2. Une approche traditionnelle inadaptée en présence de fautes lucratives

La fonction traditionnellement assignée à la responsabilité civile est néanmoins contestée par une partie grandissante de la doctrine juridique. Elle ne permettrait pas, selon elle, de prendre en considération des faits dommageables qui, sans faire l'objet d'une incrimination pénale, n'en sont pas moins commis de manière délibérée par leurs auteurs, le plus souvent dans le but d'en retirer un bénéfice particulier.

Ces comportements s'apparentent à ce que la doctrine qualifie de « fautes lucratives », c'est-à-dire des fautes dont les conséquences profitables pour leur auteur ne sont pas neutralisées par la simple réparation des dommages causés. Ils se rencontrent en particulier dans trois situations.

La première est celle des atteintes au droit à l'image ou à l'honneur , et sont commises, pour l'essentiel, par voie de presse. L'exemple en est donné, quotidiennement, par la presse « à sensation » ou la presse « people ». Certaines publications n'hésitent pas à faire état d'éléments relatifs à la vie privée de personnalités médiatiques dans une présentation dont le caractère racoleur, volontairement outrancier ou même erroné, accroît leurs tirages et leurs bénéfices au préjudice des personnes mises en cause.

La deuxième concerne le domaine très particulier des atteintes aux droits de propriété intellectuelle. La violation du droit des marques ou des brevets peut en effet permettre à des contrefacteurs de réaliser des productions à grande échelle, alors même que le titulaire des droits n'aurait pas lui-même des capacités de production aussi importantes. Or, dans une telle situation, la simple indemnisation du préjudice subi par le titulaire des droits -qui ne s'entend alors que du gain manqué, ce dernier s'appréciant en fonction de ses propres capacités- peut malgré tout permettre au contrefacteur de bénéficier, au final, d'un enrichissement très substantiel.

La dernière, plus large dans son objet, se rencontre surtout en droit de la concurrence et en droit de la consommation . Elle met aux prises avec certaines entreprises pour lesquelles la multiplication de violations -parfois mineures- de leurs obligations contractuelles leur procure un gain qui n'est pas susceptible d'être compensé par l'octroi de dommages et intérêt de nature simplement réparatoires. Les conditions de facturation et l'existence d'ententes entre opérateurs de téléphonie mobile permettant d'imposer aux consommateurs des prix élevés illustrent parfaitement cette situation : la surfacturation de quelques centimes d'euros sur plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions de factures d'abonnés permet en effet des gains qui peuvent s'avérer considérables.

Il serait pourtant erroné de croire que le droit français de la responsabilité ne prend absolument pas en compte la gravité de la faute dans l'évaluation de l'indemnité versée à la victime d'un dommage .

En pratique, le caractère difficilement chiffrable de certains préjudices donne aux juridictions des marges de manoeuvre pour alourdir, le cas échéant, les dommages et intérêts dus à la victime, en considération d'un comportement particulièrement fautif de l'auteur du dommage, et ce d'autant plus que l'évaluation du préjudice relève du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond sur lequel la Cour de cassation s'interdit d'exercer un contrôle 85 ( * ) .

De même, ainsi que l'a souligné M. Alain Bénabent, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, agrégé des facultés de droit, les condamnations au titre des frais irrépétibles dans le cadre d'un procès civil en application de l'article 700 du code de procédure civile 86 ( * ) , sont souvent utilisés par les tribunaux dans un but de sanction de l'auteur du dommage.

En outre, sous l'influence du droit communautaire, le droit français prend désormais en compte, dans le domaine de la protection des droits de propriété intellectuelle, des éléments qui confèrent à l'indemnisation civile un caractère dépassant le statu quo ante , c'est-à-dire la simple « remise en état » de la situation préexistant avant la réalisation du dommage.

Pendant longtemps, la jurisprudence refusait de prendre en compte, dans le calcul des dommages et intérêts, les bénéfices injustement réalisés par le contrefacteur et n'appréciait le préjudice subi par le titulaire de droits qu'en fonction de son propre manque à gagner. Cette approche pouvait néanmoins être jugée inéquitable lorsque le contrefacteur mettait en place une production d'éléments contrefaisants sans commune mesure avec les capacités du titulaire des droits de propriété.

Rompant avec cet état du droit, la loi n° 2007-1544 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon 87 ( * ) impose au juge, pour fixer les dommages et intérêts, de prendre en considération non seulement les conséquences économiques négatives -dont le manque à gagner- subies par la partie lésée ainsi que le préjudice moral causé au titulaire des droits de propriété intellectuelle, mais également les bénéfices réalisés par le contrefacteur . Le juge peut toutefois, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire qui ne peut être inférieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte.

Cette règle de détermination du montant de la réparation s'applique en cas de contrefaçon d'éléments protégés par les règles relatives à la propriété littéraire et artistique 88 ( * ) , aux dessins et modèles 89 ( * ) , aux brevets d'invention 90 ( * ) , aux certificats d'obtention végétale 91 ( * ) , aux marques 92 ( * ) ainsi qu'aux appellations d'origine et indications géographiques 93 ( * ) .

Comme l'avait estimé à l'époque votre commission des lois, cette modification a constitué une avancée par rapport au droit positif en permettant une meilleure réparation du préjudice et, ce faisant, un mécanisme d'indemnisation faisant jeu égal avec celui proposé au Royaume-Uni ou en Allemagne 94 ( * ) .

La question posée dans le cadre d'une éventuelle réforme des règles de la responsabilité civile est de savoir si une telle orientation doit être généralisée ou si, à tout le moins, elle doit s'étendre à d'autres hypothèses que la seule atteinte aux droits de propriété intellectuelle.

Elle se pose avec d'autant plus d'acuité que plusieurs systèmes juridiques, pour l'essentiel d'influence anglo-saxonne, connaissent l'institution des dommages et intérêts punitifs qui, venant compléter l'indemnisation du préjudice, sanctionnent par ailleurs le comportement de l'auteur du dommage.

Les droits anglais et américains admettent ainsi de longue date les « punitive damages ».

Les « exemplary damages » anglais et « punitive damages »américains

Les dommages et intérêts punitifs sont nés en Angleterre à la fin du XVIII ème siècle du fait de l'absence, en common law , de principe général de responsabilité civile et de définition unique des « dommages et intérêts ». La common law ne connaît en effet que des responsabilités spéciales.

Pour un comportement déterminé, il y a, en conséquence, des « exemplary damages » - en Angleterre - ou « punitive damages » - aux Etats-Unis - qui sont accordés, le cas échéant, en complément des dommages et intérêts compensatoires proprement dits, afin de punir l'auteur du dommage et de le dissuader de recommencer.

Aux Etats-Unis, le prononcé de dommages et intérêts punitifs est autorisé tant par le droit fédéral que par la législation de la plupart des Etats fédérés.

Si le principe des dommages et intérêts punitifs n'est contesté ni en Angleterre 95 ( * ) ni aux Etats-Unis, ils n'en forment pas moins, dans ces deux ordres juridiques, une institution « à part », qui n'a qu'un champ d'application limité à certaines formes d'actions.

Le droit anglais connaît en effet différents torts ( battery , assault , negligence , trespass , nuisance ...) dont chacun bénéficie de règles propres. Deux torts sont particulièrement favorables à l'octroi de dommages et intérêts punitifs : les atteintes à la liberté par des agents de la force publique et la diffamation. Néanmoins, depuis 1964, le juge anglais limite le prononcé de dommages et intérêts punitifs à trois types de situations :

- les conduites « oppressives, arbitraires et inconstitutionnelles » commises par des agents du gouvernement ;

- les situations où « la conduite du défendeur avait pour but de lui rapporter un avantage financier supérieur à l'indemnisation à laquelle il aurait pu être condamné ». En pratique, cette hypothèse se rencontre le plus souvent dans les rapports entre bailleurs et locataires ;

- les cas où des dommages et intérêts punitifs sont expressément autorisés par la loi. Une seule loi le prévoit à ce jour, en matière de contrefaçon, en application de la directive 2004/48/CE du 29 avril 2004.

Le domaine des dommages et intérêts punitifs apparaît plus large aux Etats-Unis. On les rencontre néanmoins plus fréquemment dans deux types de contentieux de responsabilité : les procès intentés par les victimes des dommages causés par des produits dangereux et les procès en cas de rupture de contrats.

Par ailleurs, le droit québécois autorise le juge, depuis 1991, à prononcer des dommages et intérêts punitifs.

Les dommages et intérêts punitifs au Québec

Depuis 1991, le code civil du Québec admet l'octroi de dommages et intérêts punitifs.

Son article 1621 dispose que l'octroi de tels dommages et intérêts ne peut intervenir que lorsque la loi le prévoit. Le juge ne peut donc prononcer, en toute circonstance, de tels dommages et intérêts.

Ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, « ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive ». Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées , notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge de la réparation est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

Seules quelques lois du Québec prévoient l'octroi de dommages et intérêts punitifs . Il en est ainsi de l'article 49 de la charte des droits et libertés de la personne, dans l'hypothèse d'une atteinte illicite et intentionnelle aux droits de la personne. Tel est le cas, également, de l'article 272 de la loi sur la protection du consommateur, qui permet au juge, en cas de manquement d'un professionnel à une obligation que lui impose cette loi, un règlement ou un engagement volontaire, de prononcer une telle mesure, à la demande du consommateur.

Les droits romano-germaniques, à commencer par les droits allemand, espagnol ou italien, ne connaissent pas, en revanche, une telle institution.

Mme Suzanne Carval, maître de conférences à l'université de Paris 1, a indiqué à vos rapporteurs que les tribunaux allemands et italiens refusaient d'ailleurs l' exequatur des jugements américains condamnant l'auteur de dommages à des dommages et intérêts punitifs. En revanche, ces juridictions ont tendance à alourdir le montant de l'indemnité destinée à réparer le dommage moral subi par la victime, ce qui constitue un moyen indirect de sanctionner l'auteur du dommage à raison de la gravité de sa conduite.

À ce jour, aucune tentative d'harmonisation européenne n'est intervenue. Au contraire, les derniers textes en matière de conflits de lois adoptées par les institutions communautaires tendent au statu quo en la matière. En particulier, le règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (dit règlement « Rome II ») autorise expressément le recours des tribunaux des États membres à l'exception d'ordre public et aux lois de police afin, notamment, de paralyser l'application d'une disposition de la loi désignée par ce règlement qui conduirait à l'octroi de dommages et intérêts exemplaires ou punitifs non compensatoires excessifs 96 ( * ) .

* 85 Chambre civile de la Cour de cassation, 23 mai 1911.

* 86 Aux termes de cette disposition, « dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ».

* 87 Transposant le point 1 de l'article 13 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle.

* 88 Article L. 331-1-3 du code de la propriété intellectuelle.

* 89 Article L. 521-7 du même code.

* 90 Article L. 615-7 du même code.

* 91 Article L. 622-28-1 du même code.

* 92 Article L. 716-14 du même code.

* 93 Article L. 722-6 du même code.

* 94 Voir le rapport n° 420 (2006-2007) de M. Laurent Béteille, au nom de la commission des lois, déposé le 26 juillet 2007 http://www.senat.fr/rap/l06-420/l06-4201.pdf .

* 95 Depuis l'arrêt de principe de la Court of Appeal, Rookes v. Barnard de 1964.

* 96 Voir le considérant n° 32 et l'article 27 du règlement (CE) n° 864/2007.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page