B. QUELLE NUTRITION ?

L'espérance a été formulée.

En mangeant mieux, on pourrait contribuer à améliorer sa santé, son bien-être physique et se donner la chance d'un vieillissement aussi harmonieux que possible.

Mais manger quoi et comment ?

La nutrition devient un champ clos où s'affrontent des intérêts économiques et des problématiques scientifiques.

C'est également une zone de convergence entre la médecine et les sciences de l'amont et, de plus en plus, entre l'agroalimentaire et la pharmacie.

C'est, enfin, un domaine où les nouveaux outils scientifiques permettent de progresser dans la connaissance du vivant mais dont l'horizon recule au fur et à mesure qu'ils enregistrent des succès.

Ce qui caractérise l'état de l'art dans cette discipline en plein essor, c'est probablement les oppositions d'attitudes entre les propositions des industriels, les préconisations des nutritionnistes et les interrogations des scientifiques , ce qui n'exclut nullement les convergences entre ces différentes approches.

1. Les propositions des industriels

Dans la première partie de ce rapport, ont été mis en évidence le caractère relativement fermé des marchés agroalimentaires, la faiblesse des marges du secteur et les réponses de l'offre industrielle qui a su diversifier ses propositions alimentaires en les adaptant à l'évolution de la démarche sociale.

Depuis quelques années, l' espérance nutritionnelle a modifié les données de cette équation économique en créant une zone de valeur ajoutée beaucoup plus forte .

De façon tout à fait compréhensible, les grands industriels ont élargi leur offre dans le domaine nutritionnel, en escomptant que le vieillissement de la population allait amplifier l'actuelle attente nutritionnelle et créer de nouveaux marchés. Ceci vaut non seulement dans les pays développés mais dans les pays émergents : l'espérance de vie à la naissance de l'Union indienne est de 62 ans et elle a augmenté de 18 ans depuis 1960.

Ce marché, dit nutraceutique, est donc en pleine expansion, de l'ordre de 20 à 25 % par an . La croissance s'est répartie à parts à peu près égales entre les compléments alimentaires, c'est-à-dire les produits « de complément » qui ne sont pas associés à la prise d'aliments, et les nourritures fonctionnelles, c'est-à-dire l'alimentation directement supplémentée 43 ( * ) .

MARCHÉ MONDIAL DES NUTRACEUTIQUES EN 2001

En milliards de $

Etats-Unis

UE 15

Japon

Asie (Autres)

Canada

Amérique du sud

Reste du monde

Total monde

Compléments

17.760

14.500

7.030

6.380

1.230

1.310

2.210

50.420

Aliments fonctionnels

18.500

18.150

14.580

1.740

1.720

440

1.470

56.600

Total

36.260

32.650

21.610

8.120

2.950

1.750

3.680

107.020

Source : Mission économique du Consulat général de France à Chicago

Certes, l'utilisation par l'industrie des espérances nutritionnelles n'est pas nouvelle. Depuis longtemps, celle-ci a suggéré que ces produits pouvaient être des éléments indispensables à une bonne santé. Sans même se référer aux pâtes de fruits nutritives au boeuf présentées par M. Guichon à l'Exposition universelle de 1867, il suffit de se rappeler la vogue des boissons phosphatées au chocolat, censées donner à leurs utilisateurs un peu de la vigueur qui avait fait la réputation de certaines troupes de notre infanterie coloniale ...

Mais ce qui est nouveau , c'est l' exploration systématique des possibilités d'amélioration nutritionnelle des propositions alimentaires dans trois domaines :

- l'incitation à l'autosurveillance nutritionnelle,

- les supplémentations alimentaires,

- et la nourriture fonctionnelle à destination de populations cibles.

a) L'incitation à l'autosurveillance nutritionnelle

Il s'agit d'une réaction de l'industrie aux recommandations diététiques dont certaines sont déjà anciennes et qui ont pour objet de prévenir le développement de l'obésité et les maladies cardio-vasculaires.

On s'efforcera ainsi :

- de diminuer la quantité de lipides dans les aliments,

- de supprimer les acides gras délétères, les acides dits « trans », dont l'apparition était notamment favorisée par des procédés d'hydrogénéisation des aliments,

- de doser beaucoup mieux les teneurs en sel dans les aliments préparés,

- et de réduire les taux de sucre ou de leur substituer un ersatz non délétère.

Mais, dans certains cas, ces propositions alimentaires se fondent sur des acquis scientifiques plus récents. Par exemple, on proposera des aliments pour jeunes enfants à taux de protéines réduits , car l'hypothèse a été émise qu'un excès de consommation de protéines en bas âge peut avoir pour conséquence de susciter des expressions génomiques favorisant une obésité ultérieure.

Dans cet esprit, une attention commence à être accordée à la construction d'aliments hypoallergéniques en réduisant le nombre d'allergènes dans la nourriture 44 ( * ) .

Ce genre de proposition alimentaire nouvelle n'est, en général, pas désapprouvé par les nutritionnistes. Ceux-ci la considèrent comme un moindre mal pour les personnes qui ne peuvent pas se contenter de produits naturels. Autrement dit, il est préférable de boire de l'eau, mais si vous buvez du soda, buvez du soda allégé.

b) Les supplémentations alimentaires générales

Des propositions multiples

Une autre approche nutritionnelle des entreprises consiste à supplémenter les aliments avec des nutriments et à utiliser cette supplémentation pour justifier des allégations de santé.

Chacun connaît les exemples des pro et pré biotiques qui stimulent l'activité intestinale. On a déjà cité les supplémentations de lécithine de soja ou de lutéine tirée de l'épinard dans le pain ou dans des boissons aux Etats-Unis.

Mais il existe beaucoup d'autres propositions d'aliments fonctionnels :

- les phytostérols qui seraient bénéfiques pour le système cardio-vasculaire (c'est la seule allégation de santé admise en France),

- les acides gras polyinsaturés (en 3 et 6) - dont l'apport extérieur est indispensable puisque l'organisme ne peut les synthétiser - et qui sont donnés à la fois comme bénéfiques au fonctionnement cérébral et/ou au système cardio-vasculaire.

- le calcium, en général ajouté aux produits laitiers (alors que ceux-ci en contiennent déjà),

- les produits à énergie différée, comme par exemple certains biscuits, dont l'effet sur le taux de glucose dans le sang se diffuse progressivement.

Cette liste n'est pas exhaustive et une visite des gondoles des supermarchés, notamment aux Etats-Unis, permettrait sans peine de la porter à une bonne dizaine de pages.

La circonspection des scientifiques

Les jugements scientifiques sur la portée réelle de ces allégations sont empreints d'une grande circonspection .

S'agissant par exemple du calcium , deux professeurs américains d'épidémiologie et de nutrition font part assez explicitement de leurs doutes 45 ( * ) . Ils relèvent que si les références alimentaires recommandent de consommer deux à trois verres de lait par jour pour lutter contre l'ostéoporose et les fractures osseuses, la proportion de fractures est beaucoup plus élevée dans les pays où l'on consomme beaucoup de produits laitiers 46 ( * ) . Ils notent également que certaines études font apparaître une corrélation entre la consommation de calcium et l'augmentation du risque de cancer de la prostate et de l'ovaire.

Dans un autre secteur, celui des supplémentations vitaminées, des études, l'une finlandaise, l'autre américaine, ont mis en évidence que l' excès de ces supplémentations (en l'occurrence les bétacarotènes) peut aboutir à surexprimer le risque de cancer du poumon chez les fumeurs. L'Institut de nutrition de Karlsruhe a mis en évidence le même résultat.

Mais c'est probablement l'évaluation de l'AFSSA, en juillet 2003, sur les effets des acides gras de la famille des 3 sur le système cardio-vasculaire qui résume le mieux la prudence de l'attitude des scientifiques vis-à-vis de ces allégations .

L'AFSSA a, tout d'abord, relevé que des travaux expérimentaux et épidémiologiques suggèrent que la consommation d'acides gras de la famille 3 paraît être associée à des effets bénéfiques. Mais elle note que des études d'intervention ont fourni un éclairage plus contrasté.

Détaillant ces études, l'organisme met en évidence :

- qu'une intervention nutritionnelle comportant la consommation de produits riches en acides alphalinoléiques (3) permet de réduire la morbidité et la mortalité cardio-vasculaire chez des sujets présentant des pathologies cardio-vasculaires (par exemple, ayant déjà subi un infarctus),

- que cette consommation de 3 sous forme de poisson ou d'huile de poisson réduit également la létalité des infarctus,

mais que :

- si l'intérêt de la consommation d'acides gras de la famille des 3 en vue d'une réduction du risque cardio-vasculaire en général est plausible, elle ne peut être considérée comme acquise ,

- ces types de supplémentations ne sont pas strictement nécessaires , les apports proches de ceux recommandés en alimentation courante pouvant être suffisants,

- enfin, fournis en quantités trop importantes, les acides gras 3 peuvent subir des phénomènes de peroxydation (délétère), tout particulièrement chez les sujets ayant des capacités anti-oxydantes réduites. Le groupe de travail recommande sur ce point la mise en oeuvre de méthodes assurant qu'au moins 90 % des acides gras 3 proposés soient stables pendant leur durée de conservation jusqu'à leur consommation finale .

La prudence de cet avis scientifique met en évidence la difficulté de passer d'expérimentations positives sur les pathologies, fussent-elles nombreuses, à des allégations de santé à caractère général.

En effet, en l'état des connaissances, ce transfert conceptuel se heurte à une double complexité :

- celle des différences inter et intra individuelles de métabolisation des aliments et des nutriments,

- celle des produits eux-mêmes, surtout au stade industriel, qui participent à une synergie chimique très enchevêtrée.

c) Les propositions alimentaires à destination de populations ciblées

Parallèlement, l'industrie alimentaire a mis en oeuvre des propositions ciblées à destination de certaines catégories de population : phyto-oestrogènes pour les femmes, boissons énergétiques pour les sportifs, aliments stimulant les défenses immunitaires des enfants et des personnes âgées.

Ces propositions d'aliments santé sont probablement celles qui ont le plus de justification et, vraisemblablement, d'avenir.

D'une part , scientifiquement , parce que la réalité des bienfaits de ces allégations est plus restreinte, donc plus facile à prouver, que celle des allégations de santé généralistes. Ceci d'autant plus que pour certaines d'entre elles - celles destinées aux personnes âgées - on peut rentrer dans un rapport d'évaluation du risque par rapport aux avantages escomptés, plus faciles à cerner 47 ( * ) .

D'autre part , économiquement , parce qu'elles s'appliquent aux rapports entre vieillissement et alimentation qui constituent un gisement de demandes en voie de constitution.

2. Les préconisations des nutritionnistes

a) Les recommandations diététiques générales : alimentation contre aliment

Les nutritionnistes sont les héritiers d'écoles anciennes - dont celle d'Hippocrate - qui font un lien entre l'état de santé et l'alimentation .

D'où des recommandations diététiques qui se traduisent en références alimentaires idéales et en pyramides alimentaires qui résument le nombre de rations quotidiennes d'environ 80 g nécessaires à une alimentation équilibrée.

Par exemple, dans les années 1990, on recommandait de manger quotidiennement 6 à 11 rations de pain, céréales, pâtes, riz, 3 à 5 rations de légumes, 2 à 4 rations de fruits, 2 à 3 rations de produits laitiers, 2 à 3 rations de viande, poisson, volailles, oeufs, et des graisses, huiles et sucre avec modération.

Cela étant, les nutritionnistes sont conscients :

- que ces modèles de définition d'aliments à consommer sont très généraux et doivent être révisés en fonction des propriétés particulières des aliments consommés. Les graisses (huiles d'olive ou de poisson) représentent 40 % des calories consommées dans le modèle crétois, dont les usagers ne développent pas plus de maladies cardio-vasculaires que les Japonais, pour qui les graisses ne représentent que 8 à 10 % des calories consommées,

- et que ces références doivent être révisées en fonction des progrès scientifiques. Par exemple, la pyramide idéale des années 1990 privilégiait exagérément les sucres lents (céréales, riz, pâtes). Mais il a été montré depuis que les glucides trop raffinés (par exemple le pain blanc) s'assimilaient trop vite et accroissaient la concentration de glucides dans le sang, augmentant ainsi le taux des triglycérides tout en diminuant le taux de « bon » cholestérol.

Si l'on voulait résumer les recommandations des diététiciens, on dirait qu'« il faut manger de tout avec mesure et faire de l'exercice » 48 ( * ) .

Mais ce qui importe, c'est l' insistance des écoles diététiques - et, notamment, de l' école française - sur l' équilibre du régime et des comportements alimentaires , insistance qui s'oppose à un certain fétichisme de l'aliment - supplémenté ou non 49 ( * ) , caractéristique d'un modèle d'alimentation anglo-saxon.

Pour les diététiciens, cette prévalence de l'aliment sur l'alimentation accroît encore la déstructuration des comportements alimentaires et est une des sources de la montée de l'obésité.

En effet, s'adonner aux produits fonctionnels ou aux supplémentations vitaminiques de tous ordres participe d'une mentalité magique qui déresponsabilise les consommateurs au regard de ce que doivent être un régime et un comportement alimentaires équilibrés. Dans cette approche « anglo-saxonne », si on consomme un produit comportant des allégations de santé, on identifie cette consommation à une protection générale illusoire.

b) Les résultats de l'épidémiologie diététique : le caractère bénéfique de la consommation des fruits et légumes

Au cours des trente dernières années, plus de 250 études ont montré une corrélation entre la consommation de fruits et légumes et la réduction des risques de cancer.

L'étude SUVIMAX, réalisée par une unité mixte de recherche (INSERM/INRA/CNAM), tend à confirmer ces résultats.

Centrée depuis 1994 sur un échantillon de 13.000 personnes auxquelles ont été administrés soit un placebo, soit une dose raisonnable d'anti-oxydants 50 ( * ) , cette étude a donné les résultats suivants, publiés en 2003 :

- on ne constate pas d'effets sur les maladies cardio-vasculaires (tout ce qui est lié à l'artériosclérose). Ce n'est pas une surprise car l'hypothèse était controversée.

- on n'observe aucun effet des vitamines et minéraux sur la perception de l'état de fatigue ou de dépression 51 ( * ) .

- Mais, s'agissant des cancers :

o chez les hommes , on observe une réduction de 31 % des cancers (tous types de cancers : poumons, digestifs, peau voies digestives), mais avec un intervalle de confiance statistique élevé puisqu'il varie entre 9 et 47 %, ce qui signifie que, suivant les cas, la consommation régulière de quatre rations de fruits et légumes par jour se traduit par :

§ 12.000 cancers annuels de moins chez les hommes à 9 %,

§ 40.000 cancers annuels de moins chez les hommes à 31 %,

§ 60.000 cancers annuels de moins chez les hommes à 47 %.

o chez les femmes, on n'observe pas d'effets protecteurs , ce qui peut s'expliquer par le fait que les femmes avaient au début de l'étude plus de vitamines dans le sang, car elles mangent davantage de fruits et légumes et ont débuté l'étude à un niveau plus élevé. A la fin de l'étude, les hommes avaient le même niveau de vitamines dans le sang que les femmes.

- Concernant la mortalité générale, on observe chez les hommes une diminution de 37 % des risques de décès. Rappelons que les cancers coûtent 8 milliards d'euros par an, en coûts directs et indirects.

3. Les interrogations scientifiques

a) La volonté d'approfondir scientifiquement la connaissance des mécanismes nutritionnels

En forçant le trait, une des personnes entendues nous a affirmé que « la nutrition en était encore à l'âge de pierre ».

Cela est exagéré, mais il est vrai que la connaissance complète des effets des aliments sur la fonction physiologique humaine et leur système de régulation a fait l'objet de recherches qui sont loin d'être complètes et, peut-être, trop segmentées.

Le rapport élaboré par l'INRA sur les perspectives de la recherche en alimentation s'efforce de balayer plus systématiquement les champs d'études à venir en associant à ces recherches les progrès des instruments disponibles (méthodologies physico-chimiques - PET, SCAN, RMN, spectrographie de masse -, biologiques - puces à ADN, puces à anticorps et bio informatique).

Il en résulte différents axes de recherche qui se traduisent en autant d'objectifs scientifiques, comme dans le domaine de l'impact des micronutriments sur la santé :

- l'étude de la biodisponibilité des minéraux et des micronutriments,

- la compréhension de l'homéostasie de nombreux minéraux et de vitamines clés,

- la connaissance des mécanismes d'action des minéraux et micronutriments au niveau cellulaire,

- l'approfondissement de l'implication des minéraux et des micronutriments dans la genèse des pathologies majeures (ostéoporose, maladies cardio-vasculaires, maladies inflammatoires, hypertension...),

- la compréhension du rôle des minéraux et des micronutriments dans le développement de la prévention des pathologies oxydatives et/ou inflammatoires ;

Des objectifs scientifiques tout aussi diversifiés et porteurs sont également envisagés pour :

- l'étude des effets de la nutrition sur les grandes fonctions physiologiques,

- l'exploration des métabolismes énergétiques,

- les interactions entre nutrition et immunité,

- la physiologie gastro-intestinale,

- l'adaptation des fonctions physiologiques au cours du développement,

- le rôle de la prise d'aliments dans la limitation des maladies,

- l'alimentation et le cancer,

- l'étude des allergies alimentaires,

- la prévention nutritionnelle de l'ostéoporose,

- et la prévention nutritionnelle des maladies cardio-vasculaires.

*

* *

L'ambition et la complexité des phénomènes à étudier sur chacun de ces axes de recherche dont on n'a donné qu'un exposé cursif permettent de souligner l' importance des défis de la recherche en nutrition. Ils obligent à mettre en perspective ces interrogations avec les propositions et les préconisations alimentaires actuelles mais aussi avec les enjeux sanitaires.

b) Nutrigénétique et nutrigénomique

Définitions

L'observation du rôle des gènes dans le développement des intolérances alimentaires n'est pas nouvelle.

Les Grecs 52 ( * ) avaient constaté que, lorsqu'ils mangeaient des fèves, certains d'entre eux pouvaient développer une jaunisse très sévère. Curieusement, la même observation a été reprise par les Américains pendant la Seconde guerre mondiale, lorsque certains soldats afro-américains ont connu le même type d'accident de santé avec un antipaludéen, la primaquine.

Il se trouve que le gène déclenchant ces affections est le même et implique la même métabolisation du glucose.

La nutrigénomique et la nutrigénétique sont deux disciplines qui éclairent les rapports entre notre génome et l'alimentation.

La nutrigénomique étudie l'influence des pratiques alimentaires sur la variabilité des réponses du génome en fonction de facteurs environnementaux.

Les aliments ne sont pas seulement métabolisés passivement. Ils participent activement aux processus biologiques : ils sont, à cet égard, capables d'entraîner des mutations des gènes, soit des mutations classiques, soit des épimutations qui ne modifient pas la séquence du gène mais entraînent une modification de son comportement.

Ces mutations épigénétiques sont transmissibles . C'est-à-dire qu'elles donneront lieu à la génération suivante à des réponses, des expressions du génome, de même type.

Un exemple tiré des restrictions alimentaires qu'a connues la Hollande de septembre 1944 à mai 1945 illustre cette réplication.

Les enfants qui ont subi, in utero , ces restrictions pendant les six derniers mois de la grossesse de leur mère ont eu, à la naissance, un poids inférieur (de l'ordre de 6 à 10 %). Cette réduction de poids par rapport à la moyenne se retrouve à un moindre degré à la seconde génération.

Autre illustration , on sait que l'état prépubertaire masculin est un âge sensible pour la construction des futurs spermatozoïdes. Une étude d'épidémiologie historique sur les résultats des récoltes suédoises entre 1890 et 1920 a montré qu'à la deuxième génération :

ceux dont le grand-père avait connu un état prépubertaire dans un contexte de mauvaises récoltes avaient une baisse (statistiquement non significative) de prédispositions au diabète,

mais que ceux dont le grand-père avait connu un état prépubertaire dans un contexte de bonnes récoltes étaient 4 fois plus prédisposés au diabète .

Ceci signifie qu'une sollicitation du génome a produit une réponse de type épigénétique qui s'est répliquée, deux générations après, alors même que les conditions qui l'avaient créée avaient disparu.

La nutrigénétique étudie l'influence des variations génétiques dans les réponses aux aliments 53 ( * ) .

Certaines populations ont un gène de prédisposition à « l'épargne » alimentaire qui leur a permis de faire face aux famines. Lorsque les conditions alimentaires et environnementales se modifient, en particulier lorsque ces populations passent d'une alimentation traditionnelle à une alimentation beaucoup plus riche couplée avec une diminution de l'exercice physique, ce gène d'époque bénéfique se transforme en gène délétère. C'est le cas des Indiens Pima d'Arizona, qui montrent les prévalences les plus fortes au monde en surcharge pondérale (75 %) et en diabète gras (50 %).

Ce lien entre la diététique générale et la génétique des populations s'observe également sur l'impact d'aliments particuliers .

On peut en fournir plusieurs illustrations :

suivant l'alimentation, les gènes peuvent être ou bénéfiques ou délétères. Par exemple, un gène censé protéger contre le diabète et identifié dans des échantillons de populations danoises, finlandaises et japonaises joue un rôle protecteur en cas de consommation d'acides gras provenant du poisson mais favorise le diabète dans le cas de surconsommation de produits laitiers,

les folates, contenus dans les fruits et légumes, protègent contre le cancer du côlon. Mais chez certaines personnes possédant certaines allèles, ils accroissent le risque de déclenchement du cancer ,

de même, la viande trop cuite peut favoriser certaines manifestations cancéreuses. Mais elle ne le fera que chez les personnes possédant un groupe de gènes particuliers et pas chez les personnes qui ne les possèdent pas.

Perspectives

Les perspectives médicales et nutritionnelles ouvertes par ces deux disciplines sont immenses .

Mais le chantier l'est aussi .

Dans un premier temps, il s'agira de transformer des données phénotypiques , liant l'intervention d'un gène à l'apparition d'une affection en une application beaucoup plus précise du rôle des gènes dans cette affection.

Puis, il faudra passer à une appréciation polygénétique car dans la majorité des cas aucun des 200 gènes impliqués dans les maladies cardio-vasculaires, ni des 100 gènes impliqués dans le risque diabète/obésité, n'agit seul. Pour reprendre l'exemple des Indiens Pima d'Arizona central, on a pu mettre en évidence l'implication de 18 gènes dans leur prévalence d'obésité alors que 21 autres gènes, qui sont associés à l'obésité chez d'autres populations, ne sont pas mobilisés.

Compte tenu de la complexité du génotype humain (3 milliards de bases dans le génotype, 30.000 gènes, plusieurs milliers de protéines intervenant dans le processus), il est tout à fait illusoire de penser vouloir décrypter l'ensemble de ces interactions .

Les recherches doivent donc se concentrer sur le rôle de la centaine de gènes impliqués en première analyse dans le fonctionnement de chaque tissu cellulaire (coeur, poumon, foie, etc.), pour pouvoir associer des tests génétiques 54 ( * ) essentiels à la prédictivité d'apparition d'affections .

La réussite de ces études permettrait de faire correspondre à ces tests des préconisations diététiques (ou thérapeutiques).

* 43 Ou même des aliments naturels résultant d'une sélection variétale qui leur confère un intérêt nutritionnel particulier.

* 44 La préoccupation nutritionnelle rejoint ici la prudence face à la montée sociale de la judiciarisation.

* 45 Cf. « Pour la science », août 2003.

* 46 Cette affirmation est, toutefois, contestée par une partie de la communauté scientifique.

* 47 Quoique, comme le montre l'étude de l'AFSSA du 23 janvier 2004, sur l'effectivité des allégations de santé tirées de la consommation d'un lait contenant des bactéries censées stimuler les défenses immunitaires des nourrissons, les démonstrations scientifiques tirées de l'étude des réactions du rat ne suffisent pas à établir ses effets sur l'homme.

* 48 Ce qui rejoint celles du fondateur de l'ordre des bénédictins dont on citera les prescriptions nutritionnelles, édictées au 6 e siècle, sur la mesure de la nourriture et la mesure de la boisson :


« Règle 39 : Mesure de la nourriture

Pour le repas quotidien, soit à midi soit à trois heures, il suffit, croyons-nous, de deux plats cuits à toutes les tables à cause des infirmités diverses, pour que celui qui n'aurait pu manger de l'un se restaure avec l'autre.

Deux plats cuits suffisent donc à tous les frères, et s'il y a des fruits ou des légumes frais, on les ajoutera en troisième lieu.

Une livre de pain, à bon poids, suffira par jour, qu'il y ait un seul repas, ou bien déjeuner et dîner. Si l'on doit dîner, un tiers de cette livre sera gardé par le cellérier pour être servi au dîner.

En cas de surcroît de travail, un supplément pourra être ajouté, si l'abbé le juge bon, mais en évitant surtout l'excès, de telle sorte que jamais le moine ne soit pris d'indigestion.

- Règle 40 : Mesure de la boisson .

Chacun a en propre un don de Dieu, l'un comme ceci, l'autre comme cela ; aussi n'est-ce pas sans quelque scrupule que nous fixons une ration pour autrui ; néanmoins, ayant égard à l'infirmité des faibles, nous pensons qu'une demi-bouteille de vin par jour suffit à chacun. Quant à ceux à qui Dieu donne de pouvoir s'en abstenir, qu'ils sachent qu'ils en recevront une récompense particulière.

Si les conditions locales, le travail ou l'ardeur de l'été exigent davantage, il appartient au supérieur d'en décider, veillant en tout cas à ce qu'on ne se laisse pas entraîner jusqu'à la satiété et à l'ivresse. »

* 49 Il est d'ailleurs symptomatique que dans les débats qui ont eu lieu sur le « french paradox » ou le « régime crétois », on insistait, d'un côté, sur les vertus des produits (vins ou canard - poissons de mer ou fruits) et, de l'autre, sur les synergies globales de ces régimes alimentaires.

* 50 Contrairement à beaucoup d'études américaines où les doses administrées sont de cinq à dix fois représentatives de la référence alimentaire idéale.

* 51 Mais l'étude a constaté un effet placebo : les personnes qui ont été persuadées de prendre des vitamines et minéraux se sont senties mieux, les autres non.

* 52 Cité par Mme Claudine JUNIEN dans son ouvrage « Nutrigénétique du système cardio-vasculaire ».

* 53 A leur arrivée, les colons américains ont détourné des réseaux d'irrigation, ce qui a provoqué des famines chez les Indiens Pima. Sous cette pression de sélection le gène d'épargne s'est répandu. Ce n'est pas le cas chez les Pima du Mexique - génétiquement proches - qui n'ont pas connu de famine.

* 54 Sous réserve des précautions éthiques qui s'imposeraient dans ce cas.