E. S'ATTAQUER AUX QUESTIONS DE CORRUPTION ET AU TRAFIC DE DROGUE : UNE MISSION INDISPENSABLE MAIS DONT LA MISE EN oeUVRE EST TRÈS DIFFICILE

La lutte contre la corruption est un élément essentiel de la mise en oeuvre de la stratégie de la FIAS. L'une des principales menaces qui s'oppose au succès des politiques suivies par la coalition est l'existence d'une profonde crise de confiance de la population envers les institutions, la faiblesse du gouvernement et l'absence de sanctions des abus de pouvoir et de la corruption à tous les niveaux de l'administration et de la politique (y compris au plus haut niveau). Cette crise de confiance repose également sur la constatation des effets limités du développement économique, alors même que le volume de l'aide internationale versée à l'Afghanistan est considérable. Cette crise de confiance rejaillit également sur la coalition et contribue à un profond sentiment de frustration, de colère et finalement de rejet de l'intervention internationale.

Dans son évaluation, le général MacChrystal souligne que l'opinion publique perçoit la FIAS comme étant complice de cette situation et qu'elle ne dispose pas des moyens nécessaires pour la corriger. Il est évident que cet état d'esprit nuit à l'accomplissement de la mission de la FIAS.

Cela étant, le général MacChrystal a indiqué également que la communauté internationale doit traiter ses propres pratiques contre-productives, voire de corruption. Il faut en particulier réduire de manière drastique le volume des crédits consacrés au développement qui passent en frais généraux ou par des intermédiaires plutôt que d'atteindre directement le peuple afghan. Un rapport de l'O.N.G. Oxfam a indiqué récemment qu'un pourcentage significatif de ces fonds est détourné. Selon cette organisation, une attention particulière doit être portée au contrat et à ses bénéficiaires. Elle constate que trop souvent les projets enrichissent les détenteurs du pouvoir, les officiels corrompus ou des contractants internationaux et qu'ils n'atteignent finalement que des segments limités de la population.

Cette situation est d'autant plus préoccupante que, face à une administration corrompue et inefficace, les insurgés mettent en place des gouvernements parallèles, nomment des « gouverneurs » au sein des provinces, établissent des structures de médiation permettant de faire remonter les plaintes et les critiques, y compris contre les propres « officiels », installent un certain Etat de droit avec la mise en place de cours de justice appliquant la charia et affirment à la population qu'ils assurent leur sécurité contre un gouvernement corrompu, les forces de la coalition et les criminels.

Les causes et les formes de la corruption en Afghanistan sont variées. Le tableau suivant, établi à partir des travaux des Nations unies, de la Banque mondiale, de la Banque asiatique de développement et du Département pour le développement international du Royaume-Uni résume de manière succincte la complexité du phénomène.

La lutte contre la corruption doit être menée de manière très résolue. Elle est économiquement et politiquement désastreuse. Toutefois, un certain nombre d'observateurs font remarquer que l'idéal de la lutte contre la corruption dans les pays développés, qui n'en sont pas épargnés, ne saurait être strictement transposé dans les pays en développement. La prise en compte des structures sociétales et tribales peut faire appréhender une partie de ce qui est appelé « corruption », comme un phénomène de redistribution d'une ressource rare selon des solidarités propres à ces sociétés.

Après l'investiture du président Karzai la pression occidentale est forte sur cette question. Le président a annoncé que tous les ministres, leurs adjoints, les gouverneurs auront le devoir de déclarer leurs revenus. Il a également proposé d'adopter une loi pour combattre la corruption. L'une des dispositions de cette loi fera obligation aux ministres et aux hauts fonctionnaires de déclarer leurs revenus et leur fortune personnelle. Le président Karzai a par ailleurs annoncé des mesures strictes et efficaces dont, en particulier, le soutien aux instances de lutte contre la corruption. Une conférence sera organisée à Kaboul afin de rechercher la manière la plus efficace de combattre ce fléau.

On peut s'interroger sur le point de savoir si ces annonces sont à la hauteur de la question.

Causes

Formes

Petite corruption

et subornation

Extorsion

Fuites d'argent et détournement de fonds

Favoristisme

Corruption dans la passation des marchés

Grande corruption

Capacité et prestation de service faibles; processus commerciaux complexes ; pouvoir discrétionnaire

Corruption au niveau du fournisseur de services

Détournement du pouvoir de police pour gagner de l'argent

Possible quand la gestion des finances est trop complexe

Probable si capacité limitée de mettre en oeuvre des processus d'avancement fondés sur le mérite

Probable si faiblesse dans l'obtention des marchés et dans la participation du secteur privé

Faiblesse des mécanismes de responsabilisation

Manque de surveillance des institutions et influence très limitée des médias

Le système judicaire est trop faible pour remédier à l'extorsion

Manque de mécanismes de transparence ; contrôle parlementaire ; presse

Manque de médias et d'une société civile

Les parlementaires et tout autre élu peuvent faire bénéficier de leur influence

Défaut de mécanismes de transparence

Absence de déclaration de ressources ou autres mécanismes de transparence ; faiblesse des institutions privées

Dépense rapide du montant des aides

Possible, notamment en raison des pressions pour obtenir rapidement des résultats

Menace d'insécurité pour extraire des ressources des fonds d'aide

Frais multiples, difficiles à contrôler, pression pour dépenser

Favoritisme dans la fonction publique

(second civil service)

Mise en oeuvre de processus commerciaux non compétitifs ; manque de transparence

Possible, notamment en raison des pressions pour obtenir des résultats rapidement

Industrie de la drogue (et autres activités criminelles)

Subornation dans la police et dans le secteur judiciaire au niveau local

Extorsion par les bureaux d'application de la loi pour éviter l'éradication...

Nomination des responsables de la police liée à l'industrie de la drogue

Importants backchichs pour influencer l'Etat (notamment à un haut niveau)

Infrastructures et Développement des ressources naturelles

Accès aux infrastructures et aux métiers de ces secteurs

Mauvais fonctionnement des entreprises publiques, pas de contrôle, implication d'intérêts privés

Choix des projets et des emplacements géographique

Appels d'offres non compétitifs, attributions irrégulières des marchés

Gestion d'actifs et de grands projets en dehors de la scène publique

Des ressources clandestines (et autres ressources publiques)

Corruption dans l'allocation des terrains publics (parfois importante)

Menace de saisie de terrains privée comme moyen d'extorsion

Appropriation des biens publics par des acteurs illégitimes

Haute vulnérabilité à la corruption dans les appels offres et les autorisations

Probablement

Questions structurelles (fragmentation de la société, traditions, etc)

Favoritisme tribal ou ethnique ; considération culturelle du backchich

Extorsion par des groupes tout puissants dans une localité ou une région

Tradition familiale, tribale ou ethnique basée sur le patronage et la loyauté.

Favoritisme ; peut-être des décisions politiques sur l'obtention des marchés ; « partage du gâteau »

Implications des différentes formes de corruptions qui ont toutes un effet négatif sur la légitimité du gouvernement et sur une croissance et une concurrence économique saine. La plupart des formes de corruption provoquent l'incertitude et du temps perdu

Pertes directes de fonds

(relativement petites)

Culture de la corruption établie au sein de la fonction publique

Dégradation de la qualité du service public ; nuit au recouvrement des coûts

Insécurité et pertes financières pour les individus

Coût plus élevé dans le traitement des affaires pour les entreprises

Affaiblit l'état de droit ; renforce la culture de la violence

Pertes directes de fonds (et gaspillage)

Contribue à renforcer la culture de la corruption

Efficacité réduite de la fonction publique

Affaiblit la mesure des résultats et l'instauration de la promotion par le mérite dans la fonction publique

Peut affecter de manière défavorable la qualité et la valeur des projets

Pour les projets et contrats les plus importants, on peut atteindre le point de « grande corruption »

Montants parfois très importants (avec un impact à long terme e.g. des licences)

Affaiblit la normalisation politique, la construction de l'Etat

Emprise de la drogue ou d'autres intérêts sur l'Etat ; distorsions résultant des politiques

La drogue, principal outil de la corruption.

Parmi les différentes sources de la corruption en Afghanistan, l'économie de la drogue est certainement la plus importante. Deux rapports récents de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) apportent un éclairage saisissant sur l'étendue des effets corrosifs de la drogue sur l'ensemble de la société afghane.

Le premier rapport, de septembre 2009, procède à une estimation de la situation. Cette enquête constate que les surfaces cultivées pour la production d'opium ont diminué de 22 % en 2009 passant de 157 000 ha en 2008 à 123 000 ha aujourd'hui. Cette baisse est en particulier due à l'effondrement des surfaces cultivées dans la province de Helmand, principal producteur du pays. On estime à 34 000 ha les surfaces qui ne sont plus consacrées à cette production. Le rapport souligne que ce résultat a été obtenu par la conjugaison d'une politique de « carotte et bâton », par l'engagement du gouverneur local et par une politique plus agressive de lutte contre les narcotiques. Ces résultats soulignent l'étroite complémentarité entre la stratégie de contre-insurrection et la stratégie contre-narcotiques.

« Si le fait de contrôler la drogue ne résoudra pas tous les problèmes du pays, les problèmes du pays ne peuvent être résolus sans contrôler la drogue » . Les chiffres sont particulièrement frappants.

90 % de l'opium mondial vient d'Afghanistan. Chaque année, 900 t d'opium et 375 t d'héroïne sortent clandestinement d'Afghanistan. Environ 40 % de l'héroïne afghane (soit 150 tonnes) passe clandestinement au Pakistan, à peu près 30 % (105 t) en République islamique d'Iran et 25 % (100 t) en Asie centrale.

Aujourd'hui, l'offre d'opium et d'héroïne raffinée excède largement les besoins exprimés par la demande. On estime que les stocks d'opium détenus en Afghanistan portent sur 12 000 t.

Les racines du problème sont en Afghanistan, où la corruption, le non-respect des lois et l'absence de contrôle aux frontières font que seuls 2 % des opiacés produits sont interceptés, pourcentage négligeable quand on sait qu'un tiers (36 %) de la cocaïne fabriquée en Colombie est saisie dans le pays. Dans le Sud et l'Est de l'Afghanistan, la contrebande va bon train du fait des liens transnationaux et séculaires qu'entretiennent les membres des tribus Pachtoune et Baloutche, de la violence et du chaos causés par l'insurrection, du mépris des obligations internationales dans les zones tribales administrées par le Gouvernement fédéral au Pakistan et de la violation des accords sur le commerce de transit avec les pays voisins. Pour M. Costa, rapporteur pour l'ONODC, « la région frontalière entre l'Afghanistan et le Pakistan est devenue la plus vaste zone franche du monde, où s'échange tout ce qui est illicite: drogues évidemment, mais aussi armes, matériel de fabrication de bombes, précurseurs chimiques, argent de la drogue, voire personnes et migrants. »

L'économie mondiale de l'héroïne représente un chiffre d'affaires de 64 milliards de dollars (42,7 milliards d'euros). Pourtant, sur ce chiffre d'affaires, l'Afghanistan, ses producteurs et ses réseaux internes, ne retireraient qu'environ 3 milliards de dollars de cet ensemble.

Sur l'ensemble de ces revenus illicites, une partie significative finance la rébellion sous toutes ses formes. L'un des paradoxes principaux de la situation actuelle est l'augmentation considérable de l'argent que les taliban tirent aujourd'hui de la drogue par rapport aux années 1990, au moment où ils étaient au pouvoir. Selon le rapport « Toxicomanie, criminalité et insurrection » de l'UNODC, les taliban tiraient alors chaque année 75 à 100 millions de dollars de la taxe imposée sur la culture du pavot à opium, et c'était là leur unique source de devises. Depuis 2005, cette taxe sur la production et le commerce de l'opium (dîme appelée ushr ) leur rapporte à elle seule, ainsi qu'à d'autres insurgés, 90 à 160 millions de dollars chaque année. À cet argent de la drogue viennent s'ajouter les droits que les insurgés prélèvent sur les laboratoires et les importations de précurseurs, ainsi que les taxes sur l'activité économique dans les districts qu'ils contrôlent. En outre, les taliban et les groupes inspirés par Al-Qaïda se sont fait une place sur le marché pakistanais des opiacés qui représentent 1 milliard de dollars. « La participation directe des taliban au trafic de l'opium leur permet de financer une machine de guerre qui devient technologiquement plus complexe et gagne de plus en plus de terrain ».

Cette manne financière est également un puissant outil de corruption. Le rapport de l'UNODC a indiqué que 60 % des parlementaires sont liés à des personnes ayant un intérêt dans le trafic d'opium. Il peut s'agir de chefs de guerre, de trafiquants ou de personnes assurant leur protection. Les représentants de l'État afghan, encore embryonnaire, policiers, magistrats, les gouverneurs, sont, selon l'ONU, souvent corrompus par les trafiquants pour faciliter le transport de la drogue et bloquer toute éradication.

Plus inquiétante encore, la nouveauté du rapport de l'ONU est de souligner la diffusion du trafic, en particulier vers l'Asie centrale (Turkménistan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Russie). En effet, il ne faut pas oublier que les flux de drogue en Afghanistan ont une double dimension. Il y a les quantités physiques (tonnes d'opium et d'héroïne), qui causent des ravages sanitaires dans les pays consommateurs : c'est sur ces flux que les services de détection et de répression font porter l'essentiel de leur action. Il y a ensuite les flux de valeur, c'est-à-dire l'argent que rapporte autour de l'Afghanistan le trafic de drogues aux mains de criminels évidemment, mais également d'insurgés comme le Mouvement islamique d'Ouzbékistan, le Parti islamique du Turkménistan et l'Organisation de libération du Turkestan oriental. « La véritable tornade de la drogue et du terrorisme qui balaie depuis des années la zone à la frontière de l'Afghanistan et du Pakistan est peut-être en train de se diriger vers l'Asie centrale. Une bonne partie de cette région risque de sombrer dans un terrorisme à grande échelle, et de voir ses énormes ressources énergétiques mises en péril », conclut le rapport.

Ces données montrent à quel point la lutte contre la drogue est un impératif à la fois politique et sanitaire. Toutefois, le fait que la communauté internationale ait laissé se redévelopper la production d'opium que le régime des talibans avait réussi à éradiquer a été une erreur majeure.

De très nombreux interlocuteurs de la mission, en particulier au Pakistan, ont souligné le caractère vital de la lutte contre les narcotiques. Le gouverneur des NWFP, M. Ghani a indiqué que : «l'Afghanistan est devenu un narco-Etat. La drogue est à l'origine de 60 % de la richesse nationale, ses mafias investissent les cercles les plus élevés du pouvoir. L'argent de la drogue finance la rébellion ».

Cependant, la lutte contre la corruption comme la lutte contre les narcotrafiquants et la production d'opium sont rendues extrêmement difficiles par l'ampleur même de la question, de par sa quasi-universalité dans les réseaux sociaux et de pouvoir. En effet, une politique résolue d'éradication de l'opium pourrait conduire des pans entiers de la paysannerie appauvrie afghane à venir gonfler les rangs de l'insurrection. Les politiques de cultures alternatives seront-elles suffisantes pour détourner les producteurs de cette source de revenus ? Par ailleurs, une lutte résolue contre les réseaux et leurs chefs -à quelque niveau qu'ils se situent- contre les laboratoires, les importations de précurseurs chimiques et les filières d'exportation, ne risque-t-elle pas de dresser contre la coalition des acteurs bien au-delà des seuls taliban ?

Il est par ailleurs évident que la lutte contre la corruption et les trafics en général dont, en particulier, le trafic de drogue, ne saurait être la seule affaire des pays occidentaux. La coopération, l'engagement total du gouvernement afghan est requis. Cette condition sine qua non du succès se heurte néanmoins au fait, précédemment souligné, que la corruption touche et profite à ceux-là mêmes auxquels il est demandé de la combattre.

Enfin, une lutte efficace contre la production doit porter également sur la répression accrue de la demande dans les pays consommateurs.

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