C. UN RISQUE D'ATTEINTE DISPROPORTIONNÉE À LA COMPÉTITIVITÉ DES ENTREPRISES FRANÇAISES ET À L'ATTRACTIVITÉ DE LA FRANCE

Alors qu'aucun autre État ne dispose d'une législation aussi étendue que le champ envisagé par la présente proposition de loi, celle-ci ferait courir de graves risques économiques aux entreprises françaises, y compris les petites et moyennes entreprises, et à l'attractivité économique de la France.

1. Des dispositifs plus limités en droit étranger

D'après les éléments de droit comparé connus de votre rapporteur, il n'existe aucune législation nationale ayant une portée aussi large et donc de dispositif aussi ambitieux, dans les champs couverts, pour imposer par la loi aux entreprises un devoir de vigilance. Dans les législations étrangères, des régimes de responsabilité pénale existent pour les sociétés mères, pour des infractions précisément définies, avec présomption simple de responsabilité, généralement pour des faits de corruption. Ces textes n'ont pas toujours de portée extraterritoriale.

Seule l'Espagne dispose d'une législation assez proche, mais qui ne concerne que le territoire national. Dans des domaines comparables à ceux de la proposition de loi, une loi de 2010 permet d'engager la responsabilité d'une société pour les agissements d'une filiale, à condition que celle-ci soit effectivement soumise aux instructions et au contrôle de la société mère, ou pour les agissements d'un sous-traitant, si celui-ci travaille sous la direction des cadres de la société. C'est un régime de responsabilité pénale, dans le cas où un délit a été commis par les dirigeants d'une filiale ou d'un sous-traitant, mais pas dans tous les cas de manquement à une obligation générale. Il y a présomption de responsabilité, sauf à montrer qu'ont été respectées des exigences de diligence raisonnable.

En Italie, un décret législatif de 2001 prévoit une présomption de responsabilité pénale des dirigeants d'une société en cas de délit dans des domaines comparables à la proposition de loi, sauf à montrer qu'ont été mis en oeuvre des mécanismes destinés à prévenir le délit. Le texte ne prévoit pas de responsabilité pour les délits concernant des filiales ou sous-traitants et ne vise que le territoire national. Ce texte est utilisé en pratique en matière de corruption principalement.

Au Royaume-Uni, le Bribery Act de 2010 permet, en matière pénale, d'engager la responsabilité d'une société mère pour des faits commis par une filiale constitutifs de corruption. Le texte attribue aux tribunaux anglais une compétence extraterritoriale pour juger de faits commis aussi à l'étranger par une société britannique. Il prévoit une présomption de responsabilité de la mère, sauf à montrer qu'elle a mis en oeuvre des mesures de diligence pour éviter la commission de tels faits.

Par la suite, le Modern Slavery Act de 2015 prévoit une obligation de transparence sur la chaîne d'approvisionnement d'une société mère pour prévenir uniquement les infractions pénales en matière d'esclavage et de traite des êtres humains, obligation qui se traduit par la publication d'une déclaration des mesures de prévention prises, sous peine d'une injonction de faire sous astreinte. Cette obligation vise toutes les entreprises, anglaises ou non, qui interviennent sur le territoire britannique. Ce texte s'apparente à la présente proposition de loi, avec un champ plus circonscrit et précis, dans mécanisme d'amende et une application à toutes les entreprises.

Aux Etats-Unis, l' Alien Tort Statute de 1789 a été utilisé à partir de 1980 pour juger des faits commis à l'étranger, en matière d'environnement et de droits de l'homme. En 2013, la Cour suprême a jugé que ce texte ne permettait pas que soient jugées aux Etats-Unis des faits commis à l'étranger à la demande de ressortissants étrangers, restreignant de ce fait la portée extraterritoriale du texte sans la supprimer.

En outre, une loi de 1977 permet d'engager la responsabilité d'une société mère pour des faits de corruption de fonctionnaires étrangers commis par une filiale, y compris une filiale étrangère. Il s'agit de mieux poursuivre des infractions pénales, à l'instar du Bribery Act anglais.

Des législations comparables existent aussi en Suisse et au Canada.

À l'occasion de l'examen par l'Assemblée nationale de la proposition de loi écologiste évoquée supra , M. Matthias Fekl, secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l'étranger, indiqua devant l'Assemblée nationale, le 29 janvier 2015, qu'avec un texte pareil, « ce serait la première fois qu'un pays au monde, la France, se doterait d'un tel dispositif ». On mesure ainsi l'ambition d'un tel texte.

2. Des conséquences économiques mal évaluées

En premier lieu, votre rapporteur ne peut que constater l'absence d'étude d'impact, puisqu'il s'agit d'une proposition de loi. Il n'existe de ce fait aucune évaluation précise de ses conséquences économiques. Plusieurs risques économiques peuvent néanmoins résulter de ce texte, outre le risque de contentieux abusif évoqué supra .

Du point de vue de la compétitivité des entreprises , la proposition de loi instaurerait une inégalité de traitement entre les sociétés françaises, soumises à l'obligation de vigilance, et les sociétés étrangères intervenant sur le marché français, qui n'y seront pas tenues et ne courront pas les mêmes risques contentieux, financiers ou de réputation, si elles ne disposent pas d'une filiale d'au moins 5 000 salariés.

Elle conduirait, en outre, à une atteinte à l'égalité des conditions de concurrence entre les entreprises françaises et les autres entreprises au sein de l'Union européenne.

L'obligation d'établir un plan de vigilance incluant l'ensemble des sociétés contrôlées, des sous-traitants et des fournisseurs, français comme étrangers, aurait un impact sur l'ensemble de chaîne de sous-traitance et d'approvisionnement, et pas uniquement sur les grands groupes eux-mêmes. Elle contraindrait les donneurs d'ordre à imposer de nouvelles obligations à leurs sous-traitants, c'est-à-dire à de nombreuses petites et moyennes entreprises françaises, par répercussion du devoir de vigilance dans de nouvelles clauses contractuelles plus contraignantes. Il en résulterait une perturbation des relations commerciales établies entre donneurs d'ordre et sous-traitants et, éventuellement, la remise en cause de certains contrats, du fait de l'incertitude à garantir la traçabilité internationale des marchandises ou des matières premières. Il n'est pas rare que de grands groupes français aient plusieurs milliers ou dizaines de milliers de fournisseurs et de sous-traitants, sur cinq, six ou sept rangs, rendant plus complexe et coûteux la mise en oeuvre d'une obligation de vigilance étendue, par exemple dans les domaines de l'industrie aéronautique ou automobile.

En outre, la mise en oeuvre d'une obligation de vigilance étendue ferait supporter des coûts importants, qui n'ont pas fait l'objet d'estimations précises lors des auditions de votre rapporteur. Ces coûts porteraient sur l'identification des risques, sur la révision des clauses contractuelles et sur la mise en oeuvre concrète et le contrôle de l'application du plan de vigilance (mise en place d'équipes de contrôles, dépenses d'audit par des prestataires, enquêtes à distance et sur place...).

Par ailleurs, une telle proposition de loi peut altérer l' attractivité de la France , en particulier pour les grandes entreprises étrangères, en nuisant à l'image de la France, en dissuadant des investissements étrangers sous forme de filiales ou encore en incitant à certaines délocalisations de filiales de sociétés étrangères, pour se soustraire à une nouvelle obligation porteuse de risques au moins d'image pour l'entreprise.

Cette proposition de loi pourrait aussi conduire certaines entreprises françaises à se retirer, en tout ou partie, de certains marchés étrangers, dans des pays porteurs de risques, pour éviter de garder des fournisseurs locaux sur lesquels le contrôle est difficile ou d'être confrontées à des législations ou des pratiques nationales s'écartant des normes de référence en matière de droits de l'homme, d'environnement, de risques sanitaires ou de corruption.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page