IV. LE MODE DE SCRUTIN DU PROJET DE LOI À LA QUESTION

Le choix du projet de loi pour l'élection des conseillers territoriaux est celui d'un mode de scrutin mixte, non géographique, alliant scrutin uninominal majoritaire à un tour et représentation proportionnelle.

Hervé Fabre-Aubrespy le définit ainsi : « un système majoritaire avec une représentation de la minorité » .

Un vote unique (avec un seul bulletin) dans des circonscriptions infradépartementales (des cantons remodelés et pour la plupart élargis) permet de désigner deux catégories de conseillers territoriaux : des conseillers territoriaux cantonaux, élus au scrutin majoritaire (80 % de l'effectif), des conseillers territoriaux départementaux élus au scrutin proportionnel au plus fort reste (20 % de l'effectif).

Candidats sur des listes départementales, ces derniers sont élus sur la base des voix obtenues par les conseillers territoriaux cantonaux non élus au scrutin majoritaire et rattachés à la liste.

La composition des listes doit respecter le principe de parité.

Un candidat dans un canton peut se rattacher à une liste départementale et à une seule.

Pour pouvoir être admises à la répartition proportionnelle, les listes doivent avoir reçu au moins 5 % des voix ou, plus exactement, les candidats rattachés non élus dans les cantons doivent avoir réuni sur leur nom au moins 5 % des voix.

De plus, la liste doit faire l'objet d'un rattachement régional regroupant des listes présentes dans tous les départements de la région et auxquelles se seront rattachés des candidats présents dans au moins 50 % des cantons 21 ( * ) .

Autrement dit, les voix obtenues par des candidats non rattachés à une liste, les voix obtenues dans le département par les candidats non élus rattachés à une liste mais n'ayant pas fait un score de 5 %, ne sont pas prises en compte pour la répartition à la proportionnelle.

Un candidat dans un canton ne peut l'être sur une liste.

Selon le Gouvernement, ce mode de scrutin conjugue les avantages respectifs des scrutins proportionnel et majoritaire : favoriser la constitution de majorités stables grâce à un scrutin majoritaire prédominant et assurer la représentation des sensibilités minoritaires grâce à sa part de proportionnelle. « L'instillation » de cette dose de proportionnelle est censée corriger la « brutalité » du scrutin majoritaire à un tour.

Il permettrait aussi d'assurer la représentativité des territoires, compte tenu du découpage cantonal, donnant ainsi aux conseillers territoriaux un meilleur ancrage local et une plus grande visibilité qu'actuellement.

Le vote unique serait, par ailleurs, un gage de clarté pour l'électeur qui n'aura à émettre qu'un seul vote comptant au scrutin majoritaire comme à la représentation proportionnelle.

Il est placé sous les parrainages d'éminentes, voire prestigieuses personnalités de gauche, tels Léon Blum ou François Mitterrand à travers le doyen Georges Vedel.

Comme on l'a vu, c'est largement forcer la main à Léon Blum et Etienne Weill-Raynal, leurs propositions de loi se situant dans une logique proportionnaliste, et non essentiellement majoritaire, comme le projet du Gouvernement.

L'invocation des réflexions de la commission Vedel, à l'initiative de François Mitterrand, est par contre plus légitime. A ceci près qu'elles n'ont reçu aucun commencement d'application, que le mode de scrutin majoritaire envisagé était à deux tours et que la « dose » de proportionnelle se limitait à 10 % des sièges.

Le véritable modèle est plutôt le système italien utilisé entre 1993 et 2005, dit du « scorporo » (du « péage ») pour l'élection des deux chambres, mais selon des modalités différentes. Les trois quarts des sièges sont attribués dans des districts au scrutin majoritaire à un tour, le reste à la proportionnelle. Les voix comptant pour la distribution sont les voix émises dans les districts, déduction faite de celles obtenues par les candidats élus au scrutin majoritaire, en totalité pour le sénat, en partie pour la chambre basse.

Mais l'essentiel n'est pas là, il est de savoir si le mode de scrutin proposé pour élire les conseillers territoriaux répond aux attentes, à commencer par celles du Gouvernement lui-même.

A. ANALYSE DU MODE DE SCRUTIN

1. Le mode de scrutin favorise-t-il la constitution de majorités stables ?

Selon le Gouvernement, c'est la conséquence directe de la place essentielle accordée au scrutin majoritaire.

Sauf que, même en situation de bipartisme dominant, le scrutin majoritaire à un tour, ici utilisé, ne garantit pas automatiquement une majorité.

Les effets inattendus du scrutin majoritaire uninominal à un tour

Pour ses partisans, le scrutin majoritaire uninominal à un tour, outre sa simplicité, présente deux vertus essentielles : 1- favoriser la bipolarisation du système politique et ainsi la création de majorités et l'alternance démocratique ; 2- favoriser le positionnement modéré des formations politiques, chacun des deux pôles structurant la vie politique y ayant intérêt pour attirer le maximum de voix. Ce système favoriserait ce qu'on a pu appeler le « Gouvernement au centre ».

S'agissant des vertus lénifiantes du scrutin uninominal majoritaire, on peut avoir quelques doutes. Si en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, la Gauche s'est faite libérale, la Droite de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan, de Bush, père et fils s'est radicalisée. Quoi qu'il en soit, les facteurs influençant les opinions politiques et leur évolution sont bien trop nombreux et complexes pour se limiter à cette seule variable, aux effets contraires.

S'agissant de l'évolution vers le bipartisme, comme le souligne Pierre Martin, elle n'a rien d'automatique, comme le montrent de nombreux exemples.

En Inde, le scrutin majoritaire uninominal à un tour n'a pas suffi à créer en face du Parti du Congrès un pôle alternatif stable mais tout au plus des coalitions hétéroclites, certes susceptibles d'accéder au pouvoir, mais avec pour seul dénominateur commun le rejet du parti du Congrès.

L'exemple québécois, inversement, montre que le scrutin uninominal à un tour n'empêche pas l'apparition d'un tiers parti, en l'occurrence le Parti Québécois. Celui-ci a surgi dans un paysage politique provincial, puis national dominé, jusqu'en 1970, par le couple constitué de l'Union nationale (conservatrice) et du Parti libéral. D'abord frein à l'ascension du PQ, le scrutin majoritaire à un tour en est devenu un puissant accélérateur dès lors qu'il était parvenu à un seuil suffisant de développement.

Evolution comparable en Grande-Bretagne, terre d'élection du scrutin majoritaire à un tour et du bipartisme, où le parti Libéral-Démocrate pro-européen a émergé alors même qu'il n'y avait pas encore de communauté européenne. Il occupe aujourd'hui une position charnière, au terme de la désagrégation d'un système dont la capacité à créer des majorités de gouvernement ne compense même plus son indifférence à l'expression de la diversité des opinions.

S'il restait à le démontrer, les élections britanniques du 6 mai 2010 viendraient à point.

Les résultats de celles-ci, sont, en effet, les suivants 22 ( * ) :

Participation 65,1 %, soit plus élevée qu'aux législatives de 2005 (61,4 %)

% de voix nombre de sièges

Parti Conservateur : 36,1 % 306

Parti Travailliste 29,0 % 258

Parti Libéral-Démocrate 23,0 % 57

Partis localistes 4,0 % 26

Autres candidats 7,9 % 2

L'effet d'amplification du scrutin à un tour a bien joué puisque le parti Libéral-Démocrate avec 23 % des voix n'obtient que 8,8 % des sièges, alors que les travaillistes en obtiennent 258 (4,5 fois plus) pour seulement 6 % de voix de plus.

Il n'a pourtant pas suffi à assurer au parti conservateur une majorité.

Ce résultat, contrairement à ce qu'une analyse superficielle pourrait laisser croire, ne tient pas à une poussée, en sièges, des libéraux ou des petits partis.

Aux élections de 2005, les libéraux avaient obtenu 62 sièges (+5) et les petites formations 30 sièges (+2).

Le paradoxe, c'est que, tout en continuant à amplifier les résultats en sièges des deux principaux partis, le scrutin majoritaire uninominal à un tour ne parvient pas à assurer une majorité à celui arrivé en tête.

D'où l'alternative : un Gouvernement de coalition dont les libéraux détiennent la clef, un Gouvernement minoritaire, sur le modèle canadien actuel après les dernières élections législatives gagnées par les conservateurs de Stephen Harper. C'est finalement le choix d'une coalition Conservateurs-Libéraux qui a prévalue.

Ces résultats pourraient bien être d'abord une manifestation de défiance de l'électorat britannique envers le bipartisme, autrement dit le partage du pouvoir entre deux formations seulement. Si Nick Clegg, le leader des Libéraux-Démocrates, n'a pas tiré le bénéfice en sièges que son ascension dans les sondages durant la campagne pouvait laisser supposer, il n'en a pas moins rendu crédible une alternative au système dominant.

Selon Libération (07/05/2010) : « En martelant que ce système uninominal à un tour était « profondément injuste », Clegg a provoqué une prise de conscience dans l'électorat. Au point qu'à la veille de voter, 44 % des électeurs souhaitaient un Parlement sans majorité absolue. Et que les candidats indépendants, qui étaient 151 à se présenter en 2005, pour un seul élu, étaient 296 cette année à prétendre à un siège au Parlement, la plupart sur un ticket anticorruption. Plusieurs petits partis, le BNP (extrême droite), l'Ukip ou les Verts, se sont ainsi retrouvés dans une position tangible de remporter, pour la première fois, un siège à Westminster.»

Toujours selon Libération : « Au moment de dépouiller les bulletins, une seule certitude se dégageait de cette campagne : cette tradition électorale bipartite est en voie de disparition. Les Libéraux-Démocrates et le Labour ont ouvertement appuyé l'idée d'un changement, les conservateurs ont reconnu à contrecoeur qu'il faudrait probablement réfléchir à une modification du système ». Pour Patrick Dunleavy, politologue à la London School of Economics, «il ne s'agit désormais plus de "si", mais de "quand" le système électoral changera » .

Il le garantit encore moins si le mode de scrutin est mixte. Dans le cas où l'écart de sièges entre les deux principales listes est faible, le correctif proportionnel peut même rendre l'assemblée départementale ingouvernable. L'exemple italien est, sur ce plan, riche d'enseignements.

Les effets du Scorporo

Selon Stefano Bartolini et Roberto D'alimonte (« Les élections parlementaires en 1994 en Italie. Compétition majoritaire et réalignements partisans » revue française de sciences politiques 1995), l'observation des résultats des élections italiennes de 1994 montre que la composante proportionnelle du système et le « scorporo » rendaient plus difficile la constitution de majorités :

« Sans sa composante de proportionnelle, le système électoral aurait produit des majorités claires aussi bien à la Chambre des députés qu'au Sénat... En conséquence, les effets attendus du système majoritaire sur la fragmentation du système des partis se sont produits au niveau de chaque district à candidature unique [les coalitions s'étant réparties les sièges gagnables au scrutin majoritaire] , mais non à l'échelle nationale...On trouve dans les deux assemblées plus de dix partis ou mouvements politiques. »

« Sans le scorporo, ou avec son emploi partiel comme c'est le cas à la chambre des députés, le cartel de droite (les Poli) aurait également atteint la majorité absolue au sénat »

« Le scorporo total pratiqué au Sénat a davantage gêné le camp vainqueur (les Poli) que le scorporo partiel de la chambre basse. »

C'est apparemment aussi la position du président de l'Assemblée nationale, Bernard Accoyer.

« Les effets de la proportionnelle nous les connaissons par coeur », a-t-il affirmé à l'occasion des dernières journées parlementaires de l'UMP (25/09/2009 ). « La proportionnelle, c'est le mode de scrutin des assemblées instables, des groupes charnières, des exécutifs précarisés, des majorités impuissantes et des minorités régnantes. C'est la volonté du peuple diluée et la désignation d'élus par les partis eux-mêmes [...] Les effets, à mes yeux délétères, de la proportionnelle intégrale sont immédiats. Pour les scrutins mixtes, ils se font sentir dans des délais quasi proportionnels à la dose instillée. »

Dans la simulation de l'étude d'impact, le département à 15 conseillers territoriaux (Y) n'a pas de majorité, celui à 20 conseillers territoriaux (W) peut se retrouver bloqué. Deux départements sur quatre posent donc problème. (Voir annexe)

L'aléa est encore plus important au niveau régional puisqu'aux incertitudes départementales s'ajoutent celles relatives à la distribution des majorités entre départements.

Dans l'exemple cité, il suffirait d'une inversion des résultats en sièges entre les deux listes principales dans le département le plus important (Z) pour que le conseil régional soit privé de majorité. La liste 2 obtenant 42 sièges (sur 86), les 5 élus des 3 petites listes représentées seraient indispensables pour assurer une majorité au conseil régional.

Si l'on en croit l'avis de la section de l'intérieur du Conseil d'État publié par la presse, celle-ci concluait que « le mode de scrutin retenu n'apparaît pas de nature à garantir, ni au conseil général ni au conseil régional l'établissement d'une majorité stable propre à assurer le bon fonctionnement de ces collectivités territoriales. »

Si on ignore ce que fut l'avis définitif, cela montre au moins que la question se pose.

* 21 Pour ceux qui n'auraient pas compris, voici le texte du projet de loi :« Aucune liste ne peut être enregistrée si une liste ayant le même rattachement n'est pas enregistrée dans chaque département de la région et si l'ensemble des listes se présentant avec le même rattachement régional que le sien ne dispose pas d'un nombre total de déclaration de rattachement par des candidats à un siège de conseiller territorial à pourvoir au scrutin uninominal au moins égal à la moitié des cantons que compte la région. » C'est le candidat tête de liste du département chef-lieu de région qui est chargé d'effectuer les démarches d'enregistrement de l'ensemble des listes qui lui sont rattachées.

* 22 Seuls 649 de 650 sièges des communes étaient à pourvoir le 6 mai 2010, le scrutin dans la circonscription de Thirsk and Malton (Nord-Est de l'Angleterre) ayant été renvoyé au 27 mai pour cause de décès d'un candidat.

Sous l'étiquette de « partis localistes », on entend : le parti unioniste démocrate (protestant nord-irlandais) ; le parti national écossais ; le Sinn Féin (catholique nord-irlandais) ; le Plaid Cymrus (nationaliste gallois) ; le SDLP (nationaliste nord-irlandais) ; l'Alliance Party (nord-irlandais non confessionnel).

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