14) LE DÉFI DE LA CITOYENNETÉ

- Quelle citoyenneté ? (l'habitant de la ville, le travailleur dans la ville, l'usager de la ville)

- Quelle participation de chaque type d'usager ?

- La ville creuset, ville du partage

D'un point de vue étymologique, dans la langue française, le citoyen, le « Civis » est celui qui habite la Cité, la « Civitas ». Elle lui appartient, il a le droit d'y habiter, de bénéficier de sa protection juridique et de participer aux affaires de la « Polis », d'y faire de la politique. A l'époque moderne, le citoyen est celui qui habite une ville, un « citadin », sans que ce terme n'emporte une acceptation politique qui ne réapparaîtra qu'à la Révolution pendant laquelle les individus, qui sont désormais tous égaux en droit dans le cadre de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, sont salués par la dénomination de « Citoyen ».

Thomas Humphrey Marshall (1893-1991), sociologue anglais, a esquissé une théorie de la citoyenneté en 1949 lors d'une conférence à Oxford intitulée « Citoyenneté et classe sociale ». Selon lui, il faut prendre en compte deux critères afin d'analyser le concept de citoyenneté. Premièrement, la citoyenneté est un statut juridique qui assure la reconnaissance d'une protection à certains et la refuse à d'autres. Deuxièmement, ce statut juridique octroie des droits spécifiques. Pour Marshall, il y a trois types de droits qui sont associés à la citoyenneté : les droits civils, les droits politiques et les droits sociaux.

L'intérêt de la démarche de Marshall (même si elle est critiquable sous différents aspects) est d'expliquer de manière linéaire comment s'effectuera le passage de la citoyenneté civile à la citoyenneté sociale en passant par la citoyenneté politique. Ainsi, le XVIII e siècle correspond, pour lui, à l'avènement de la dimension civile de la citoyenneté qui se caractérise notamment par le droit à la propriété et à la liberté d'expression. De ce fait, sont laissés de côté, « ceux qui n'ont pas de propriété ou qui ne disposent pas des moyens pratiques de faire valoir leur opinion » 142 ( * ) . Cette inégalité sera compensée au cours du XIX e siècle par la dimension politique de la citoyenneté qui permet à tout individu de participer à l'exercice du pouvoir politique (droit de vote et droit d'être élu). Néanmoins, malgré la reconnaissance de ces nouveaux droits, il est toujours aussi difficile pour les salariés de faire entendre leur voix, eux qui subissent de plein fouet la crise économique des années 1870-1880 et qui voient leurs conditions de vie se détériorer avec la montée du chômage. C'est pourquoi, afin de garantir un minimum de dignité à toute personne, la dimension sociale de la citoyenneté sera reconnue au milieu du XX ème siècle (droit au bien-être économique, à la sécurité, à l'accès à la culture). Il devient alors possible à tout homme « de pouvoir satisfaire ses besoins en matière de nourriture de logement, d'éducation, et de pouvoir disposer d'un revenu lui permettant de veiller sur sa famille si, pour des raisons indépendantes de sa volonté, il ne peut exercer un emploi » 143 ( * ) . Il faut, bien entendu, mettre cette nouvelle dimension de la citoyenneté en parallèle avec la naissance de l'Etat-Providence.

Si, pour Marshall, la citoyenneté se parachève avec l'octroi de droits sociaux, il est aujourd'hui nécessaire, pour certains sociologues, de reconnaître en ce début du XXI ème siècle une nouvelle déclinaison de la citoyenneté, une citoyenneté urbaine . Bien sûr, pour certains l'évocation de cette nouvelle dimension apparaîtra bien faible, le récit évolutionniste de Marshall se situant déjà dans un cadre urbain. La citoyenneté civile est née dans les villes marchandes afin d'arbitrer les désaccords entre vendeurs et acheteurs. On doit avant tout la citoyenneté politique aux urbains qui désirent être en mesure d'influer sur l'orientation politique des gouvernants. Enfin, la citoyenneté sociale est une réponse apportée « au problème posé par la concentration croissante de la population pauvre dans les villes où elle vient rechercher un emploi et s'y trouve en temps de crise, exposée au pire dénuement » 144 ( * ) .

Néanmoins, Jacques Donzelot, dans son ouvrage intitulé Vers une citoyenneté urbaine 145 ( * ) met en lumière un facteur important pour expliquer la pertinence du concept de citoyenneté urbaine : notre rapport à la ville, à l'urbain a profondément changé au cours des derniers siècles. Alors qu'à la fin du XIX ème siècle la ville était considérée comme néfaste pour la société car lieu de l'affaiblissement des liens sociaux, de la contestation du pouvoir avec les émeutes, de l'insalubrité, de la dégénérescence humaine, il en est tout autrement au XX ème siècle. On considère dorénavant la ville comme une victime et non comme une coupable des différents problèmes auxquels elle est confrontée. De manière plus générale, émerge l'idée qu'il faut « prendre appui sur la ville pour faire société, réapprendre le `vivre ensemble' » 146 ( * ) . En fin de compte, nous somme passés en l'espace d'un siècle d'un climat d' « urbaphobie » à une relative « urbaphilie », le renouveau de la ville devenant, dans l'imaginaire collectif, la réponse aux problèmes économiques, sociaux, écologiques -ces perceptions devant toutefois être relativisées comme nous l'avons montré dès l'avant-propos de rapport.

Selon Jacques Donzelot, la citoyenneté urbaine se caractérise par la reconnaissance d'un droit à la ville qui comprend « le droit au logement, plus la vie sociale, le quartier et les opportunités qu'elle représente » 147 ( * ) et ce concept intègre celui d'égalité des chances. La citoyenneté urbaine c'est aussi l'introduction de la diversité de l'habitat afin de parvenir à la mixité sociale même si les actions mises en place ne permettent pas toujours d'arriver au résultat escompté, le renouveau urbain -ou certaines de ses modalités- se traduisant souvent par un phénomène de « gentrification » qui conduit les populations pauvres à se retrouver chassées des quartiers centraux. En outre, la citoyenneté urbaine se traduit par une participation des citoyens à la mise en place des politiques publiques au niveau local, et c'est là un changement important.

Il est devenu aujourd'hui quasi impossible de mettre en place des grands projets (urbains, économiques, culturels) sans y associer les citoyens. Qui n'a pas vu des projets de renouveau urbain échouer car rejetés en bloc par la population concernée ? Associer les habitants à l'élaboration des décisions est aujourd'hui essentiel car cela permet bien souvent une réelle amélioration des projets ainsi qu'une meilleure acceptation de ceux-ci par les personnes visées qui ont pu se l'approprier après l'avoir étudié, compris et éventuellement modifié. Ainsi, dans le cadre d'un projet de rénovation urbaine, mettre autour de la table urbanistes, architectes, aménageurs, promoteurs, clients et usagers à chaque étape importante de la discussion apparaît désormais indispensable. Bien sûr, malgré les efforts de dialogue entrepris, il existera toujours -ou souvent- des récalcitrants et des oppositions, et en dernier ressort il est évidemment du rôle des élus de prendre une décision qui profite au plus grand nombre.

Participation citoyenne aux projets urbains à Barcelone

Au cours des vingt dernières années, Barcelone a connu de vastes opérations architecturales qui ont totalement reconfiguré son territoire. Néanmoins, ces projets urbains ont parfois été contestés par les habitants qui y ont vu une façon de repousser à l'extérieur de la ville les classes populaires. C'est pourquoi, dès la fin des années 80, il a été créé dans chaque arrondissement un Conseil citoyen et des Conseils sectoriels afin d'associer élus et représentants de la société civile quant à l'avenir de la ville. Ces espaces de discussion ne sont pas à négliger quand on sait que la concertation publique « joue un rôle déterminant dans le succès d'un projet » 148 ( * ) en étant « le facteur qui permet son acceptation sociale » 149 ( * ) .

Aujourd'hui, la participation citoyenne s'est institutionnalisée et de nouveaux mécanismes de consultation permettent aux Barcelonais à titre personnel et aux associations de faire entendre leur voix : Conseil de ville qui est l'équivalent du Conseil citoyen à l'échelle de la municipalité, Consultation publique dont le résultat est pris en compte si « la participation représente au moins 50 % de la population majeure recensé sur le territoire qui fait l'objet de la consultation » 150 ( * ) ....

Pour autant, ces instances ne sont que consultatives pour la plupart d'entre elles et non décisionnelles. C'est pourquoi, malgré l'institutionnalisation de la consultation publique, de vives tensions sont apparues entre autorités locales et associations d'habitants à propos de projets urbains récents : projet 22@ qui vise la réhabilitation du Poblenou, ancien quartier industriel, projet Diagonal Mar qui consiste à construire des hôtels de luxe. Pour se faire entendre, les habitants ont alors décidé de contourner les procédures de participation existantes : manifestations, fêtes de revendication, occupations d'espaces ont ainsi eu lieu pour maintenir la pression.

Pour autant, la citoyenneté n'appartient pas qu'à l'habitant de la ville ; elle appartient aussi au travailleur dans la ville ou à l'usager de la ville. En effet, l'augmentation des possibilités de déplacement fait que les villes ne sont plus seulement fréquentées par leurs seuls habitants. Cette nouvelle réalité pose dès lors toute la question de la participation aux affaires des villes contemporaines, celles où l'habitat et l'emploi ne se superposent plus, du « rurbain » qui travaille à la ville mais vit à la campagne, du « citoyen virtuel » qui vit ses engagements dans la Cité où son activité se situe mais pas nécessairement dans celle de son toit. Ainsi, pour les lieux de passage comme les gares qui voient passer un nombre conséquent d'usagers qui n'habitent pas la ville où est implantée la structure, il apparaît indispensable de consulter les utilisateurs de l'équipement en plus des habitants qui en sont riverains. Cette question se pose de manière plus générale pour l'ensemble des lieux publics qui sont, comme leur nom l'indique, ouverts à tous.

En outre, participer en tant que citoyen aux affaires de la Cité dans une mégapole est un objectif difficile à atteindre. C'est la raison pour laquelle la citoyenneté s'exercera et s'exerce déjà le plus souvent dans le cadre des quartiers. C'est le cas notamment dans les villes du Sud où les représentants des habitants dans les quartiers -quand il ne s'agit pas des habitants eux-mêmes dans le cadre dans la cadre d'une démocratie directe et participative- prennent en main nombre d'affaires locales, indépendamment des autorités municipales : l'éducation, la sécurité, la construction de logements, l'assainissement, l'entraide, etc., ce qui n'exclut pas une gouvernance au niveau de l'ensemble de l'aire urbaine.

Dans les villes occidentales plus sophistiquées et plus riches, là où domine plus intensément l'individualisme au sein de la société de consommation, la question est plus complexe. C'est à titre d'exemple, l'objet du projet de renforcement des capacités prospectives de la société civile pour une meilleure qualité du débat démocratique soutenu par la région Ile-de-France 151 ( * ) . Il s'agit principalement de dessiner les conditions de conduite d'un atelier coopératif de prospective en milieu associatif afin de bâtir et de mettre en débat des scénarios d'évolution à dix ans pour les associations agissant sur les territoires du projet. Les objectifs sont multiples :

- aider les acteurs associatifs à anticiper les mutations en cours et à distinguer plus efficacement leurs marges de manoeuvre dans les différents domaines concernés par un engagement citoyen et les principaux enjeux intéressants les associations (évolution de la demande sociale, transformations des modèles socio-économiques, évolutions de la démographie et des finances publiques, nouvelles formes d'organisation publique et associative...) ;

- mieux articuler les apports des chercheurs et universitaires avec l'expérience et l'expertise des acteurs de terrain dans la compréhension des problématiques de terrain (et plus particulièrement ceux agissant sur les territoires les plus en difficultés) afin de croiser les expertises. Les conclusions apportées pour chacun des thèmes seront diffusées via internet (y compris en utilisant la plateforme projets citoyens) afin de favoriser leur enrichissement et leur mise en débat.

On voit qu'au total se pose déjà et se posera de plus en plus la question de la participation de tous les usagers et tous les acteurs du quartier, de la ville ou de l'agglomération à la définition des projets urbains. Les acteurs, les usagers et les habitants domiciliés dans l'aire urbaine considérée sont des « catégories » qui se superposent de moins en moins, et pourtant la ville, la cité est leur bien commun.

Budget participatif à Porto Alegre : la parole donnée aux citoyens

Au Brésil, les villes bénéficient d'une grande autonomie depuis l'entrée en vigueur de la Constitution Fédérale de 1988 et du Statut des Villes en 2003. C'est pourquoi, certains maires ont décidé de profiter de cette « liberté » pour mettre en place des expériences de gestion urbaine novatrices. Ainsi, à Porto Alegre, le Parti des travailleurs (PT), après son accession au pouvoir en 1988, a décrété l'élaboration d'un « budget participatif ». Si le Parti des travailleurs a initié une telle expérience, c'est pour, selon Raul Pont maire de la ville entre 1996 et 2000, stopper « les graves déformations liées à la concentration du pouvoir, au gaspillage des ressources, au clientélisme politique et à la corruption » 152 ( * ) .

Pour mettre en oeuvre ce dispositif, les autorités ont pu s'appuyer sur l'Union des associations d'habitants de Porto Alegre qui, depuis 1985, « réclamait l'établissement d'une structure de participation populaire aux décisions du budget municipal » 153 ( * ) . A travers le budget participatif, les citoyens peuvent discuter, délibérer et prendre des décisions « sur les priorités et la répartition des investissements dans les infrastructures urbaines comme le transport, l'assainissement, la santé publique, l'éducation [...] » 154 ( * ) . Concrètement, la participation des citoyens se réalise à deux niveaux : sectoriel (la ville étant divisée en 16 secteurs) pour aborder les problèmes locaux, et municipal par le biais de forums thématiques (circulation et transports, développement économique et fiscalité ; organisation de la cité et développement urbain...). A la suite des différents forums (sectoriels et thématiques), les habitants élisent des délégués qui ont pour objectif de défendre le bien fondé des propositions établies face au conseil municipal.

Aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour considérer que le budget participatif est une réussite : il a permis d'atteindre une meilleure efficacité de la dépense publique et de mieux cerner les besoins des administrés, surtout des plus pauvres qui étaient auparavant exclus du processus décisionnel. De plus, cet instrument permet de responsabiliser les citoyens qui sont, dès lors, plus enclins à respecter les biens publics. Signalons cependant que « seulement » 20 000 personnes participent en moyenne chaque année à l'élaboration du budget participatif sur un total de 1,4 million d'habitants.


* 142 Jacques Donzelot, Vers une citoyenneté urbaine , Editions Rue d'Ulm, janvier 2009

* 143 Ibid.

* 144 Ibid.

* 145 Ibid.

* 146 Ibid.

* 147 Ibid.

* 148 Voir « Barcelone : ville de projet(s) ? » dans le Tome II

* 149 Ibid.

* 150 Laurence Bherer et Mariona Tomàs, « Les échelles de la démocratie participative : rivalités politiques et complexité municipale à Montréal et Barcelone »,

http://www.pacte.cnrs.fr/IMG/html_ComTomasBherer.html

* 151 http://www.projets-citoyens.fr/node/2370

* 152 Raul Pont, « l'expérience du budget participatif », in Le Monde Diplomatique, mai 2000

* 153 Klaus Frey et Fabio Duarte, « Démocratie participative et gouvernance interactive au Brésil :  Santos, Porto Alegre et Curitiba » in Espaces et sociétés, n° 123, 2006

* 154 Ibid.

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