B. UN RITE D'ALCOOLISATION LARGEMENT PARTAGÉ PAR LES JEUNES

1. Un véritable rite partagé par des jeunes de tous les milieux

Vos rapporteurs ont entendu la sociologue Monique Dagnaud, auteur de l'ouvrage «La Teuf : essai sur le désordre des générations 2 ( * ) », qui a effectué une enquête approfondie sur les pratiques des jeunes « fêtards ». Cette enquête révèle que la pratique des soirées très arrosées est répandue quelle que soit l'origine sociale des personnes, concernant aussi bien des jeunes issus de milieux défavorisés que des jeunes issus de milieux aisés. Sociologiquement, un seul critère paraît corrélé au fait d'être un amateur de soirées hebdomadaires très arrosées : le fait d'avoir déjà redoublé une classe.

Pour le reste, l'explication sociologique semble achopper sur la diversité des profils et des histoires personnelles des individus concernés. En particulier, les consommateurs « extrêmes » sont aussi bien des étudiants de grandes écoles d'ingénieur ou de commerce, a priori appelés à trouver facilement un emploi dans un délai très court après la fin de leurs études, que des étudiants des filières « défavorisées » de l'université dont l'avenir professionnel immédiat est plus incertain.

Il semble en réalité que le « binge drinking » soit pratiqué par des jeunes qui n'en sont pas pénalisés dans leur vie scolaire, soit parce qu'ils ont déjà passé le concours qui équivaut quasiment à une assurance d'avoir le diplôme de leur grande école, soit parce qu'ils ont peu de cours par semaine et ont donc le temps de « récupérer » après leurs excès.

En effet, un autre enseignement de l'ouvrage de Mme Dagnaud est que le véritable « teufeur » fait la fête au moins deux ou trois fois par semaine et consacre beaucoup de temps, une fois que l'événement est passé, d'une part à en parler pour raconter les « exploits » accomplis sous l'emprise de l'alcool, d'autre part à se remettre physiquement de l'épreuve violente que son organisme a subie. Les contraintes, en particulier horaires, de la vie professionnelle, sont donc souvent difficilement compatibles avec le maintien à long terme d'un rythme élevé de participation aux événements festifs, ce qui explique que ce comportement cesse souvent une fois que la situation professionnelle est stabilisée.

2. Une diversité d'événements
a) Les soirées étudiantes

Quelle que soit la diversité des contextes dans lesquels peuvent avoir lieu des épisodes de « binge drinking », les soirées étudiantes sont particulièrement propices à l'alcoolisation massive de certains jeunes. Bien entendu, l'expression « soirée étudiante » recouvre elle-même une grande diversité d'événements, dont le nombre de participants varie à l'extrême. Il peut s'agir de :

- soirées d'intégration des grandes écoles au début de l'année scolaire, soirée réservée aux étudiants d'une filière, galas ayant lieu en cours d'année, week-ends d'intégration, etc ;

- soirées organisées par une ou des associations, celles-ci étant présentes en très grand nombre dans les établissements d'enseignement supérieur (à titre d'exemple, elles seraient au nombre de 94 à l'Essec) : bureau des élèves, associations culturelles ou sportives, « corporations » ;

- soirées pouvant rassembler de quelques dizaines d'étudiants à près de 2000 (le CRIT qui rassemble les étudiants en pharmacie) voire plus de 5000 (grandes fêtes regroupant des étudiants de plusieurs filières de santé) et peuvent avoir lieu dans une salle polyvalente louée pour la circonstance, une boîte de nuit, un bar, un terrain privé voire un village de vacances ou une station de ski.

Il est bien entendu très difficile d'évaluer combien d'événements festifs de quelque ampleur, donc dépassant le cadre de réunions privées, ont lieu chaque année en France.

Cependant, dans la mesure où il existe environ 4000 établissements d'enseignement supérieur en France (universités, grandes écoles, classes préparatoires, BTS, etc.), au sein desquels les étudiants peuvent effectuer de 3 à 8 années d'études et où chaque promotion participe à au moins deux événements festifs par mois, une évaluation très sommaire permet d'estimer que le nombre de rassemblements étudiants de quelque importance doit varier entre 10 000 et 20 000 par an. Ce nombre élevé résulte en partie du besoin de financement des associations étudiantes : une part prépondérante de leur budget est souvent constituée par le produit de ces événements festifs.

b) Les grands rassemblements festifs

Le comportement d'alcoolisation massive est aussi présent lors des grands rassemblements festifs publics, dont les plus connus ont lieu dans certaines régions du sud de la France ou encore en Espagne.

Ainsi, dans ce dernier pays ont lieu des «  botellones », au cours desquelles des centaines de jeunes, qui souhaitent vivre un événement festif sans se rendre dans une discothèque ou un bar, se réunissent pour boire et s'amuser sur un parking ou dans un autre endroit approprié. À l'origine, leur but était de se rencontrer et passer une bonne soirée loin du système commercial des bars et des discothèques. Les pouvoirs publics ont tenté à partir de 2000, avec difficulté, de limiter les nuisances engendrées par ce genre d'événements et leurs conséquences sur la santé des jeunes : interdiction de la vente d'alcool après 22 heures, interdiction de consommer dans la rue, fortes amendes. Certaines villes ont même essayé de canaliser ce phénomène en organisant elles-mêmes des événements festifs.

Les fêtes du sud-ouest de la France (férias, fêtes de Bayonne, etc.) représentent un autre exemple d'événements festifs de grande ampleur au cours desquels on peut constater une très forte consommation d'alcool.

c) Les « apéros facebook »

Le phénomène des « apéro-facebook » a constitué un problème de santé publique et d'ordre public préoccupant pour les pouvoirs publics mais qui n'a finalement que peu duré.

Ce phénomène, qui s'est progressivement étendu à la fin de l'année 2009, est arrivé sur le devant de la scène au printemps 2010, notamment en raison d'un accident mortel à Nantes au cours d'un « apéro géant ».

La nouveauté de ce phénomène vient de ce que ces « apéros géants » acquièrent un caractère visible et public évident du fait de l'utilisation des réseaux sociaux pour leur « organisation ». Ils témoignent aussi d'une forme de sociabilité paradoxale, qui permet de vivre des « moments forts avec des personnes avec qui ont a des liens faibles 3 ( * ) ». Ils posent aussi la question de la place de la jeunesse dans l'espace public.

d) L'alcoolisation massive en dehors de tout cadre

Comme le montrent les faits divers dramatiques ayant eu lieu au cours des deux dernières années, l'alcoolisation massive concerne toutefois aussi des jeunes en petits groupes qui consomment dans des bars, en discothèque ou dehors, donc sans lien avec des grands rassemblements festifs. Il est d'autant plus difficile pour les acteurs de la société civile et pour les pouvoirs publics d'avoir une influence sur le phénomène.


* 2 Seuil, 2008.

* 3 François de Singly, Libération du 16 avril 2010.

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