Mme Sylviane Agacinski, philosophe

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- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je remercie M. Michel d'avoir présidé nos auditions ce matin, tout en étant rapporteur. Je participais à la conférence du consensus présidée par Mme Taubira, garde des sceaux, et qui procède d'une méthodologie toute nouvelle et intéressante.

Nous avons le grand honneur de recevoir Mme Sylviane Agacinski, philosophe, qui a écrit beaucoup de livres et qui a beaucoup pensé ces questions et d'autres.

Mme Sylviane Agacinski, philosophe . - Merci d'avoir souhaité m'entendre. C'est moi qui en suis honorée.

Je n'ai pas voulu me dérober à cette invitation, même si les dés sont jetés. Il est trop tard pour remettre en cause ce projet gouvernemental. Je vais m'en tenir à quelques aspects de ce texte. L'humilité est de mise sur un tel sujet.

La fonction traditionnelle du mariage est de construire la filiation sur la procréation ; cette institution n'est donc pas adaptée aux couples de même sexe. Le principe du mariage de personnes de même sexe s'est pourtant imposé, sans doute pour de bonnes raisons. En particulier, c'est une pleine reconnaissance par la société de l'homosexualité, une réponse à l'exigence d'engagement affectif et institutionnel entre deux personnes, y compris de même sexe. Cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux règles d'établissement de la filiation et à l'homoparentalité.

L'ancienne institution va être profondément transformée. Le mariage débouchait jusqu'à présent sur une présomption de paternité. Le principe, qui n'a pas d'équivalent pour la mère, n'aurait pas de sens dans le cadre d'un mariage de personnes de même sexe. Il paraît difficile de le supprimer, il faudra donc préciser qu'elle ne s'applique qu'aux couples de sexes différents. Dès lors que les effets varieront, il y aura deux types de mariage.

Ou alors, on applique l'idée peu sensée d'une présomption de parenté à l'épouse d'une femme et à l'époux d'un homme -comme si le lien matrimonial fondait la filiation, alors que celle-ci ne dépend plus du mariage, dans la pratique. La moitié des jeunes couples ont des enfants sans être mariés et l'on n'opère plus de distinction entre des enfants « légitimes » et « naturels ».

Les droits d'un enfant tiennent donc à l'établissement d'une filiation civile -que les parents aient conçu, reconnu ou adopté cet enfant. La valeur fondatrice véritable de la famille est donc la filiation, le mariage est accessoire. Le couple peut toujours se défaire, mais les relations filiales sont irrévocables. La sécurité des enfants ne dépend heureusement pas de l'amour ou de la sexualité des parents, mais de la filiation établie.

Un beau-parent peut apparaître au sein des familles recomposées. Il y a la délégation partielle de l'autorité parentale. Faut-il aller au-delà ? Les couples aujourd'hui ne sont pas forcément stables, chacun le constate autour de lui. Est-il de l'intérêt des enfants que l'on assimile par l'adoption les beaux-parents aux parents ? Il n'est pas certain qu'un beau-parent, en cas de séparation, garde avec l'enfant le même lien que le parent.

Sur quoi repose la filiation ? Celle-ci n'est pas une forme vide. Elle se réfère à la réalité du rapport entre générations, qui repose sur la procréation bisexuée, laquelle représente l'interdépendance des sexes. Etablir la filiation, c'est aussi poser la responsabilité des auteurs -sauf, jadis, pour les enfants dits illégitimes. La filiation s'établit, pour les mères par l'accouchement, pour les pères par le mariage ou par la reconnaissance. La paternité n'est pas l'équivalent masculin de la maternité.

Cette dissymétrie est conservée dans l'adoption, sauf dans le cas des célibataires. Jusqu'à présent, ce modèle est resté en vigueur. L'acte de naissance en témoigne. L'enfant est né de ses parents. La filiation civile prend appui sur la procréation réelle. Le principe de responsabilité des parents est reconnu. Le philosophe Hans Jonas, dans Le principe responsabilité , voit en la responsabilité des parents l'archétype de la responsabilité.

Or, avec la PMA, on a créé de toutes pièces une irresponsabilité du géniteur, donneur anonyme non d'une substance comme le sang, mais de la vie même : quel paradoxe dans nos sociétés modernes !

L'adoption est une procédure seconde, qui dépend d'un jugement ; et les parents adoptifs suppléent les parents manquants, s'ajoutent à eux. La distinction entre adoption plénière et adoption simple est très importante.

L'adoption conjointe ou l'adoption des enfants du conjoint reproduit la structure traditionnelle de la parenté, asymétrique et sexuée. Ce modèle n'est ni logique, ni mathématique : ce n'est pas 1+1. C'est un modèle biologique et donc qualitatif : un homme et une femme, qui ne sont pas interchangeables. C'est pourquoi les parents sont deux et forment un couple, non pas hétérosexuel, mais mixte. Ce schéma serait remis en cause par l'adoption par des conjoints de même sexe.

Il n'est en rien question ici, est-il besoin de le préciser, de compétence ou de capacité des parents à aimer et élever les enfants : cela serait déplacé et injurieux. Je ne parle pas non plus de la psychologie de l'enfant, uniquement de structures de filiation.

Pour revenir à l'adoption de l'enfant du conjoint, elle vise à donner un père à un enfant qui n'en a pas -ou une mère, mais cela est beaucoup plus rare. Mais jamais le père et la mère ne se remplacent l'un l'autre. Or, dans l'adoption par un couple homosexuel, la structure change : un père est ajouté à un père, une mère à une mère. Autrement dit, un père remplace une mère, une mère remplace un père.

Les homosexuels sont loin de vouloir tous instituer un nouveau modèle. Le livre d'Eric Dubreuil, Deux parents du même sexe , en témoigne : plus de la moitié des personnes qui témoignent ne défendent pas cette logique. Marc déclare : « Je n'ai pas pensé une seconde que j'aurais pu avoir un enfant sans mère », Camille refuse de « faire l'impasse sur le père », etc.

Le cas d'adoption par les célibataires, qui a été admis après la guerre de 14-18 en raison du grand nombre d'orphelins, ne modifie en rien ce schéma. Le parent célibataire est père ou mère, pas neutre ni indifférent. La monoparentalité adoptive résulte d'une situation de fait, orphelins, père inconnu... Soit dit en passant, on n'ignore jamais qui est la mère, ce qui est une dissymétrie de plus.

Il n'y a pas là abandon du schéma classique père-mère. L'adoption plénière par un conjoint de même sexe, en revanche, institue un schéma complètement nouveau et crée un double régime de filiation, l'un reposant sur la procréation, l'autre sur la volonté de deux personnes de même sexe de construire un couple parental et qui ne comprenne pas le parent de l'autre sexe -même s'il faut de ce fait recourir à des suppléants anonymes, via la PMA. Un tel projet d'homoparentalité posera la question du rôle de la médecine procréative : jusqu'à présent, elle traitait les cas d'infertilité ; elle aurait désormais un nouveau statut.

Sur ce nouveau principe de filiation, Mme Bertinotti parle de filiation homosexuelle et hétérosexuelle -et non de filiation maternelle ou paternelle. On parle aussi de parents lesbiens et de parents gays. Le couple père-mère disparaît. Ce n'est plus le sexe qui fait le parent, mais la sexualité. Cette conception conduit à définir le couple parental comme homosexuel ou hétérosexuel (et non pas mixte). Ce ne seraient plus les hommes et les femmes, mais des hétérosexuels ou des homosexuels, qui seraient parents. Or bien des pères ou mères homosexuels ne se sont jamais vécus comme des « homoparents » ! Il me semble que l'orientation sexuelle n'abolit pas la distinction des sexes, sauf à épouser la théorie queer du genre.

La construction de la parenté sur la volonté s'inspire de deux modèles : la paternité traditionnelle, volontaire (la « reconnaissance ») et la notion de « parent d'intention » construite par une cour de Californie à l'occasion d'un conflit dans un cas de maternité pour autrui. La Cour a qualifié de « parents intentionnels » les parents qui ont eu recours à une mère porteuse. Ce nouveau concept juridique est une conséquence de la GPA : nous voilà déjà pris dans une construction biotechnologique...

La paternité est un titre, la maternité renvoie à un état. Une femme ne peut pas reconnaître en droit l'enfant porté et mis au monde par une autre, mais seulement l'adopter.

L'adoption plénière par une femme de l'enfant de sa conjointe, telle que le projet de loi l'autorise, ferait coexister deux maternités, en détachant la maternité de l'accouchement, ce qui aurait des conséquences importantes par rapport au droit actuel. C'est du reste une demande explicite et ancienne des partisans de l'homoparentalité. L'inquiétant dans ce détachement, c'est qu'il mène tout droit aux mères porteuses, pour les couples mixtes ou gays.

Il me paraît qu'il faut conserver pour la filiation de tous les enfants un père et une mère, qui ne sont pas interchangeables, auxquels s'ajoutent des parents (adoptifs) et beaux-parents, avec une délégation de l'autorité parentale, en limitant l'adoption par le conjoint à une adoption simple.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre exposé qui est d'une grande clarté. Il est très agréable de suivre votre pensée.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - En effet. Laquelle pensée a évolué, depuis une quinzaine d'années.

La maternité est aujourd'hui déjà détachée de l'accouchement, puisque la GPA existe, même si elle est interdite en France. Elle est autorisée dans des pays non exotiques, comme la Belgique ou la Grande-Bretagne...

Les grossesses ex utero ne seront plus demain une fiction...

Mme Sylviane Agacinski . - Que voulez-vous dire ? Dans un utérus artificiel ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Oui, dans une poche, une couveuse...

Mme Esther Benbassa . - Ce n'est pas possible.

Mme Sylviane Agacinski . - Peut-être le souhaitez-vous, mais c'est impossible, selon les scientifiques eux-mêmes. L'utérus artificiel n'existe pas, et n'existera pas avant longtemps. L'échange entre l'embryon et tous les organes de la mère, à commencer par le cerveau, est infiniment complexe. Un embryon de mammifère ne survit pas au-delà de quelques jours en milieu artificiel.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Cela nous éloigne d'un monde inquiétant à la Huxley.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Il n'y en a pas moins des réalités qui existent aujourd'hui. Si le législateur ne fait rien, elles seront encore plus extravagantes et illégales. Une mère portera un enfant pour sa fille qui n'a pas d'utérus, par exemple...

Mme Sylviane Agacinski . - Un très bon documentaire a été réalisé dans les années quatre-vingt sur le cas de deux soeurs, dont l'une avait porté et « donné » un enfant à sa soeur, d'un commun accord. Certes, il y a là une garantie absolue de non marchandisation. La loi devrait-elle cadrer cela ? Qu'une soeur puisse faire un enfant pour sa soeur placerait celle qui peut procréer en situation d'autoriser sa soeur à être mère ou de le lui interdire. C'est énorme. C'est une sorte d'inceste du second type, dirait Françoise Héritier. Que cela arrive est une chose, que cela soit légitimé par la loi en est une autre !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - On entend beaucoup l'argument selon lequel une réalité et une législation existent ailleurs, ce qui nous imposerait de suivre. On ne peut recevoir cet argument, sauf à envisager de fermer cette maison ! Il nous revient de faire la loi française selon nos principes.

M. Dominique de Legge . - Sages paroles, Monsieur le président.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Il y a tant de familles recomposées, monoparentales, adoptives, homoparentales. Nous connaissons des enfants qui grandissent et vivent avec deux hommes ou deux femmes.

Mme Sylviane Agacinski . - C'est de la recomposition et pas de l'homoparentalité.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Des enfants ont deux parents de même sexe et qui s'aiment. Pour que ces enfants soient juridiquement à l'abri, à égalité avec les autres, quel cadre législatif établir, si ce n'est par le mariage et l'adoption ?

M. Dominique de Legge . - Argument qui revient souvent : « ils s'aiment ». Je célèbre des mariages dans ma commune, je n'ai vu nulle part dans le code civil une référence à l'amour. Si l'argument est l'amour, déposons un amendement pour prévoir que l'officier d'état civil devra vérifier la matérialité de l'amour.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il faudrait, pour respecter l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi, que vous proposiez une définition de l'amour...

Mme Sylviane Agacinski . - La question de la GPA est la plus grave. Qu'elle soit ou non pratiquée ailleurs, elle me paraît intolérable et incompatible avec le droit français et ses principes.

Ces familles que vous évoquez existent, mais on ne peut les assimiler à des familles homoparentales, comme si elles étaient instituées comme telles. Des familles de fait font vivre ensemble des parents et des enfants nés hors de cette union. Le conjoint a un rôle important auprès de l'enfant de l'autre. Il serait bon de créer un statut pour lui, comparable à celui de beau-parent, afin qu'il puisse accomplir des actes : la délégation d'autorité parentale existe, elle pourrait être renforcée, sans aller trop loin.

Dans les générations actuelles, l'instabilité des couples est flagrante. Peut-on supposer qu'un couple de même sexe serait moins instable qu'un autre ? Je ne le pense pas. N'allons pas créer un système d'empilement de beaux-parents successifs, tous dotés des mêmes droits !

Effectivement, l'amour n'a jamais eu de conséquence juridique. On appelait autrefois « enfants de l'amour » ceux nés hors mariage. Malgré tout, la réalité des couples repose aussi sur l'amour. Le mariage dit pour tous implique la reconnaissance de cet amour, en cela j'y étais favorable.

Je m'étonne que la PMA revienne toujours dans le débat, comme un serpent de mer, depuis les années quatre-vingt, alors qu'ont été votées les lois bioéthique successives. La réflexion a été ouverte plusieurs fois, chaque fois elle a trouvé une même conclusion, sous quelque majorité politique que ce soit. Au sein du parti socialiste, 99 % des personnalités ont signé des textes contre la marchandisation du corps, considérant que le ventre d'une femme, la vie d'une femme, ne sont pas à louer -car, qu'on le veuille ou non, il y a salaire, qu'il se nomme « indemnité raisonnable » ou « dédommagement ». Le parti socialiste, y compris MM. Hollande et Ayrault, a voté une motion contre, le comité directeur s'est prononcé sans ambiguïté. Il y a eu des rapports du Comité consultatif national d'éthique, des prises de position par les académies. Et à chaque fois, on a conclu au refus de porter atteinte à la dignité des personnes et de leur corps. Comment se fait-il alors que cette question ressurgisse toujours ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Si on ouvre la PMA aux couples de femmes, que fera-t-on pour les couples d'hommes ?

Mme Sylviane Agacinski . - On est dans une confusion intellectuelle entre l'égalité et l'identité ou la similitude. Il y a des cas où la distinction est pertinente : pour la procréation, mais aussi pour le sport, par exemple. Le traitement en droit diffère aussi selon l'âge, je pense aux droits à la retraite, qu'un jeune ne peut libérer. Je suis très réservée sur l'accès à l'insémination pour les couples de femmes, comme sur l'anonymat des dons de gamètes. Aujourd'hui, on peut acheter du sperme sur Internet. On n'empêchera probablement pas des femmes célibataires, qui prendraient de grands risques d'ailleurs, de recourir à du sperme anonyme. Qu'une femme ait un enfant sans compagnon n'est cependant pas identique à l'usage d'une mère porteuse par un couple masculin ! On invoquera l'égalité, bien sûr, mais ce sera un argument infondé. Je fais la distinction entre le don de sperme (indépendamment des conséquences psychologiques pour l'enfant) et le recours à la mère porteuse qui implique de se servir de la personne humaine comme d'un moyen. On ne peut pas, au nom d'une égalité fictive qui ne repose sur rien, abolir des principes fondamentaux du droit.

Mme Gisèle Printz . - Je suis entièrement d'accord avec ce que Mme Agacinski vient de dire.

M. Dominique de Legge . - Vous n'êtes pas la seule !

Mme Dominique Gillot . - Il est très important d'aller plus loin dans la définition de la PMA, qui recouvre une gradation complexe de situations très différentes.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il me reste à vous remercier très sincèrement au nom de notre commission des lois.

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