II. TROIS SCÉNARIOS DE CROISSANCE POUR 2022

Nous formulons une double hypothèse pour les dix années à venir :

- sauf accident, l'e-commerce est entré dans une phase de croissance durable, les variables clé identifiées dans le rapport convergeant, dans l'ensemble, vers ce pronostic ; pour donner un ordre de grandeur, la part du commerce électronique dans le commerce de détail pourrait passer d'environ 5 % à 20 %, ou même davantage, au cours des dix prochaines années, même s'il est probable que cette mesure aura perdu alors toute pertinence ;

- les circonstances macro-économiques générales, notamment caractérisées par le niveau de la croissance et du chômage, conditionneront en partie les modalités du développement de la croissance du commerce électronique qui, elles-mêmes, pourront rétroagir sur le volume global de l'activité.

Autour d'un scénario tendanciel, qui repose sur l'hypothèse d'une croissance économique moyenne de 1 %, deux autres scénarios sont déclinés, qui en sont des variantes. Le premier est marqué par l'amorce d'une spirale déflationniste, tandis que l'activité reprend plus franchement dans le second.

Le scénario central est le plus complètement explicité ; pour les variantes, l'accent est mis sur ce qui les différencie (avec, par exemple, une incidence pro-cyclique du commerce électronique sur l'activité).

A. LE SCÉNARIO CENTRAL : UN COMMERCE « ÉLECTRONISÉ », DES MENAGES LIBÉRÉS

Cadrage macro-économique

La politique monétaire, bien qu'accommodante, ne suffit pas à relancer le crédit aux entreprises et aux ménages, ni par conséquent à contrecarrer les effets restrictifs sur la demande d'une résorption progressive des déficits publics.

En France, la croissance s'établit durablement autour de 1 %, avec une très faible inflation, provenant essentiellement d'un renchérissement progressif des matières premières et de l'énergie. Le taux de chômage demeure élevé et pèse sur le pouvoir d'achat de ménages à la vigilance intacte quant à la maîtrise de leurs dépenses en biens, services et transports.

Internet, d'un accès toujours plus général, devient le préalable à toute acquisition, dans une quête d'optimisation budgétaire et aussi de rassurance auprès de tiers ou de proches, notamment dans le cadre florissant et centrifuge des sociabilités électroniques.

Disposant sur la toile d'une source inépuisable d'information, les ménages se « prennent en main » pour accroître et garantir la satisfaction retirée de leurs dépenses, quitte à renoncer à leurs marques ou à leurs enseignes habituelles.

Une consommation polarisée

D'autres évolutions se dessinent. Le spectacle de la profusion offert par les grandes surfaces de vente ne fascine plus. La consommation de masse, perçue comme peu valorisante et chronophage, se démode au profit d'offres plus personnalisées, plus élaborées et riches en services, dont la désirabilité est dopée par des publicités habiles, célébrant une liberté recouvrée, ou flattant la spécificité des goûts de chacun.

Les « biens supérieurs » (films, musique, littérature, jeux, tourisme, communication etc.), certes « massifiés » mais souvent proposés en « bouquets » individualisés et dématérialisés, font l'objet d'une appétence accrue, en dépit de la contrainte économique qui s'exerce sur la plupart des ménages.

Ces derniers polarisent alors leur comportement. Ils s'orientent progressivement vers les « premiers prix » pour la plupart des biens de consommation, ainsi que pour certains biens durables dont, par ailleurs, l'acquisition se fait de plus en plus volontiers en « C to C » 189 ( * ) . Ce faisant, les ménages récupèrent des marges pour le luxe, les voyages, le « sur-mesure », les biens et services culturels, techniques ou innovants...

Concurrence et turbulences pour les enseignes

Les consommateurs, de plus en plus en confiance vis-à-vis des e-commerçants, se bornent souvent à chercher les meilleurs tarifs en s'aidant des comparateurs disponibles sur Internet, entretenant une vive concurrence par les prix sur de nombreux segments d'un marché qui tend, en outre, à s'internationaliser.

Cette configuration est néfaste pour les « pure players » 190 ( * ) . Nombre d'entre eux échouent à orienter leur clientèle vers des offres plus complexes ou enrichies en services, dont la valeur ajoutée améliorerait enfin une profitabilité souvent problématique. De fait, le développement rapide (en France puis, le cas échéant, ailleurs en Europe) de ces commerces, lorsqu'ils tendent à une certaine notoriété, leur occasionne des frais importants - investissements, dérivation et fidélisation de clientèle - dont l'amortissement ne peut être indéfiniment reporté.

Les « click and mortars » 191 ( * ) , mieux autofinancés pour leur activité de commerce électronique, souffrent un peu moins du renforcement de la concurrence, mais ils peinent à renouveler, adapter ou redimensionner certaines surfaces de vente dont l'attractivité décline auprès d'une clientèle peut-être lasse d'entreprendre des trajets motorisés fastidieux, coûteux et polluants pour rejoindre l'anonymat et les encombrements caractéristiques des amas commerciaux périurbains.

Dans un contexte de marges réduites, de faible progression d'une demande aux orientations volatiles et aussi d'opportunités de conquêtes sur des marchés étrangers supposant, là aussi, de fortes mises initiales, adopter les bons choix stratégiques s'avère aussi crucial qu'ardu. L'allongement de la chaîne de valeur dans l'e-commerce avec, notamment, l'émergence de nouvelles fonctions d'intermédiation, complique encore l'équation d'un positionnement réussi (les marques à forte notoriété cherchent parfois à la court-circuiter). Dès lors, la fréquence des liquidations, des rapprochements, des scissions et des transformations d'activité augmente.

Toutefois, les activités de commerce électronique orientées vers le grand luxe finissent par connaître, pour leur part, un essor un peu moins disputé en raison de l'émergence rapide des marchés chinois et sud-américains, jointe à une relative exclusivité de l'offre française.

Un commerce « électronisé », des clients cernés

La distinction « commerce électronique / commerce physique » devient moins pertinente avec la généralisation des stratégies « cross canal » qui consistent, pour les commerçants, à diversifier les points d'accès à leur offre. Aucune enseigne, aucune marque ne peut négliger le canal de visibilité ou de vente que représente Internet, y compris via un mobile. Réciproquement, les principaux « pure players » ressentent le besoin d'un ancrage physique (magasins, « show-rooms », emplacements dédiés) pour multiplier les forces de rappel sur une clientèle volage.

Grâce à la puissance des TIC, les séquences d'achat, de la prise de renseignements au paiement et à la livraison, s'articulent alors sur différents canaux (supports connectés - ordinateurs et smartphones 192 ( * ) , les seconds prenant le pas sur les premiers - et relais physiques signalés électroniquement) proposés par la plupart des enseignes. Le commerce, dans son ensemble, s'« électronise ».

Ce faisant, les consommateurs sont littéralement « tracés », notamment via leurs mobiles géolocalisables, au risque de précipiter certaines réactions de lassitude face à un commerce omniprésent...

Des consommateurs libérés de la gravitation commerciale, un territoire réinvesti

L'offre se remodèle en permanence, non seulement pour susciter de nouvelles envies, mais aussi pour épouser les goûts, les déplacements et les migrations des consommateurs.

Une logistique de livraison optimisée (des progrès en termes de mutualisation et d'intermodalité sont accomplis) et l'imprégnation toujours plus générale du commerce par les TIC débouchent sur une plasticité géographique, qualitative et quantitative de l'offre et de la distribution, qui s'adaptent aux mutations de la demande.

Ces dernières résultent d'un mélange hétéroclite d'aspirations hédonistes, de contraintes économiques et temporelles, ainsi que de mauvaise conscience environnementale. La majeure partie de la population en vient à partager un désir accru de proximité et de contact, une certaine frugalité énergétique et une indisposition marquée pour les courses redondantes, considérées comme trop chères, trop longues et trop ennuyeuses.

Le commerce électronique poursuit une croissance globale dont les bénéfices sont concentrés sur les acteurs pouvant s'appuyer, soit sur une compétitivité-prix confirmée, soit sur des marchés de niche ou des offres novatrices et sophistiquées. Cette progression, sensible dans la plupart les secteurs, est particulièrement remarquable pour les biens culturels, dont la numérisation se généralise, et aussi pour les denrées alimentaires et autres consommables domestiques, d'abord avec la prolifération des « drives », plébiscités par les ménages bi-actifs, puis avec la diffusion progressive de solutions « high tech » de réapprovisionnement automatisées.

Pour survivre, les enseignes de la grande distribution poursuivent la diversification de leurs canaux de vente, et s'orientent délibérément vers le « low cost » afin de préserver l'attractivité de leurs implantations. Non sans quelques succès, certaines tentent au contraire de « ré-enchanter l'expérience d'achat » en multipliant les services annexes et en thématisant les parcours. Mais entre les conquêtes de l'e-commerce et la reconquête du commerce de proximité, les grandes surfaces voient leur volume d'affaire diminuer inexorablement, tandis que les friches commerciales se multiplient en zone périurbaine.

Ce mouvement concerne aussi les grandes surfaces spécialisées (électroménager, vêtements etc.) qui, bien qu'en mesure de proposer des prix concurrentiels et une qualité de conseil particulière, finissent par perdre du terrain au profit des sites de vente - qui sont parfois les leurs - où la présentation des produits, la richesse du conseil et la qualité des services après-vente s'améliorent sans cesse, notamment grâce à la réalité augmentée.

En revanche, les commerces de proximité se renforcent, d'abord dans les centres villes, puis dans les campagnes. Les petits commerces, dont beaucoup sont les postes avancés des grandes enseignes, profitent à plein de l'« électronisation ». On peut leur passer commande à toute heure sur Internet et effectuer sur place toutes sortes d'opérations : nouvelles commandes, réservations, récupération d'achats, y compris ceux effectuée sur des sites partenaires, voire concurrents... L'offre de proximité s'enrichit en services tels que la livraison, l'installation ou l'entretien de biens faisant l'objet de mise à disposition ou de commandes électroniques, plutôt que de stocks préalables.

Par ailleurs, les propositions commerciales, physiques puis électroniques, se multiplient dans les lieux d'attente, notamment les gares.

Bientôt, le très haut débit se généralise et l'ubiquité d'un commerce totalement « électronisé » rejoint celle du travail (grâce à l'essor du télétravail) et de nombreux services essentiels (recours encore accru à l'administration électronique, essor de la télémédecine, de l'e-éducation...), au bénéfice d'une nouvelle liberté d'installation des ménages dont la répartition sur le territoire gagne en homogénéité afin de profiter de logements moins chers tout en accédant parfois à une meilleure qualité de vie. C'est ainsi qu'après certains centres villes, devenus inabordables, les milieux ruraux sont à leur tour réinvestis par les ménages.


* 189 « Consumer to Consumer » : transactions de consommateur à consommateur.

* 190 Commerces électroniques qui ont été créés et se sont développés comme tels.

* 191 Commerces physiques ayant étendu leur activité au commerce électronique.

* 192 Mobiles connectés à Internet.

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