B. LA PRÉSERVATION DU TISSU PRODUCTIF EST LA BONNE STRATÉGIE TANT SUR LE PLAN ÉCONOMIQUE QUE BUDGÉTAIRE

En dépit de cette dégradation des comptes publics, le rapporteur général soutient la stratégie gouvernementale consistant à ne pas chercher à augmenter les impôts ou à diminuer les dépenses pour atteindre les objectifs budgétaires initialement fixés pour 2020, d'une part, et de mettre en place des mesures de soutien visant à préserver le tissu productif, d'autre part.

1. À court terme, soutenir l'économie permet de préserver le tissu productif, sans surcoût pour les finances publiques

En effet, à court terme, le surcroît de déficit lié à la crise du Coronavirus ne devrait pas se traduire par une charge de la dette plus élevée , dès lors que les coûts de financement de la France sont négatifs sur les échéances les plus courtes (- 0,4 % à 1 an) et se situent au voisinage de zéro à dix ans.

À cet égard, si le déclenchement de la crise sanitaire a d'abord conduit à un durcissement des conditions de financement, l'action monétaire de la Banque centrale européenne (BCE ), marquée notamment par l'annonce d'un nouveau programme temporaire d'achats de titres des secteurs public et privé, doté de 750 milliards d'euros, a rapidement permis de juguler cette hausse 30 ( * ) .

Évolution du coût de financement de la France à 10 ans

(taux de rendement d'une OAT de maturité 10 ans, en %)

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données de la Banque de France)

Par cette décision, la BCE a ainsi clairement réaffirmé qu'elle « ne tolérera aucun risque pesant sur la bonne transmission de sa politique monétaire dans tous les pays de la zone euro », ce qui implique de lutter contre une appréciation des coûts de financement des États 31 ( * ) .

Dans ces conditions, la charge de la dette française pourrait même légèrement décroître , à mesure que le stock de dette émis à des taux d'intérêt plus élevés est renouvelé. Le FMI anticipe ainsi que la charge de la dette française devrait atteindre 1,1 % du PIB en 2021, contre 1,4 % en 2019.

De ce point de vue, la situation française diffère fortement de celle d'autres pays tels que l'Italie , pour le financement desquels les acteurs de marché exigeaient déjà avant la crise une rémunération significativement supérieure.

Évolution du coût de financement à 10 ans par rapport à l'Allemagne

(écarts en points de pourcentage)

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données historiques de la Banque centrale européenne et les données de marché du London Stock Exchange Group)

Si cette stratégie de soutien au tissu productif ne devrait donc pas se traduire par une hausse de la charge de la dette à court terme, elle permet en revanche de prévenir une destruction de capital productif et humain qui aurait durablement pesé sur le niveau du PIB - et donc sur l'endettement .

À cet égard , la révision à la hausse de la cible d'endettement gouvernementale pour 2020 tient davantage à la chute du PIB qu'à l'accroissement du déficit .

Décomposition de l'évolution de la prévision d'endettement du Gouvernement
pour 2020

(en points de PIB)

Source : commission des finances du Sénat (calculs réalisés à partir des documents budgétaires)

Cette décomposition permet ainsi d'illustrer pourquoi sauver le tissu productif est pertinent sur le plan budgétaire : dans la mesure où l'essentiel de la capacité productive est préservée, la perte de PIB peut être rattrapée, ce qui contribue à la stabilisation du ratio d'endettement.

Dans ses prévisions, le FMI anticipe ainsi un net rebond du PIB dès 2021 (+ 4,5 %), qui permettrait pratiquement de stabiliser l'endettement, alors que le déficit resterait élevé (6,2 % du PIB).

Prévisions économiques et budgétaires du FMI pour la France

(en points de PIB, sauf indication contraire)

2020

2021

Croissance du PIB en volume (%)

- 7,2

4,5

Déficit public

9,2

6,2

Déficit primaire

7,9

5,1

Dette publique

115,4

116,4

Source : commission des finances du Sénat (d'après l'édition d'avril 2020 du Moniteur des finances publiques du Fonds monétaire international)

2. À moyen terme, l'héritage budgétaire de la crise sanitaire ne paraît pas de nature à remettre en cause la soutenabilité de la dette française, à condition de ne pas reporter indéfiniment le redressement des comptes publics

Si la confiance des marchés et le soutien monétaire de la BCE paraissent donc de nature à prémunir la France d'une hausse de la charge de la dette à court terme, il est également nécessaire de s'interroger sur la soutenabilité de la stratégie gouvernementale à moyen terme .

À cet horizon, l'endettement est généralement considéré comme insoutenable si sa stabilisation implique de dégager un excédent primaire considéré comme excessif 32 ( * ) . Une telle situation apparaît lorsque le taux d'intérêt payé sur la dette devient nettement supérieur au taux de croissance de l'économie, phénomène qualifié d'effet « boule de neige » négatif.

Qu'est-ce que l'effet « boule de neige » ?

D'une année sur l'autre, la variation du taux d'endettement peut être décomposée comme la somme de trois facteurs.

Premièrement, le solde primaire , qui correspond au solde public hors charge de la dette.

Deuxièmement, l'ajustement stock-flux , qui correspond à la partie de la variation de l'endettement qui n'est pas reflétée dans le déficit (par exemple, les recettes tirées des privatisations n'ont pas d'effet sur le déficit car elles constituent une opération financière au sens de la comptabilité nationale mais permettent de diminuer la dette).

Troisièmement, le différentiel entre le taux d'intérêt moyen que les administrations publiques paient sur leur dette (dit taux d'intérêt « apparent ») et le taux de croissance nominal de l'économie , rapporté au taux d'endettement initial.

Ce dernier facteur est communément désigné sous le terme d'effet « boule de neige ». En effet, lorsque le taux d'intérêt apparent est supérieur au taux de croissance nominal, il implique que l'endettement continue d'« augmenter tout seul » même si l'équilibre primaire est atteint - et ce dans des proportions d'autant plus importantes que le stock de dette initial est élevé.

À titre d'exemple, si le solde public primaire est nul et que la dette publique atteint 100 % du PIB, le numérateur du ratio d'endettement va s'accroitre du montant de la charge de la dette, tandis que le dénominateur évolue au même rythme que le taux de croissance nominal. Si le taux d'intérêt est supérieur au taux de croissance nominal, le numérateur augmente plus vite que le dénominateur. Par conséquent, le ratio d'endettement augmente, alors même que l'équilibre primaire est atteint. On parle alors d'effet « boule de neige » défavorable. Ce phénomène est susceptible de s'auto-entretenir, si bien que stabiliser l'endettement requiert de dégager un excédent primaire toujours plus élevé.

À l'inverse, si le taux d'intérêt apparent est inférieur au taux de croissance nominal, un solde primaire à l'équilibre (ou même légèrement négatif) suffit pour diminuer l'endettement. On parle alors d'effet « boule de neige » favorable.

Source : commission des finances du Sénat

S'interroger sur la soutenabilité de l'endettement de la France implique donc de comparer le taux de croissance potentiel de l'économie avec le taux d'intérêt qui devra être payé sur la dette à moyen terme lorsque le soutien monétaire de la BCE cessera.

En l'absence de crise sanitaire, il est très probable que la France aurait continué à bénéficier d'un effet « boule de neige » favorable , comme l'avait souligné à plusieurs reprises le rapporteur général, dès lors que l'essentiel de la baisse des taux d'intérêt souverains observée à l'échelle mondiale depuis plusieurs décennies paraît relever de facteurs structurels (excès d'épargne et déficit d'investissement) et non de facteurs monétaires 33 ( * ) .

Évolution de l'endettement et de la charge de la dette
en France entre 2000 et 2019

(en points de PIB)

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données de l'Insee)

Ainsi, les services de la BCE estimaient avant la crise que la « normalisation » de la politique monétaire entraînerait une hausse du coût de financement à long terme de la France de seulement 1,6 point de pourcentage 34 ( * ) . Même en l'absence de soutien monétaire, la France aurait donc pu continuer à se financer sur les marchés à un taux (autour de 1,5 % à 10 ans, et environ 1 % en moyenne, compte tenu du fait qu'une partie de la dette est émise à plus court terme) significativement inférieur à sa croissance nominale potentielle (autour de 3 %, en ajoutant la cible d'inflation de la BCE, fixée à 2 %, à la croissance potentielle française en volume, estimée à 1,2-1,3 % par le Gouvernement et les principaux instituts de prévision). Le rapporteur général avait d'ailleurs invité le Gouvernement à profiter de cet effet « boule de neige » favorable pour infléchir rapidement l'endettement 35 ( * ) .

La hausse du ratio d'endettement lié à la crise sanitaire amène nécessairement à reconsidérer ce diagnostic .

En effet, une hausse de l'endettement public provoque en principe une hausse du coût de financement à moyen terme , compte tenu du risque plus élevé induit pour les prêteurs. Dans leurs analyses de soutenabilité, le FMI et la Commission européenne considèrent ainsi qu'au-delà de 60 points de PIB d'endettement, une augmentation de 10 points de PIB de l'endettement se traduit en moyenne par une élévation du coût de financement à long terme de 0,3 à 0,4 point de pourcentage en zone euro 36 ( * ) .

À supposer que le surcroît d'endettement lié à la crise sanitaire atteigne 30 points de PIB, ce qui correspond à la borne haute retenue par certains économistes tels qu'Olivier Blanchard 37 ( * ) , la hausse de coût de financement pour la France devrait donc atteindre environ un point.

L'héritage budgétaire de la crise sanitaire ne paraît donc pas de nature à créer un effet « boule de neige » problématique pour la soutenabilité de la politique budgétaire française : le taux d'intérêt moyen payé sur la dette ne devrait pas excéder la croissance potentielle nominale de l'économie française. À l'inverse, ne pas soutenir le tissu productif aurait pu créer un risque de ce point de vue, en grevant la croissance potentielle.

Une fois la situation économique revenue à la normale, il sera en revanche plus que jamais nécessaire d'infléchir progressivement l'endettement de la France , chaque crise nous rapprochant un peu plus du seuil au-delà duquel une hausse supplémentaire de l'endettement est susceptible de remettre en cause la soutenabilité de la politique budgétaire.

Garder une marge de manoeuvre suffisante par rapport à ce seuil sera d'autant plus indispensable qu'il ne peut être apprécié avec exactitude. En effet, pour des niveaux d'endettement très élevés, un surcroît d'endettement de faible ampleur peut parfois se traduire par une élévation brutale des taux d'intérêt auxquels l'État se finance sur les marchés financiers 38 ( * ) .


* 30 Pour une description détaillée, voir la note de conjoncture et de suivi de la mise en oeuvre des mesures d'urgence du 3 avril 2020.

* 31 Décision (UE) 2020/440 de la Banque centrale européenne du 24 mars 2020 relative à un programme temporaire d'achats d'urgence face à la pandémie.

* 32 Pour un examen détaillé, le lecteur est invité à se reporter au rapport d'information n° 468 (2018-2019) relatif au programme de stabilité pour les années 2019 à 2022 d'Albéric de Montgolfier, rapporteur général, fait au nom de la commission des finances du Sénat et déposé le 29 avril 2019.

* 33 Pour une synthèse récente sur le sujet, voir : François Villeroy de Galhau, « Les taux bas : quelles causes, et quels effets pour la France ? », 9 janvier 2020.

* 34 « Bilan du programme d'achats d'actifs de l'Eurosystème après l'arrêt des achats nets d'actifs », Bulletin économique de la Banque centrale européenne, n° 2/2019, p. 95.

* 35 Rapport d'information n° 468 (2018-2019) relatif au programme de stabilité pour les années 2019 à 2022, précité.

* 36 Cinzia Alcidi et Daniel Gros, « Public Debt and the Risk Premium: A Dangerous Doom Loop », Econpol Europe, 2019.

* 37 Olivier Blanchard, « Global Economic Prospects: Spring 2020 », PIIE, 10 avril 2020.

* 38 Voir par exemple : Werner Roeger, Jan in't Veld, « Expected defaults and fiscal consolidations », Commission européenne, Economic Papers 479, 2013, p. 3 et s.

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