les valeurs des paramètres de dimension du projet, de façon à permettre l'estimation du coût du projet. L'APS permet également de fournir aux décideurs une proposition technique répondant au chantier envisagé, en termes de principes retenus et d'architecture générale. L'APS est l'un des éléments constitutifs du dossier de faisabilité.

* 9 Les ratios permettant d'évaluer ce besoin annuel peuvent être calculés de deux façons :

-soit en se référant au « niveau correct » des financements d'entretien lourd à consacrer aux bâtiments, à savoir entre 1% et 2% de la valeur du bien. La valeur du patrimoine à l'étranger étant estimée à 4 milliards d'euros, le besoin serait compris entre 40 et 80 millions d'euros. Les transferts de biens immobiliers liés à la mutualisation des services à l'étranger entraînent une nette augmentation de ce besoin, plus probablement compris entre 60 et 90 millions d'euros désormais.

-soit en retenant un coût moyen par an et par m 2 de bâtiment à consacrer à son entretien lourd d'environ 50€/m 2 , ce qui, pour les surfaces du MEAE à l'étranger, établies à 1.4 M m 2 , conduirait à réserver un montant d'environ 70 millions d'euros.

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