CHAPITRE VIII

Première partie de la session 2005

(Paris - 13 au 15 juin 2005)

La première partie de la session 2005 s'est tenue à Paris, au Palais d'Iéna, du lundi 13 au mercredi 15 juin 2005.

L'ordre du jour comportait, d'une part, les allocutions de plusieurs responsables politiques qui ont traité de la situation internationale, de la politique européenne de sécurité et de défense au lendemain du rejet au référendum du projet de Traité constitutionnel pour l'Europe en France et aux Pays-Bas ; une partie importante de ces allocutions ont été prononcées par les nouveaux responsables d'États d'Europe centrale et orientale.

Les mêmes thèmes ont fait l'objet des délibérations pendant cette première partie de la session 2005, outre la lutte contre le terrorisme et la prolifération nucléaire, ainsi que les questions d'équipement et enfin les développements dans le Grand Moyen-Orient.

I. PRINCIPALES ALLOCUTIONS

Au cours de ces trois jours de séances plénières, les personnalités suivantes se sont adressées à l'Assemblée :

- M. Stef Goris (Belgique - Groupe libéral), Président de l'Assemblée ;

- M. Luc Frieden, Ministre de la Défense du Luxembourg , au nom de la Présidence luxembourgeoise du Conseil des Ministres de l'UEO ;

- M. Stjepan Mesiæ , Président de la République de Croatie ;

- Mme Ioulia Timochenko , Premier ministre de l'Ukraine ;

- Mme Govhar Bakhshaliyeva , Première Vice-Présidente de l'Assemblée nationale de la République d' Azerbaïdjan ;

- M. Jack Straw , Ministre des affaires étrangères et du Commonwealth du Royaume-Uni, Président désigné du Conseil de l'UEO, représentant la présidence britannique entrante de l'UEO/UE (discours prononcé par Sir John Holmes, Ambassadeur du Royaume-Uni en France) ;

- M. Frank Asbeck , Directeur du Centre satellitaire de l'Union européenne à Torrejón .

On a choisi de reproduire ci-dessous les allocutions de M. Luc Frieden, Mme Ioulia Timochenko et M. Jack Straw .

A. ALLOCUTION DE M. LUC FRIEDEN, MINISTRE DE LA DÉFENSE DU LUXEMBOURG, CO-PRÉSIDENT DU CONSEIL DE L'UEO, REPRÉSENTANT LA PRÉSIDENCE DE L'UEO ET DE L'UNION EUROPÉENNE (Lundi 13 juin 2005)

« M. le Président, Mesdames, Messieurs les parlementaires, quand je suis venu au mois de novembre 2004 à l'UEO pour présenter les objectifs de la présidence luxembourgeoise, je vous avais fait une double promesse. La première était que je reviendrais en fin de présidence dresser devant vous le bilan des activités de notre présidence ; la seconde concernait mon engagement à faire avancer la politique européenne de sécurité et de défense. J'ai tenu parole : me revoilà devant vous et la PESD a progressé ; elle est devenue plus concrète.

« Toutefois, ce que j'ignorais en novembre en m'adressant à vous, c'est que j'allais revenir devant vous à un moment où l'Europe traverse une crise majeure, suite au rejet par les peuples de France et des Pays-Bas du Traité constitutionnel, traité que j'ai défendu en raison notamment de ses avancées en matière de politique de sécurité.

« Il est sans nul doute difficile de tirer des conclusions des nombreux messages, souvent contradictoires, que nous adressent nos concitoyens dans ce débat sur l'Europe. Les difficultés économiques, la diminution de l'esprit européen, de la solidarité, notamment financière, le rejet d'un élargissement passé et futur de l'Europe jugé trop rapide par nos concitoyens, un refus de voir l'Europe s'occuper de trop de détails de manière trop bureaucratique ou trop libérale, autant de motifs qui se sont exprimés à l'occasion de ces consultations populaires.

« Ignorer ces messages, continuer à agir comme si de rien n'était, serait, à mes yeux, la mauvaise voie à suivre en ce moment, puisqu'aucun grand projet politique ne peut se faire sans soutien populaire et démocratique. Mais je le dis clairement : il serait aussi absolument faux d'abandonner le grand projet européen devant les difficultés du moment. Les grands enjeux et objectifs que poursuit la construction européenne - la paix, la liberté, la sécurité, la prospérité - doivent repasser au premier plan de nos débats. Il nous faut aujourd'hui un effort accru d'explications, de communication, de dialogue sur l'Europe avec nos concitoyens, débat qui doit dépasser le simple discours sur le Traité constitutionnel. Il faut aussi sans nul doute revoir, à la lumière des messages reçus, certaines politiques ainsi que le rythme d'adoption de certaines de nos actions politiques en Europe. Pour communiquer, pour écouter, il nous faut du temps, de l'énergie et de l'engagement.

« M. le Président, il faut répéter sans cesse que la construction européenne a garanti, soixante années durant, la paix et la stabilité sur notre continent. Cette situation a permis à l'Europe de renaître de ses cendres et de construire une zone de prospérité et de bien- être, avec un modèle social unique. Aujourd'hui, la guerre froide est terminée et les valeurs fondamentales européennes ont gagné du terrain. Mais ces valeurs fondamentales ne sont pas assurées à jamais. Les guerres successives en ex- Yougoslavie, les attentats terroristes, d'autres conflits régionaux nous le rappellent chaque jour.

« Je l'avais dit en novembre et le répète aujourd'hui : la sécurité intérieure et la sécurité extérieure sont étroitement liées. Les risques et dangers auxquels notre continent est exposé ne s'arrêtent pas aux frontières de l'Union : les conflits et les crises régionales, même loin de notre périphérie, ont une influence directe, déterminante et substantielle sur notre sécurité et sur notre bien-être. La paix et la stabilité dans le monde entier sont nécessaires pour une Europe sûre et prospère.

« Le monde est devenu « global », aussi bien en termes politiques qu'en termes de sécurité. Et le monde reste instable. Le terrorisme n'est pas éradiqué, la prolifération des armes de destruction massive n'est pas endiguée et les crises et conflits régionaux continuent de se répandre. Aucun Etat membre de l'Union ne peut aujourd'hui relever, à lui seul, ces défis. Aucun Etat membre de l'Union ne peut, à lui seul, faire face à ces menaces et dangers. Il faut donc nécessairement une réponse commune dans laquelle l'Europe a un rôle essentiel à jouer, ensemble, avec ses partenaires.

« C'est la raison pour laquelle j'ai attaché, durant notre présidence, une grande importance à la mise en oeuvre des opérations de la politique européenne de défense sur le terrain. La PESD ne doit pas exister uniquement sur le papier. Elle doit changer, améliorer la vie des gens. L'Europe ne doit pas faire la guerre. L'Europe doit agir pour prévenir les guerres ou pour les arrêter. D'où l'importance que nous attachons au concept de gestion de crise, dans toutes ses dimensions.

« Pour illustrer mon propos, je souhaite présenter un bref aperçu des opérations de l'Union européenne sous présidence luxembourgeoise. L'action de l'opération Althéa en Bosnie-Herzégovine contribue à la réalisation de l'objectif à long terme de l'Union européenne dans ce pays : l'avènement d'une Bosnie-Herzégovine stable, pacifique et pluriethnique. L'opération Althéa, entamée en décembre dernier, a fait la preuve de son efficacité au cours du premier trimestre 2005. Althéa est un succès pour l'Europe, pour la PESD et pour la Bosnie. Elle a soutenu le plan de mise en oeuvre du Haut représentant des Nations unies, y compris la lutte contre la criminalité organisée, et le processus de stabilisation et d'association. Sécurité intérieure et sécurité extérieure vont ensemble ; la Bosnie-Herzégovine en est un parfait exemple. Une Bosnie-Herzégovine déstabilisée n'est pas dans notre intérêt car elle exporterait ses problèmes et difficultés vers les pays voisins et l'Union européenne.

« L'opération Althea a démontré que l'Union européenne et l'OTAN coopèrent de manière exemplaire et développent des synergies constructives pour gérer les crises internationales. Permettez-moi également d'exprimer, dans ce contexte, notre gratitude aux pays non membres de l'Union européenne ayant participé à ces opérations.

« L'Europe doit aider à gérer les crises régionales. Nous avons une responsabilité particulière à cet égard dans l'assistance à la construction de l'avenir des pays des Balkans. Notre assistance militaire, policière et surtout diplomatique est cruciale pour stabiliser durablement ces pays qui font partie du continent européen et où tant de malheurs se sont déroulés au cours des quinze dernières années.

« Mais nous devons aussi regarder au-delà des frontières de l'Europe, notamment vers l'Afrique.

« Concernant le Soudan, y compris le Darfour, l'Union apportera tout le soutien possible aux efforts militaires, policiers, civils, en réponse à la demande présentée par l'Union africaine. Pour aider le Soudan, l'Union européenne et l'OTAN marchent main dans la main. Je me suis fortement engagé pour qu'il n'y ait pas de concurrence entre les deux organisations, alors que beaucoup de nos Etats membres font partie des deux structures internationales. Ce serait d'ailleurs ridicule. Ce qui compte avant tout c'est d'aider des gens qui souffrent et de construire la stabilité dans un contexte très compliqué. Pour cela, l'Union européenne et l'OTAN ont mis en place une coopération exemplaire mettant en évidence la valeur ajoutée de chaque organisation. La coopération OTAN-UE, sous des formes différentes en Bosnie et au Darfour, est un succès dont je me réjouis.

« Nous serons également actifs en République démocratique du Congo. L'Union a décidé la semaine passée de lancer une mission de conseil et d'assistance en matière de réforme du secteur de la sécurité en République démocratique du Congo. En étroite coopération et coordination avec les autres acteurs de la communauté internationale, cette mission vise à apporter un soutien concret aux autorités de la République démocratique du Congo, compétentes en matière de sécurité dans leur effort d'intégration de l'armée, en veillant à promouvoir des politiques compatibles avec les droits de l'homme, les normes démocratiques et l'Etat de droit.

« Cette mission, qui est une première en son genre, constitue un exemple concret de la mise en oeuvre du plan d'action relatif au soutien apporté dans le cadre de la PESD à la paix et à la sécurité en Afrique. Elle intervient en complément de la mission de police EUPOL Kinshasa pour renforcer les efforts que la Commission et les États membres entreprennent déjà dans le domaine de la réforme du secteur de la sécurité en République démocratique du Congo.

« Ces trois opérations - en Bosnie-Herzégovine, au Congo, et prochainement au Soudan - sont l'expression concrète de la volonté de l'Union d'agir. D'agir pour promouvoir la paix et la stabilité, d'agir pour contribuer à la prévention et à la résolution de conflits. L'Union européenne entend agir en tant qu'acteur global : pour ce faire, elle doit continuer à renforcer son dispositif politique et diplomatique et à développer la PESD : plus de capacités, plus de cohérence, plus de partenariat. Tels sont les trois objectifs clés pour lesquels la présidence luxembourgeoise a oeuvré au cours des six derniers mois. Nous avons progressé, et j'en suis satisfait, même si les problèmes ne manquaient pas ; la diversité de vues dans une Europe à vingt-cinq ne facilite pas le progrès dans un domaine où l'unanimité est et reste la règle.

« La politique étrangère commune de l'Europe fonde son autorité sur l'existence de moyens crédibles. C'est pour cela que la présidence luxembourgeoise s'est appliquée à renforcer la capacité opérationnelle, à la fois militaire et civile, de la PESD et à mettre en oeuvre une stratégie pour combler les lacunes. Pour faire face aux défis et être en mesure de contribuer à la gestion des crises dans le futur, nous avons poursuivi et renforcé le processus de développement de capacités à moyen et long termes.

« Je suis satisfait de voir que l'Union européenne disposera sous peu d'une capacité de réponse rapide, basée sur treize groupements tactiques nationaux ou multinationaux. L'Union européenne envisage d'avoir, à partir de janvier 2007, la pleine capacité d'entreprendre en concomitance deux opérations de réponse rapide impliquant un groupement tactique, y compris la capacité de lancer ces deux opérations presque simultanément.

« Mais pour pouvoir agir rapidement, il faut accélérer les processus de prise de décision et de planification européennes et nationales pour les opérations de réponse rapide de l'Union européenne. Au niveau européen, nous venons, sous la présidence luxembourgeoise, de mettre en place des règles visant à assurer que ce processus de prise de décision puisse être conduit dans un délai de cinq jours entre l'approbation du concept de gestion de crise par le Conseil et la décision de lancer une opération. Il ne suffit pas de le faire au niveau européen, il faut aussi le faire au niveau national et les États membres se sont engagés, de ce point de vue, à réviser leurs procédures de manière à pouvoir répondre à la demande de l'Union dans le délai le plus court possible. Il s'agit de trouver, dans chacun de vos États, des mécanismes rapides tout en maintenant, évidemment, le contrôle parlementaire préalable là où il est requis.

« Nous avons également progressé au cours des derniers mois dans la mise en place de l'Agence européenne de défense. Il faut évidemment encourager cette Agence, maintenant qu'elle est sur les rails, à poursuivre son programme de travail.

« J'attache aussi une grande importance aux instruments civils pour la gestion des crises. Le renforcement des capacités civiles constitue une amélioration indispensable pour l'approche intégrée de l'Union. Prévenir des crises exige aussi de consolider l'État de droit. Le projet EUJUST Themis en Géorgie, pays que j'ai pu visiter durant notre présidence, me semble à cet égard un projet intéressant et utile, qui pourra servir d'exemple ailleurs.

« Mesdames et Messieurs, l'action européenne ne pourra pas être isolée. L'Europe doit agir de manière solidaire, avec ses alliés, en particulier dans le cadre du partenariat stratégique qui lie l'Union aux États-Unis d'Amérique. Les relations transatlantiques sont bien plus qu'une simple alliance d'intérêts. Elles relient une communauté d'États qui souscrivent à des valeurs fondamentales, des idéaux et des intérêts communs. L'Europe et l'Amérique du Nord partagent leur histoire et leur culture. Une Europe forte, démocratique et prospère est un gage de sécurité pour les États-Unis. Mais dans un monde interdépendant et face aux nouvelles menaces, nos actions pour la stabilité, la démocratie et la liberté doivent être coordonnées et complémentaires. Sous la présidence luxembourgeoise, nous avons pu, je pense pouvoir l'affirmer, améliorer sensiblement la nature des relations transatlantiques, notamment dans le domaine des questions de sécurité intérieure et de défense. Mes rencontres à Washington et à Bruxelles avec les ministres américains de la défense, de la sécurité intérieure et de la justice ont contribué à renforcer notre coopération. Le sommet États-Unis - Union européenne qui se tiendra la semaine prochaine s'inscrit également dans cette perspective.

« Dans le dialogue en matière de sécurité, nous avons aussi veillé à poursuivre la coopération indispensable avec la Russie. Nous nous réjouissons que, lors du Sommet du 10 mai à Moscou, les feuilles de route aient pu être approuvées par la Russie et par l'Union européenne.

« La présidence luxembourgeoise a également attaché une importance particulière à la lutte contre le terrorisme international et elle a veillé à coordonner sans cesse la politique extérieure de sécurité de l'Union et les politiques menées dans le domaine de la justice et des affaires intérieures. Peut-être ma double casquette de ministre de la défense et de ministre de la justice m'a-t-elle aidé à atteindre plus facilement certains de ces objectifs.

« Je note aussi qu'au cours de la présidence luxembourgeoise, l'Union a élaboré un document générique sur les normes de comportement applicables à toutes les catégories de personnel impliqué dans les opérations PESD, qu'il soit militaire ou civil. C'est essentiel pour assurer que nos soldats sur le terrain, qui accomplissent des missions difficiles, soient des représentants dignes de notre continent et de nos valeurs dans le monde.

« M. le Président, Mesdames et Messieurs, j'ai pu constater en novembre - de passage en Belgique, chez vous - qu'il existe un accord très large entre les orientations politiques dont j'ai fait état et celles énoncées par votre Assemblée. Votre nouvel ouvrage rappelle d'ailleurs notre conviction que vos travaux ont contribué et contribuent de manière significative à façonner l'Europe de la sécurité et de la défense. Cette dimension nouvelle de la construction européenne qu'exigent la menace terroriste, la prolifération des armes de destruction massive et la prévention et la gestion des crises régionales doit pouvoir s'appuyer, en démocratie parlementaire, sur des opinions publiques convaincues de sa nécessité. Les votes français et néerlandais, si besoin était, nous l'ont rappelé.

« Contrairement à ce que j'entends parfois, le nouveau Traité constitutionnel n'entraîne pas une militarisation de l'Europe. Nous avons tous des armées. Nous continuerons à en avoir. Mais n'est-ce pas plus efficace et moins coûteux si ces armées travaillent ensemble ? C'est là notre objectif.

« Il est nécessaire d'avoir des forces armées réformées qui puissent agir rapidement dans un environnement qui, au cours des dix dernières années, a changé de fond en comble. Car il s'agit de prévenir les guerres ou d'arrêter les conflits, de défendre les valeurs fondamentales auxquelles nous croyons et d'assurer la stabilité. Il faut refuser l'égoïsme qui consiste à ne s'occuper que de ce qui se passe dans son voisinage immédiat ; y succomber serait même dangereux dans un monde interdépendant.

« Tel est le message de la politique de défense que contient le Traité constitutionnel. Ce message et le débat qu'il exige est aussi le vôtre. Je tiens à saluer ici la détermination avec laquelle vous avez, depuis toujours, contribué à promouvoir la sécurité et la défense européennes.

« Cette Assemblée et ses parlementaires constituent un lien privilégié entre la politique et le public. C'est donc ensemble qu'il faudra s'engager pour mieux communiquer, pour mieux faire passer le message que l'Europe est et reste un instrument indispensable de paix, de stabilité, de liberté, de prospérité et un modèle unique de développement économique et social.

« Notre engagement, le vôtre comme le nôtre, pour la stabilité et la sécurité, garants de la paix et de la liberté, au travers notamment d'une politique crédible de défense européenne, valait bien le détour devant votre Assemblée en fin de présidence luxembourgeoise. »

À une question portant sur le traité de Bruxelles modifié et les moyens d'un contrôle parlementaire efficace (après les non français et néerlandais au Traité pour l'Union européenne), les structures militaires pertinentes et, enfin, son article V sur les garanties de sécurité mutuelle et leur extension souhaitable aux démocraties européennes qui partagent les valeurs communes et qui demandent à en bénéficier, M. Frieden, soulignant l'importance de l'Objectif global, a répondu :

« Nous sommes sur la voie de la réalisation de nos objectifs pour 2010. Nous appuyant sur ce qu'avaient fait les présidences précédentes, nous avons fait d'importants progrès et nous espérons que la présidence britannique se fondera à son tour sur ces avancées.

« Il s'agit d'un processus à long terme, pour lequel nous avons établi une « feuille de route » précise, où les différentes étapes sont clairement définies. Nous avons connu des retards dus à des divergences de vues sur la manière d'appréhender certaines choses, mais tous les éléments sont maintenant en place pour que nous respections l'Objectif global 2010. Nous appuyer sur les réalisations passées, non seulement celles de notre présidence, mais aussi celles des années précédentes, en ce qui concerne les clauses de solidarité et d'assistance mutuelle. Ces clauses doivent être accessibles, dans leur esprit et leur principe, aux pays qui se sont démocratisés, et que nous avons intérêt à stabiliser et à intégrer dans notre cadre européen général. Prenons garde néanmoins à ne pas ouvrir toutes nos structures trop rapidement.

« L'un des enseignements à tirer du référendum en France et aux Pays-Bas est que les électeurs ne comprennent pas toujours pourquoi nous sommes si rapides à entreprendre certaines choses. Il pourrait donc être utile de procéder par étapes en commençant par consolider l'Etat de droit et la sécurité dans certains pays. [...]

« En effet, dans nombre de nos Etats membres, le mouvement du « non » se construit aussi sur un rejet de l'élargissement, ou du moins du rythme auquel nous avons procédé à l'élargissement. Nous avions pourtant raison d'aller vers l'élargissement parce que celui-ci assure en fait la stabilité sur l'ensemble du continent européen. Là où l'Europe n'a pas inclus un certain nombre de pays dans ses structures pour débattre de la construction de l'Etat de droit, nous voyons quelles sont les conséquences. Nous avons vu, notamment dans les pays de l'ancienne Yougoslavie, à quoi cela pouvait mener.

« Il s'agit plutôt, à mon avis, d'un problème que je pourrais qualifier de « digestion » de la politique menée au cours des dernières années. C'est pourquoi il faut bien réfléchir au rythme auquel nous allons avancer. Nous ne devons pas nous occuper de tout mais revenir aux objectifs essentiels : maintenir l'objectif de la construction européenne en est un. Mais il nous faut, sans nul doute, un peu de temps pour mener ce débat.

« Si nous voulons tout faire maintenant, à la hâte, en suivant un processus qui est bien enclenché mais qui souffre visiblement d'un problème de compréhension dans l'opinion publique, c'est toute la construction européenne qui risque de s'effondrer. Ce serait alors vraiment dramatique, car la construction européenne est un projet unique, un projet magnifique, non seulement au niveau politique mais au niveau économique et social. Mais trop peu de personnes le remarquent dans leur vie quotidienne.

« Nous devrons probablement trouver un moyen de préserver une perspective européenne pour les pays qui veulent devenir membres de l'UE, car cette perspective est le moteur du changement dans ces pays, mais nous ne devons pas ouvrir immédiatement l'Union. Je ne dis pas que cela prendra dix ou vingt ans, mais je suis convaincu qu'il nous faut réfléchir à deux fois avant d'admettre les nouveaux membres dans l'UE. C'est un peu comme dans une salle de classe : si, pendant l'année scolaire, un nouvel élève arrive, cela ne pose pas de problème à l'enseignant. Mais si d'un seul coup, ce sont dix nouveaux élèves qui arrivent, les choses sont plus difficiles. Cela ne s'applique pas, néanmoins, aux pays qui ont signé des accords il y a quelques mois - je veux parler de la Roumanie et de la Bulgarie.

« Nous devons examiner certaines conditions de l'accord conclu avec la Roumanie et la Bulgarie, mais le calendrier de leur adhésion pleine et entière à l'Union européenne a été fixé dans des traités, qui constituent bien entendu le droit communautaire, et nous les respecterons. Pour les autres pays, cela prendra du temps, et je pense qu'on peut aussi concevoir des étapes intermédiaires pour les rapprocher de l'Union européenne avant leur adhésion complète.

« C'est la raison pour laquelle le Sommet devra confirmer les objectifs et trouver un moyen pour avancer tout en tenant compte des problèmes qui ont été posés. Il devra notamment trouver une voie pour consolider ce que nous avons construit au cours des dernières décennies. La tâche sera d'autant plus difficile que les vues sont relativement divergentes entre un certain nombre de pays.

« A cela s'ajoute - et vous avez bien fait de le souligner - le difficile débat autour des perspectives financières 2007-2013. A mon avis, il est même extrêmement contre-productif d'avoir - mais le calendrier nous y force - les deux débats en même temps, puisque le débat sur les perspectives financières, je le regrette, apparaît aux yeux de certains comme un sombre marchandage où chacun s'efforce de se servir et de payer le moins possible.

« Or l'Europe est une construction bien plus complexe, dans laquelle la solidarité financière est un élément fondamental. Tous les pays de l'Union européenne en ont largement profité. Nous devons donc être prêts à accepter des compromis. Mais cela signifie aussi que les gouvernements qui acceptent ces compromis doivent, de retour dans leur pays, pouvoir s'exprimer, y compris devant leurs assemblées parlementaires, sans se faire critiquer pour les avoir acceptés. On ne peut considérer la construction de l'Europe d'un point de vue strictement égoïste et à court terme. Cette construction est beaucoup plus complexe. Les perspectives financières me paraissent essentielles pour lui permettre de fonctionner dans les sept prochaines années car on ne peut pas viser d'objectifs politiques si l'on ne dispose pas des moyens de les mettre en oeuvre.

« En tant que ministre compétent également pour le budget de mon pays, je ne plaide pas ici pour une politique dépensière, mais j'affirme qu'il faut que nous ouvrions des perspectives financières, notamment dans les nouveaux domaines de la politique européenne que sont la recherche, la sécurité intérieure, afin qu'ils disposent des moyens nécessaires pour faire de l'Europe une Europe forte. C'est là sans doute que le débat sur les perspectives financières rejoint celui sur l'avenir de l'Europe.

« En tout état de cause, l'Europe doit bien signifier, lors de son prochain Sommet, qu'elle écoute, mais qu'elle n'abandonne pas les objectifs de la construction européenne, car ce serait dramatique pour nos concitoyens, même pour ceux qui ont dit « non ». Ces derniers ne le remarqueront pas immédiatement, mais leurs enfants le remarqueront plus tard. »

Répondant également à une question sur la situation en Afrique, et plus précisément au Soudan dans la région du Darfour, M. Frieden a déclaré :

« Nous avons été très actifs ces dernières semaines - c'était peut-être trop tard - mais il nous faut aussi expliquer ce que nous faisons en Afrique. Tout le monde ne comprend pas que nous ayons besoin d'envoyer des soldats et des policiers au Soudan. L'Europe doit expliquer que, dans un monde devenu global, elle doit jouer un rôle au-delà de ses frontières. C'est pourquoi, contrairement au passé, l'Union européenne a décidé d'assumer le rôle de garant de la paix et de la stabilité sur le continent africain, notamment au Soudan et au Darfour. Tous les jours, nous voyons sur nos écrans de télévision la situation catastrophique dans laquelle se trouvent les habitants de ces régions.

« La coopération internationale, tout du moins récemment, a bien fonctionné. Il est clair que l'Union africaine, sous mandat général des Nations unies, doit jouer un rôle prédominant, pour de nombreuses raisons, politiques et historiques. Je me réjouis que nous ayons trouvé un modus vivendi entre l'UE et l'OTAN. La communauté internationale a, il est vrai, fourni un gros effort, comme l'a démontré la récente conférence à Addis-Abeba. Nous devions apporter une assistance technique ; notre seul regret est de l'avoir fait si tard. Une Europe composée de 25 pays, dans une communauté internationale qui en compte 170, a du mal à agir de façon concertée, mais nous sommes désormais tous conscients que c'est un domaine où l'Europe doit assumer une responsabilité active. »

Enfin, le Ministre est revenu sur l'orientation à donner à l'Union européenne tant en matière sociale qu'en matière de défense :

« Le fait que nous examinions les avantages de l'Europe et les raisons pour lesquelles nous devons faire certaines choses ensemble est très positif ; peut-être ne nous sommes-nous pas suffisamment livré à cet exercice dans le passé, y compris en matière de politique sociale.

« Comparons ce continent avec ce qui se passe dans d'autres endroits du monde : nous avons assurément dit parfois que l'Europe pourrait mieux fonctionner dans certains domaines. N'oublions pas que nous avons une politique sociale beaucoup plus développée sur le continent européen que partout ailleurs. Donc, comme je l'ai dit dans mon discours, nous avons un modèle unique de développement économique et social sur notre continent, et nous devons le faire savoir.

« Nous devons expliquer pourquoi nous sommes devenus un continent aussi prospère. C'est pourquoi je dis et je répète qu'il nous faut du temps pour expliquer pourquoi nous avons agi ainsi et pourquoi nous devons poursuivre sur cette voie, même si nous devons ralentir un peu. C'est pourquoi également je pense toujours que nous devons continuer d'expliquer ce qu'est l'Europe et pourquoi mon pays, s'il voulait vivre en autarcie, serait confronté comme tous les autres à des difficultés beaucoup plus grandes.

« Si nos pays étaient entourés de gigantesques murs, nous serions beaucoup plus démunis et nous devrions affronter des problèmes différents. Si nous ne devions compter que sur nous-mêmes, nous ne partagerions pas les mêmes valeurs, y compris en en ce qui concerne les droits de l'homme qui ont été évoqués. Honnêtement, je ne pense pas que le Traité soit mort - ses objectifs ne le sont assurément pas. Le Traité représente une phase difficile, mais imaginons un instant que nous l'expliquions bien et qu'en fin de compte, la plupart des pays, si ce n'est tous, l'approuvent. Cela donnerait un signal fort quant à l'orientation que doit prendre l'Europe. Il nous resterait alors à trouver les ajustements juridiques et politiques nécessaires à ce Traité.

« On aurait tort toutefois d'enterrer un traité uniquement parce que les citoyens de deux pays sur 25 l'ont rejeté. Ce sont certes d'importants pays et je ne dis pas que nous ne devions pas tenir compte de leur décision, mais un certain nombre d'autres pays l'ont approuvé : il faut donc en discuter. Tenons un débat sur l'Europe, y compris sur la défense commune, et nous obtiendrons alors le soutien politique nécessaire. Ce que nous avons fait ces dernières années en matière de défense, que nous n'avions pas fait les 50 années précédentes, signifie que nous sommes sur la voie de la réalisation de l'Objectif global, quoi qu'il advienne du Traité, et nous poursuivrons notre étroite coopération. Nous n'aurons peut-être pas un système de coopération structurée ni permanente, mais nous aurons peut-être d'autres moyens de développer une coopération étroite, ce qui sera essentiel, dans les années qui viennent, pour une Europe pacifique et stable, une Europe qui puisse jouer un rôle actif dans la gestion des crises internationales qui ont un impact sur la vie de nos concitoyens de l'UE. »

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