VIII. AUDITION DE M. GILLES LE BLANC, PROFESSEUR D'ÉCONOMIE À L'ÉCOLE DES MINES DE PARIS

La mission commune d'information sur la désindustrialisation des territoires procède ensuite à l'audition de M. Gilles Le Blanc, professeur d'économie à l'École des mines de Paris.

M. Gilles Le Blanc . - Mon champ d'étude concerne depuis quinze ans l'industrie et les politiques industrielles dans leur ensemble, sans se limiter à des secteurs ou à des territoires particuliers.

Les contributions aux états généraux de l'industrie ont montré que les régions ne partageaient pas toutes la même vision de l'industrie. Si la problématique industrielle semblait même absente dans certaines d'entre elles, d'autres, en revanche, ont formulé des propositions concrètes mais qui ne sont pas nécessairement transposables à l'ensemble du territoire.

En effet, si la politique industrielle comporte une dimension nationale et même européenne, je tire de mon expérience la conviction qu'il faut admettre une certaine différenciation des outils et des modes de financement. Traditionnellement, les outils mis en oeuvre concernent certains secteurs ou ont une portée générique : recherche et développement, investissement. Or ces deux fondements sont aujourd'hui moins adaptés.

D'une part, la définition des secteurs suppose l'identification d'acteurs caractérisés par un certain nombre de points communs, ce qui permet de garantir l'efficacité des moyens ciblés vers ces acteurs. Or cette homogénéité n'existe plus, en particulier dans les secteurs porteurs tels que la santé et les nouvelles technologies. Il est donc plus difficile d'orienter les moyens vers ces acteurs.

D'autre part, l'application des outils génériques, outre les quelques effets d'aubaine qui peuvent en réduire l'efficacité, se heurte surtout à des effets de seuil et de proportionnalité. Ainsi, la moitié des PME sont tout simplement trop petites pour pouvoir réellement innover, ce qui réduit l'impact des mesures centrées sur la recherche et le développement.

Nous manquons en fait d'informations suffisamment précises pour orienter correctement les outils et les décisions publiques. Il est très important, même si cela représente un coût, de construire une grille commune d'analyse en mobilisant les agences, administrations et établissements publics qui détiennent aujourd'hui ces informations de manière dispersée.

J'évoquerai ensuite la dimension géographique de l'industrie.

Les délocalisations concernent les activités productives, mais également et de plus en plus les centres de recherche, les laboratoires et les activités de conception, dans les secteurs les plus variés. Il s'agit moins de rechercher le coût du travail le plus bas que d'améliorer l'efficacité de ces activités. Ce type de délocalisation prend plutôt pour cible des pays comme les États-Unis ou Singapour, voire la Russie.

Il s'agit d'une véritable menace, car un enjeu essentiel est celui de la fixation des normes et des standards, qui détermine les caractéristiques des produits qui seront fabriqués dans le monde entier. Or l'Europe est en train de perdre la bataille des standards, y compris dans le domaine environnemental.

Il faut souligner par ailleurs que la recherche ne peut être séparée de l'industrialisation, l'une et l'autre nécessitant des interactions constantes. Toutefois, l'innovation a une particularité par rapport à la production ou la commercialisation : les gains d'efficacité potentiels sont considérables, car seule une fraction des dépenses qui lui sont consacrées ont une application réelle. Une amélioration du rendement de cet effort d'innovation peut donc avoir un effet très important sur les résultats globaux. Or, on constate que, dans certains espaces, l'efficacité des dépenses d'innovation est supérieure.

M. Jean-Pierre Sueur . - De quels espaces s'agit-il ?

M. Gilles Le Blanc . - Ces territoires innovants ne sont pas forcément liés à un secteur donné, contrairement à la plupart des pôles de compétitivité. Ils sont caractérisés par la présence d'entités productives, mais aussi de laboratoires, de financeurs et de personnels administratifs.

Pour prendre l'exemple des nanotechnologies, on a concentré les moyens sur la recherche et le développement, mais sans avoir déterminé précisément quelles seraient les utilisations futures. Il aurait fallu mieux associer un dialogue intersectoriel avec les représentants des différentes industries concernées afin de mieux valoriser les procédés technologiques. Quant au financement, le soutien public doit à un certain moment trouver un relais auprès des investisseurs privés. Enfin, les entreprises doivent également trouver des gestionnaires pour assurer leur développement : or le recrutement d'un directeur des ressources humaines ou d'un directeur financier se fait sur des bases plus locales que celui d'un technicien de haut niveau que l'on peut faire venir de loin.

La dimension régionale est donc essentielle aussi bien au niveau de l'innovation que de la main d'oeuvre. Elle l'est aussi pour l'expérimentation des solutions, qui permet l'adoption et la diffusion des solutions technologiques. Ainsi, dans le domaine de l'environnement, les conditions spécifiques à chaque pays et à chaque territoire supposent la mise en oeuvre de solutions différenciées, au contraire des technologies de l'information pour lesquelles un même produit peut être diffusé dans le monde entier. Ces solutions devront donc être expérimentées et validées au niveau local, en fonction des caractéristiques des territoires.

M. Martial Bourquin , président . - Je vous remercie pour cet éclairage nouveau.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - C'est un exposé extrêmement clair qui souligne le rôle de l'innovation. Je rappelle que le rapport de M. Alain Costes sur les nanotechnologies expliquait il y a deux ans que nous sommes en train de rater une occasion parce que nous ne savons pas mettre en oeuvre les innovations proposées.

M. Jean-Jacques Mirassou . - Vous avez dit d'une part que l'on manquait de la capacité humaine à mettre en oeuvre les innovations et d'autre part que l'innovation profitait de la proximité avec la production. Le risque me paraît donc être que nous perdions, à terme, aussi bien la production que l'innovation !

Mme Christiane Demontès . - Pourriez-vous indiquer ce que vous pensez de l'action des pôles de compétitivité en matière d'innovation ?

Mme Esther Sittler . - Je rejoins vos propos sur la nécessité des liens entre la recherche et la production : je peux ainsi citer le cas d'une entreprise qui a externalisé une partie de sa production en Inde mais en conservant l'autre partie sur notre territoire, au contact de ses activités de recherche.

M. Martial Bourquin , président . - Selon vous, quel est le territoire le plus pertinent pour mener une action en faveur de l'industrie ? Que pensez-vous par ailleurs des politiques tendant à mettre des cadres à disposition des PME ?

M. Gilles Le Blanc . - Je ne crois pas que la production et la recherche industrielles soient condamnées à disparaître : l'industrie a toute sa place dans nos territoires, surtout si nous savons exploiter la dimension locale.

S'agissant des pôles de compétitivité, les PME qui y participent sont en général celles qui sont déjà proches des grands groupes. Les PME isolées sont handicapées par une taille insuffisante pour participer aux pôles.

Le partage de ressources humaines ne peut être une réponse que temporaire pour franchir un cap difficile : l'entreprise doit disposer de ses cadres et de ses techniciens à temps plein sur le long terme. Seul le passage à une taille supérieure permet de trouver les ressources nécessaires pour embaucher les personnes qui permettront de faire de l'innovation. La difficulté à cet égard est de convaincre des entreprises similaires qu'elles doivent se rapprocher.

Concernant l'échelle appropriée pour l'action publique, une logique centralisée est parfois utile, mais il faut sans doute avoir dans ce cas une approche européenne. Ainsi, la voiture électrique aurait dû être développée en commun avec d'autres pays. Au niveau local, l'échelon régional me paraît le plus adéquat. Il faut en effet éviter une spécialisation excessive, qui ne permet pas de réaliser les transferts nécessaires entre les secteurs. Il ne faut pas non plus choisir un champ d'action trop large afin de faciliter la circulation des informations entre les acteurs. La région, qui regroupe souvent plus d'un million d'habitants, permet par sa diversité et sa taille de mettre en oeuvre des expérimentations significatives avec des ressources suffisantes. Je considère en conséquence qu'une grande partie des aides apportées aux entreprises, qui s'élèvent à 60 milliards d'euros environ, devraient être orientées vers des structures plus locales.

L'évaluation elle-même n'est pas possible au niveau national car elle demande une compréhension des enjeux et une collecte des informations que l'on peut obtenir de manière plus efficace au niveau régional.

S'agissant enfin de la gouvernance territoriale, les différents débats en cours sur la réorganisation au niveau régional des différentes structures d'action économique doivent permettre de déterminer comment construire celle qui pourra obtenir les informations et avoir la légitimité pour prendre des décisions et mener des évaluations rigoureuses.

M. Martial Bourquin , président . - Je vous remercie pour votre exposé très intéressant.

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