c) Des moyens de défense contre les OPA qui demeurent variés

Les développements précédents illustrent que la plupart des grands pays européens, à l'exception notable du Royaume-Uni 323 ( * ) et de la Suède, ont privilégié une approche ambivalente ou relativement « protectionniste » de la directive OPA, et laissé à leurs entreprises résidentes d'assez larges facultés de défense.

En France, la loi de transposition de la directive OPA fut l'occasion d'introduire un nouveau dispositif de défense, les « bons d'offre » 324 ( * ) , inspirés des « right plans » américains. Lorsqu'ils sont attribués et exercés, ces bons de souscription d'actions exercent un effet dilutif pour l'acquéreur et peuvent donc sinon faire échouer, du moins retarder la prise de contrôle et contraindre à la négociation.

Les Pays-Bas , dont la variété des moyens de défense est connue (cf. encadré ci-après), ne les ont pas remis en cause à l'occasion de la transposition (qui n'est toutefois pas finalisée).

Les moyens de défense anti-OPA aux Pays-Bas

1 - Les dispositifs anti-OPA dans le droit néerlandais

La législation néerlandaise permet de protéger les actifs néerlandais contres certaines formes d'OPA par des moyens de défenses spécifiques, exerçables « à froid » (avant une OPA) ou « à chaud » (en période d'offre publique) :

- Les actions préférentielles . Le droit néerlandais des sociétés prévoit la possibilité d'émettre des actions nominatives préférentielles dites anti-OPA, conférant un droit de participation limité au bénéfice, qui ne doivent être libérées qu'à concurrence de 25 % de leur valeur nominale et sans que les actionnaires ordinaires disposent d'un droit préférentiel. Les statuts ou une décision de l'assemblée générale peuvent mandater un autre organe social pour prendre la décision d'une telle émission, pour une période de 5 ans maximum.

Ces actions peuvent être placées auprès d'une structure juridique considérée comme fiable et stable, telle qu'une fondation stichting », cf. infra ), dont le conseil d'administration est majoritairement composé de membres indépendants. L'émission d'actions préférentielles pour un montant équivalent à celui des actions ordinaires a un puissant effet préventif anti-OPA dans la mesure où une offre réussie sur les actions ordinaires ne confère pas pour autant à l'initiateur le contrôle des droits de vote dans la société.

- Les actions et parts de priorité . Ce système confère aux détenteurs de ces titres des pouvoirs spéciaux , tels que l'approbation obligatoire de certaines décisions comme les nominations au conseil d'administration, l'émission ou le rachat d'actions, la modification des statuts ou la dissolution de la société.

- Les moyens anti-OPA extra-statutaires . Il est possible aux Pays-Bas de scinder les droits et bénéfices associés à une action en distinguant, d'une part, les droits de vote, et d'autre part, les droits patrimoniaux. Cette scission est effectuée par un système de certification des actions . Les actions sont détenues par une structure d'administration externe - l'« administratiekantoor » (bureau de la comptabilité) - qui émet des certificats en échange d'actions. Le certificat ne confère pas de droits de vote à l'assemblée générale à son détenteur mais porte uniquement des droits patrimoniaux. L' administratiekantoor exerce le droit de vote lié aux actions lors des assemblées générales et il distribue aux détenteurs de certificats les dividendes et bénéfices du titre. Les certificats peuvent être convertibles ou non en actions.

2 - L'échec des tentatives de limitation temporelle des moyens de défense

En décembre 2005, le ministre néerlandais de la justice a adressé pour avis au Parlement néerlandais un projet de loi prévoyant d'interdire certains moyens de défense anti-OPA six mois après l'offre , et de mettre fin aux dispositions statutaires appliquées par les entrepreneurs pour restreindre l'exercice de droits de vote des actionnaires en période d'offre. Une majorité parlementaire s'est toutefois opposée à ce projet.

L'introduction d'un projet de loi en matière de suspension doorbraakregeling ») a également été refusée en juin 2006. Ce projet précisait que, dès lors que l'initiateur de l'OPA détenait 75 % du capital, les moyens de défense anti-OPA perdaient leur effectivité six mois après la tentative d'OPA. Les associations d'actionnaires et d'investisseurs institutionnels ont regretté ce rejet mais l'ont perçu comme cohérent avec l'intention exprimée dans d'autres pays européens de ne pas limiter les mesures anti-OPA.

Le projet de loi de transposition de la directive sur les OPA a été adopté le 24 octobre 2006 par l'Assemblée nationale. La plupart des partis politiques ont voté en faveur du projet, qui a ensuite été envoyé au Sénat en mai 2007. Le Sénat n'ayant qu'un pouvoir d'approbation ou de rejet global, il est très vraisemblable que les options de transposition ne seront pas remises en cause.

3 - Un impact cependant vraisemblablement limité sur les décisions de localisations des sièges sociaux

Ces dispositifs déterminent un droit applicable aux valeurs mobilières de l'entreprise mais ils n'indiquent pas nécessairement le lieu d'exercice effectif du pouvoir de décision et la localisation des emplois du siège social ou centre de décision.

Cela est d'autant plus vrai lorsqu'ils sont activés ou mis en place « à chaud » lors d'une OPA, en tant que véhicule juridique et financier dans lequel sont placés les actifs à protéger. Par exemple, la fondation mise en place par Arcelor aux Pays-Bas lors de l'offre de Mittal n'a pas eu d'impact sur la localisation du siège social d'Arcelor, qui est resté au Luxembourg.

Hors OPA, il est certain qu'une législation favorable et protectrice représente une incitation à implanter un siège social . Cependant, cet élément reste d'importance secondaire.

Sources : AFII ; mission économique de La Haye

Rares sont les dispositifs durablement efficaces contre les OPA . Le juge - en France mais aussi dans d'autres pays - est enclin à désamorcer les obstacles trop élevés au libre-jeu des offres et des surenchères, et la Commission européenne comme la CJCE 325 ( * ) se montrent vigilantes sur les « golden shares » 326 ( * ) et les prérogatives de l'Etat destinées à faire obstacle à des prises de contrôle.

De fait, les opérations de rapprochement connaissent un cycle ascendant depuis 2004 dans un contexte économique particulièrement porteur 327 ( * ) , et 2006 fut à cet égard une année record 328 ( * ) avec plus de 37.000 fusions et acquisitions , représentant un montant évalué à 3.800 milliards d'euros... En Europe, le marché a quasiment doublé durant les cinq premiers mois de 2007 par rapport à la période équivalente de 2006, avec 934 milliards de dollars de transactions. Ce mouvement est en particulier alimenté par les opérations sur de grandes entreprises cotées par des fonds d'investissement, qui n'envisagent plus nécessairement un retrait consécutif de la cote.

Les fusions « entre égaux » : mythe ou réalité ?

La métaphore du « mariage entre égaux » est parfois utilisée par les dirigeants des sociétés parties à une opération de rapprochement comme gage d'un climat de confiance et d'apaisement, propice à la croissance future et à l'épanouissement des salariés de la nouvelle entité. L'examen des faits montre cependant que cette formulation relève le plus souvent de la rhétorique diplomatique, de l' « habillage » ou de l'autosuggestion, plutôt que de la réalité économique et juridique.

Certaines opérations de grande envergure ont ainsi été présentées sous cet angle : Daimler et Chrysler, Alcatel et Lucent, Seita et Tabacalera, Vivendi et Universal, AOL et Time Warner... M. Lakhsmi Mittal avait même annoncé que l'offre non sollicitée de sa société sur son concurrent Arcelor constituait « quasiment une fusion entre égaux ».

Au sens strict, une fusion paritaire suppose la réunion d'un certain nombre de critères : un capital issu à parité des deux entités fusionnées, des organes de direction composés en nombre égal de membres des sociétés d'origine, un comité de direction et un management qui ne soient pas marqués par l'influence prédominante d'une des deux entités, ou des synergies de coûts et éventuelles suppressions d'emplois, marques et enseignes équitablement partagées.

Les opérations qui correspondent à ce schéma sont cependant rarissimes . Selon M. Philippe Monin, professeur à l'Ecole de management de Lyon, on ne dénombre que 45 cas de cette nature sur 90.480 analysés sur la période 1985-2001, soit seulement 0,05 % de l'échantillon... Un cadre initialement paritaire peut également céder progressivement la place à une domination plus explicite, les structures s'adaptant à la réalité économique. Le plus souvent, la réalité juridique et financière est distincte du discours et la fusion égalitaire est infirmée par des indices tels que la parité de fusion, le lieu du siège social ou la répartition des gains de productivité.

Ainsi que le souligne également M. Philippe Monin, « le postulat égalitaire fonctionne comme un mythe fondateur destiné à légitimer l'opération auprès des parties prenantes internes et externes, à résoudre la question complexe de l'évaluation des contributions de chacun, et à éluder la question du pouvoir ». La fusion entre égaux répond ainsi essentiellement à un objectif psychologique : ménager les susceptibilités et les egos des dirigeants, ne pas stigmatiser la partie « perdante » ni susciter l'hostilité du pays d'origine de la cible (en cas de fusion internationale), mieux garantir l'intégration des salariés et le respect de la culture de la société absorbée. Sur le plan financier, elle permet également à l'offrant de s'abstenir de proposer une substantielle prime de fusion.

Ce paravent serait relativement accessoire s'il se révélait efficace, ce qui n'est plutôt pas le cas , ainsi que le constatent MM. Augustin Landier et David Thesmar dans leur ouvrage « Le grand méchant marché - Décryptage d'un fantasme français ». Les auteurs se fondent sur plusieurs études américaines réalisées à la fin des années 90 pour illustrer que sur le long terme, les OPA hostiles dominent largement en efficacité et en création de valeur les fusions orchestrées par le management : le rendement de l'action dans les années qui suivent le rapprochement est supérieur et les parts de marché sont mieux préservées.

Les raisons de ce constat a priori surprenant sont variées. Dans les fusions amicales, les dirigeants en place de la société cible tendent à préserver leur position en échange d'un prix d'acquisition plus bas, la cohabitation pacifique initialement prévue peut « dégénérer » après quelques mois, les actionnaires sont « mis devant le fait accompli », les synergies ne sont pas pleinement exploitées. Le caractère parfois artificiel et contre-productif de la construction paritaire se révèle à l'épreuve de la compétition et de la prise de décisions stratégiques.

Mais si la plupart des dispositifs de défense ne font que retarder la réussite de l'offre, ils peuvent aussi contribuer à la porter à un coût excessif au regard de la valeur intrinsèque de la cible, compromettant la rentabilité à moyen terme du futur ensemble. De fait, les fusions considérées comme réussies ne représentent qu'une part très minoritaire des opérations 329 ( * ) , ces échecs s'expliquant par de multiples facteurs, stratégiques, financiers (synergies de coûts et de revenus insuffisantes), organisationnels, commerciaux ou culturels.

Les sociétés peuvent s'épargner une coûteuse bataille boursière en ayant recours à une offre présentée comme « amicale », c'est-à-dire négociée entre les deux exécutifs concernés. Les « fusions entre égaux » sont supposées s'inscrire dans cette démarche de pacification des opérations de concentration sectorielle, mais la réalité incite à la circonspection : les « vraies » fusions entre égaux sont très rares et l'égalité affichée n'est pas le meilleur gage de réussite. Ces opérations, perçues comme plus « civilisées » voire plus « morales », ne sont dans les faits pas plus efficaces que les OPA hostiles.

* 323 Le Royaume-Uni a transposé de façon plutôt libérale la directive, en ne laissant subsister que les défenses préventives, relativement rares dans les sociétés britanniques . Le gouvernement comme les acteurs économiques estiment que la City doit faire prévaloir l'intérêt des actionnaires sur d'éventuelles tentatives d'obstruction au succès d'une offre publique.

* 324 Cf. supra l'analyse de l'étude d'Ernst & Young sur l'actionnariat et le contrôle des sociétés de l'indice SBF 120.

* 325 Cf. infra les développements sur le principe « une action - une voix ».

* 326 Ainsi au Royaume-Uni, les « golden shares » ont été introduites dans les statuts d'une soixantaine de sociétés privatisées au cours des années 1980 et 1990, avec pour volonté de rendre les privatisations politiquement acceptables, d'assurer une transition en douceur entre secteur public et concurrence, et, de protéger certains intérêts vitaux.

Depuis une condamnation du gouvernement britannique par la CJCE en mai 2003 (à propos de la British Airports Authority ), le nombre de golden shares est en diminution constante . Bien que le décompte précis soit difficile à établir et se heurte à une certaine inertie de l'administration britannique, le National Audit Office (NAO) estime que les sociétés dans lesquelles le gouvernement maintient aujourd'hui ce type de droits sont soit des sociétés à capitaux intégralement publics, soit des sociétés du secteur de l'armement ou présentant des enjeux pour la sécurité nationale (tels que les chantiers navals de Devonport, British Energy, BAE Systems et Rolls Royce). Les sociétés dans lesquelles l'Etat détient ces droits spéciaux ont aussi été explicitement exclues du champ d'application de la transposition de la directive OPA, montrant que le procédé ne tombe pas totalement en désuétude .

* 327 Dans lequel se cumulent l'abondance des liquidités, des valorisations attractives et des taux d'intérêt modérés.

* 328 Selon les données collectées par la société d'information financière Thomson Financial.

* 329 Selon une enquête menée par le cabinet HayGroup en 2007, seules 9 % des fusions seraient considérées comme de « totales réussites » au regard des objectifs fixés. Ce résultat doit toutefois être nuancé, selon le niveau escompté d'adéquation entre objectifs et résultats et le terme fixé pour le mesurer (la réussite de certains rapprochements est susceptible de n'apparaître que sur le long terme).

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