II. CONSTRUIRE UNE RÉGULATION DES PRATIQUES ADMINISTRATIVES ET PÉDAGOGIQUES AU SERVICE DES POLITIQUES NATIONALES

A. METTRE FIN AU MODÈLE PYRAMIDAL DE DÉCISION

1. Prendre conscience de la nécessaire articulation de l'administratif et du pédagogique

Restaurer la capacité d'arbitrage budgétaire est un préalable indispensable à la définition d'une politique éducative cohérente, lisible et centrée sur des priorités claires. Une fois l'impulsion politique donnée, encore faut-il qu'elle atteigne les pratiques pédagogiques et influe sur les résultats des élèves. En retour, l'évaluation des performances des élèves devra servir de boussole au législateur et au Gouvernement pour adapter la politique nationale. C'est donc la triple articulation du politique, de l'administratif et du pédagogique qu'il faut préciser pour que chacun reste dans son rôle en travaillant harmonieusement à l'ambition collective. Des trois maillons, c'est certainement l'administratif qui suscite le moins d'intérêt, pris entre la décision politique nationale et la liberté pédagogique reconnue à chaque enseignant dans sa classe. Il est pourtant essentiel à la fois pour la gestion efficace des ressources et la définition de stratégies adaptées aux caractéristiques et aux défis locaux.

Votre mission partage le sentiment de la Cour des comptes et de l'Institut Montaigne, dont les représentants ont appelé lors de leurs auditions à ne pas gaspiller nos forces dans des bouleversements administratifs dépourvus de lien direct avec les apprentissages et la vie scolaire. La structure administrative adoptée par un système éducatif ne commande pas les performances des élèves. Il serait donc vain de vouloir déterminer, aussi bien a priori qu'empiriquement, les détails d'une administration de l'éducation optimale en tout temps et en tout lieu. Comme le relevait Mme Nathalie Mons en 2007 après une analyse des politiques de décentralisation, de déconcentration et d'autonomie scolaire dans les pays de l'OCDE, « il n'y a pas une bonne pratique ou un schéma optimal en matière d'organisation des pouvoirs en éducation. Si certaines configurations sont positivement associées à des niveaux élevés d'efficacité, d'autres organisations institutionnelles semblent davantage garantes d'une meilleure égalité scolaire. » 14 ( * ) Parmi les pays qu'on s'accorde aujourd'hui à louer pour les résultats de leur politique éducative, il n'en est pas deux qui aient adopté la même organisation. Il est difficile de voir sur quoi peuvent s'accorder les systèmes japonais, coréen, finlandais ou australien, chacun porteur d'une histoire et fruit d'un compromis social bien différents. La transposition à l'identique de tel ou tel de ces modèles en France semble dénuée de tout fondement.

La tentation paraît dès lors grande d'abandonner les problèmes de gestion et d'organisation du système éducatif pour se concentrer sur le seul face à face de l'élève et de l'enseignant dans la classe et pour engager un grand débat sur les méthodes d'enseignement. Votre rapporteur estime qu'il faut y résister. Chaque année qui passe charrie déjà son lot de querelles pédagogiques sur l'apprentissage de la lecture ou la suppression des notes. Pendant ce temps, le lent affaissement des performances scolaires de nos enfants se poursuit silencieusement. La focalisation excessive sur le seul travail individuel de l'enseignant fait porter sur chacun d'eux une responsabilité excessive, tout en décourageant les dynamiques collectives au sein des établissements. Elle freine la prise en compte de la vie scolaire dans sa globalité et des parcours des élèves dans la durée. Elle nous pousse aux affrontements stériles et nous condamne aux politiques morcelées, mouvantes et illisibles.

Il ne faut donc pas renoncer au levier structurel et convenir que les champs administratifs et pédagogiques se recouvrent et interagissent étroitement, si bien que le fonctionnement et l'organisation des organes de gestion et d'administration du système éducatif ne sont pas indifférents pour les apprentissages en classe et la scolarité des élèves . Il n'est en effet pas discutable que, selon les termes de M. Jean Picq, président de chambre à la Cour des comptes, « bien des opérations administratives, relatives à l'organisation des établissements, la composition des classes, l'emploi du temps, etc. ont un fort contenu pédagogique. » 15 ( * ) La réforme du lycée professionnel semble comporter essentiellement un volet pédagogique appuyé sur la refonte des parcours en trois ans, l'accompagnement personnalisé et l'acquisition en cours de formation d'une certification intermédiaire. L'investissement des enseignants est donc essentiel. Mais la définition de l'offre de formation par les rectorats, essentiellement la répartition entre certificat d'aptitude professionnelle (CAP) et baccalauréat professionnel et la carte d'implantation des filières, ainsi que l'organisation des passerelles et la gestion par les chefs d'établissement de la fraction de dotation horaire non fléchée, sont des éléments cruciaux pour réussir le pari de la réduction des sorties sans diplôme et de l'élévation des niveaux de qualification. C'est bien l'ensemble de la chaîne administrative du ministère (administration centrale, rectorats et IA, établissements) qui doit contribuer au succès de la réforme.

Plus largement, il convient d'admettre que n'importe quelle structure administrative n'est pas nécessairement adaptée aux évolutions souhaitables de l'enseignement, comme la personnalisation et la fluidification des parcours des élèves. L'inefficience administrative peut sévèrement brider l'efficacité pédagogique. Même les initiatives les plus intéressantes, appuyées sur une recherche rigoureuse et dotées d'un fort effet de levier, par exemple en matière d'acquisition et d'enrichissement du langage en maternelle, ont besoin de s'inscrire dans un cadre et d'être dotées de ressources suffisantes, avant d'être évaluées, diffusées et transposées.

En outre, si l'on considère que l'allocation différenciée des moyens et leur reventilation souple en faveur des élèves qui en ont le plus besoin doivent constituer l'instrument de choix pour redresser notre école, force est d'admettre que cette politique dépend de la capacité de l'administration d'agréger et d'analyser les demandes, d'arbitrer entre les projets, de répartir les fonds, d'évaluer l'impact sur les élèves et d'en tirer les conséquences.

Les pratiques pédagogiques ne se déploient pas dans un espace intellectuel désincarné et leurs conditions matérielles, administratives et juridiques d'exercice pèsent aussi sur les résultats des élèves. La pédagogie s'incarne dans des personnels dotés d'un statut, intervenant au sein d'établissements ou d'écoles, eux-mêmes dotés de fonctions et d'une organisation spécifique, sous la tutelle hiérarchique des rectorats et des inspections d'académie. On ne peut donc pas faire l'économie d'une réflexion sur les organes du système éducatif : sont-ils adaptés à une allocation des moyens différenciée en fonction des besoins des élèves et des territoires ? Servent-ils de supports efficaces aux équipes pédagogiques locales ?

Une illustration de l'influence des structures sur les performances scolaires :
le système suisse

Le système éducatif suisse fait l'objet d'un partage de compétences complexe entre les différents échelons territoriaux, qui reflète lui-même la structure politique particulière de la confédération helvétique :

- au niveau de l'enseignement primaire et secondaire obligatoire, la décentralisation vers les cantons est totale (art. 62 de la Constitution fédérale) et concerne aussi bien les programmes, les rythmes scolaires journaliers, hebdomadaires et annuels que la préscolarisation ou le recrutement des enseignants ; d'où un système extrêmement hétérogène en organisation et en performance, à tel point qu'on peut parler d'une juxtaposition de 26 systèmes éducatifs distincts ;

- la scolarité secondaire non obligatoire fait l'objet d'un accord entre les cantons et la confédération ;

- les universités et les deux écoles polytechniques de Lausanne et de Zurich sont du ressort de la Confédération.

Le financement du primaire et des secondaires I et II est du ressort des cantons, sans participation de la Confédération, sauf pour les écoles professionnelles.

Exemples de disparités intercantonales :

- sur les 9 premières années d'enseignement correspondant à l'enseignement obligatoire, il existe plus de 10 % d'écart de temps scolaire entre le Valais ou le Tessin et Genève ou Neuchâtel. Concrètement, on consacre l'équivalent d'un an et demi de plus à l'apprentissage du français dans le Valais qu'à Genève ;

- en termes de dépenses par élève dans le secondaire I, Berne ou le Jura dépensent environ 7 000 francs suisses de moins que Genève pour une moyenne nationale de 15 500 francs suisses environ (données 2006) ;

- le Jura n'a que 10 % de ses classes de primaire dans lesquelles les élèves possèdent des niveaux fortement hétérogènes, contre 68 % à Bâle et 77 % à Genève (données 2008) ;

- aux tests PISA 2006, environ 17,5 % des élèves à Zurich ou Genève, contre seulement 8,5 % à Fribourg, n'atteignent que le plus bas niveau de lecture.

Chaque canton peut ensuite donner plus ou moins de responsabilités aux communes et aux établissements. A Genève, les 46 communes ne s'occupent que de la construction des écoles primaires, le canton possédant tous les établissements secondaires, tandis que dans le Valais, elles ont aussi la main sur les commissions scolaires et interviennent plus massivement. De même, le canton de Genève achète tous les manuels du primaire et du secondaire I ; dans d'autres cantons, les communes et les familles participent pour certains niveaux.

C'est en partie grâce au choc des tests PISA, comparable à celui causé en Allemagne, que les Suisses ont pris conscience des risques potentiels de l'éparpillement du système : d'importants écarts intercantonaux reflétant de fortes inégalités territoriales, une évaluation très difficile du système global qui, en retour, gêne la comparaison des structures cantonales et favorise l'immobilisme, le manque de transparence pour les familles et les professionnels.

C'est pourquoi la Constitution fédérale a été modifiée en 2006 par un référendum populaire afin d'inciter les cantons à harmoniser les politiques « concernant la scolarité obligatoire, l'âge d'entrée à l'école, la durée et les objectifs des niveaux d'enseignement et le passage de l'un à l'autre, ainsi que la reconnaissance des diplômes ». A défaut d'harmonisation d'ici 2015, la Confédération est autorisée à légiférer sur ces matières.

L'harmonisation vise à améliorer la perméabilité intercantonale et la qualité de l'enseignement, ainsi qu'à accroître la lisibilité, l'équité et l'efficience. Elle implique de définir par disciplines des connaissances et des compétences de bases (« standards de compétence ») et des niveaux d'exigence pour chaque cycle afin de permettre une évaluation monitorée nationalement.

Entre la Confédération et l'établissement, se superposent progressivement trois niveaux de responsabilité dans une logique d'harmonisation sans centralisation imposée :

- au niveau intercantonal (accord HarmoS) revient la définition des structures de base, des finalités, des domaines et des standards d'instruction, ainsi que la fixation d'un cadre minimal pour la formation des enseignants ; en particulier, l'accord HarmoS en cours de ratification impose une obligation scolaire de 4 à 15 ans, définit les éléments du socle commun, prévoit des indicateurs qualité ;

- au niveau régional (la Suisse romande, par exemple) revient la définition d'un Plan d'études qui définit les objectifs d'enseignement pour chaque degré et chaque cycle et qui fixe les proportions accordées à chaque domaine d'études, en ne laissant aux cantons qu'une marge d'appréciation à hauteur de 15 % du temps d'enseignement ; cette liberté d'action permet par exemple au Valais de conserver un enseignement d'éthique et de culture religieuse ;

- le canton gère les politiques d'égalité des chances, d'intégration et d'insertion professionnelle, fixe des priorités d'action publique, organise matériellement les prestations, définit le statut et la rémunération des personnels recrutés et contrôle l'enseignement privé (6 % des effectifs globalement en Suisse ; il n'est pas conventionné et ne reçoit aucune subvention publique).

La comparaison avec l'organisation des systèmes éducatifs étrangers retrouve sa pertinence, une fois débarrassée de toute volonté de reproduction mimétique. Sans tracer une voie unique vers la réussite scolaire, elle permet de préciser en quoi la structure du système influe sur les performances des élèves et les inégalités sociales ou territoriales . Mme Nathalie Mons, sociologue, a pu ainsi résumer les travaux de recherche récents sur l'impact des politiques de décentralisation au sens large, y compris la déconcentration et l'autonomie scolaire, qui indiquent plutôt que :

- la répartition des compétences en matière d'éducation affecte les performances des élèves, sans que ni une décentralisation totale, ni une parfaite concentration dans les mains de l'État ne permettent d'atteindre les meilleurs résultats ;

- avant la décentralisation politique, c'est l'autonomie des établissements qui joue favorablement sur les apprentissages ;

- l'autonomie pédagogique est particulièrement efficace ;

- l'État doit conserver un rôle de contrôle dans toute réforme décentralisatrice ;

- les décentralisations tendent à accroître les inégalités de performance scolaire, si elles ne sont pas accompagnées d'un contrôle national et de mécanismes de péréquation. 16 ( * )

L'aiguillon des comparaisons internationales aide à desserrer l'étau des habitudes, permet de revenir sur des choix anciens tacitement reconduits d'année en année et ouvre l'éventail des possibles sans nous forcer pour autant à renier notre histoire ou ignorer les traits caractéristiques de notre société. C'est pourquoi votre rapporteur regrette vivement que la France soit le seul pays de l'OCDE à ne pas avoir réalisé une enquête sur l'autonomie de ses établissements en complément du test PISA 2009 . Cette enquête a permis dans les autres pays de construire deux indicateurs, l'un mesurant l'autonomie pédagogique des établissements, c'est-à-dire leur responsabilité propre en termes de cursus, de programmes et d'évaluation des élèves ; l'autre mesurant l'autonomie de gestion, tant pour les ressources humaines que pour le budget. 17 ( * ) Reprenant les analyses récentes du cabinet McKinsey sur les systèmes ayant le plus progressé ces dernières années aux tests PISA, M. Thierry Bossard, chef du service de l'inspection générale de l'administration de l'Éducation nationale et de la recherche (IGAENR), a conclu devant les membres de la mission que « pour passer de résultats faibles à des résultats moyens, la centralisation est efficace, mais que pour passer de résultats moyens ou bons à de très bons résultats, la responsabilisation et l'autonomie des équipes locales sont les bonnes réponses. » 18 ( * )

Les déplacements de la mission en France et à l'étranger, au contact des acteurs de terrain, l'ont convaincu également que c'était le bon chemin à emprunter. Cependant, il est nécessaire d'affiner cette conclusion générale pour clarifier les responsabilités des différents maillons de la chaîne administrative et identifier les voies possibles d'une autonomie scolaire efficace et équitable.


* 14 N. Mons, Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? , PUF, 2007, p. 82.

* 15 Audition du 11 janvier 2011.

* 16 N. Mons, Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? , PUF, 2007,

pp. 80-81.

* 17 OCDE, PISA 2009 Results - What makes a school successful ? Vol. IV, pp. 68-71.

* 18 Audition du 28 février 2011.

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