B. DES TRAJECTOIRES À INFLÉCHIR

1. Les faiblesses nationales en sciences et en ingénierie
a) Comment valoriser les filières scientifiques ?

Si l'on se fonde sur la perception diffuse d'un mouvement de réindustrialisation en cours, renforcé par la volonté de ne pas se résoudre à faire de l'économie française un vaste secteur tertiaire, il faut dès à présent préparer la qualification des futurs employés. Or, à de rares exceptions près, on constate un manque de personnels compétents dans les domaines des sciences et technologies et de l'ingénierie.

Un signal d'alarme vient d'être notamment tiré pour ce qui concerne le secteur du numérique, où 40 000 à 50 000 postes seraient non pourvus en France, et 700 000 dans l'ensemble de l'Union européenne à échéance 2015 : « La France forme environ 10 000 ingénieurs par an, et tous, loin s'en faut, ne se dirigent pas vers les carrières du numérique qui peinent à convaincre les jeunes diplômés alors que les contrats qui y sont offerts sont à durée indéterminée à plus de 90 % et les salaires en moyenne souvent plus élevés que dans d'autres secteurs. Résultat, ceux qui font ce choix sortent de l'école avec deux ou trois propositions d'embauche, reflétant ainsi cette situation de pénurie. Le vivier de recrutement, par ailleurs très masculin, touche ainsi à ses limites. Des limites qui pourraient être largement repoussées si les jeunes femmes diplômées choisissaient en plus grand nombre les métiers du numérique. Mais nous sommes très loin du compte : la France atteint difficilement un taux de 25 % de féminisation dans ce secteur, proportion qui tombe à 19 % parmi les cadres dirigeants. » 86 ( * )

Comment l'expliquer ?

Certains avancent que les cours de sciences donnés en filière générale sont beaucoup trop théoriques. Le cursus scientifique 87 ( * ) s'est largement imposé comme la référence du parcours scolaire d'excellence mais, s'il est sélectif, il ne conduit paradoxalement pas les bacheliers à entreprendre, ensuite, les formations scientifiques auxquelles il est pourtant dédié . N'est-il pas singulier d'obliger les lycéens français à choisir précocement une orientation en fin de classe de seconde, c'est-à-dire vers l'âge de quinze ou seize ans, pour s'en affranchir dans la suite de leurs études supérieures ?

D'autres soulignent encore le fait qu'à 90 %, les professeurs des écoles proviennent eux-mêmes des filières littéraires où les enseignements scientifiques sont réduits et même absents en classe de terminale. On ne peut donc exclure qu'ils puissent être faiblement enclins à intéresser leurs élèves à ces matières. Doit-on croire la rumeur suivant laquelle il n'y aurait que 25 % de bons enseignants en sciences parce que les meilleurs ne se destinent pas à ce type de carrière ? Enfin, une petite comparaison salariale, qui n'est pas nouvelle mais demeure pertinente, montre que le salaire annuel moyen d'un universitaire américain est de 150 000 dollars et peut monter jusqu'à 200 000 ou 220 000 dollars, ce qui est sans rapport avec les salaires français.

b) Stéréotypes et clichés : comment mobiliser les filles ?

En dépit des efforts passés, le pourcentage d'étudiantes inscrites dans les filières scientifiques reste trop faible et ne reflète pas leur taux de réussite scolaire, qui est aujourd'hui supérieur à celui des garçons. La question d'encourager les filles à entreprendre des carrières scientifiques n'est toujours pas réglée, qu'il s'agisse des domaines de la recherche ou de l'ingénierie. Les statistiques montrent qu'une lycéenne a trois fois moins de chances qu'un lycéen d'obtenir un doctorat en sciences.

On l'a vu, les effectifs féminins ne cessent de baisser, depuis les années quatre-vingt, dans le secteur de l'informatique : en 1980, les filles constituaient 60 % des étudiants mais n'étaient plus que 10 % en 2002 ; mécaniquement, alors qu'elles occupaient 32 % des emplois correspondants en 1980, elles n'étaient plus que 20 % trente ans plus tard. Cette situation n'est d'ailleurs pas propre à la France puisque l'OCDE l'observe dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons.

2. La fuite des cerveaux

Il est désormais établi, dans l'opinion publique, que le mouvement d'expatriation des jeunes diplômés s'amplifie. Ce phénomène d'émigration croissante des jeunes cadres français a brusquement surgi 88 ( * ) dans le débat public, occasionnant récemment un grand nombre d'études et d'articles de presse alarmistes 89 ( * ) . Et l'on peut comprendre l'inquiétude que suscite, dans un pays, l'idée que ses éléments les plus compétents n'envisagent leur avenir professionnel qu'ailleurs.

a) Les candidats au départ

En début d'année 2014, un sondage 90 ( * ) interrogeait les jeunes diplômés (Bac et au-delà) depuis moins de trois ans en recherche d'emploi ou en poste en entreprise sur la perception qu'ils ont du marché du travail actuel, dont il ressortait que :

- 49 % des jeunes diplômés de moins de trois ans sont en recherche d'emploi. La durée de recherche d'un emploi s'allonge en 2014 et dépasse cinq mois, soit sept semaines de plus qu'en 2013 ;

- 27 % des jeunes diplômés en recherche d'emploi envisagent de l'effectuer hors de l'Hexagone, parmi lesquels un tiers est issu des grandes écoles et 45 % de 3 e cycle universitaire . Plus inquiétant encore, 28 % des sondés envisagent l'expatriation pour toute la durée de leur carrière ;

- cette fuite des cerveaux est parfois subie mais le plus souvent choisie pour trois motifs principaux : volonté de travailler dans un environnement culturel différent (58 %), progresser dans une langue étrangère (45 %) et enrichir son CV (44 %) ;

- les pays anglophones demeurent les plus attractifs : le Canada (37 %), les États-Unis (32 %) et le Royaume-Uni (26 %) ; l'Australie recueille 16 % des suffrages, et la zone asiatique 13 % seulement ;

- si 81 % des jeunes diplômés estiment que leur pays présente des atouts pour leur avenir professionnel, ils regrettent, dans une large majorité, le manque de possibilité d'innover et de créer en France.

b) La mesure du phénomène d'expatriation

Pour compléter cette analyse statistique, on peut aussi se reporter à la récente enquête menée par la chambre de commerce et d'industrie de Paris-Île-de-France 91 ( * ) sur la réalité de ce mouvement migratoire, dans le double objectif de comprendre les motivations des jeunes et de distinguer ce qui relève :

- d'un mouvement de fond lié à la mondialisation ou aux nouveaux parcours professionnels des jeunes générations ;

- ou de ce qui serait spécifiquement français, en réaction à des décisions politiques, à la création d'un environnement entrepreneurial pouvant être perçu comme décourageant et à des perspectives économiques durablement sombres.

Cette étude souhaite également repérer, parmi ces mouvements migratoires, ce qui pourrait être considéré comme inquiétant et ce qui, au contraire, fait partie d'évolutions naturelles et positives, voire souhaitables.

L'analyse a permis de cerner avec plus de précisions l'ampleur du phénomène d'expatriation en France. Il en ressort que :

- si la tendance à l'expatriation des Français s'accentue , le phénomène est moins marqué que dans les pays voisins. La population des Français à l'étranger serait de l'ordre de 1,5 à 2 millions avec une croissance annuelle de 3 % à 4 % depuis dix ans. L'idée d'un mouvement massif de fuite des talents qui serait spécifique à la France ne semble donc pas correspondre à la réalité ;

- en revanche, on constate bien un changement majeur de comportement chez les jeunes générations , avec une nette accélération de leur mobilité, ce qui est une caractéristique marquante de ce début de XXI e siècle. On ne peut, pour l'instant, parler de développement de l'émigration permanente mais simplement d'une augmentation de la mobilité globale ;

- la crise économique a transformé structurellement la population des expatriés français , qui sont devenus plus indépendants avec un moindre recours aux contrats d'expatriation et de détachement et un accroissement de l'entrepreneuriat. Ainsi, deux expatriés sur dix sont des créateurs d'entreprise contre un sur dix il y a dix ans ;

- plus de la moitié des mouvements actuels d'expatriation se fait vers des pays européens . Après cinquante ans de construction européenne, de mise en place d'une monnaie commune, d'appel à un approfondissement du marché intérieur, de politiques publiques encourageant les échanges universitaires, on peut se poser la question de savoir s'il faut assimiler cette mobilité accrue au sein de l'espace européen à de l'« expatriation » ou plutôt y voir une forme d'émergence de citoyenneté européenne.

3. Le déclassement des jeunes diplômés

On assiste, depuis quelques années, à un phénomène préoccupant et particulièrement démobilisant pour les jeunes qui arrivent sur le marché du travail : le risque croissant de ne plus pouvoir obtenir un emploi correspondant à leur niveau de diplôme .

Aujourd'hui, ce déclassement est paradoxalement plus tangible chez les jeunes à Bac + 5 que pour ceux ayant suivi un cursus court de deux ans.

Cette tendance à fait l'objet d'une analyse du Céreq 92 ( * ) , portant sur l'insertion des jeunes en France, sur une longue période : depuis 1992, six générations ont été suivies après leur sortie du système éducatif et interrogées, à intervalles réguliers, après leur entrée dans la vie active. Il en ressort une spécificité française d'intégrer les jeunes au monde du travail en déclassant notamment les plus diplômés d'entre eux . On constate en effet :

- que si l'on avait accès à un emploi de cadre avec une licence il y a vingt ou trente ans, c'est de moins en moins souvent le cas désormais ;

- qu'il n'y a pas d'ajustement entre la formation et l'emploi : seul un jeune sur deux travaille dans le domaine pour lequel il a été formé, et ce taux ne varie ni en fonction de la conjoncture économique, ni avec l'expérience, même pour les diplômés des cursus professionnels ;

- que, et c'est tout de même rassurant, plus le niveau de diplôme est élevé, plus le risque de chômage est faible, fût-ce au prix d'un déclassement : les jeunes sortis du système éducatif sans formation en 2007 étaient dans 41 % des cas au chômage en 2010, soit dix points d'écart en plus avec la situation observée trois ans auparavant ;

- que l'insertion professionnelle est très progressive mais qu'elle finit le plus souvent par se réaliser : le cheminement classique, depuis 1998, consiste à commencer par un ou plusieurs CDD, avant d'accéder à un CDI, le cas échéant en changeant une ou plusieurs fois d'entreprise. Dix ans après avoir achevé leurs études, 90 % de la génération de 1998 étaient titulaires d'un CDI ;

- que, si le temps partiel reste stable sur l'ensemble de la période - autour de 15 % environ -, il est de plus en plus contraint et concerne aujourd'hui deux tiers des jeunes.

Enfin, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, il semble que le ressenti des jeunes soit en décalage avec cette réalité dont ils ont faiblement conscience, ce que le Céreq ne sait expliquer avec certitude et qu'on peut imputer à un « effet-crise » ou à l'acceptation, par les jeunes, du fait que le niveau d'exigence des employeurs est sans cesse croissant.


* 86 Voir « Pour un Grenelle du numérique », Gwennaëlle Costa Le Vaillant, Le Cercle Les Échos, 21 mai 2014.

* 87 Débouchant sur le fameux Bac S que la majorité des parents veulent pour leur enfant parce qu'il « mène à tout »...

* 88 Ou plutôt resurgi car ce sujet n'est pas nouveau. Voilà quinze ans, le rapport d'information Sénat n° 388 (1999-2000) de Jean François-Poncet, au nom de la commission des affaires économiques, « Fuite des cerveaux, mythe ou réalité ? » en traitait déjà dans des termes assez analogues.

* 89 Voir notamment le journal Le Monde du 11 mars 2014 « Départ des jeunes à l'étranger : les entreprises s'alarment ».

* 90 Baromètre de l'humeur des jeunes diplômés. Ifop pour le cabinet Deloitte, janvier 2014.

* 91 Rapport de la CCI Paris-Île-de-France « Les Français à l'étranger : l'expatriation des Français, quelle réalité ? », mars 2014.

* 92 Enquête du Céreq, juillet 2013, portant sur les diplômés entrés sur le marché du travail respectivement en 1992, 1998, 2001, 2004, 2007 et 2010.

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