3. Les règles de prévention des conflits d'intérêts dans les Parlements étrangers : une application parfois « molle »

Les règles en vigueur dans les États étrangers doivent néanmoins être analysées en tenant compte non seulement de leur lettre, mais aussi de la manière dont elles sont mises en pratique : une rédaction sévère peut, en effet, cacher des pratiques « molles » et finalement peu susceptibles de prévenir effectivement l'émergence de conflits d'intérêts.

a) La prévalence de la liberté parlementaire : l'exemple allemand

Le groupe de travail a constaté, lors d'un déplacement à Berlin, que les modalités de mise en oeuvre des règles relatives aux conflits d'intérêts des membres du Bundestag (et qui semblent, « sur le papier », particulièrement rigoureuses) laissaient de très grandes marges de manoeuvre aux députés , si bien que ceux-ci étaient de facto laissés libres de se placer en situation de conflit d'intérêts.

En effet, toutes les personnes entendues à Berlin par le groupe de travail (membres de la commission de validation des élections, de l'immunité et du Règlement du Bundestag, représentants du Bundesrat, fonctionnaires du ministère de l'Intérieur, universitaires, etc.) ont souligné que le régime de prévention des conflits d'intérêts du Parlement allemand était principalement structuré non par la volonté d'assurer la probité apparente des parlementaires, mais par le principe de « liberté du mandat » , qui figure à l'article 38 de la Loi fondamentale allemande. Cet article, qui dispose que les députés « ne sont liés ni par des mandats ni par des instructions et ne sont soumis qu'à leur conscience », limite très nettement la possibilité du législateur ou du juge constitutionnel de restreindre l'exercice d'activités en sus du mandat.

Ainsi, les députés allemands rencontrés par vos co-rapporteurs, et qui représentaient chacun des groupes politiques présents au sein du Bundestag, ont tous estimé que la gestion des conflits d'intérêts ne devait pas faire obstacle à la liberté absolue que la Loi fondamentale donne aux parlementaires pour l'exercice de leur mandat : la transparence est, dès lors, interprétée comme une modalité d'expression de la liberté des députés, qui sont totalement maîtres des éléments qu'ils déclarent 66 ( * ) et des données qui peuvent être rendues publiques. M. Dieter Wiefelspütz, membre du SPD (parti social-démocrate) et ancien président de la commission de validation des élections, de l'immunité et du Règlement, estimait d'ailleurs que le système allemand reposait sur un « processus démocratique d'auto-vérification » au cours duquel les députés devaient conserver une complète liberté. De la même manière, M. Michael Grosse-Brömer, membre de la CDU (parti conservateur), affirmait que le député devait être seul juge de ses propres motivations , et qu'il devait déterminer lui-même s'il s'exprimait par conviction ou en raison d'une dépendance par rapport à des intérêts extérieurs à son mandat.

Vos co-rapporteurs ont pu constater que ce principe de « liberté du mandat » était considéré comme crucial par l'ensemble des représentants des groupes politiques, qui ont tous jugé impensable que la liberté des députés puisse être remise en cause, fût-ce à la marge, pour permettre une meilleure prévention des conflits d'intérêts.

Le principal objet des mécanismes mis en place par le Bundestag n'est donc pas d'empêcher l'apparition effective de conflits d'intérêts, mais de permettre aux électeurs -qui sont informés des intérêts détenus par leur député- de demander des comptes à ce dernier et, éventuellement, de le sanctionner dans les urnes aux prochaines élections.

De manière générale, le groupe de travail a observé que le système allemand de prévention des conflits d'intérêts était marqué par de nombreuses lacunes :

- ce système, qui repose à la fois sur un objectif de transparence et sur un impératif de liberté, pose tout d'abord problème dans son application : en l'absence de contrainte réelle, rares sont les députés qui se soumettent pleinement à l'exercice d'autocontrôle prévu par le Règlement . À cet égard, M. Thomas Strobl, membre de la CDU et président de la commission de validation des élections, de l'immunité et du Règlement, rappelait que le code de conduite du Bundestag faisait obligation aux députés susceptibles d'être en situation de conflit d'intérêts de déclarer oralement leurs intérêts lors des délibérations en commission ; dans le même temps, il avouait toutefois qu'à sa connaissance, ce cas ne s'était jamais présenté depuis l'entrée en vigueur de la loi en 2005 ;

- la déclaration des revenus tirés, par les députés, de leurs activités annexes se fait selon un système de trois « paliers ». Or, les montants retenus pour ces paliers (de 1 000 à 3 500 euros 67 ( * ) ; de 3 501 à 7 000 euros ; plus de 7 000 euros) ne permettent pas aux autorités en charge de la déontologie de disposer d'informations suffisantes sur les rémunérations perçues par les députés : nombreux sont ainsi les observateurs qui estiment que le dernier palier est excessivement flou et ne garantit pas que les électeurs puissent exercer un contrôle démocratique sur l'activité des parlementaires 68 ( * ) ;

- l'opacité globale de ce système est renforcée par la possibilité qu'ont les députés et les partis politiques allemands de recevoir des dons de personnes morales de droit privé, sans plafond ;

- enfin, les sanctions pénales applicables aux députés sont légères -et donc peu dissuasives- : comme le rappelait M. Yoan Vilain, chercheur en droit public comparé au centre Marc Bloch, l'incrimination pénale spécifique que le législateur allemand a mis en place en 1994 pour punir les députés s'étant rendus coupables de corruption prévoit une sanction relativement faible (cinq ans d'emprisonnement, contre dix en France) et est rédigée en des termes si restrictifs 69 ( * ) qu'elle semble peu susceptible d'être jamais mise en oeuvre -elle n'a d'ailleurs, à ce jour, jamais été appliquée.

b) Les États-Unis : des règles rigoureuses, une application discutable

De la même manière, lors de leur déplacement à Washington, vos co-rapporteurs ont observé que la rigueur législation américaine était largement apparente et que les membres du Congrès n'étaient pas mieux prémunis que les parlementaires européens contre les conflits d'intérêts. Le contrôle de la probité des parlementaires semble ainsi passer par la pression exercée par le public, qui peut pousser certains responsables publics à quitter les fonctions dans le cadre desquelles ils se sont mis en situation de conflit d'intérêts, et non par les règles de hard et de soft law édictées par le Congrès qui n'ont, par elles-mêmes, qu'une efficacité limitée.

En effet, dans le système américain de prévention des conflits d'intérêts, le principe de transparence semble être considéré comme suffisant pour obliger les parlementaires à adopter des comportements conformes à l'exigence de probité. À cet égard, le groupe de travail souligne que, comme l'a reconnu l'assistant de M. Patrick Leahy, président du Judiciary committee (c'est-à-dire de la commission permanente en charge des questions pénales), les parlementaires qui ont déclaré sincèrement leurs intérêts ne sont pas susceptibles de se voir appliquer une sanction, même si les intérêts qu'ils ont déclarés ont été à l'origine d'un conflit d'intérêts réel 70 ( * ) : la déclaration semble donc paralyser la sanction .

Le manque global d'efficacité de la législation américaine est aussi attesté par le très faible nombre de sanctions prononcées : ainsi, depuis plus de trente ans, seules deux expulsions ont été prononcées sur le fondement des règles relatives à l'éthique, et l'une d'entre elles était consécutive à des faits de harcèlement sexuel. En d'autres termes, depuis 1978 et la création de normes visant à prévenir et à réprimer les manquements au devoir de probité, seul un parlementaire a été expulsé pour s'être placé en situation de conflit d'intérêts. De même, le nombre de condamnations pour des faits de corruption reste faible dans la mesure où, comme dans les pays d'Europe, le vote des parlementaires est protégé par la Constitution, si bien qu'il ne peut pas être utilisé comme un moyen de preuve et qu'il ne peut pas, à lui seul, justifier le déclenchement de poursuites judiciaires.

Enfin et surtout, vos co-rapporteurs ont constaté que la législation américaine, rigoureuse (même si cette rigueur est toute théorique) sur certains sujets, ignorait totalement des pans entiers de la vie publique : en particulier, elle ne tient aucun compte des conflits d'intérêts qui peuvent être posés par le financement, par des entreprises privées, de la vie politique et des campagnes électorales 71 ( * ) .

On soulignera ainsi que, dans un arrêt Citizens united v. Federal Election Commission du 21 janvier 2011, la Cour suprême a jugé que la liberté d'expression, garantie par le Premier amendement de la Constitution des États-Unis, interdisait qu'une quelconque limitation soit apportée à la participation des organismes privés aux campagnes électorales. Le financement de la vie politique par des entreprises ne connaît donc aucune barrière. Cette jurisprudence se cumule d'ailleurs avec l'absence de plafond global de dépenses électorales : les fonds engagés par le candidat pour faire campagne sont donc théoriquement illimités, de même que les sources de financement auxquelles il peut faire appel. On imagine aisément quelles peuvent être les conséquences de cette situation sur la probité des parlementaires (puisqu'il est douteux que les entités qui ont contribué à faire élire un candidat puissent, en dépensant pour son compte des sommes colossales, n'en attendre aucune contrepartie si ce dernier est effectivement élu), et en quoi la position de la Cour suprême peut en pratique contribuer à créer de graves conflits d'intérêts...

Il semble donc que les solutions retenues par le législateur américain, pourtant fréquemment cité en exemple auprès des pays européens, ne soient pas suffisantes pour prévenir l'émergence de conflits d'intérêts -voire, dans certains domaines, qu'elles en favorisent l'apparition.


* 66 Selon les représentants du ministère allemand de l'Intérieur, l'article 12 de la Loi fondamentale (liberté d'exercice d'une profession) crée en effet un « droit fondamental à l'autodétermination informationnelle ».

* 67 Les revenus inférieurs à 1 000 euros par mois ne sont pas soumis à déclaration.

* 68 En 2010, 111 députés sur 622 touchaient des revenus issus d'activités annexes supérieurs à 7 000 euros mensuels.

* 69 Seuls peuvent être condamnés les parlementaires qui ont été rémunérés pour leur vote, tandis que ceux qui ont tenté d'influencer les débats en séance publique, en commission ou à l'intérieur de leur groupe parlementaire ne sont pas susceptibles d'être inquiétés.

* 70 Et sous réserve que ce conflit d'intérêts ne soit pas constitutif d'une infraction pénale, auquel cas la déclaration peut être un moyen de preuve et faciliter la condamnation du parlementaire.

* 71 Et notamment par les PAC (comités d'action politique), chargés de redistribuer aux candidats les fonds collectés, pour leur campagne, auprès d'entités privées -et qui s'apparentent, selon de nombreuses organisations non-gouvernementales américaines, à de véritables « caisses noires » (telle est par exemple l'opinion de l'organisation CREW, dont la présidente, Mme Melanie Sloan, qui a été entendue par le groupe de travail lors du déplacement à Washington).

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