N° 357

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 26 février 2020

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la proposition de résolution européenne en application de l'article 73 quinquies du Règlement, visant à lutter contre la fraude sociale transfrontalière et améliorer la coopération européenne en matière de lutte contre la fraude aux prestations sociales ,

Par Mmes Pascale GRUNY et Laurence HARRIBEY,

Sénateurs

et TEXTE DE LA COMMISSION

(Envoyé à la commission des affaires sociales.)

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Didier Marie, Mme Colette Mélot, MM. Cyril Pellevat, André Reichardt, Simon Sutour, Mme Véronique Guillotin, MM. Pierre Ouzoulias, Jean-François Rapin , vice-présidents ; M. Benoît Huré, Mme Gisèle Jourda, MM. Pierre Médevielle, René Danesi , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Yannick Botrel, Pierre Cuypers, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Claude Haut, Olivier Henno, Mmes Sophie Joissains, Mireille Jouve, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Pierre Laurent, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Franck Menonville, Jean-Jacques Panunzi, Michel Raison, Claude Raynal, Mme Sylvie Robert .

Voir le numéro :

Sénat :

275 (2019-2020)

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Conformément à l'article 73 quinquies du Règlement du Sénat, la commission des affaires européennes est saisie d'une proposition de résolution européenne (n° 357 ; 2019-2020) visant à lutter contre la fraude sociale transfrontalière et améliorer la coopération européenne en matière de lutte contre la fraude aux prestations sociales.

La problématique de la coordination des systèmes de sécurité sociale au sein de l'Union européenne, enjeu central pour la mobilité des travailleurs européens, constitue l'une des priorités de la présidence croate.

La directive sur le détachement des travailleurs est entrée en vigueur en juillet 2018, mais la proposition de règlement de décembre 2016, qui tend à réviser le régime de coordination des régimes européens de sécurité sociale fixé dans le règlement de 2004, est toujours en cours de discussion. Elle constitue pourtant le complément indispensable de la directive « détachement des travailleurs », les législations européennes en droit du travail et en droit de la sécurité sociale étant distinctes et autonomes.

En avril 2018, la commission des affaires européennes du Sénat avait adopté une proposition de résolution européenne sur la convergence sociale, qui concernait notamment la coordination des régimes de sécurité sociale. Ce texte a inspiré la proposition de résolution européenne visant à lutter contre la fraude sociale transfrontalière et améliorer la coopération européenne en matière de lutte contre la fraude aux prestations sociales, dont l'initiative revient à André Reichardt.

S'agissant de la révision du règlement de 2004, la négociation menée chapitre par chapitre a permis de conclure à des orientations générales partielles au Conseil en 2017, suivies d'orientations générales en juin 2018. Le Parlement européen a, quant à lui, adopté le rapport du député Guillaume Balas en décembre 2018. Cependant, les discussions en trilogue ouvertes à l'issue de l'adoption de ce rapport ont échoué. Un nouveau rapporteur a été désigné au Parlement européen et les négociations se poursuivent.

Quels sont les enjeux d'une telle révision ?

La législation en vigueur repose toujours actuellement sur un règlement daté de 2004 et son règlement d'application pris en 2009. Cette législation est aujourd'hui dépassée, en particulier du fait d'une population toujours plus mobile.

Selon les statistiques 2019 d'Eurostat sur la mobilité, 4,1 % des personnes travaillant dans un État membre en 2018 ont la nationalité d'un autre État membre. Par ailleurs, 1,3 million d'européens résident dans un État et travaillent dans un autre, soit 0,6 % des emplois totaux. En 2018, le Centre des Liaisons Européennes et Internationales de Sécurité Sociale (CLEISS), qui est notre point d'accueil et de coordination national, enregistrait en tout 797 000 formulaires A1, documents à remplir par l'employeur en cas de détachement, émis ou reçus par la France ; en 2019, ce chiffre s'élevait à près de 977 000. On peut noter qu'en 2018, la France figurait au second rang des États membres en termes de formulaires reçus, donc de détachements de travailleurs sur son territoire, et cinquième en ce qui concerne les formulaires émis, donc les détachements de travailleurs français dans un autre État membre.

Ces travailleurs mobiles se répartissent en travailleurs détachés, travailleurs transfrontaliers, travailleurs migrants mais aussi, et de plus en plus, travailleurs multinationaux, aussi dits pluriactifs.

Depuis 2010, le nombre de formulaires A1 délivrés par les États membres de l'UE-EEE-Suisse dans le cadre d'une situation de pluriactivité est ainsi en constante et nette progression : + 457 % sur la période, soit une évolution annuelle moyenne de 23,4 %. Or la pluriactivité n'est aujourd'hui que mentionnée à l'article 13 du règlement de 2004. Cet article permet de déterminer quel est l'État dont la législation s'applique en cas d'activités d'un salarié dans plusieurs États membres, mais il n'y a aucune considération de durée : toute personne se rendant dans un pays membre, même pour une très courte intervention, devrait ainsi théoriquement faire l'objet d'un certificat A1 déposé par son employeur.

Le travailleur transfrontalier pose par ailleurs une difficulté spécifique. Il se distingue du migrant classique par sa double allégeance nationale : il travaille dans un État et réside dans un autre. Mais le statut de travailleur transfrontalier n'est pas défini de même manière par les services sociaux et par les services fiscaux.

En ce qui concerne la protection sociale, cette définition repose sur deux critères :

- un critère géographique : le travailleur est actif sur le territoire d'un État membre et réside sur le territoire d'un autre État ;

- un critère de temporalité : il retourne dans son État de résidence chaque jour ou au moins une fois par semaine.

La définition fiscale est quant à elle plus restrictive : elle prévoit un critère spatial supplémentaire. Chaque zone frontalière est ainsi déterminée précisément dans chaque convention bilatérale de double imposition, puisqu'il ne s'agit pas là d'une compétence communautaire.

Comme pour les migrants, le principe de base pour la protection sociale du travailleur transfrontalier est l'affiliation à la législation de l'État où il travaille, mais le règlement de 2004 reconnaît aux travailleurs transfrontaliers l'ouverture de prestations supplémentaires dans leur État de résidence, comme par exemple l'accès transfrontalier aux soins de santé.

En ce qui concerne l'indemnisation du chômage, il suffit pour les transfrontaliers d'avoir travaillé un jour dans un État membre pour y être indemnisé, alors que l'indemnisation reste une compétence de l'État de résidence qui supporte dès lors la charge financière de demandeurs d'emploi ayant cotisé dans d'autres États membres. Il existe donc des cas de double affiliation de travailleurs qui bénéficient de prestations chômage dans un État et exercent une activité, souvent réduite, dans un autre.

La révision du règlement de 2004 doit justement simplifier ces dispositions et revenir à une application stricte du principe de l'affiliation à la loi de l'État d'activité pour tous les travailleurs, y compris les frontaliers.

Si la Commission proposait initialement d'appliquer ce principe après 12 mois d'activité dans un autre État membre, la durée retenue pourrait finalement être plus courte et serait de 3 à 6 mois, ce qui devrait limiter les distorsions financières entre cotisations versées et perçues entre États membres, ainsi que les possibilités de fraude.

La question du statut du travailleur transfrontalier est donc aujourd'hui particulièrement complexe et cette complexité peut être source de difficulté pour le travailleur transfrontalier lui-même, ainsi que pour l'administration en charge de la détermination de ses droits. Lors des auditions, il est apparu qu'une partie de la fraude sociale constatée était en fait non intentionnelle.

Cette complexité dans la détermination de la législation applicable rend urgente l'aboutissement des négociations sur la révision des règlements. Elle rend aussi nécessaire une meilleure coordination des systèmes de protection sociale.

Deux avancées récentes doivent être mentionnées sur ce point : en amont, concernant la standardisation et l'automatisation du formulaire A1, et en aval, quand il s'agit de déqualifier un formulaire A1 frauduleux.

Les formulaires A1 sont centraux dans les échanges entre organismes européens de sécurité sociale. Ils attestent de la législation applicable à leur détenteur. Ils confèrent une présomption de régularité du détachement pour les salariés et donnent de fait droit à l'exonération de cotisations dans l'État d'emploi.

La Commission européenne a lancé en juillet 2017 le système d'échange électronique d'informations sur la Sécurité sociale (EESSI). Cette possibilité était prévue dans le règlement d'application de 2009. L'article 153 du Traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE) dispose que les États membres sont libres d'organiser leur système de protection sociale, mais la construction progressive d'une Europe sociale exige la coordination des systèmes de sécurité sociale à l'échelle européenne et donc certains ajustements nationaux.

Les États membres avaient ainsi deux ans pour mettre en oeuvre l'EESSI au niveau national et pour connecter leurs organismes de sécurité sociale aux échanges électroniques transfrontières. Le système est de fait opérationnel depuis juillet 2019.

Ce système permet des échanges de données plus précis entre les autorités nationales grâce à des documents électroniques standardisés traduits dans chaque langue. Le formulaire A1 est aujourd'hui entièrement dématérialisé.

Dans son paquet « équité sociale » présenté en mars 2018, la Commission a par ailleurs proposé de créer une nouvelle Autorité, destinée à renforcer la coopération et l'échange structuré entre les autorités nationales compétentes.

L'Autorité européenne du travail a ainsi ouvert en octobre 2019. L'Autorité informe les citoyens et les entreprises de leurs droits et devoirs dans des situations transfrontières et améliore l'échange d'informations entre les États membres en mettant en contact des agents de liaison, comme le fait Europol. Elle facilite la coopération entre les États-membres, notamment en permettant des inspections conjointes transfrontalières en cas de fraude, d'abus et de travail au noir. Cette disposition, très opérationnelle, était très attendue des services de contrôle de la fraude.

Elle peut également offrir une médiation en cas de différends entre deux États membres. Le fonctionnement de la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale n'a pas été modifié, mais cette nouvelle agence européenne devrait lever une part importante des difficultés rencontrées auparavant. Un accord de coopération doit désormais régler les questions d'articulation entre la nouvelle autorité et la commission de coordination. Il est important que cet accord intervienne au plus vite.

Ces deux avancées, mise en place du système d'échange électronique d'informations sur la Sécurité sociale (EESSI) et création de l'Autorité européenne du travail, rendent ainsi nécessaires l'adaptation de nos propositions antérieures.

Un autre point reste à prendre en compte : la jurisprudence récente de la Cour de justice de l'Union européenne en ce qui concerne la validité du certificat A1.

Aujourd'hui, le certificat de détachement doit être déqualifié par la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale, dès lors qu'il existe des doutes sérieux quant à la réalité de l'affiliation du salarié détaché au régime de sécurité sociale du pays d'établissement. En l'absence d'accord sur l'appréciation des faits litigieux, les institutions de l'État membre peuvent la saisir au plus tôt un mois après la date à laquelle l'institution qui a reçu le document a présenté sa demande. La commission s'efforce de réaliser une conciliation dans un délai de 6 mois. Même si la jurisprudence Altun a introduit une plus grande souplesse dans la possibilité pour le juge national d'écarter un formulaire A1 manifestement frauduleux, le processus reste lourd et peu efficace dans la lutte contre la fraude.

Les derniers arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne ont ensuite très strictement limité cette jurisprudence Altun : il faut que soient réunies deux conditions cumulatives, à savoir une suspicion de fraude étayée par des éléments concrets et l'inertie de l'institution émettrice.

Dans l'arrêt Alpenrind rendu en septembre 2018, la CJUE a par ailleurs estimé que la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale avait pour seul objectif de concilier les points de vue et que ses conclusions avaient dès lors seulement valeur d'un avis. Tant que l'État d'émission d'un certificat A1 ne l'a ni retiré ni déclaré invalide, celui-ci s'impose à l'ensemble des institutions de l'État membre dans lequel l'activité est exercée.

Un nouvel arrêt de la CJUE pourrait bientôt lever ces difficultés. Dans les conclusions rendues le 11 juillet 2019 sur l'affaire Vueling , l'avocat général a invité la CJUE à décider qu'autorité judiciaire et autorités administratives se complètent sans être concurrentes et qu'en conséquence le juge national peut écarter un formulaire A1, sans être paralysé ni lié par le dialogue initié entre institutions de Sécurité Sociale.

Pour lever dès à présent les derniers doutes sur la possibilité par le juge national d'écarter un certificat A1, il est proposé de demander d'inscrire cette possibilité directement dans les règlements afin que cesse la dépendance actuelle de l'État d'accueil au bon vouloir d'une institution de sécurité sociale établie à l'étranger. Cette dernière n'a en effet aucun intérêt à retirer un certificat A1 puisqu'elle perd dès lors des cotisations sociales ou même doit les rembourser.

Dans le paquet « équité sociale », la Commission présentait aussi une communication sur le suivi de la mise en oeuvre du socle européen des droits sociaux. Dans celle-ci, elle indiquait travailler à la mise en place d'un numéro de sécurité sociale européen devant servir d'identificateur numérique rendant interopérables les systèmes existants. Aujourd'hui, cette initiative semble bloquée : présentée sous forme d'amendement lors de l'examen du texte, la proposition n'a pas été retenue dans l'accord provisoire. Il est proposé d'en demander une évaluation des coûts et avantages pour relancer la réflexion sur ce numéro unique qui viendrait en complément du numéro national, et non en substitution.

Enfin, on ne peut que constater l'absence d'évaluation de la fraude sociale transfrontalière au niveau européen. La Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale discute une fois par an des questions de coopération dans le domaine des fraudes et des erreurs, et un rapport est publié annuellement par la Commission européenne à ce sujet.

La discussion est fondée sur des rapports fournis à titre volontaire par les États membres concernant leur expérience et leurs progrès en la matière. Le dernier rapport publié présentait ainsi un retour d'expérience parcellaire : 25 États membres sur 28 avaient renvoyé le questionnaire ainsi que la Suisse et les 3 autres États membres de l'Espace économique Européen, l'Islande, le Liechtenstein et la Norvège. La France n'y a, de son côté, pas répondu. Tous les États ne répondent par ailleurs pas à l'ensemble des questions. Le rapport met aussi en évidence les difficultés de comparabilité de l'information entre les États qui la fournissent mais aussi d'une année sur l'autre.

Avant 2015, les chiffres sur la fraude sociale transfrontalière n'étaient recueillis que concernant les soins de santé nécessaires non planifiés et l'exportation des prestations de chômage. Si depuis cette date, le recueil d'informations sur la fraude sociale transfrontalière a progressé, il n'en demeure pas moins perfectible. Il serait important de quantifier plus précisément le phénomène de la fraude sociale transfrontalière afin de dimensionner les moyens nécessaires à sa lutte, tant au niveau national qu'européen.

En conséquence, il est proposé d'amender la proposition d'André Reichardt en tenant compte de ces différents éléments.

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