EXAMEN EN DÉLÉGATION

La délégation s'est réunie le mercredi 18 juin 2008 pour l'examen du présent rapport. A l'issue de la présentation faite par les rapporteurs, MM. Robert del Picchia et Hubert Haenel, le débat suivant s'est engagé :

M. Aymeri de Montesquiou :

Je partage tout à fait les conclusions de votre rapport ; il est en effet bien inutile que la France se mette ainsi en avant au sein des négociations d'adhésion et apparaisse, de ce fait, comme le pays le plus hostile à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il me semblerait plus judicieux de laisser d'autres États membres, qui sont, à l'évidence, tout aussi réticents que nous à l'entrée de ce pays dans l'Union, le faire savoir ouvertement. Par ailleurs, je crois, comme vous, que nous ne devrions pas débattre de la question de l'adhésion de la Turquie aujourd'hui et que toute décision en la matière ne devra être prise que dans bien des années.

Pour ma part, je souhaiterais néanmoins poser un préalable : il me semble, en effet, indispensable de s'interroger sur l'intérêt que présente, pour l'Union européenne, le fait d'intégrer la Turquie. D'un point de vue économique, je crains que l'adhésion d'un pays de plus de 70 millions d'habitants ne ralentisse l'intégration des États membres récemment entrés, qui percevront mécaniquement moins de subsides de l'Union européenne qu'auparavant, alors même qu'il leur faut encore rattraper le niveau de vie communautaire. D'un point de vue culturel, je pense que la Turquie, à l'exception notable d'Istanbul et, peut-être, de certains quartiers d'Ankara, peut difficilement être comparée à des villes européennes telles que Florence, Cracovie ou Bilbao. Je ne crois pas que nous appartenions à la même civilisation et c'est pourquoi je comprends mal que nous cherchions à forcer les aspirations des Turcs, en leur imposant d'adopter des législations qui ne relèvent pas toujours de leur culture. D'un point de vue religieux, je m'inquiète du fait qu'une partie des mosquées du Kurdistan irakien est financée par les Turcs ; je m'inquiète également de la manière dont sont traitées les minorités religieuses en Turquie, à commencer par les Chrétiens - et c'est un membre du parti radical qui parle. D'un point de vue diplomatique, je ne suis pas favorable à ce qu'on autorise la Turquie à adhérer tant qu'elle occupe militairement le territoire d'un autre État, qui plus est d'un État membre de l'Union ; après tout, l'Union européenne pourrait mettre en place des forces de police susceptibles de protéger la minorité turque si cela apparaissait nécessaire. De manière générale, l'intervention récurrente de l'armée dans les affaires civiles en Turquie me semble d'ailleurs tout à fait contraire aux principes démocratiques qui sont les nôtres.

Au final, je m'interroge donc sur les points que nous avons en commun avec la Turquie. Ce pays dispose, bien sûr, d'une économie très dynamique, mais la volonté d'accéder à ce marché doit-elle nous conduire à élargir l'Union européenne au point d'avoir des frontières communes avec l'Irak, l'Iran ou la Syrie ? A cet égard, l'intégration de la Turquie ne sera d'ailleurs pas sans soulever des problèmes diplomatiques avec les pays arabes en raison de son alliance traditionnelle avec Israël.

M. Robert del Picchia :

A titre personnel, je doute que la Turquie entre jamais dans l'Union européenne ; il me semble même probable que ce sera elle qui, au terme des négociations, choisira de ne pas adhérer. Comment voulez-vous que les Turcs - un peuple fier de par son histoire, puissant économiquement et militairement - acceptent de prendre le risque que leur adhésion puisse être rejetée par un État comme le Luxembourg, dont la population est inférieure à 500 000 habitants ? En outre, je ne suis pas certain que la Turquie soit prête à accepter les importants transferts de souveraineté qu'exige l'adhésion à l'Union européenne.

Au demeurant, j'estime qu'il y a de nets inconvénients à ce que la Turquie s'éloigne de l'Union européenne. Vous évoquiez à l'instant le fait que la Turquie comptait 70 millions d'habitants ; mais 70 millions d'habitants, ce sont aussi 70 millions de consommateurs. Je ne nie pas que l'intégration culturelle sera douloureuse, si ce n'est impossible. Mais peut-on véritablement parler d'intégration culturelle dans certaines régions reculées de Hongrie, de Slovaquie ou, un jour, d'Ukraine ?

M. Aymeri de Montesquiou :

Il n'en demeure pas moins que le règlement de la question chypriote aurait dû être un préalable à l'ouverture des négociations !

M. Robert del Picchia :

Je vous rappelle que les négociations d'adhésion ne pourront aboutir tant que la Turquie n'aura pas ouvert ses ports et aéroports à la République de Chypre, puisque la décision du Conseil Affaires générales du 11 décembre 2006 a gelé l'ouverture de huit chapitres et surtout interdit que les chapitres ouverts puissent être clos.

Par ailleurs, lors de notre précédent déplacement en Turquie, Abdullah Gül, qui était alors ministre des affaires étrangères, nous avait indiqué que la Turquie était prête à respecter la décision de la Cour de justice des Communautés européennes si celle-ci était saisie d'un litige portant sur l'interprétation des éléments de l'accord d'Ankara.

M. Hubert Haenel :

Comme Robert del Picchia, je crois qu'il nous faut solidement amarrer la Turquie à l'Union européenne. Et il me semble que cela passe, dans un premier temps, par le fait de mettre fin aux déclarations humiliantes qui peuvent être prononcées en France à l'endroit des Turcs.

M. Pierre Fauchon :

Je ne partage pas la position de notre collègue Aymeri de Montesquiou. Au regard des évolutions que devrait connaître le monde d'ici vingt ou trente ans, notamment la concurrence croissante à laquelle nous devrions être soumis de la part de pays tels que la Chine, le Brésil ou l'Inde, je ne crois pas que l'Union européenne aurait tort de s'élargir à la Turquie. Prenons garde à ne pas prendre des décisions à l'aune des évènements passés, en s'appuyant sur une image de la Turquie empruntée au XIX e ou au XX e siècle. Certes, l'adhésion de la Turquie se comprend difficilement lorsqu'on s'inscrit dans la vision de l'Europe des Pères fondateurs. Mais cette vision est-elle encore de mise à l'heure où l'Irlande vient de rejeter par référendum le traité de Lisbonne ? Je conviens que la période est propice au déclin des grandes organisations intergouvernementales face à la montée en puissance des régionalismes. Mais, si nous sommes attachés au modèle de civilisation européen, il me semble que nous aurions tout intérêt à créer un vaste bloc, au sein duquel la Turquie trouverait bien évidemment sa place.

Je souhaite revenir sur le référendum irlandais qui a, une nouvelle fois, mis en lumière les difficultés croissantes qu'éprouve l'Union européenne à s'accorder à vingt-sept. C'est pourquoi je suis favorable à ce que nous fassions de plus en plus usage des coopérations renforcées à l'avenir, sans doute sous la forme la plus pragmatique possible. Je pense en effet que l'Union européenne est vouée à se construire, dans le futur, au travers de différents cercles, de manière à permettre aux États membres qui veulent aller de l'avant de le faire. Il faut se rendre à l'évidence que l'Union européenne est de plus en plus incapable d'avoir une volonté propre. Dans ces conditions, il me semble tout à fait concevable que l'on adopte même un traité séparé, d'ici une quinzaine d'années, qui réunirait les pays les plus avancés sur la voie de l'approfondissement, sans doute les pays d'Europe occidentale. Cela ne veut pas dire que l'Union européenne disparaîtrait. J'imagine qu'elle deviendrait un grand ensemble, qui réunirait différents pays autour d'intérêts communs, notamment des solidarités économiques, tout en ménageant les particularismes de chaque État membre. Il s'agirait, en fin de compte, d'un ensemble conçu un peu sur le même modèle que les empires - à l'image de l'empire romain, de l'empire chinois ou de l'empire austro-hongrois - dans lequel la Turquie aurait tout à fait sa place.

Pour revenir à ce pays, je comprends en effet mal les réticences qu'on éprouve aujourd'hui à son égard. A ce titre, je crois d'ailleurs que nous serions surpris de découvrir l'intérêt soudain que nous pourrions nourrir pour la Turquie si un pays tel que la Chine se mettait à la courtiser. Toujours est-il que plusieurs éléments sont aujourd'hui invoqués pour rejeter la candidature de la Turquie, même s'ils ne me semblent pas fondés. L'une des principales craintes porte, bien évidemment, sur le fait que la Turquie est un pays dont la population est majoritairement musulmane. Mais, que la Turquie entre ou non dans l'Union européenne, il me semble que l'Islam est déjà un problème auquel est confrontée la majorité des États membres au niveau interne. En outre, j'ai le sentiment que la Turquie a géré, jusqu'à présent, le problème de l'Islam de manière efficace et qu'il est, par conséquent, dans notre intérêt d'aider la Turquie à conforter sa politique en la matière en ne l'éloignant pas trop de ses aspirations européennes. On entend aussi parfois que la Turquie serait incapable de faire preuve de patriotisme européen, quand bien même elle serait intégrée à l'Union européenne. Cette analyse me paraît inexacte. Les Turcs sont certes un peuple fier et ils ont de grandes ambitions pour leur pays. Mais je pense qu'ils sont conscients que celles-ci pourront être d'autant mieux réalisées que leur pays sera membre de l'Union européenne. Par conséquent, je ne vois aucune raison qui permette d'affirmer qu'ils ne seront pas de fervents défenseurs d'une Europe politique.

M. Jean Bizet :

J'ai été particulièrement attentif à l'argument développé par notre collègue Robert del Picchia, selon lequel les Turcs préféreront, à l'issue des négociations, retirer leur candidature.

Je crois néanmoins que nous devons prendre particulièrement garde à ne pas froisser les Turcs au cours des négociations. La Turquie est en effet une passerelle entre l'Occident et le Moyen-Orient ; elle est un point de jonction entre deux civilisations. C'est pourquoi j'estime qu'il y va de notre intérêt que ce pays soit éminemment stable. Je crains aussi que nous ne perdions définitivement l'opportunité de faire la jonction entre ces deux mondes si nous rejetons l'adhésion de la Turquie. Il nous faut donc mesurer avec attention les avantages et les inconvénients de l'élargissement à ce pays.

M. Hubert Haenel :

Votre intervention témoigne, une nouvelle fois, de la nécessité d'amarrer solidement la Turquie à l'Union européenne et de garantir sa stabilité.

M. Robert del Picchia :

Sur le plan de la politique intérieure, je crois qu'il va nous falloir expliquer aux Français, quelle que soit leur opinion sur l'élargissement à la Turquie, qu'il est inutile d'engager un débat sur cette question aujourd'hui. Ce débat serait, en effet, d'autant plus vain que les arguments qui y auront été développés n'auront plus forcément de valeur au moment où se posera réellement la question de l'adhésion et qu'il nous faudra, de toute façon, engager un nouveau débat, comme dans l'ensemble des États membres, au moment où l'ensemble des chapitres de négociation auront été clos, de manière à déterminer si nous sommes favorables à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

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À l'issue de ce débat, la délégation a autorisé la publication du rapport d'information.

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